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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> EROL ARIKAN AND OTHERS v. TURKEY - 19262/09 - HEJUD (French text) [2012] ECHR 1954 (20 November 2012)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2012/1954.html
Cite as: [2012] ECHR 1954

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE EROL ARIKAN ET AUTRES c. TURQUIE

     

    (Requête no 19262/09)

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

     

    20 novembre 2012

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Erol Arıkan et autres c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Ineta Ziemele, présidente,
              Danutė Jočienė,
              Dragoljub Popović,
              Isabelle Berro-Lefèvre,
              András Sajó,
              Işıl Karakaş,
              Guido Raimondi, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 octobre 2012,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19262/09) dirigée contre la République de Turquie et dont vingt-six ressortissants de cet Etat, Erol Arıkan, Esral Karagöz, Fazıl Ahmet Tamer, Volkan Kartal, Kemal Tufan, Erol Kaplan, Mehmet Hakan Canpolat, Hacer Arıkan, Hikmet Kale, Gülderen San, Mehmet Çiftci, Mehmet Göktaş, Mehmet Boztepe, Sadettin Aydın Başlık, Türker Kazak, İlhan Zeyrek, Salih Bal, Sefa Gönültaş, Özlem Türk, Turhan Tarakcı, Hacı Aziz Hun, Dinçer Otluçimen, Rıdvan Kodak, Yılmaz Yiğit, Bülent Yiğit et Cem Şahin (« les requérants »), ont saisi la Cour le 31 mars 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Les requérants ont été représentés par Me G. Tuncer, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

  3. .  Le 23 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
  4. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  5. .  Les requérants sont nés respectivement en 1962, 1961, 1966, 1977, 1967, 1967, 1964, 1966, 1970, 1973, 1952, 1966, 1968, 1963, 1971, 1977, 1967, 1967, 1977, 1969, 1965, 1976, 1959, 1976, 1977 et 1976.

  6. .  A l’époque des faits, ils étaient détenus à la prison de Bayrampaşa (Istanbul).

  7. .  En octobre 2000, un nombre considérable de détenus des prisons turques entamèrent une grève de la faim et un « jeûne de la mort » afin de protester essentiellement contre le projet de prisons de type F, lequel visait à mettre en service des unités de vie plus petites pour les détenus.

  8. .  Au cours du mois de décembre 2000, une équipe de médiateurs, composée de députés membres de la commission d’enquête sur les droits de l’homme de la Grande Assemblée nationale de Turquie, de représentants de diverses organisations non gouvernementales et d’un groupe d’artistes et d’intellectuels connus, s’entretint avec les grévistes de la faim. Une délégation du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) se rendit aussi en Turquie aux fins d’entretiens, à l’invitation du gouvernement turc. Toutefois, aucune solution ne put être trouvée.

  9. .  Le 18 décembre 2000, le directeur de la prison de Bayrampaşa soumit à l’approbation du parquet d’Istanbul une demande d’intervention des forces de l’ordre. Il expliqua que quarante-cinq détenus observaient le jeûne de la mort et refusaient les examens médicaux quotidiens assurés par les médecins de la prison et les soins proposés par eux. Les prisonniers n’auraient pas renoncé à poursuivre leur jeûne malgré l’intervention de médiateurs, des familles et des médecins. Le 15 décembre 2000, les prisonniers auraient refusé d’être examinés par des médecins envoyés par l’Ordre des médecins, lesquels auraient observé une perte de poids alarmante chez ces prisonniers et une détérioration de leur santé, et relevé que, dans les jours à venir, les fonctions vitales des intéressés seraient atteintes et que les premiers décès surviendraient. Pour le directeur de la prison, une intervention des forces de l’ordre permettrait de prodiguer aux prisonniers les soins nécessaires et de prévenir des décès.
  10. A.  L’intervention des forces de l’ordre dans la prison de Bayrampaşa


  11. .  Le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre intervinrent simultanément dans une vingtaine d’établissements pénitentiaires, dont la prison de Bayrampaşa. Au cours de cette opération, baptisée « Retour à la vie » (hayata dönüş), de violents heurts survinrent entre les forces de l’ordre et les prisonniers.

  12. .  A la prison de Bayrampaşa, l’opération concerna le bloc C, composé de dix-huit cellules. Au cours de celle-ci, douze détenus trouvèrent la mort et une cinquantaine de détenus furent blessés, dont certains par arme à feu, parmi lesquels plusieurs requérants.

  13. .  Selon le procès-verbal qui fut dressé à la suite de l’opération et qui comporte huit pages, l’intervention avait débuté vers 5 heures pour se terminer vers 20 h 30. A la suite de l’appel à la reddition des forces de l’ordre, certaines cellules avaient accepté l’évacuation sans opposer de résistance. Les autres détenus avaient dressé des barricades derrière les portes des cellules et poursuivi leur résistance et leurs agressions en utilisant des armes à feu, des lance-flammes, des cocktails Molotov et des produits inflammables. Les forces de l’ordre avaient lancé des bombes lacrymogènes pour neutraliser les mutins et n’avaient utilisé leurs armes à feu qu’en cas de nécessité (pour une description plus détaillée du déroulement des faits tels que décrits par ce procès-verbal, voir l’affaire İsmail Altun c. Turquie, n22932/02, §§ 9-19, 21 septembre 2010).
  14. Le procès-verbal de l’opération contient sept signatures ; l’identité des signataires n’est pas indiquée, seul figure leur matricule. Le procureur de la République d’Istanbul et le procureur de la République de la prison s’abstinrent de signer.


  15. .  Au cours de cette opération, les requérants Dinçer Otluçimen, Turhan Tarakcı et Erol Arıkan furent blessés par balle. La requérante Hacer Arıkan fut victime de brûlures lors de l’incendie de sa cellule.

  16. .  Selon le rapport d’incendie rédigé par les pompiers, il est supposé (tahmin edilmektedir) que l’incendie a été déclenché par la mise à feu des matelas et de la literie par les détenus. Le feu se serait ensuite propagé à toute la cellule.
  17. B.  La prise en charge médicale des requérants


  18. .  Après leur évacuation, les détenus qui n’étaient pas blessés et dont l’état de santé ne nécessitait pas une prise en charge furent directement transférés vers d’autres établissements pénitentiaires. Cela fut le cas pour les requérants Esral Karagöz, Fazıl Ahmet Tamer, Volkan Kartal, Kemal Tufan, Erol Kaplan, Mehmet Hakan Canpolat, Hikmet Kale, Gülderen San, Mehmet Çiftci, Mehmet Göktaş, Mehmet Boztepe, Sadettin Aydın Başlık, Türker Kazak, İlhan Zeyrek, Salih Bal, Özlem Türk, Hacı Aziz Hun et Yılmaz Yiğit.

  19. .  Les requérants suivants bénéficièrent d’une prise en charge médicale :
  20. -  Cem Şahin, Bülent Yiğit et Sefa Gönültaş furent transférés à l’hôpital de Bayrampaşa parce qu’ils observaient une grève de la faim. Ils refusèrent d’être examinés et soignés. Bülent Yiğit et Sefa Gönültaş quittèrent l’hôpital le 22 décembre 2000.

    -  Rıdvan Kodak fut hospitalisé pour des problèmes de diabète et d’hypertension.

    -  Dinçer Otluçimen fut hospitalisé les 20 et 21 décembre 2000 au service orthopédique de l’hôpital de Bayrampaşa pour une blessure par balle ayant entraîné une fracture du péroné droit ; selon le rapport médical établi à 17 h 30, après son admission aux urgences, l’intéressé a été examiné au service d’orthopédie et au service de médecine interne.

    -  Erol Arıkan fut hospitalisé pour blessure par balle ayant entraîné des fractures multiples à la jambe ; selon le rapport médical établi vers 17 h 50, après son admission aux urgences, l’intéressé a été soumis à un examen au service d’orthopédie. Puis, dans la foulée, il fut transféré d’urgence à l’hôpital universitaire de Cerrahpaşa (« l’hôpital universitaire ») pour une intervention chirurgicale. Le 20 décembre 2000, il retourna à l’hôpital de Bayrampaşa et fut à nouveau transféré à l’hôpital universitaire le 9 janvier 2001.

