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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ALKAYA v. TURKEY - 42811/06 - HEJUD [2012] ECHR 1790 (09 October 2012)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2012/1790.html
Cite as: [2012] ECHR 1790

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ALKAYA c. TURQUIE

     

    (Requête no 42811/06)

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    9 octobre 2012

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Alkaya c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Ineta Ziemele, présidente,
              Danutė Jočienė,
              Isabelle Berro-Lefèvre,
              András Sajó,
              Işıl Karakaş,
              Paulo Pinto de Albuquerque,
              Helen Keller, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 septembre 2012,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 42811/06) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Yasemin Alkaya (« la requérante »), a saisi la Cour le 13 octobre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  La requérante a été représentée par Me S. Dutar, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

  3. .  La requérante se plaint d’une atteinte à sa vie privée et à son droit au respect de son domicile (article 8 de la Convention), atteinte qu’elle qualifie de discriminatoire.

  4. .  Le 7 octobre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
  5. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  6. .  La requérante est née en 1964 et réside à Istanbul. Elle est une comédienne de cinéma et de théâtre connue en Turquie.

  7. .  Le matin du 12 octobre 2002, la requérante fut victime d’un cambriolage alors qu’elle se trouvait à son domicile. Elle alerta la police et déposa une plainte.

  8. .  Le 15 octobre 2002, le quotidien national Akşam publia un article, illustré d’une photographie de la requérante, relatant le cambriolage dont elle avait été victime. Cet article mentionnait l’adresse domiciliaire précise de l’intéressée, indiquant le quartier où elle résidait, le nom et le numéro de sa rue ainsi que le numéro de son appartement.

  9. .  Le 3 décembre 2002, la requérante saisit le tribunal de grande instance de Zeytinburnu (« le TGI ») d’une action en dommages et intérêts contre ce quotidien, son directeur et un journaliste. Elle réclama dix milliards de livres turques (TRL) pour le préjudice moral qu’elle estimait avoir subi du fait de la publication de l’article litigieux et réserva ses droits à réparation matérielle. Dans les différents mémoires qu’elle soumit au TGI, elle soutenait qu’en indiquant son adresse précise l’article en cause l’avait désignée comme cible à des lecteurs qui chercheraient à profiter de sa notoriété, ce qui, à ses yeux, mettait en danger son intégrité physique de même que ses biens. Elle ajoutait que son logement avait cessé d’être un espace privé et sûr. Tout en soulignant l’importance du rôle de la presse, elle exposait que celle-ci avait des responsabilités et que la divulgation de son adresse ne revêtait aucune valeur informative, qu’elle était allée au-delà des limites de la liberté d’information et qu’elle avait porté atteinte à ses droits de la personnalité. A l’appui de son recours, la requérante soumettait des articles publiés par d’autres organes de presse ayant relaté - sans avoir mentionné ses coordonnées - le cambriolage dont elle avait été victime.

  10. .  Dans un mémoire en défense du 14 mars 2003, les intimés à la procédure soutinrent notamment que la requérante était une comédienne de cinéma et de théâtre ayant joué dans de nombreux films et séries télévisées. Elle n’était donc pas une personne ordinaire mais une personnalité qui appartenait au public. En outre, la véracité de l’information diffusée n’était pas contestée. Enfin, la façon dont l’information était rédigée relevait de la technique journalistique et destinée à être attrayante pour le lecteur moyen ou d’un niveau inférieur.

  11. .  Le 29 mars 2005, le TGI rejeta la demande en dommages et intérêts, estimant que la requérante était une personnalité qui, de par sa notoriété en tant que comédienne de cinéma et de théâtre, appartenait au public, ce qu’aurait d’ailleurs admis son avocate. Dès lors, d’après le TGI, la diffusion de son adresse ne pouvait être considérée comme susceptible de faire de la requérante une cible ou de porter atteinte à ses droits de la personnalité visés à l’article 49 de la loi sur les obligations.

