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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ERDOGAN GOKCE v. TURKEY - 31736/04 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 1057 (14 October 2014)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/1057.html
Cite as: [2014] ECHR 1057

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ERDOĞAN GÖKÇE c. TURQUIE

     

    (Requête no 31736/04)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    14 octobre 2014

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Erdoğan Gökçe c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Guido Raimondi, président,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Helen Keller,
              Paul Lemmens,
              Egidijus Kūris,
              Robert Spano, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 septembre 2014,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 31736/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Erdoğan Gökçe (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 juillet 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Mes M. Cengiz et A. Sarıhan, avocats à Ankara.

    3.  Il allègue en particulier que sa condamnation au pénal à une peine d’emprisonnement pour avoir diffusé, en tant que candidat aux élections municipales, une déclaration écrite destinée à la presse avant le commencement de la période légale de propagande électorale, a enfreint son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

    4.  Le 18 janvier 2008, la Requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1957 et réside à Balıkesir.

    6.  Le requérant, chef de la structure locale de Balıkesir du Parti ouvrier (parti politique implanté au niveau national et autorisé à participer aux élections législatives et municipales dans tous les départements), se porta candidat aux élections municipales qui devaient avoir lieu le 28 mars 2004. Il briguait la fonction de maire de la ville de Balıkesir.

    7.  Le 20 mars 2003, lors d’une manifestation organisée en plein air par un syndicat ouvrier, le requérant, qui se trouvait sur les lieux en sa qualité de journaliste, distribua une déclaration écrite destinée à la presse, dans laquelle il présentait les grands axes de son programme pour les élections municipales de 2004.

    8.  Le 21 mars 2003, la direction de la sûreté de Balıkesir en informa le parquet de Balıkesir et lui remit une copie du texte diffusé par le requérant.

    Le 17 octobre 2003, le procureur de Balıkesir recueillit la déposition du requérant. Celui-ci indiqua avoir, lors de la manifestation du 20 mars 2003, donné sa déclaration écrite à un journaliste du quotidien Politik ainsi qu’à un agent de police qui aurait insisté pour en recevoir un exemplaire. Il reconnut aussi avoir déposé sa déclaration dans les bureaux des quotidiens à Balıkesir.

    9.  Par un acte d’accusation du 20 octobre 2003, le procureur introduisit une action pénale à l’encontre du requérant à qui il reprochait d’avoir enfreint les dispositions des lois réglementant, entre autres, la propagande électorale. Il lui reprochait notamment d’avoir, en mars 2003, distribué à des membres de la presse un communiqué intitulé « Les services [publics] que je m’engage à assurer si je suis élu maire de Balıkesir » et, ce faisant, de ne pas avoir respecté la période légale de propagande pour les élections municipales.

    10.  Par une ordonnance du 15 décembre 2003, le tribunal d’instance pénal de Balıkesir condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de trois mois et à une amende de 86 694 000 anciennes livres turques, en application de l’article 49 de la loi no 298 et de l’article 43 de la loi no 2820. La peine d’emprisonnement fut commuée en une amende de 519 840 000 anciennes livres turques, ce qui amena la totalité de l’amende due par le requérant à 606 534 000 anciennes livres turques (soit environ 340 euros au taux de change en vigueur à l’époque des faits). Dans son ordonnance, le tribunal indiquait que, le 20 mars 2003, le requérant avait distribué à des membres de la presse un communiqué intitulé « Les services [publics] que je m’engage à assurer si je suis élu maire de Balıkesir ».

