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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> GUTIERREZ SUAREZ v SPAIN - 16023/07 French Text [2010] ECHR 2225 (01 September 2010) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2010/2225.html Cite as: [2010] ECHR 2225 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE GUTIÉRREZ SUÁREZ c. ESPAGNE
(Requête no 16023/07)
ARRÊT
STRASBOURG
1er juin 2010
01/09/2010
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Gutiérrez Suárez c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupančič,
Alvina Gyulumyan,
Luis López Guerra,
Ann Power, juges,
et de Stanley Naismith, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 mai 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 16023/07) dirigée contre le Royaume d'Espagne et dont un ressortissant de cet État, M. José Luis Gutiérrez Suárez (« le requérant »), a saisi la Cour le 4 avril 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me F.J. Iglesias Pinuaga, avocat à Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, I. Blasco Lozano, chef du service juridique des droits de l'homme au ministère de la Justice.
3. Le 27 novembre 2008, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
4. Les parties ont présenté leurs observations. Des observations ont également été reçues de World Press Freedom Committee, agissant en son nom propre et au nom des associations suivantes : Committee to Protect Journalists, International Association of Broadcasting, International Federation of the Periodical Press, International Press Institute, Inter-American Press Association, World Association of Newspapers, que le président avait autorisées à intervenir dans la procédure écrite en qualité d'amicus curiae (article 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement de la Cour).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Le requérant est un ressortissant espagnol résidant à Madrid. Il est journaliste.
A. La genèse de l'affaire
6. Le 18 décembre 1995, le quotidien à tirage national « Diario 16 », dont le requérant était le directeur au moment des faits, publia, en première page, une information relative à la saisie à Algesiras de 4 638 kilogrammes de haschisch, cachés dans le double fond d'un camion de la société « Domaines Royaux » appartenant à la famille royale alaouite et dédié à l'exportation d'agrumes et de fruits tropicaux. Le camion parti de Tanger avait pour destination le marché central de Madrid. L'article était annoncé en première page sous le titre « Une société familiale de Hassan II impliquée dans un trafic de stupéfiants ». En page 12 était publié un article plus développé sous le titre : « Cinq tonnes de haschisch découvertes dans une cargaison de la société de Hassan II ». Dans le texte de l'article étaient mentionnés des articles publiés dans « El Mundo », « Le Monde » et « Herald Tribune » qui faisaient référence au trafic de stupéfiants en tant que principale source de devises du Maroc et qui signalaient certaines personnalités politiques marocaines proches du monarque.
B. Procédure civile en protection du droit à l'honneur diligentée à l'encontre le requérant
7. Considérant que son implication, celle de son entourage familial et de ses sociétés, dans le trafic de stupéfiants, était fausse et constituait une atteinte illégitime à son honneur, le 31 mai 1996, le roi Hassan II du Maroc présenta une demande en protection de son droit à l'honneur contre la société éditrice du quotidien « Diario 16 », le requérant, directeur dudit quotidien, et la journaliste auteur de l'article litigieux.
8. Par un jugement du 25 novembre 1997, le juge de première instance no 61 de Madrid accueillit la demande, déclarant qu'il y avait eu une ingérence illégitime dans le droit fondamental au respect de l'honneur du roi Hassan II. Le jugement conclut que l'information était non véridique dans la mesure où elle attribuait à la société « Domaines Royaux » une implication inexistante dans le trafic de drogues, ladite société ayant été utilisée à son insu pour ledit trafic. D'après le jugement, la rédaction du titre, dans lequel apparaissaient en gras les mots « Hassan II » et « trafic de stupéfiants » était, à tout le moins, tendancieuse. Le juge prit en compte pour parvenir à sa conclusion que l'information litigieuse passa sous silence que l'opération de trafic de stupéfiants en cause, conformément à l'arrêt du 17 février 1996 rendu par l'Audiencia provincial de Cadix, avait été organisée par trois citoyens espagnols sans aucun lien avec la société « Domaines Royaux ». Ceux-ci profitèrent de l'envoi des oranges par cette société pour introduire la drogue en Espagne. Pour le juge, le fait de citer dans l'article en cause d'autres quotidiens s'étant référés à des affaires similaires de trafic de stupéfiants dans lesquelles seraient impliqués d'autres membres de la famille royale marocaine, servait à transmettre une image péjorative de la société liée au plaignant. Par ailleurs, l'information fut publiée plusieurs mois après la saisie de la drogue, ce qui la privait d'intérêt public. La journaliste en cause, le directeur du quotidien et la société éditrice furent condamnés à verser au demandeur un montant à déterminer lors de l'exécution du jugement, en guise de réparation du dommage causé, ainsi qu'à publier le jugement dans le journal.