    -  Hacer Arıkan, brûlée à différents endroits du corps et au visage, reçut les premiers soins à l’hôpital de Haseki vers 15 heures, où elle subit également un examen au service d’ophtalmologie et de chirurgie. Vers 16 heures, elle fut transférée à l’hôpital universitaire.

    -  Turhan Tarakcı fut pris en charge pour une blessure par balle à l’omoplate gauche.


  21. .  Le rapport établi le 11 janvier 2001 par l’institut médicolégal relevait que la blessure subie par le requérant Dinçer Otluçimen ne représentait pas de risque vital et nécessitait un arrêt de travail de quinze jours.
  22. S’agissant d’Erol Arıkan, le même rapport concluait que la blessure avait engagé le pronostic vital de l’intéressé et qu’elle nécessitait un arrêt de travail de soixante jours.

    Enfin, pour la requérante Hacer Arıkan, ledit rapport indiquait que les brûlures dont elle avait été victime avaient engagé son pronostic vital et qu’elles nécessitaient un arrêt de travail de vingt-cinq jours.


  23. .  Un deuxième rapport établi par l’institut médicolégal le 23 février 2001 relevait que la blessure subie par le requérant Turhan Tarakcı avait engagé son pronostic vital et qu’elle nécessitait quarante-cinq jours d’arrêt de travail.

  24. .  Le 3 juillet 2001, la requérante Hacer Arıkan fut libérée pour raisons médicales conformément à un rapport établi le 19 juin 2001 et concluant à l’incompatibilité du maintien en détention de l’intéressé avec son état de santé.

  25. .  Selon deux rapports de l’hôpital Şişli Etfal, la requérante Hacer Arıkan a été hospitalisée au service de chirurgie plastique et reconstructive de cet hôpital du 4 juin au 4 juillet 2003, puis du 22 septembre au 1er octobre 2003, pour une chirurgie reconstructive visant à corriger une déformation liée aux brûlures au visage et au nez. Selon ces rapports, après l’opération militaire à la prison, l’intéressée a été hospitalisée pendant trois mois à l’hôpital universitaire où elle a subi quatre interventions chirurgicales (greffe de peau au dos, aux mains et au visage, et reconstruction des lèvres et des paupières). Puis elle a subi l’amputation d’un doigt dans un hôpital privé.

  26. .  Selon un rapport médical établi le 11 mai 2007 par l’hôpital Şişli Etfal, la requérante Hacer Arıkan souffre d’une invalidité permanente de 67 %.
  27. C.  Les enquêtes et procédures pénales relatives aux événements survenus à la prison de Bayrampaşa

    1.  L’enquête et la procédure pénales ouvertes pour les blessures et les décès survenus pendant l’opération


  28. .  Le 21 décembre 2000, le lendemain de l’opération, les forces de l’ordre procédèrent à une fouille du bloc C.
  29. Selon le procès-verbal de fouille, les forces de l’ordre ont trouvé à cette occasion un fusil d’assaut de type Kalachnikov avec quatre chargeurs ainsi que 78 balles et 57 douilles correspondant à cette arme. Elles ont également trouvé quatre pistolets avec leurs chargeurs et des balles, une centaine d’objets tranchants, une antenne et un receveur satellites, des chargeurs, des adaptateurs, des arcs et de nombreuses flèches fabriquées avec des seringues, onze engins explosifs artisanaux, une perceuse, des scies, 58 masques à gaz artisanaux, des flacons d’acide et de produits inflammables, des masses, des équipements de son, des armes factices et de très nombreuses documentations, objets et enregistrements audio et vidéo relatifs à des organisations illégales.


  30. .  Le 22 décembre 2000 et le 19 janvier 2001, plusieurs experts de l’institut médicolégal procédèrent, sur demande du parquet d’Eyüp, à des recherches à la prison de Bayrampaşa aux fins d’expertise. Lors de leur visite, ils notèrent d’abord que les lieux n’étaient plus dans l’état dans lequel ils étaient à l’issue de l’opération en raison de la fouille générale effectuée par les gendarmes. Ils firent ensuite le relevé des impacts de balles et des détériorations dans le couloir central et les cellules, et recueillirent sur place des dizaines de grenades lacrymogènes.

  31. .  Dans leur rapport rédigé le 14 février 2001, les experts relevèrent que les grenades de gaz lacrymogène contenaient 35 grammes de CS (chlorobenzylidène malonitrile) et 0,21 gramme d’explosif. Ils précisèrent que, du fait de leur mouvement giratoire, une fois lancées, les grenades ne pouvaient en principe pas être récupérées et renvoyées par les personnes en présence. Ces gaz pouvaient donner lieu à des sensations de brûlure aux yeux et à la peau, à des inflammations, à des brûlures des voies respiratoires et à un état de panique lié à la sensation d’étouffement, à des nausées, des vertiges et des maux de tête, à un état de fébrilité et à une réduction de la mobilité. Les experts conclurent, au vu de la surface de la cellule et du nombre de grenades retrouvées sur les lieux (45), que la quantité de gaz lacrymogène utilisée à la cellule C-1 était largement supérieure au seuil mortel.

  32. .  Ils relevèrent aussi que les grenades retrouvées dans la cellule contenaient l’indication suivante : « Ne pas utiliser dans des espaces confinés, veiller à ce qu’il y ait suffisamment de courant d’air (...). Lancer la grenade à un endroit où il n’y a pas d’êtres humains ni de matériaux inflammables. » Ils notèrent la présence dans la cellule de matériaux inflammables tels que du papier, des vêtements, des matelas en mousse mais aussi une bouteille plastique avec des restes de solvants organiques (benzène et toluène). Ils indiquent que l’examen des échantillons de vêtements et de tissus relevés sur les restes calcinés de détenues avait révélé la présence de solvants organiques ainsi que d’éthanol et de méthanol. Ils précisèrent qu’il était impossible de déterminer avec exactitude l’origine des incendies, que ceux-ci pouvaient avoir eu pour cause l’utilisation excessive de grenades lacrymogènes dans un espace contenant des matériaux inflammables tout comme avoir été le fait des détenues (auto-immolation ou incendie volontaire).

  33. .  Ils ajoutèrent que les impacts sur les murs du couloir principal montraient que les tirs provenaient d’un seul et même côté, à savoir des locaux de l’administration vers la cellule 19 qui se trouvait au fond du couloir central. Quant aux impacts observés sur les murs de la cour et les murs intérieurs des cellules, ils provenaient, d’après le rapport, de tirs depuis les toits des cellules d’en face et les meurtrières des murs intérieurs de la cour.

  34. .  Entre-temps, le 8 janvier 2001, le procureur de la République avait entendu le requérant Sefa Gönültaş. Celui-ci exposa qu’il observait le jeûne de la mort lors de l’intervention et qu’il avait été asphyxié et avait perdu connaissance sous l’effet des grenades. Il aurait ensuite été évacué vers l’hôpital de Bayrampaşa où il serait resté quatre jours.
  35. Toujours le 8 janvier, le requérant Dinçer Otluçimen avait déclaré au procureur que les forces de l’ordre avaient ouvert le feu sur ses camarades et blessé plusieurs d’entre eux. Un de leurs camarades se serait immolé par le feu et se serait avancé vers les forces de l’ordre, qui auraient tiré pour le tuer. Selon Dinçer Otluçimen, les militaires tiraient depuis les ouvertures d’aération et les toits. Pour se protéger, les détenus auraient érigé des barricades dans les couloirs. Après avoir circulé entre les cellules et être sorti dans l’aire de promenade, Dinçer Otluçimen se serait abrité dans la cellule 15. Là, il aurait été touché à la jambe droite par un tir des forces de l’ordre. Il aurait été évacué vers 14 heures et conduit à l’hôpital.