  12. .  La requérante se pourvut en cassation contre ce jugement. Dans son mémoire en pourvoi, son avocate soutenait notamment que, depuis la publication de l’article en cause, des personnes se plaçaient devant l’appartement de la comédienne du matin jusqu’à tard le soir et lui faisaient des propositions déplacées. Elle se référait à des témoignages de personnes ayant assisté à de telles scènes et ayant déclaré que des hommes l’attendaient devant son domicile pour lui dire qu’elle était belle et qu’ils voulaient l’embrasser et sortir avec elle. Elle ajoutait que la requérante avait peur et qu’il ne lui était plus possible de rester seule chez elle. Elle exposait que la diffusion de l’adresse exacte du domicile de sa cliente ne relevait pas de la liberté d’information et qu’elle avait eu pour effet de la désigner comme cible. Elle se plaignait enfin d’une atteinte aux droits de la personnalité de sa cliente.

  13. .  Le 12 juin 2006, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance.
  14. II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT


  15. .  L’article 49 du code des obligations tel qu’issu de la loi no 818 du 22 avril 1926 était ainsi rédigé :
  16. « Toute personne victime d’une atteinte illégale à ses droits de la personnalité peut se porter partie civile afin de réclamer une somme d’argent à titre de dommages et intérêts pour les préjudices moraux subis.

    Dans l’évaluation du montant des dommages et intérêts moraux, le juge prend en considération, entre autres, le statut, la fonction et la situation socio-économique des parties.

    Le juge peut aussi opter pour une autre forme de réparation, ou cumuler deux indemnisations, ou bien se borner à punir d’un blâme l’auteur de la violation. Il peut également ordonner la publication de la décision. »

    Cette loi fut abrogée et le 11 janvier 2011, fut adoptée la loi no 6098 portant code des obligations, entrée en vigueur le 4 février 2011.


  17. .  Aux termes de l’article 24 du code civil :
  18. « Toute personne victime d’une atteinte illégale à ses droits de la personnalité peut demander au juge sa protection contre les personnes à l’origine de cette atteinte. Toute atteinte qui n’est pas fondée sur l’accord de l’intéressé, sur un intérêt supérieur privé ou public ou sur un pouvoir octroyé par la loi est illégale. »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION


  19. .  La requérante se plaint d’une atteinte à sa vie privée et à son droit au respect de son domicile, atteinte qu’elle qualifie de discriminatoire au motif qu’elle serait fondée sur sa notoriété. A cet égard, elle dénonce la diffusion de son adresse domiciliaire par un organe de presse et reproche à l’Etat d’avoir manqué à son obligation de la protéger contre l’atteinte à sa vie privée qui en aurait résulté. Elle invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
  20. « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »


  21. .  Le Gouvernement combat cette thèse.
  22. A.  Sur la recevabilité


  23. .  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, reprochant à la requérante de ne pas avoir exercé un recours en rectification contre le jugement de la Cour de cassation, voie de recours selon lui accessible et effective.

  24. .  La requérante conteste cet argument.

  25. .  La Cour rappelle s’être maintes fois prononcée sur cette voie de recours (voir, entre autres, Gök et autres c. Turquie, nos 71867/01, 71869/01, 73319/01 et 74858/01, §§ 47-48, 27 juillet 2006, et Kemal Taşkın et autres c. Turquie, nos 30206/04, 37038/04, 43681/04, 45376/04, 12881/05, 28697/05, 32797/05 et 45609/05, §§ 39-41, 2 février 2010). Elle ne voit aucune raison de s’écarter en l’espèce de l’approche adoptée dans ces affaires. A la lumière de la jurisprudence précitée, il lui suffit donc de constater que la Cour de cassation a confirmé définitivement le jugement du TGI concernant le recours de la requérante. Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement.

  26. .  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
  27. B.  Sur le fond

    1.  Arguments des parties


  28. .  Le Gouvernement soutient que, en raison de leur notoriété, les personnes telles que les politiciens, les artistes et les sportifs, font l’objet d’une plus grande attention et d’une plus grande demande d’information de la part du public que les personnes ordinaires. Aussi, la vie privée de ces personnes serait plus susceptible d’être exposée. A cet égard, le Gouvernement se réfère à un arrêt de la 4e chambre civile de la Cour de cassation du 28 novembre 1974, selon lequel le droit à la vie privée et à la protection de la vie privée des personnalités publiques serait substantiellement limité par rapport aux autres individus de la société.