9. Le requérant ainsi que les autres condamnés interjetèrent appel contre ce jugement auprès de l'Audiencia Provincial de Madrid qui, par un arrêt du 21 janvier 1999, le rejeta, confirmant intégralement le jugement attaqué. Après avoir fait référence au droit à l'honneur du roi du Maroc, garanti par l'article 18 de la Constitution et par la Loi organique 1/82 du 5 mai 1982 sur la protection du droit à l'honneur, à l'intimité personnelle et familiale et à son image, l'Audiencia provincial conclut que l'information publiée était non-véridique dans la mesure où elle n'avait pas été vérifiée avec le résultat des investigations menées par la garde civile et le dossier de la procédure pénale, alors presque terminée.
10. Le requérant et la journaliste auteur de l'article en cause se pourvurent en cassation. Ils invoquèrent l'article 20 § 1 (droit à la liberté d'expression et d'information) de la Constitution. Par un arrêt du 24 juin 2004, le Tribunal suprême rejeta le pourvoi et confirma l'arrêt attaqué. Il nota que les titres de l'information « provoquaient chez le lecteur moyen la croyance que la famille royale marocaine était complice dans le trafic illégal de haschisch ». L'atteinte à l'honneur se trouvait donc, pour le Tribunal suprême, dans les titres et non dans l'information elle-même.
11. Contre cet arrêt, le requérant et la journaliste auteur de l'article en cause formèrent un recours d'amparo devant le Tribunal constitutionnel en alléguant la violation de leur droit à la liberté d'information garanti par l'article 20 § 1 d) de la Constitution. Par une décision du 15 novembre 2006, la haute juridiction rejeta le recours. Elle exposa sa jurisprudence en la matière et rappela que l'exercice de la liberté d'information parvenait à sa protection constitutionnelle maximale lorsque l'information se référait à des faits véridiques ayant un intérêt public.
A cet égard, le Tribunal constitutionnel nota que :
« L'implication présumée d'un chef d'état étranger dans des faits délictuels découverts dans notre pays est un fait ayant des répercussions médiatiques et une importance sociale, (...) la seule question controversée, du point de vue de l'exercice de la liberté d'information, étant la véracité des information publiées ».
12. Le Tribunal constitutionnel rappela qu'il avait déjà reconnu le rôle décisif des titres de presse dans la transmission de l'information et dans la formation de l'opinion publique, dans la mesure où les lecteurs potentiels du titre sont beaucoup plus nombreux que les lecteurs de l'information elle-même. Il se référa à sa jurisprudence selon laquelle la protection constitutionnelle de l'information s'étendait à l'information elle-même, c'est-à-dire, au récit de faits précédés par un titre se limitant également à présenter brièvement des faits. Cependant elle ne pouvait pas protéger les titres qui, en raison de cette brièveté, avaient pour but de semer des doutes dans le public sur l'honorabilité des personnes auxquelles il a été fait référence dans l'information. A cet égard, il nota ce qui suit :
« L'information que nous examinons est, dans ce sens, insidieuse. Le verbe « impliquer », pris ensemble avec le trafic des stupéfiants, est clairement négatif. Le titre en cause, situé sur la première page du quotidien, sous-entend la participation du chef d'état marocain, par le biais de la société qu'il contrôle, dans un fait constitutif de délit. Il s'agit d'une affirmation qui n'a pas été minimalement vérifiée, dans la mesure où il peut être déduit, des procédures judiciaires en cours et même des affirmations versées dans le recours d'amparo, qu'il n'y avait aucune base permettant, à ce moment-là, à la journaliste, de conclure à l'existence d'indices de ladite responsabilité criminelle.