    11.  Le 6 janvier 2004, le requérant forma opposition contre cette condamnation devant le tribunal d’instance pénal de Balıkesir. Il soutenait que l’instauration de la période légale de dix jours de propagande électorale pour les élections municipales visait à dispenser les candidats de toute procédure relative à l’utilisation de moyens de propagande électorale pendant les dix jours précédant les élections et que, en dehors de cette période, on pouvait également utiliser des moyens de propagande sous réserve de respecter les formalités et restrictions imposées par la loi. Sur ce point, le requérant précisait que la loi ne prévoyait aucune restriction en ce qui concernait la diffusion de déclarations destinées à la presse en dehors des campagnes électorales. Il critiquait l’utilisation d’une disposition légale - selon lui adoptée par le législateur aux fins de faciliter la propagande électorale - dans le but de restreindre sa liberté de faire de la propagande politique. Le requérant soutenait en outre que l’article 43 de la loi no 2820 n’était pas applicable à son égard, au motif que le Parti ouvrier n’organisait pas de primaires, mais qu’il désignait directement ses candidats aux élections par le biais d’une décision de ses organes centraux.

    12.  Par un jugement du 15 janvier 2004, le tribunal correctionnel de Balıkesir, estimant que l’ordonnance attaquée avait été rendue conformément à la procédure et à la loi, rejeta l’opposition du requérant.

    13.  Le 19 janvier 2004, le parquet de Balıkesir émit un ordre de paiement pour l’amende infligée au requérant. Celui-ci, faute de disposer des ressources nécessaires, n’acquitta pas l’amende.

    14.  Le 20 mai 2004, le parquet de Balıkesir commua cette amende en vingt-sept jours d’emprisonnement, à purger en treize jours de détention effective et quatorze jours de liberté conditionnelle. Le requérant fut effectivement détenu du 20 mai au 2 juin 2004.

    15.  Il ressort du dossier que les candidats des autres partis politiques aux élections municipales de mars 2004 se manifestèrent à partir de la fin du mois de juin 2003, et que, dès le mois d’août 2003, plusieurs candidats aux primaires des divers partis politiques firent connaître au public les grandes lignes de leur programme.

    II.  LE DROIT ET PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    16.  Le premier alinéa de l’article 49 de la loi no 298 du 26 avril 1961 relative aux principes fondamentaux des élections et aux registres des électeurs énonce que la propagande électorale peut se faire librement dans le cadre des dispositions de ladite loi. Le deuxième alinéa fixe une période pendant laquelle la propagande est autorisée. Dans la version initiale de la loi, cette période était fixée à trois mois. Il ressort de l’examen des travaux parlementaires qui ont eu lieu lors de l’élaboration de la loi que, pour le législateur, l’instauration d’une période de propagande avant les élections visait à faciliter aux candidats la diffusion de leurs opinions auprès d’un large public grâce à des moyens de grande envergure tels que des manifestations en plein air en allégeant les formalités habituelles. La modification apportée par la loi no 3403 du 10 septembre 1987 au deuxième alinéa de l’article 49 a consisté à réduire la durée de la période autorisée de propagande électorale aux dix jours précédant le scrutin. Cette modification devait permettre d’organiser le plus rapidement possible des élections législatives anticipées, lesquelles ont eu lieu le 29 novembre 1987.

    17.  Pour ce qui est de la période consacrée à la propagande électorale avant les élections, la loi no 298 précitée réglemente, dans ses articles 50 et 51, l’organisation des manifestations en plein air ou dans des lieux couverts et, dans ses articles 52-55A, la diffusion de la propagande sur les radios et sur les chaînes télévisées.

    18.  Des modifications apportées à la loi no 298 par une loi du 8 avril 2010 - donc après les faits qui ont donné lieu à la présente affaire- précisent que la propagande électorale dans la presse écrite ou sur internet se fait librement jusqu’à la fin de la période autorisée (sans définir un point de départ de celle-ci) et que la distribution des tracts, brochures ou autres matériels publicitaires portant les symboles des partis politiques est libre pendant la période électorale (généralement pendant les trois mois précédant les élections).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    19.  Le requérant allègue que sa condamnation au pénal constitue une ingérence injustifiée à son droit à la liberté d’expression prévu par l’article 10 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

    2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

    A.  Sur la recevabilité

    20.  Le Gouvernement soutient d’abord que l’article 10 de la Convention, disposition sur la recevabilité et le bien-fondé de laquelle il aurait été invité par la Cour à s’exprimer, ne s’applique pas à la présente Requête. Il indique sur ce point que le requérant a été sanctionné pour non-respect des règles procédurales relatives à l’organisation des élections et que cette sanction ne concernait nullement le contenu de la déclaration écrite en cause.