    Le 18 janvier 2001, le procureur de la République entendit le requérant Volkan Kartal. Ce dernier expliqua avoir été blessé au nez par un éclat de balle qui aurait ricoché sur ses lunettes. Il affirma que, après avoir été extraits des cellules et menottés, lui-même et ses codétenus avaient été frappés à coups de crosse et à coups de pied, et qu’il avait été blessé à cette occasion. Il ajouta qu’il n’avait pas subi de mauvais traitements à la prison d’Edirne.

    Par ailleurs, à différentes dates, certains requérants avaient adressé des plaintes au parquet. Le 29 décembre 2000, le requérant Hacı Aziz Hun avait porté plainte contre les responsables de l’opération et les gendarmes ayant conduit celle-ci. Le 8 janvier, la requérante Gülderen San avait adressé une plainte au parquet pour dénoncer l’opération. Elle y avait précisé que les forces de l’ordre avaient extrait une par une les détenues regroupées, les avaient menottées et rassemblées à la cantine. Pendant cette opération, elles auraient été harcelées verbalement et brutalisées par les forces de l’ordre. Elles auraient en outre été contraintes d’attendre, trempées, pendant de longues heures dans les véhicules de transfert. Dans une plainte adressée au parquet d’Istanbul le 12 février 2001, le requérant Fazıl Ahmet Tamer avait dénoncé l’usage excessif de la force lors de l’opération.


  36. .  Le 1er novembre 2001, le procureur de la République d’Eyüp procéda à une nouvelle visite à la prison de Bayrampaşa, accompagné de quatre experts médicolégaux, pour clarifier les points restés incomplets lors des deux précédentes visites des lieux. Les recherches se concentrèrent sur le couloir principal. Les experts y relevèrent en détail le nombre d’impacts, leur localisation précise dans le couloir, leur taille et leurs caractéristiques ainsi que les sens des tirs.

  37. .  Le 16 mai 2002, le commandement régional de la gendarmerie informa le parquet d’Eyüp sur le plan d’intervention des forces de l’ordre. Il précisa que l’intervention avait été réalisée en quatre étapes, indiqua les unités ayant participé à l’opération et donna des explications sur la mission attribuée à chacune d’elles.

  38. .  Le 8 mai 2003, le procureur de la République d’Eyüp saisit le préfet d’Istanbul d’une demande d’autorisation de poursuites contre les agents des forces de l’ordre ayant participé à l’opération au sein de la prison.

  39. .  Le 25 août 2003, le préfet refusa d’accorder l’autorisation sollicitée.

  40. .  Le 16 mars 2004, le tribunal administratif d’Istanbul (« le tribunal administratif ») annula la décision litigieuse au motif que l’identité des agents ayant participé à l’opération n’avait pas été déterminée et que leurs dépositions n’avaient pas été recueillies.

  41. .  Le 2 avril 2005, le préfet réitéra sa décision de refus d’autorisation de poursuites. Le 28 juin 2005, le tribunal administratif annula également cette décision pour les mêmes motifs et renvoya l’affaire au préfet.

  42. .  Le 24 février 2006, un colonel de la gendarmerie fut nommé pour instruire l’affaire. Dans le cadre de l’enquête, il identifia les agents des forces de l’ordre qui avaient pris part à l’opération et recueillit les déclarations de 258 gendarmes appartenant au bataillon de gendarmes commandos d’Elazığ et de 7 gendarmes appartenant à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara. Les dépositions de soixante-quatorze agents ne purent être recueillies avant la clôture de l’enquête administrative. L’enquêteur examina également les témoignages de détenus faisant état d’actes de résistance face aux forces de l’ordre et d’auto-immolation par le feu.

  43. .  Le 10 avril 2006, à la lumière des conclusions du colonel enquêteur, le préfet réitéra sa décision de refus d’autorisation de poursuites.

  44. .  Le 19 juin 2006, le procureur de la République saisit à nouveau le tribunal administratif d’une demande d’annulation de la décision du préfet au motif que l’enquête préliminaire était incomplète. Il indiqua que les dépositions de soixante-quatorze gendarmes ayant pris part à l’opération n’avaient pas été recueillies et que l’enquêteur s’était borné à recueillir les déclarations de 258 gendarmes. Il ajouta qu’il appartenait aux autorités judiciaires d’apprécier les faits et de vérifier si les forces de l’ordre avaient agi dans le cadre des pouvoirs qui leur étaient conférés.

  45. .  Le 21 septembre 2006, le tribunal administratif régional annula également la décision du 10 avril 2006. Il releva que, selon l’article 2 de la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires, il n’était pas nécessaire d’obtenir l’autorisation de la hiérarchie pour poursuivre les fonctionnaires pour des infractions de torture et de mauvais traitements. Il estima que la décision du préfet était contraire à la loi et à la procédure, et renvoya le dossier à la préfecture en vue de son transfert au parquet pour instruction de l’affaire.

  46. .  Le 1er avril 2010, le procureur de la République d’Eyüp, relevant que l’identité de certains gendarmes ayant participé à l’opération n’avait toujours par été déterminée, décida de disjoindre l’enquête les concernant.

  47. .  Le 2 avril 2010, il rendit une ordonnance de non-lieu concernant 214 gendarmes qui n’avaient pas été missionnés à la prison de Bayrampaşa ou bien qui avaient assuré seulement les transfèrements des détenus vers les prisons et les hôpitaux. Il releva que les allégations de mauvais traitements lors de transfèrements n’étaient aucunement étayées et ajouta que la procédure pénale y afférente s’était terminée par la prescription (paragraphe 52 ci-dessous).

  48. .  Le même jour, le procureur d’Eyüp transmit le dossier d’enquête au parquet de Bakırköy pour l’ouverture d’une action pénale contre trente-neuf gendarmes identifiés comme ayant participé à l’opération.

  49. .  Le 20 avril 2010, le procureur de la République de Bakırköy inculpa trente-neuf gendarmes du chef d’homicide et de tentative d’homicide dans l’exercice de leurs fonctions, dans des circonstances qui outrepassaient le cadre de leurs pouvoirs et où l’auteur de l’infraction restait indéterminé.
  50. Le procureur indiqua que le commandement régional de la gendarmerie d’Istanbul avait donné, dans sa lettre du 16 mai 2002, des informations sur la planification de l’opération et les forces de l’ordre missionnées. Il releva toutefois que la liste des gendarmes qui appartenaient à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara et qui avaient été affectés à la tâche d’intervention et d’appui n’avait pas été communiquée et que cette liste n’avait pas pu être obtenue malgré des correspondances répétées avec Ankara.

    S’appuyant sur les déclarations des plaignants et d’autres prisonniers, il nota que les prisonniers avaient résisté aux forces de l’ordre, qu’ils avaient érigé des barricades, qu’ils avaient tenté de fournir eux-mêmes les premiers secours à leurs camarades blessés, qu’ils avaient évacué les morts dans les aires de promenade, qu’ils avaient tenté de se protéger des effets des grenades lacrymogènes à l’aide de masques à gaz artisanaux et qu’ils avaient fait usage de lance-flammes artisanaux, d’arcs et de flèches, de cocktails Molotov ou d’autres engins explosifs. Selon les déclarations des prisonniers, l’immolation par le feu de deux détenus hommes était établie.

    Enfin, le procureur mentionna les armes à feu et autres armes et explosifs recueillis sur place lors des investigations effectuées. Il indiqua que, selon l’expertise balistique réalisée sur les douilles retrouvées sur place, les soixante-cinq douilles correspondant au fusil de type Kalachnikov et deux douilles de diamètres différents avaient été tirées avec deux armes différentes. Ces douilles ne correspondant pas aux armes des forces d’intervention, il en aurait été conclu que des armes avaient été utilisées contre les forces de l’ordre.

    Il reprocha ainsi aux gendarmes mis en cause d’avoir outrepassé les pouvoirs que leur conféraient leurs fonctions par un usage excessif de la force et d’armes, usage qui avait entraîné la mort de douze détenus par armes à feu et par incendie et la blessure de vingt-neuf détenus.


  51. .  Le procès s’ouvrit devant la cour d’assises de Bakırköy.