Il pourrait être considéré que, bien que le titre pris isolément tombe en dehors de la liberté d'information garantie constitutionnellement, l'examen conjoint de l'information pourrait nous faire parvenir à une conclusion différente. Toutefois, tel que le soulignent les décisions judiciaires attaquées, la simple lecture du contenu de l'information démontre que ce n'est pas le cas. Quelques faits véridiques sont cités, notamment la prise de la drogue à la douane d'Algesiras, avec l'intention évidente de lier la société « Domaines Royaux » à ces faits, mettant l'accent sur sa structure et son fonctionnement, et insinuant un rôle de ses dirigeants dans le trafic de stupéfiants. Tout ceci, sous couvert de références génériques à des sources imprécises jamais révélées dans la procédure. Et à ce défaut de vérification informative il faut ajouter que la prise de la drogue eut lieu un an avant la publication de l'information. Le quotidien omit des données importantes telles que celles qui avaient été détenues à la suite de ladite opération policière et la façon et les moyens utilisés pour commettre le délit, données dont [le quotidien] aurait pu disposer au vu de l'enquête judiciaire terminée avant la publication de l'information ».
13. Le Tribunal constitutionnel conclut donc à l'irrecevabilité du recours, les demandeurs d'amparo ne pouvant donc se prévaloir de l'article 20 § 1 d) de la Constitution du fait de ne pas avoir vérifié de manière adéquate le contenu de l'information, qui ne peut pas être considéré comme véridique.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
14. Les dispositions pertinentes de la Constitution disposent comme suit
Article 18 § 1
« Le droit à l'honneur, à la vie privée et familiale et à sa propre image est garanti. »
Article 20
« 1. Les droits suivants sont reconnus et protégés :
a) droit d'exprimer et diffuser librement des pensées, idées et opinions oralement, par écrit ou par tout autre moyen de reproduction ;
(...)
d) droit de communiquer et recevoir librement des informations vraies par tous les moyens de diffusion. (...)
2. L'exercice de ces droits ne peut être restreint par aucune censure préalable.
(...)
4. Ces libertés ont leur limite dans le respect des droits reconnus dans ce Titre, dans les dispositions des lois d'application et particulièrement dans le droit à l'honneur, à la vie privée, à son image et à la protection de la jeunesse et de l'enfance. »
15. La loi organique 1/1982 du 5 mai 1982 sur la protection du droit à l'honneur, à l'intimité personnelle et familiale et à son image dispose, dans ses parties pertinentes, comme suit.
Article 7 § 4
« Sont considérées comme des ingérences illégitimes dans le champ de protection défini à l'article 2 de la présente loi :
(...)
4. La divulgation de données à caractère privé d'une personne ou d'une famille connue en raison de l'activité professionnelle ou officielle de la personne qui les révèle. (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
16. Le requérant se plaint d'avoir été condamné, en violation du droit à la liberté d'expression et à la liberté de communiquer des informations, alors que l'information publiée dans le journal dont il était le directeur était véridique. Il invoque l'article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...).
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la réputation ou des droits d'autrui (...). »
17. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
18. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a. Le requérant
19. Le requérant souligne que la loi sur la presse date de 1966 est qu'elle est donc antérieure à la Constitution de 1978. Il a été condamné sur la base d'une loi des temps de la dictature, qui est toujours en vigueur et qui avait pour but à l'époque de provoquer l'autocensure chez les directeurs des médias. Il insiste sur son caractère de directeur du journal au moment où l'article litigieux a été publié et souligne qu'il n'était pas le journaliste auteur dudit article.
20. Le requérant note également que le Tribunal suprême a implicitement nié le caractère non véridique, prôné par le Gouvernement, de l'information publiée, et a attribué la violation du droit à l'honneur du roi Hassan II au titre de l'information, et non à l'information même. Pour le requérant, les titres sont toutefois conformes au contenu de l'information : « Domaines Royaux » était une société familiale de la famille royale du Maroc, qui avait conclu un contrat de transport par camion avec un prestataire extérieur. Un camion, qui transportait les oranges contenant cinq tonnes de haschich, fut saisi à Algesiras. Prétendre, comme le fait le Gouvernement, que la journaliste auteur de l'information aurait dû savoir, au moment de la publication de l'information en décembre 1995 que trois individus espagnols seraient condamnés en février 1996, à savoir deux mois après la publication de l'information litigieuse, pour l'introduction du haschich dans la cargaison d'oranges, relève de l'impossible.
b. Le Gouvernement
21. Le Gouvernement ne conteste pas l'existence d'une ingérence en l'espèce. Il soutient toutefois que la condamnation prononcée était justifiée.