  29. .  Le Gouvernement admet que le droit à la vie privée est un droit personnel inaliénable et absolu qui peut, selon lui, être protégé contre tous. La Constitution turque garantirait par ailleurs le droit au respect de la vie privée et à l’inviolabilité du domicile. En outre, même si le code civil ne contiendrait pas de dispositions protégeant spécifiquement la vie privée, l’article 24 du code civil et l’article 49 du code des obligations permettraient d’assurer la protection des droits de la personnalité. Le Gouvernement précise que, cela étant, les droits de la personnalité ne peuvent pas bénéficier d’une protection légale illimitée et que la protection d’un droit plus important pourrait entraîner la limitation des premiers.

  30. .  En outre, selon le Gouvernement, lorsqu’une violation du droit à la vie privée par les médias est en cause, le juge qui préside au litige a un pouvoir discrétionnaire sur deux points : la détermination de la valeur légale qui mériterait d’être protégée par la loi et l’illégalité en cause. Lors de l’examen de la question de l’illégalité, le juge mettrait en balance les droits en conflit puis déciderait quel droit prime. Toujours selon le Gouvernement, dans la mesure où il n’existerait pas de critère clair pour déterminer quand une critique ou des informations touchant aux droits de la personnalité seraient illégales, il appartient au juge de déterminer, au cas par cas, quel intérêt ou quel droit doit primer. A cet égard, le Gouvernement, se référant à la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation et à la doctrine, soutient que, pour que des informations soient conformes aux dispositions de l’article 24 § 2 du code civil turc, elles doivent satisfaire aux critères suivants : l’exactitude, l’attention et l’intérêt du public, l’actualité et le lien entre le sujet traité et son expression. A l’appui de ses dires, il renvoie à deux arrêts de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 6 mai et du 15 juillet 2009 (E.2009/4-100 - K. 2009/163, et E. 2009/4-276 - K. 2009/396) ainsi qu’à deux arrêts de la 4e chambre civile de la Cour de cassation du 11 juillet 2006 et du 29 novembre 2007 (E.2005/8200 - K.2006/8394, et E.2006/13374 - K.2007/15131).

  31. .  Dans la présente espèce, le juge national aurait été confronté à deux intérêts en conflit : l’allégation de violation de la vie privée et la liberté de la presse. Au terme de son examen effectué au regard des critères de la jurisprudence bien établie pour trancher la question de la légalité de l’intrusion par la presse dans la vie privée de la requérante, le juge national aurait conclu que l’information était exacte, qu’elle méritait l’attention du public et qu’il existait un intérêt public à connaître les informations relatives à des actes criminels en rapport avec des personnes bien connues du public. L’information aurait en outre été d’actualité puisqu’elle aurait été publiée quelques jours après les faits et qu’il y aurait eu un lien entre le sujet traité et son expression. L’examen du texte de l’article litigieux dans son intégralité aurait en outre permis d’établir que celui-ci ne comportait pas d’information non pertinente et que le langage utilisé était correct.

  32. .  Enfin, le Gouvernement soutient que, en vertu de la marge d’appréciation dont disposeraient les Etats, ceux-ci peuvent déterminer les mesures à prendre dans une affaire donnée et que le droit interne prévoit différents types d’action pour prévenir ou réparer une ingérence. A cet égard, il ajoute que le fait que la requérante n’a pas obtenu gain de cause n’est pas de nature à rendre le recours en question ineffectif.

  33. .  La requérante soutient que l’anxiété et la peur résultées du cambriolage dont elle a été victime ont été accrues par la mention dans l’article litigieux de son adresse et par le fait que cet article était paru dans un journal à grand tirage. En effet, elle aurait été victime de harcèlements et son domicile aurait cessé d’être un espace privé et sûr. Elle soutient en outre que la mention de son adresse personnelle dans un article relatant un cambriolage dont elle a été victime ne présentait aucun intérêt du point de vue informatif quant aux faits en question. L’information aurait dû être circonscrite au cambriolage, qui aurait tout à fait pu, selon l’intéressée, être relaté sans l’indication de l’adresse complète du lieu de son domicile. L’attitude adoptée à son égard serait ainsi contraire aux principes essentiels du journalisme. La requérante soutient également que l’écrit litigieux est contraire aux principes définis dans un arrêt de la 3e chambre civile de la Cour de cassation du 27 mars 1986 (E.1986/984 - K.1986/3196), dont elle cite le passage suivant : « le droit d’information est limité par les principes fondamentaux que sont l’intérêt public et l’intérêt social, l’actualité, le lien intellectuel entre le sujet traité et son expression. Si une information est en contradiction avec l’un de ces principes fondamentaux, il n’est plus possible de parler de conformité du droit à la loi ».