  52. .  Ainsi qu’il ressort des documents présentés dans le cadre de l’affaire Düzova c. Turquie (no 40310/06, §§ 39-46, 5 juin 2012), la première audience eut lieu le 23 novembre 2010. Au cours de cette audience, elle recueillit les déclarations de vingt-sept prévenus, tous gendarmes appartenant au bataillon de gendarmes commandos d’Elazığ arrivés à Istanbul quelques jours avant l’opération. Certains d’entre eux affirmèrent être intervenus uniquement à la prison d’Ümraniye (Istanbul aussi), et non à la prison de Bayrampaşa. Interrogés sur les contradictions avec leurs dépositions précédentes, ils répondirent s’être trompés dans leurs déclarations. Les gendarmes ayant pris part à l’opération menée à la prison de Bayrampaşa affirmèrent qu’ils étaient, au moment des faits, affectés au groupe de réserve et que leurs fonctions s’étaient limitées à assurer l’évacuation des prisonniers. D’autres expliquèrent qu’ils avaient été affectés à la sécurité extérieure de la prison pour la durée de l’opération. Ils affirmèrent tous qu’ils n’étaient pas armés. Parfois, ils revinrent sur leurs déclarations précédentes ; certains nièrent ainsi être intervenus dans l’enceinte de la prison. Interrogés directement par les avocats des plaignants, ils donnèrent des réponses générales ou évasives ou indiquèrent ne rien savoir ou ne plus se souvenir. Au cours de cette même audience, la cour d’assises entendit également une victime plaignante en ses déclarations. Celle-ci identifia un des agents présents à l’audience et déclara qu’il figurait parmi les agents intervenus dans leur cellule pendant l’opération alors que l’agent en question avait indiqué être intervenu à Ümraniye.

  53. .  Lors de l’audience tenue le lendemain, le 24 novembre 2010, la cour d’assises poursuivit l’audition de neuf plaignants et/ou parties intervenantes, qui décrivirent le déroulement de l’opération et firent état d’un usage excessif d’armes à feu et de gaz par les forces de l’ordre. Ils nièrent l’utilisation d’armes à feu et d’autres armes par les prisonniers. Au terme de l’audience, la cour d’assises invita les autorités militaires à fournir des informations sur la planification de l’opération et à lui envoyer le plan d’intervention du 15 décembre 2000. Elle invita également les autorités militaires à fournir, lorsqu’ils existaient, les enregistrements vidéo de l’opération. Elle émit un mandat d’amener contre les prévenus absents et ordonna par contumace le placement en détention provisoire des prévenus introuvables à leur adresse. Elle réitéra ses demandes d’audition de certains témoins par commission rogatoire et délivra des mandats d’amener pour les témoins n’ayant pas répondu à la citation à comparaître. Elle décida également de s’enquérir de l’enquête menée contre des hauts responsables mis en cause pour la conduite de l’opération. Elle envoya à nouveau une commission rogatoire à la cour d’assises de Malatya aux fins de l’audition du requérant.

  54. .  Le 22 mars 2011, le commandement de la gendarmerie d’Istanbul adressa à la cour d’assises de Bakırköy le plan d’intervention du 15 décembre 2000 sous forme de document classé « secret ». Il indiqua que le plan avait été retrouvé lors d’un classement des archives.

  55. .  Ce document donne des informations sur la situation de la prison de Bayrampaşa, le nombre de détenus, l’absence d’emprise de l’Etat sur cette prison depuis de longues années, et la nécessité de libérer les détenus forcés à poursuivre leur jeûne de la mort et de les soustraire à l’emprise d’organisations illégales. Le plan aborde également de manière détaillée l’opposition susceptible d’être rencontrée par les gendarmes et les types d’armes pouvant être utilisés contre eux par les détenus.

  56. .  Selon ce plan, l’opération devait être menée au jour J et à l’heure H et se dérouler en quatre étapes.
  57. La première étape du plan consistait en la formation des gendarmes devant intervenir lors de l’opération et devait être finalisée au jour J-2.

    La deuxième étape consistait en le déploiement des forces de l’ordre à la prison et devait être finalisée à l’heure H-10.

    Le plan indiquait que des gendarmes appartenant à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara constituaient le groupe d’intervention et d’appui (fiili müdahale ve destek grubu), que des gendarmes appartenant au bataillon de gendarmes commandos de Halkalı et au bataillon de la prison devaient constituer le groupe de sécurité (emniyet grubu) chargé de circonscrire l’opération au bloc C, et que des gendarmes appartenant à la compagnie de la rive européenne d’Istanbul devaient constituer le groupe de réserve (ihtiyat grubu). Pour le groupe d’évacuation et de garde (tayliye ve muhafaza grubu), une unité devait être constituée par le bataillon de la prison et le commandement de la gendarmerie d’Istanbul. Les unités de premiers secours devaient être constituées par des gendarmes du bataillon de la prison et, enfin, les unités de transport et de transfert (sevk ve nakil birlikleri) par des gendarmes du commandement régional d’Istanbul. Le plan indiquait également les armes et équipements dont chaque groupe devait être pourvu.

    La troisième étape consistait en l’intervention elle-même. Il était prévu d’informer par mégaphone les détenus avant l’intervention et de lancer un appel à obtempérer et à ne pas résister. En cas de résistance, il était prévu de pratiquer des ouvertures dans le plafond et les murs et d’y jeter des grenades de gaz lacrymogène. Dans le même temps, des grenades lacrymogènes devaient être lancées par les portes des cellules et par toutes les ouvertures pour briser la résistance des détenus. Au besoin, il était prévu d’abattre les murs des cellules pour s’introduire dans ceux-ci. Selon le plan, les forces de l’ordre devaient avancer étape par étape, sans précipitation, en sécurisant les zones au fur et à mesure de leur avancée. Lors de l’introduction dans le couloir, une utilisation massive de gaz lacrymogène et un usage proportionné des armes devaient permettre de briser la résistance des détenus. Les forces d’intervention devaient garder à l’esprit que les détenus pouvaient faire usage d’objets perforants et tranchants, de bombes artisanales, d’armes à feu et de lance-flammes artisanaux. Au cas où les détenus se disperseraient, les forces d’intervention devaient les neutraliser par groupes. Dans le cas contraire, la zone de regroupement des prisonniers devait être placée sous contrôle et le reste du bâtiment devait être sécurisé avant que les forces d’intervention se concentrent dans la zone de regroupement. Les détenus ainsi maîtrisés devaient être remis aux groupes d’appui aux fins de leur évacuation.

    Enfin la quatrième étape consistait en la fin de l’opération et le repli des forces de l’ordre.


  58. .  Le plan présentait ensuite les instructions détaillées pour chaque groupe devant participer à cette opération. S’agissant du groupe d’intervention et d’appui, le plan prévoyait la finalisation de leur formation à J-2 et indiquait que les forces d’intervention et d’appui devaient procéder à un exercice militaire dans des conditions réelles. Il indiquait en détail leurs armes et équipements et prévoyait l’usage de la force et des armes selon le principe de proportionnalité, et expliquait l’attitude à adopter dans les différents cas de figure possibles. En cas d’utilisation d’armes à feu par les détenus, les forces d’intervention devaient immédiatement faire usage de leurs armes. Le document indiquait aussi clairement la chaîne de commandement. Enfin, il comportait en annexe le plan du bloc C ainsi que le plan type d’une cellule.

  59. .  Dans sa lettre du 22 mars 2011, le commandement de la gendarmerie d’Istanbul affirme également qu’il n’existe pas d’enregistrements vidéo de l’opération.

  60. .  Les parties n’ont pas fourni d’informations sur la suite de la procédure.
  61. 2.  La procédure pénale menée contre le personnel de surveillance de la prison pour abus de pouvoir et contre les gendarmes intervenus après l’opération, lors de l’évacuation des détenus, pour mauvais traitements


  62. .  Le 16 juillet 2001, le procureur de la République inculpa pour abus de pouvoir 155 surveillants de prison et gendarmes en fonction à la prison et responsables du détecteur X-Ray, au motif qu’ils avaient permis l’introduction d’armes à feu dans l’établissement pénitentiaire. Il inculpa aussi 1 460 gendarmes ayant procédé à l’évacuation des détenus au terme de l’opération, leur reprochant d’avoir infligé des mauvais traitements aux détenus lors de leur évacuation.