22. Le Gouvernement souligne que les juridictions internes entendaient faire sanctionner les imputations malveillantes et le défaut de rigueur journalistique. Il ne discute pas l'intérêt public de l'information mais conteste sa véracité, faute de vérification par la journaliste des affirmations effectuées. En effet, cette dernière omit d'identifier les personnes détenues lors de l'opération menée par la police et les moyens utilisés, au vu de l'enquête judiciaire terminée avant la publication de l'information.
23. Le Gouvernement est conscient que les limites de la critique admissible son plus larges à l'égard d'un homme politique, visé en cette qualité, que d'un simple particulier (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103), mais rappelle que l'article 10 § 2 permet de protéger la réputation d'autrui, c'est-à-dire de chacun. Il se réfère à la jurisprudence de la Cour concernant la marge d'appréciation laissée aux États et analyse les différences entre l'affaire Colombani (Colombani et autres c. France, no 51279/99, CEDH 2002‑V), citée par le requérant, et la présente affaire.
c. La tierce partie
24. La tierce partie fait valoir qu'une ingérence dans la liberté d'expression n'est nécessaire que si l'objectivité légitime ne peut être obtenue par un moyen moins restrictif, les lois pénales ou civiles portant sur la diffamation ou l'insulte dans le cadre des informations, opinions ou discours critiques n'ayant pas de place dans une société démocratique.
2. Appréciation de la Cour
a. Principes généraux
25. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d'autrui ainsi qu'à la nécessité d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I). À sa fonction qui consiste à en diffuser s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir. S'il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 63, série A no 239A, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III).
26. Si la presse ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de « la protection de la réputation d'autrui », il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur les questions politiques ainsi que sur les autres thèmes d'intérêt général. Quant aux limites de la critique admissible, elles sont plus larges à l'égard d'un homme politique, agissant en sa qualité de personnage public, que pour un simple particulier. L'homme politique s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens, et doit montrer une plus grande tolérance, surtout lorsqu'il se livre lui-même à des déclarations publiques pouvant prêter à critique. Il a certes droit à voir protéger sa réputation, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d'expression appelant une interprétation étroite (voir, notamment, Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, §§ 57-59, série A no 204, et Vereinigung Demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche, 19 décembre 1994, § 37, série A no 302).
27. Par ailleurs, la « nécessité » d'une quelconque restriction à l'exercice de la liberté d'expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d'évaluer s'il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d'une certaine marge d'appréciation. Lorsqu'il y va de la presse, le pouvoir d'appréciation national se heurte à l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d'accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu'il s'agit de déterminer, comme l'exige le paragraphe 2 de l'article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil 1996‑II et Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 47, Recueil 1997‑V).
b. Application en l'espèce des principes susmentionnés
28. En l'espèce, le requérant a été condamné au civil pour avoir publié, dans le quotidien dont il était le directeur, des propos qualifiés d'offensants envers un chef d'État – le roi du Maroc –, parce que l'information en cause impliquait ce dernier dans un trafic international des stupéfiants.
29. La condamnation s'analyse sans conteste en une ingérence dans l'exercice par le requérant de son droit à la liberté d'expression.
30. La question se pose de savoir si pareille ingérence peut se justifier au regard du paragraphe 2 de l'article 10. Il y a donc lieu d'examiner si cette ingérence était « prévue par la loi », visait un but légitime en vertu de ce paragraphe, et était « nécessaire, dans une société démocratique » (Lingens, précité, §§ 34-37).
31. La Cour constate que les juridictions compétentes se sont fondées, pour justifier l'ingérence, sur l'article 18 de la Constitution et sur la Loi organique 1/82 du 5 mai 1982 portant sur la protection du droit à l'honneur, à l'intimité personnelle et familiale et à son image et que leurs décisions étaient motivées par un but légitime : protéger la réputation et les droits d'autrui, en l'occurrence le roi du Maroc qui régnait alors.