  34. .  La requérante reproche également à l’Etat de ne pas avoir rempli l’obligation positive qui aurait été la sienne de prendre les mesures nécessaires à la protection de sa vie privée. Elle ajoute que l’attitude qui consisterait à considérer que, parce qu’elle est une personne célèbre, elle ne bénéficierait pas d’un droit à indemnisation n’est pas compatible avec les exigences d’une société démocratique ni avec le principe d’équité. Elle conclut que les autorités, en se fondant sur sa notoriété pour justifier les faits, n’ont pas rempli leur devoir d’élimination de l’injustice.
  35. 2.  Appréciation de la Cour


  36. .  La Cour rappelle avoir jugé à plusieurs reprises que la notion de vie privée est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui englobe notamment le droit à l’autonomie personnelle et au développement personnel (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002-III). Cette notion recouvre également l’intégrité physique et morale de la personne (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, §§ 22 à 27, série A no 91), y compris le droit de vivre en privé, loin de toute attention non voulue (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 95, CEDH 2003-IX (extraits)). Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I). La Cour rappelle également que la garantie offerte à cet égard par l’article 8 de la Convention est principalement destinée à assurer le développement, sans ingérences extérieures, de la personnalité de chaque individu dans les relations avec ses semblables, et qu’il existe une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la vie privée.

  37. .  La Cour réaffirme par ailleurs que l’article 8 de la Convention protège le droit de l’individu au respect de son domicile, qui s’entend normalement comme le lieu, l’espace physiquement déterminé où se développe la vie privée et familiale. L’individu a droit au respect de son domicile, conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme celui à la jouissance, en toute tranquillité, dudit espace. En ce sens, des atteintes au droit au respect du domicile visent également les atteintes immatérielles ou incorporelles (Moreno Gómez c. Espagne, no 4143/02, § 53, CEDH 2004-X).

  38. .  En l’espèce, la Cour note que la requérante se plaint d’une atteinte à la fois à son droit au respect de sa vie privée et à son droit au respect de son domicile du fait de la mention, dans un article publié dans la presse, de son adresse domiciliaire. A cet égard, elle estime utile de souligner que le choix du lieu de résidence est une décision essentiellement privée et que le libre exercice de ce choix fait partie intégrante de la sphère d’autonomie personnelle, protégée par l’article 8 de la Convention. L’adresse domiciliaire d’une personne constitue en ce sens une donnée ou un renseignement d’ordre personnel qui relève de la vie privée et qui bénéficie, à ce titre, de la protection accordée à celle-ci. C’est donc au regard des exigences de la protection de la vie privée que la Cour procédera à l’examen de la présente affaire.

  39. .  Elle rappelle ensuite que, si une personne privée inconnue du public peut prétendre à une protection particulière de son droit à la vie privée, il n’en va pas de même des personnes publiques (Minelli c. Suisse (déc.), no 14991/02, 14 juin 2005). Cela étant, dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (voir, entre autres, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 97, CEDH 2012, Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, § 78, 9 novembre 2006, et Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 53, 23 juillet 2009).

  40. .  La Cour observe que, dans la présente affaire, ce n’est pas un acte de l’Etat qui est mis en cause mais le degré de protection, insuffisant aux yeux de la requérante, accordé par les juridictions internes à sa vie privée. Il lui incombe donc de déterminer si l’Etat, dans le contexte des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit de la requérante à la protection de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 de la Convention (Von Hannover (no 2), précité, § 99).