  63. .  Le 2 février 2007, le tribunal correctionnel d’Eyüp disjoignit la procédure diligentée contre le personnel de la prison.

  64. .  Le 23 juin 2008, le tribunal correctionnel éteignit l’action pénale diligentée contre les gendarmes pour prescription. Il releva que les faits qui étaient reprochés à ceux-ci remontaient au 19 décembre 2000 et que le délai de prescription avait été atteint le 19 juin 2008.
  65. A la même date, il mit également fin à l’action pénale diligentée contre le personnel de la prison pour le même motif. Aucun pourvoi ne fut formé contre cette décision.


  66. .  Le 31 mai 2011, la Cour de cassation confirma le jugement du tribunal correctionnel relatif aux gendarmes.
  67. 3.  La procédure pénale diligentée contre les prisonniers pour rébellion


  68. .  Le 27 février 2001, le procureur de la République d’Eyüp inculpa 167 détenus du chef de rébellion.

  69. .  Le 28 avril 2009, le tribunal correctionnel d’Eyüp mit fin à l’action pénale pour prescription.
  70. 4.  La procédure pénale menée contre les gendarmes intervenus lors de l’évacuation des détenus pour destruction et vol


  71. .  Le 16 janvier 2001, le procureur de la République rendit une ordonnance de non-lieu en ce qui concernait une plainte déposée par des détenus pour destruction et vol de leurs effets personnels lors de l’opération.
  72. II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS


  73. .  Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce, en vigueur à l’époque des faits, sont décrits dans les arrêts Gömi et autres c. Turquie (no 35962/97, §§ 42-45, 21 décembre 2006), et Ceyhan Demir et autres c. Turquie (no 34491/97, §§ 77-80, 13 janvier 2005).

  74. .  Le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants (CPT/Inf (2001) 31) du 13 décembre 2001, relatif aux opérations menées par les forces de l’ordre le 19 décembre 2000 dans les prisons turques, figure dans l’arrêt İsmail Altun (précité, § 57).
  75. EN DROIT

    I.  SUR LA RECEVABILITÉ

    A.  Requête essentiellement la même


  76. .  Le Gouvernement soutient que la présente requête est essentiellement la même que la requête no 24461/09 introduite par les mêmes requérants. Il invite par conséquent la Cour à déclarer la présente requête irrecevable.

  77. .  La Cour note que la présente requête et la requête no 24461/09 ont été introduites respectivement le 31 mars 2009 et le 6 avril 2009 par les mêmes requérants. Toutefois, les griefs présentés par les intéressés ne sont pas les mêmes dans les deux affaires ; dans la présente requête, les intéressés se plaignent de l’opération menée par les forces de l’ordre à la prison de Bayrampaşa ainsi que de l’ineffectivité des recours internes pour identifier et condamner les responsables des traitements dénoncés. Dans la requête no 24461/09, les mêmes requérants se plaignent de la procédure pénale diligentée contre eux pour rébellion. Les griefs objets des deux requêtes étant différents, les deux requêtes ne sont donc pas essentiellement les mêmes et la présente requête ne peut être déclarée irrecevable pour ce motif. Partant, la Cour rejette cette exception du Gouvernement.
  78. B.  Non-épuisement des voies de recours internes


  79. .  Le Gouvernement invite par ailleurs la Cour à rejeter la présente requête pour non-épuisement des voies de recours internes. Il indique que la procédure pénale diligentée contre 1 460 gendarmes pour abus de pouvoir et mauvais traitements est actuellement pendante devant la Cour de cassation. Il indique ensuite que l’action pénale intentée contre trente-neuf gendarmes relative à la conduite de l’opération litigieuse est toujours pendante devant la cour d’assises de Bakırköy. Il ajoute enfin qu’une enquête a été ouverte par le parquet d’Eyüp quant aux gendarmes dont l’identité reste indéterminée.

  80. .  S’agissant d’abord de la procédure pénale diligentée contre les gendarmes pour abus de pouvoir et mauvais traitements, la Cour note que, le 23 juin 2008, le tribunal correctionnel a éteint à l’action pénale pour prescription. Le 31 mai 2011, la Cour de cassation a confirmé le jugement du tribunal correctionnel. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement sur ce point.

  81. .  S’agissant des deux autres exceptions, la Cour estime qu’elles soulèvent des questions étroitement liées à celles posées par le grief que les requérants ont formulé sur le terrain de l’article 2 de la Convention. Partant, elle les joint au fond.
  82. C.  Applicabilité de l’article 2


  83. .  Le Gouvernement conteste enfin l’applicabilité de l’article 2 de la Convention dans la présente affaire.

  84. .  La Cour note d’abord que les requérants Esral Karagöz, Fazıl Ahmet Tamer, Volkan Kartal, Kemal Tufan, Erol Kaplan, Mehmet Hakan Canpolat, Hikmet Kale, Gülderen San, Mehmet Çiftci, Mehmet Göktaş, Mehmet Boztepe, Sadettin Aydın Başlık, Türker Kazak, İlhan Zeyrek, Salih Bal, Özlem Türk, Hacı Aziz Hun et Yılmaz Yiğit n’ont pas été blessés lors de l’opération litigeuse. Après leur évacuation, ils ont été transférés vers d’autres établissements pénitentiaires. Bien que le requérant Volkan Kartal ait, dans sa déposition du 18 janvier 2001, déclaré avoir été blessé, il n’a fourni aucun rapport médical de nature à étayer cette allégation (paragraphe 26 ci-dessus).
  85. Quant aux requérants Cem Şahin, Sefa Gönültaş et Bülent Yiğit, ils ont bénéficié d’une prise en charge médicale en raison de leur grève de la faim.


  86. .  Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4 en ce qui concerne les requérants en question.

  87. .  S’agissant ensuite des autres requérants, la Cour rappelle que c’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels infligés par des agents de l’Etat peuvent s’analyser en une violation de l’article 2 de la Convention en l’absence de décès de la victime. A cet égard, le degré et le type de la force utilisée, de même que l’intention ou le but sous-jacents à l’usage de la force peuvent, parmi d’autres éléments, être pertinents pour l’appréciation du point de savoir si, dans un cas donné, les actes d’agents de l’Etat ayant infligé des blessures qui n’ont pas entraîné la mort sont de nature à faire entrer les faits dans le cadre de la garantie offerte par l’article 2 de la Convention, eu égard à l’objet et au but de cette disposition (Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99, § 40, 23 février 2006).

  88. .  Lorsqu’une personne est blessée par des agents des forces de l’ordre, la circonstance que son pronostic vital est engagé influe de manière déterminante sur la question de savoir si la force utilisée à son encontre était « potentiellement meurtrière » (voir, entre autres, Makaratzis c. Grèce [GC], n50385/99, § 52, CEDH 2004-XI, Karagiannopoulos c. Grèce, n27850/03, §§ 38-39, 21 juin 2007, ou Evrim Öktem c. Turquie, n9207/03, §§ 39-44, 4 novembre 2008). Il ne s’agit toutefois pas là d’une condition sine qua non. Pour déterminer si la force utilisée à l’encontre d’un requérant était potentiellement meurtrière, il convient d’avoir égard à l’ensemble des circonstances dans lesquelles l’intéressé a été blessé.

  89. .  En l’espèce, la Cour note que les requérants Erol Arıkan et Turhan Tarakcı ont été victimes de fractures dues aux tirs des forces de l’ordre et que ces blessures étaient d’un degré tel qu’elles ont engagé leur pronostic vital (paragraphes 16-17 ci-dessus). Ces requérants ont donc été victimes d’une conduite qui, par sa nature même, a mis leur vie en danger, même si les intéressés ont finalement survécu (Makaratzis, précité, § 55).