32. La Cour doit cependant examiner si cette ingérence légitime était justifiée et nécessaire dans une société démocratique, notamment si elle était proportionnée et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier étaient pertinents et suffisants. Ainsi, il est essentiel de rechercher si les autorités nationales ont correctement fait usage de leur pouvoir d'appréciation en condamnant civilement le requérant pour atteinte à l'honneur du roi du Maroc.
33. La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation. Pour cela, elle doit considérer l'« ingérence » litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, parmi de nombreux précédents, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I et, plus récemment, Laranjeira Marques da Silva c. Portugal, no 16983/06, § 49, 19 janvier 2010).
34. Se penchant sur les circonstances de l'espèce, la Cour peut admettre que l'information litigieuse relevait de l'intérêt général, à savoir le public espagnol et notamment les lecteurs du quotidien « Diario 16 », ayant le droit d'être informés sur une question telle que celle d'un trafic de drogue où semblait être en cause la famille royale du Maroc et le roi du Maroc lui-même, et cela bien que l'éventuelle infraction ne concerne pas, à première vue, l'exercice de ses fonctions politiques. Cette question faisait par ailleurs l'objet d'une enquête devant les juridictions pénales espagnoles. La Cour réitère à cet égard que l'on ne saurait penser que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, dans la grande presse ou au sein du public en général (Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 66).
35. La Cour rappelle qu'en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l'exercice de la liberté d'expression, la garantie que l'article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes-rendus sur des questions d'intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (Goodwin précité, § 39, et Fressoz et Roire précité, § 54). Afin d'évaluer la justification d'une affirmation contestée, il y a lieu de distinguer entre informations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (Pedersen et Baadsgaard c. Danmark [GC], , no 49017/99, § 76, CEDH 2004‑XI). La qualification d'une déclaration en fait ou en jugement de valeur relève en premier lieu de la marge d'appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 36, série A no 313). Toutefois, même lorsqu'une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II). Pour en venir aux faits de la cause, la Cour doit prendre en considération qu'en l'espèce, aussi bien l'arrêt du Tribunal suprême que la décision du Tribunal constitutionnel ne niaient le fait que le contenu de l'information publiée correspondait essentiellement à la réalité. Le Tribunal suprême précisait notamment dans son arrêt que le contenu de l'information en cause ne constituait pas une atteinte à l'honneur du monarque. Les principaux arguments sur lesquels s'appuyaient tant le Tribunal suprême que le Tribunal constitutionnel pour confirmer la condamnation du requérant ne mentionnaient pas le caractère inexact des données contenues dans l'article de presse mais se référaient, d'une part, aux titres de l'article en cause et, d'autre part, au fait que ledit article omit certaines données relatives aux procédures policière et judiciaire en cours, qui ensuite conduisirent à la condamnation de trois personnes de nationalité espagnole sans aucune relation avec le monarque alaouite.
36. Concernant la première question, le Tribunal suprême soutenait que c'était dans les titres de l'information et non dans l'information elle-même où se trouvait l'atteinte à l'honneur : les titres de l'information en cause pouvaient, selon le Tribunal suprême, provoquer chez le lecteur la croyance que la famille royale marocaine était complice d'un trafic illégal de haschisch. Le Tribunal constitutionnel exposa en outre dans sa décision que la protection constitutionnelle de l'information ne pouvait pas s'étendre à des titres qui, en raison de leur brièveté, avaient pour but de semer des doutes chez le public sur l'honorabilité des personnes auxquelles il avait été fait référence dans l'information.
Si l'on pouvait à cet égard déceler dans les titres de l'information (paragraphe 6 ci-dessus) une intention claire de s'attirer des lecteurs, il convient de rappeler qu'un compte-rendu journalistique peut emprunter des voies diverses en fonction du moyen de communication – et du sujet – dont il s'agit : il n'appartient pas à la Cour, ni aux juridictions nationales d'ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique les journalistes doivent adopter (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 63).