  41. .  A cet égard, la Cour réitère que l’élément déterminant, lors de la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression, doit résider dans la contribution que l’information publiée apporte au débat d’intérêt général (voir, entre autres, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 76, CEDH 2004-VI). Il convient également d’avoir égard à la gravité de l’intrusion dans la vie privée et des répercussions d’une publication pour la personne qui y est visée (voir, mutatis mutandis, Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 47, CEDH 2004-X, et Gourguénidzé c. Géorgie, no 71678/01, § 41, 17 octobre 2006).

  42. .  Revenant aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que la requérante n’a aucunement contesté, ni devant les juridictions internes ni devant elle, la publication d’un article relatant le cambriolage dont elle a été victime. Seule est contestée la divulgation de son adresse domiciliaire, celle-ci ne présentant selon elle aucun intérêt du point de vue informatif pour le public et constituant une atteinte à son droit au respect de sa vie privée (paragraphes 26-27 ci-dessus).

  43. .  A cet égard, la Cour rappelle que, s’il existe un droit du public à être informé, droit essentiel dans une société démocratique qui, dans des circonstances particulières, peut même porter sur des aspects de la vie privée de personnes publiques, des publications ayant eu pour seul objet de satisfaire la curiosité d’un certain public sur les détails de la vie privée d’une personne, quelle que soit la notoriété de celle-ci, ne sauraient passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (Von Hannover, précité, § 65).

  44. .  En l’espèce, même à supposer, comme le soutient le Gouvernement (paragraphe 24 ci-dessus), que le fait de relater les actes criminels dont sont victimes des personnages publics puisse revêtir un intérêt et s’inscrire dans un débat plus général sur la criminalité, la Cour n’aperçoit aucun élément, ni dans l’article concerné ni dans les observations du Gouvernement, susceptible d’éclairer les raisons d’intérêt général pour lesquelles le journal a décidé de divulguer, sans l’accord de la requérante (paragraphe 14 ci-dessus), l’adresse domiciliaire précise de celle-ci.

  45. .  En outre, bien que le Gouvernement soutienne que les juridictions internes ont évalué l’information litigieuse en procédant à une mise en balance des intérêts concurrents en présence et en l’examinant à la lumière des critères fixés en la matière par la jurisprudence de la Cour de cassation, il ne ressort aucunement de la motivation des décisions des juridictions internes que cela ait été effectivement le cas en l’espèce.

  46. .  En effet, à la lecture de la décision du TGI ayant rejeté la demande de la requérante visant à l’obtention de dommages et intérêts (paragraphe 10 ci-dessus), la Cour observe que cette juridiction s’est bornée dans sa motivation à se référer à la notoriété de la requérante pour estimer que la diffusion de son adresse ne pouvait être considérée comme susceptible de faire de l’intéressée une cible ou de porter atteinte à ses droits de la personnalité.

  47. .  De même, les juridictions nationales semblent n’avoir pas non plus pris en compte les répercussions éventuelles sur la vie de la requérante de la diffusion, dans un quotidien à tirage national, de son adresse domiciliaire ce, quelques jours seulement après qu’elle eut été victime d’un cambriolage, et alors même qu’elle s’était plainte des comportements déplacés de personnes venues l’attendre devant chez elle et du sentiment d’insécurité renforcé qui en était résulté.

  48. .  Pour la Cour, ce défaut d’évaluation adéquate des intérêts en cause et des répercussions de la publication pour la requérante ne peut passer pour conforme aux obligations positives de l’Etat au titre de l’article 8 de la Convention. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, et malgré la marge d’appréciation dont l’Etat dispose en la matière, la Cour estime que les juridictions internes, compte tenu de l’absence de mise en balance dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, n’ont pas assuré à la requérante une protection suffisante et effective de sa vie privée.

  49. .  Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.
  50. II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    42.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage


  51. .  La requérante réclame 20 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

  52. .  Le Gouvernement conteste cette prétention.

  53. .  La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 7 500 EUR au titre du préjudice moral.
  54. B.  Frais et dépens


  55. .  La requérante demande également 1 200 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

  56. .  Le Gouvernement conteste cette prétention.

  57. .  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, faute de documents justificatifs et compte tenu de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande de la requérante.
  58. C.  Intérêts moratoires


  59. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  60. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

     

    3.  Dit,

    a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 octobre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith                                                                    Ineta Ziemele
            Greffier                                                                              Présidente


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