  90. .  S’agissant du requérant Dinçer Otluçimen, la Cour note qu’il a été victime d’une fracture du péroné, causée par les tirs des forces de l’ordre, et que cette blessure n’a pas engagé son pronostic vital (voir le rapport de l’institut médicolégal du 11 janvier 2001, paragraphe 16 ci-dessus).

  91. .  A cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà conclu à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention dans des cas où les blessures de la victime n’avaient pas engagé son pronostic vital (voir Evrim Öktem, précité, §§ 42-43, Peker c. Turquie (no 2), no 42136/06, §§ 41-42, 12 avril 2011, et Trévalec c. Belgique, no 30812/07, § 61, 14 juin 2011, affaires où les requérants avaient été touchés aux jambes). De plus, dans les affaires Düzova (précité, §§ 67-73), et Şat c. Turquie (n14547/04, §§ 58-64, 10 juillet 2012), qui se rapportent aux mêmes évènements que ceux de l’espèce, la Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 2 alors que les blessures des intéressés (fracture des fémurs et du coude) n’avaient pas engagé leur pronostic vital. Pour ce faire, elle a pris en compte les circonstances qui avaient entouré l’intervention des forces de l’ordre, notamment le degré et le type de force utilisé.
  92. Aussi, la Cour estime-t-elle que la force utilisée à l’encontre des trois requérants était potentiellement meurtrière et que l’article 2 de la Convention trouve à s’appliquer.


  93. .  En ce qui concerne enfin la requérante Hacer Arıkan, le rapport établi le 11 janvier 2001 par l’institut médicolégal indique que ses blessures par brûlure ont engagé son pronostic vital. L’intéressée est aujourd’hui touchée par une invalidité permanente évaluée à 67 % (paragraphe 20 ci-dessus).

  94. .  Pour la Cour, il convient de distinguer le cas de cette requérante des requérants précédents dans la mesure où la première n’a pas été blessée par les tirs des forces de l’ordre, mais lors de l’incendie de sa cellule, dont l’origine reste inconnue. Pour les autorités, ce sont les détenues qui auraient elles-mêmes mis le feu aux équipements de la cellule. Quant à la requérante, elle affirme que le feu s’est déclaré à cause des grenades lancées par les forces de l’ordre.

  95. .  La Cour estime que la question de l’applicabilité de l’article 2 de la Convention est étroitement liée à la détermination de l’origine de l’incendie. Cette question étant identique à celle soulevée lors de l’examen du bien-fondé de ce grief, la Cour décide de joindre l’exception du Gouvernement au fond pour autant qu’elle concerne la requérante Hacer Arıkan.

  96. .  Elle constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
  97. II.  VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION


  98. .  Les requérants dénoncent une violation de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :
  99. « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

    2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

    a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

    b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

    c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

    A.  Thèses des parties


  100. .  Les requérants se plaignent de la manière dont les autorités ont préparé et conduit l’opération ; ils dénoncent notamment le type d’armes utilisées à cette occasion et soutiennent que la force employée était disproportionnée. D’après eux, les incendies se sont déclarés en raison de l’usage excessif de grenades. Ils reprochent en outre à l’Etat d’avoir manqué à son obligation de protéger la vie des personnes placées sous son contrôle.

  101. .  Les intéressés combattent aussi la thèse du Gouvernement selon laquelle l’opération visait à sauver des vies humaines et font observer que l’opération s’est soldée par le décès de douze détenus.

  102. .  Ils déplorent par ailleurs que, plus de dix ans après les faits, la procédure pénale n’ait toujours pas abouti. A cet égard, ils précisent que l’identité des militaires ayant participé à l’opération n’a toujours pas été communiquée par les autorités militaires. Ils soutiennent enfin que les véritables responsables de l’opération n’ont jamais été inquiétés par la justice.

  103. .  Le Gouvernement affirme que l’intervention des forces de l’ordre était justifiée par la nécessité d’instaurer l’autorité de l’Etat sur la prison, de sécuriser ce lieu et de soigner les détenus observant le jeûne de la mort. Sur ce point, il soutient qu’il y avait urgence et que l’opération visait surtout à protéger la vie des grévistes de la faim. Il ajoute que les efforts des autorités pour débloquer la situation et mettre fin au jeûne de la mort étaient restés vains.

  104. .  Le Gouvernement affirme ensuite que, pendant l’opération, toutes les mesures visant à protéger la vie des détenus ont été prises. Les forces de sécurité auraient lancé plusieurs appels à la reddition avant leur intervention et fait usage de gaz lacrymogène. Les détenus de certaines cellules se seraient conformés à l’appel des autorités sans opposer de résistance alors que d’autres auraient continué à résister ; ils auraient érigé des barricades, ouvert le feu sur les forces de l’ordre, lancé sur eux des produits inflammables et explosifs et mis le feu aux cellules et aux couloirs. S’agissant plus particulièrement des cellules des femmes, le Gouvernement affirme que les détenues ont mis le feu à l’étage supérieur dans le but de propager l’incendie au toit où se trouvaient les forces de l’ordre et qu’elles se sont jetées collectivement dans les flammes. A cet égard, il mentionne le rapport des pompiers selon lequel l’incendie avait pu être déclenché volontairement par les détenues.
  105. B.  L’appréciation de la Cour

    82.  La Cour rappelle que, dans le cas de personnes blessées alors qu’elles se trouvaient sous le contrôle d’autorités ou d’agents de l’Etat - par exemple pendant des opérations policières ou militaires -, la charge de la preuve incombe principalement au gouvernement défendeur ; ainsi, c’est à celui-ci qu’il appartient de réfuter, par des moyens appropriés et convaincants, les allégations formulées à son endroit, et ce a fortiori lorsque les autorités ou les agents en question sont réputés être les seuls, d’une part, à connaître le déroulement exact des faits incriminés et, d’autre part, à avoir accès aux informations susceptibles, précisément, de confirmer ou de réfuter de telles allégations (Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, §§ 77-78, 26 février 2008, et les références qui y figurent, et, plus récemment, Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, § 60, 23 juin 2009). Aux yeux de la Cour, ces principes s’appliquent mutatis mutandis à des opérations des forces de l’ordre dans les centres pénitentiaires qui sont placés sous le strict contrôle de l’Etat (İsmail Altun, précité, § 69).


  106. .  Dans la présente affaire, pour vérifier si le Gouvernement s’est acquitté de façon satisfaisante de la charge de la preuve, la Cour examinera si l’enquête et la procédure menées par les autorités nationales ont été en mesure d’établir les circonstances exactes à l’origine des blessures des requérants (Düzova, précité, § 84, et Şat, précité, § 74).
  107. 84.  La Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur l’opération militaire litigieuse dans le cadre des affaires précitées İsmail Altun, Düzova et Şat ; elle y a conclu que la force utilisée contre MM. Altun, Düzova et Şat n’était pas « absolument nécessaire » au sens de l’article 2 § 2 de la Convention. Pour ce faire, elle a relevé que les requérants avaient été blessés alors qu’ils se trouvaient sous la responsabilité de l’Etat et elle a constaté que le Gouvernement n’était pas en mesure d’expliquer suffisamment l’origine de leurs blessures, en fournissant notamment des éléments se rapportant directement à la préparation et à la conduite de l’intervention, et d’établir avec certitude que les intéressés avaient été victimes du recours à une force légitime au sens de l’article 2 (İsmail Altun, précité, § 78, Düzova, précité, § 91, et Şat, précité, § 81).

    85.  Après avoir examiné la présente affaire, la Cour n’aperçoit pas de circonstances particulières pouvant conduire à une conclusion différente.


  108. .  Elle note d’abord que l’intervention de l’autorité administrative, à savoir le préfet, a empêché pendant plusieurs années l’ouverture d’une enquête pénale effective, indépendante et propre à établir les circonstances dans lesquelles s’était déroulée l’opération litigieuse.
  109. Une procédure pénale n’a été diligentée qu’en 2010, soit près de dix ans après les faits litigieux. Pour la Cour, une durée aussi longue est un facteur susceptible de compliquer pour les autorités nationales la collecte des preuves et l’établissement des faits.