Les titres de l'information prétendaient certes attirer l'attention des lecteurs sur des faits exposés dans le corps de l'information faisant le lien entre un trafic des stupéfiants déjà constaté et la famille royale marocaine. Il s'agissait toutefois de faits véridiques, soulignés dans les titres – et où résidait précisément l'intérêt de l'information –, que les cinq tonnes de haschich avaient été découvertes dans une cargaison d'une société appartenant à cette famille. La Cour estime qu'il faut lire le titre de l'information et son contenu dans leur ensemble, tenant compte tant du caractère véridique des faits que de l'effet d'attirer l'attention des lecteurs recherché avec le titre. Elle rappelle à cet égard que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d'exagération, voire de provocation (Prager et Oberschlick, précité, § 38 et Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59).
37. Pour ce qui est du manque allégué de détails concernant les procédures en cours, la Cour relève que l'article publié faisait référence aux informations dont la journaliste disposait au moment de sa rédaction, et estime qu'on ne saurait exiger de l'auteur de l'information qu'elle connaisse l'issue future d'une procédure pénale en cours deux mois avant le prononcé de l'arrêt de condamnation, ni qu'elle recherche des informations policières et judiciaires qui sont, par leur propre nature, réservées.
38. Pour la Cour, lorsque la presse contribue au débat public sur des questions suscitant une préoccupation légitime, elle doit en principe pouvoir s'appuyer sur des sources non identifiées et non renouvelées, sans avoir à entreprendre des recherches indépendantes, pourvu que les informations diffusées soient véridiques. Sinon, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (voir, mutatis mutandis, Goodwin précité, § 39). La Cour n'aperçoit aucune raison de douter que le requérant ait agi de bonne foi à cet égard et estime donc que les motifs invoqués par les juridictions nationales ne sont pas convaincants.
39. En résumé, même si les raisons invoquées par l'État défendeur sont pertinentes, elles ne suffisent pas à démontrer que l'ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ». En effet, la « nécessité » de la restriction, au sens de l'article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux » (Lingens, précité, § 39 et Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), 26 novembre 1991, § 50, série A no 217) et doit être établie de manière convaincante. Toute limitation apportée à la liberté de presse appelle, de la part de la Cour, l'examen le plus scrupuleux. En l'espèce, nonobstant la marge d'appréciation des autorités nationales, la Cour considère qu'il n'existait pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions imposées à la liberté d'expression du requérant et le but légitime poursuivi. Elle estime en effet que l'information en cause n'était pas susceptible de porter à la réputation d'une personne une atteinte d'une gravité telle qu'on pût lui accorder un poids important lors de l'exercice de mise en balance que requiert le critère de nécessité visé à l'article 10 § 2 de la Convention (Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 93, CEDH 2007‑III). Partant, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
40. Le requérant se plaint qu'il n'a pas pu utiliser tous les moyens de preuve nécessaires à la préparation de sa défense et notamment la confession du demandeur civil. Il se plaint également d'avoir été condamné en tant que directeur du quotidien où l'information fut publiée, alors qu'il n'était ni l'auteur de l'information, ni le représentant légal, administrateur ou propriétaire du quotidien en cause. Il invoque les articles 6 § 1 et 14 de la Convention, ainsi libellés :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) toute autre situation. »
41. Dans la mesure où le requérant n'a pas invoqué ces griefs devant le Tribunal constitutionnel dans le cadre de son recours d'amparo, la Cour estime qu'ils doivent être déclarés irrecevables, conformément à l'article 35 § 1 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
42. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
43. Le requérant n'a pas présenté de demandes de satisfaction équitable dans les délais définitifs requis. Il s'est limité à mentionner le montant estimé des préjudices subis dans sa requête, mais n'en a même pas fait mention ultérieurement dans ses observations. Partant, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l'unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l'article 10 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er juin 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley
Naismith Josep
Casadevall
Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve jointe, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, la déclaration de dissentiment du juge Zupančič.
J.C.M.
S.H.N.
DÉCLARATION DE DISSENTIMENT DU JUGE ZUPANČIČ
Je regrette ne pouvoir souscrire à la conclusion adoptée par la majorité de la chambre selon laquelle il y a eu violation du droit à la liberté d'expression du requérant, au sens de l'article 10 de la Convention.