    87.  La Cour note ensuite que trente-neuf gendarmes sont en cours de jugement devant la cour d’assises de Bakırköy pour homicides et tentatives d’homicide dans l’exercice de leurs fonctions. Plusieurs gendarmes inculpés, ainsi que certains plaignants, ont déjà été entendus par ce tribunal. Après examen de l’ensemble des éléments dont elle dispose et sans préjuger de l’issue de la procédure pénale pendante devant la cour d’assises de Bakırköy, la Cour estime que la lumière n’a toujours pas été faite sur le déroulement exact de l’opération et sur les circonstances dans lesquelles les requérants ont été blessés.


  110. .  En effet, si la procédure en question a permis d’obtenir plus d’informations quant à la planification de l’opération, cela n’est pas le cas en ce qui concerne la conduite de celle-ci et les circonstances dans lesquelles les requérants ont été blessés. Il ressort des déclarations des gendarmes entendus par la cour d’assises que ceux-ci ne sont a priori pas les gendarmes membres des forces d’intervention. Ils ont déclaré avoir été affectés aux tâches d’évacuation de détenus ou de sécurité de la prison. Certains gendarmes ont affirmé avoir participé à l’opération conduite à la prison d’Ümraniye et ont rétracté leurs déclarations antérieures quant à leur participation à l’opération à la prison de Bayrampaşa. La Cour note ici que la totalité des gendarmes inculpés appartiennent au bataillon de gendarmes commandos d’Elazığ alors que le plan d’intervention du 15 décembre 2000 indiquait que le groupe d’intervention était constitué de gendarmes appartenant à la section de sûreté spéciale des gendarmes commandos d’Ankara (paragraphe 46 ci-dessus). Or, plus de dix ans après les évènements, l’identité des ces gendarmes n’a toujours pas été déterminée. Ainsi qu’il ressort du dossier, les autorités militaires étaient et sont toujours réticentes à fournir aux autorités d’enquête et judiciaires l’identité des agents membres du groupe d’intervention (paragraphe 40 ci-dessus).
  111. La Cour note aussi que le plan prévoyait l’enregistrement vidéo de l’intervention ainsi que la rédaction d’un compte rendu à l’issue de l’opération. Or, selon la lettre des autorités militaires, il n’existe pas d’enregistrement. Quant au compte rendu de l’opération, aucun document de cette nature ne figure dans le dossier (Düzova, précité, § 89, et Şat, précité, § 79).


  112. .  La Cour constate en outre que les éléments du dossier ne permettent pas d’établir que les requérants ont activement pris part à l’émeute et qu’ils ont attaqué les forces de l’ordre, ni, dès lors, de conclure que l’usage de la force a été rendu strictement nécessaire par le comportement des intéressés. L’examen du dossier ne permet donc pas d’établir que les intéressés ont eu un comportement qui aurait rendu absolument nécessaire l’usage de la force meurtrière à leur encontre.

  113. .  S’agissant enfin de la requérante Hacer Arıkan, la Cour note que la lumière n’a toujours pas été faite sur l’origine de l’incendie au cours duquel cette détenue a été blessée. La requérante affirme que le feu s’est déclaré dans leur cellule en raison des grenades lancées par les forces de l’ordre. Le Gouvernement conteste cette version et soutient que les détenues ont elles-mêmes allumé le feu et qu’elles s’y sont jetées. Sur ce point, la Cour rappelle le contenu du rapport établi le 14 février 2001 par des experts de l’institut médicolégal. Ainsi qu’il ressort clairement de ce rapport, l’utilisation des grenades est interdite dans les endroits confinés abritant des hommes et des produits inflammables. Or les forces de l’ordre ont agi en contradiction avec ces instructions et ont fait un usage excessif de ces grenades. Toutefois, les experts n’ont pas pu parvenir à une conclusion certaine quant à l’origine de l’incendie (paragraphe 24 ci-dessus). Quant au rapport des pompiers, il avance l’hypothèse d’un incendie déclenché par les détenues (paragraphe 13 ci-dessus). Aussi n’appartient-il pas à la Cour de tirer des conclusions de ces deux rapports.

  114. .  La Cour considère que seules une enquête ou une procédure pouvaient permettre de déterminer l’origine de l’incendie. Or force est de parvenir ici au même constat que ci-dessus. Près de douze ans après les faits dénoncés, la procédure pénale est toujours pendante devant la cour d’assises de Bakırköy et les circonstances dans lesquelles le feu s’est déclaré dans la cellule où se trouvait l’intéressée, n’ont toujours pas été déterminées avec certitude.

  115. .  A la lumière de ce qui précède, la Cour relève que, à ce jour, l’enquête et la procédure pénale n’ont toujours pas permis d’établir les circonstances ayant entouré la survenue des blessures des requérants pendant qu’ils se trouvaient sous la responsabilité de l’Etat. Ainsi, le Gouvernement n’est pas en mesure d’expliquer suffisamment l’origine des blessures infligées aux intéressés et d’établir avec certitude que ceux-ci ont été victimes du recours à une force légitime, au sens de l’article 2 de la Convention.

  116. .  Au vu de l’ensemble des circonstances, la Cour conclut que la force utilisée contre les requérants n’était pas « absolument nécessaire » au sens de l’article 2 § 2 de la Convention.

  117. .  Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes pour autant qu’elle concerne la procédure pénale diligentée devant la cour d’assises de Bakırköy et l’enquête ouverte par le parquet d’Eyüp quant aux gendarmes dont l’identité reste indéterminée, conclut à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention concernant la requérante Hacer Arıkan et enfin, conclut dans le chef de cette requérante et des requérants Erol Arıkan, Dinçer Otluçimen et Turhan Tarakcı à la violation de l’article 2 de la Convention.
  118. III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION


  119. . Les requérants se plaignent d’avoir subi des mauvais traitements lors de leur évacuation et de leur transfèrement ainsi que dans les prisons où ils ont été transférés. Ils se plaignent aussi de n’avoir pas bénéficié des soins appropriés pour leurs blessures qui seraient survenues pendant l’opération à la prison. Ils invoquent les articles 2 et 3 de la Convention.

  120. .  La Cour estime opportun d’examiner l’ensemble de ces griefs sous l’angle de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
  121. « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Thèses des parties


  122. .  Le requérant Erol Arıkan se plaint de n’avoir pas bénéficié des soins appropriés après avoir été blessé par balle, affirmant qu’il est resté blessé dans la cellule jusqu’à 17 heures. Le requérant Dinçer Otluçimen affirme avoir été emmené à la prison d’Edirne dès le lendemain de l’opération malgré sa fracture à la jambe. A son arrivée à la prison d’Edirne, les militaires auraient frappé sa jambe blessée. Il ajoute que sa jambe n’a été plâtrée que dix jours après l’opération. La requérante Hacer Arıkan se plaint d’avoir été traînée au sol et placée sous la surveillance des militaires dans une partie de la prison. Ce n’est qu’à la suite des demandes réitérées de ses camarades qu’elles auraient été transférées dans un hôpital. Elle se plaint aussi d’avoir été libérée tardivement. Selon elle, les conditions à la fois de sa détention et de son transfèrement étaient incompatibles avec son état de santé.

  123. .  Les autres requérants soutiennent que, outre Sefa Gönültaş et Rıdvan Kodak dont l’état de santé s’était gravement détérioré en raison de la grève de la faim, seuls les détenus blessés par balle ont été conduits à l’hôpital. Ils affirment que, même s’ils n’ont pas été blessés, ils ont été traumatisés par l’opération.

  124. .  Le Gouvernement conteste ces allégations. Il réplique que les détenus blessés lors de l’opération ainsi que les détenus en grève de la faim dont l’état de santé s’était dégradé ont été conduits vers différents hôpitaux pour une prise en charge. Les autres détenus auraient été directement transférés dans d’autres prisons. Les détenus transférés à la prison d’Edirne auraient été soumis à un examen médical à leur arrivée à la prison. Ces examens n’auraient révélé aucune trace de mauvais traitements sur le corps des intéressés. A cet égard, le Gouvernement fournit les rapports médicaux établis pour les requérants Mehmet Çiftci, Mehmet Hakan Canpolat, Hacı Aziz Hun, Kemal Tufan, Erol Kaplan, Sefa Gönültaş, İlhan Zeyrek, Esral Karagöz, Sadettin Aydın Başlık et Mehmet Boztepe à leur arrivée à la prison d’Edirne. Selon ces rapports, les intéressés ne présentent aucune trace de coups et blessures. Le Gouvernement fournit également le rapport médical établi le 22 décembre 2000 au sujet du requérant Dinçer Otluçimen. Ce rapport mentionne la blessure par arme à feu à la jambe et indique que le corps de l’intéressé ne portait aucune trace de coups et blessures. Enfin, le Gouvernement fournit le rapport médical établi le 25 mai 2001 lors de l’admission du requérant Erol Arıkan à la prison d’Edirne. Ce rapport mentionne uniquement la blessure par arme à feu.
  125. B.  Appréciation de la Cour


  126. .  S’agissant d’abord des allégations de mauvais traitements, la Cour note que les requérants n’ont pas produit, devant elle, d’éléments de preuve concluants à l’appui de leurs allégations ni fourni d’explications détaillées et convaincantes sur les sévices que les gendarmes leur auraient infligés. Elle relève à cet égard que les requérants transférés à la prison d’Edirne ont été soumis à un examen médical lors de leur admission. Les rapports médicaux établis à cette occasion ne font état d’aucune trace de coups et blessures sur le corps des intéressés. En outre, lors de cet examen, les requérants en question ne se sont pas plaints des traitements qu’ils dénoncent devant la Cour. La Cour observe par ailleurs qu’il ne ressort aucunement du dossier que les intéressés aient, à un quelconque moment de leur détention, contesté le rapport médical établi lors de leur admission et/ou entrepris des démarches pour être examinés par un médecin autre que celui qui avait établi ce rapport. Quant aux détenues femmes transférées à la prison de Bakırköy, le dossier ne contient pas de rapport médical établi lors de leur admission. Il ne ressort pas non plus du dossier que les intéressés aient entrepris des démarches pour voir un médecin.

  127. .  S’agissant ensuite de la prise en charge médicale des requérants après l’opération, la Cour observe que les détenus blessés ont été admis dans différents hôpitaux après leur évacuation. L’examen du dossier ne permet pas de relever de retard sensible dans le transfert des requérants vers les hôpitaux, les intéressés ayant été admis à l’hôpital de Bayrampaşa et de Haseki au courant de l’après-midi. De même, les dépôts de plainte ainsi que les dépositions de certains détenus ne font aucune mention d’un retard dans leur prise en charge médicale (paragraphe 26 ci-dessus).

  128. .  Il ressort en outre des éléments du dossier que, par la suite, les intéressés ont eu accès à des soins appropriés dans différents établissements hospitaliers. Ils ont d’abord été admis à l’hôpital de Bayrampaşa et de Haseki et transférés pour certains dans un centre hospitalier universitaire disposant des équipements requis. La Cour constate par ailleurs que l’examen de l’affaire n’a pas révélé de négligence dans les soins prodigués.

  129. .  S’agissant du grief de la requérante Hacer Arıkan sur l’incompatibilité des conditions de sa détention avec son état de santé, la Cour note que l’intéressée n’a pas fourni suffisamment d’éléments pour étayer son grief et n’a pas donné d’information sur le délai de traitement de sa demande d’élargissement pour raison de santé. La Cour note que l’intéressée a été soumise à des expertises médicales en juin 2001 et libérée le 3 juillet 2001 pour raison de santé.

  130. .  S’agissant enfin des allégations de port de menottes et de mauvaises conditions de transfert en fourgon, la Cour note qu’elles ne sont pas étayées. En tout état de cause, il s’agit là de mesures normalement liées à la détention et il n’apparait pas qu’elles ont été disproportionnées au regard des impératifs de sécurité (Zavar c. Turquie (déc.), no 8684/04, 6 mars 2007).
  131. 105.  Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

    IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION


  132. .  Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants se plaignent de l’absence de poursuites contre les responsables des traitements dénoncés par eux et des lenteurs et de l’ineffectivité de l’enquête. Ils se plaignent aussi de l’extinction pour prescription de l’action pénale intentée contre les gendarmes pour mauvais traitements.
  133. Invoquant l’article 13 de la Convention, les requérants se plaignent en outre de ne pas disposer d’un recours effectif pour présenter leurs griefs.


  134. .  S’agissant des requérants Erol Arıkan, Dinçer Otluçimen, Turhan Tarakcı et Hacer Arıkan, la Cour relève que ces griefs sont liés à celui examiné ci-dessus sous l’angle de l’article 2 et qu’ils doivent donc aussi être déclarés recevables. Cependant, eu égard au constat relatif à l’article 2 (paragraphes 85-94 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de ces dispositions.

  135. .  En ce qui concerne les autres requérants, la Cour a examiné ces griefs tels que les intéressés les ont présentés. A la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles ; ces griefs sont donc manifestement mal fondés et doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
  136. V.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES


  137. .  Les requérants se plaignent d’une discrimination, au sens de l’article 14 de la Convention, qui aurait été fondée sur leurs opinions politiques. Ils se plaignent en outre de la destruction et de la saisie d’effets personnels lors de l’opération menée à la prison. Enfin, ils dénoncent une violation de l’article 1 de la Convention.

  138. .  La Cour a examiné ces griefs tels qu’ils ont été présentés par les requérants. A la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles ; ces griefs sont donc manifestement mal fondés et doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
  139. VI.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    111.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage


  140. .  La requérante Hacer Arıkan réclame 1 700 000 euros (EUR) pour préjudices matériel et moral, le requérant Erol Arıkan 300 000 EUR, et les requérants Dinçer Otluçimen et Turhan Tarakcı chacun 250 000 EUR.
  141. Le requérant Bülent Yiğit réclame 100 000 EUR et les autres requérants 50 000 EUR chacun pour préjudice moral.


  142. .  Le Gouvernement conteste les prétentions des requérants.

  143. .  S’agissant du dommage matériel, les requérants n’ont pas été en mesure de communiquer à la Cour des éléments d’appréciation objectifs à l’appui de leurs prétentions. Dès lors, la Cour ne saurait accueillir la demande formulée à ce titre (voir, parmi d’autres, Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 116, 20 mai 2010).

  144. .  S’agissant du dommage moral, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer 15 000 EUR à chacun des requérants Erol Arıkan, Dinçer Otluçimen et Turhan Tarakcı, et 20 000 EUR à la requérante Hacer Arıkan.
  145. B.  Frais et dépens


  146. .  Les requérants demandent également 24 186 EUR conjointement pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

  147. .  Le Gouvernement conteste ce montant.

  148. .  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
  149. A la lumière des documents dont elle dispose et compte tenu de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 4 000 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérants conjointement.

    C.  Intérêts moratoires


  150. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  151. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Joint au fond les exceptions préliminaires du Gouvernement pour autant qu’elles concernent la procédure pénale diligentée contre trente-neuf gendarmes devant la cour d’assises de Bakırköy et l’enquête ouverte par le parquet d’Eyüp quant aux gendarmes dont l’identité reste indéterminée et les rejette ;

     

    2.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré des articles 2 et 13 de la Convention pour les requérants Erol Arıkan, Dinçer Otluçimen, Turhan Tarakcı et Hacer Arıkan, et irrecevable pour le surplus ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention ;

     

    4.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

     

    5.  Dit

    a)  que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

    i.  15 000 EUR (quinze mille euros) à chacun des requérants Erol Arıkan, Dinçer Otluçimen et Turhan Tarakcı, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    ii.  20 000 EUR (vingt mille euros) à la requérante Hacer Arıkan, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    iii.  4 000 EUR (quatre mille euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 novembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith                                                                    Ineta Ziemele
            Greffier                                                                              Présidente

     


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