    21.  Le Gouvernement excipe ensuite du non-épuisement des voies de recours internes par le requérant, dans la mesure où l’intéressé, en contestant l’interprétation faite par les juridictions nationales des points techniques de la loi, n’aurait pas soulevé devant celles-ci un grief portant sur les libertés garanties par l’article 10 de la Convention.

    22.  Le requérant conteste ces exceptions et demande à la Cour de les rejeter. Il soutient que, en diffusant sa déclaration écrite pour expliquer quels services publics il s’engageait à assurer s’il était élu maire de la ville, il n’avait fait qu’utiliser un moyen classique de liberté d’expression.

    23.  La Cour estime que les exceptions soulèvent des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant et, partant, au bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Elle décide donc de les joindre au fond.

    24.  Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Sur l’existence d’une ingérence

    25.  Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu en l’espèce d’ingérence dans les droits garantis par l’article 10 de la Convention. Il estime en effet que la condamnation du requérant est sans rapport avec son droit à la liberté d’expression. Selon le Gouvernement, l’intéressé a été condamné non pas pour avoir exprimé une opinion précise, mais pour avoir méconnu les périodes légales qui auraient été prescrites pour tous par la procédure réglementant la propagande électorale.

    26.  Le requérant réplique que la liberté de faire de la propagande en vue des élections municipales fait partie de la liberté d’expression.

    27.  La Cour observe que le requérant a été condamné pour avoir remis aux journalistes une déclaration écrite contenant des informations sur les projets qu’il comptait réaliser en cas de succès aux élections municipales qui devaient se dérouler environ un an plus tard. Elle relève qu’il a reconnu, tant devant les juridictions nationales que devant la Cour, que le document qu’il a distribué était un moyen de propagande électorale. Dès lors, la Cour estime que la démarche du requérant avait pour but la communication d’informations ou d’idées et que, partant, la condamnation de l’intéressé pour ce motif a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

    À la lumière de ces considérations, la Cour estime également que les exceptions soulevées par le Gouvernement pour inapplicabilité de l’article 10 de la Convention et pour non-épuisement des voies de recours internes doivent être rejetées.

    2.  Sur la justification de l’ingérence : prévue par la loi et poursuivant un but légitime

    28.  La Cour rappelle qu’une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark, no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI).

    29.  Elle note que, dans la présente affaire, il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 49 de la loi no 298 sur les principes fondamentaux des élections et les registres des électeurs. Tout en ayant des doutes au sujet de la légitimité des buts poursuivis par les mesures prises à l’égard du requérant, elle partira de l’hypothèse que l’ingérence visait les buts légitimes de défense de l’ordre (assurer le respect de la procédure relative aux élections municipales) et de protection des droits d’autrui (assurer l’égalité des chances des candidats aux élections).

    30.  Il reste à vérifier si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

    3.  Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

    a)  Arguments des parties

    31.  Le requérant allègue que sa condamnation constitue une ingérence injustifiée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Il soutient que le contenu de sa déclaration écrite n’était constitutif d’aucune infraction pénale et qu’aucune allégation dans ce sens n’a été avancée, ni par les autorités nationales ni par des particuliers. Il indique par ailleurs que, faute de ressources financières, il n’a pas pu payer l’amende et que celle-ci a été commuée en une peine d’emprisonnement qu’il a bien purgée. Il estime que, en définitive, les autorités l’ont condamné à cause d’un document dans lequel il se serait borné à informer les habitants de Balıkesir des services publics qu’il s’engageait à assurer s’il était élu maire, et que, ce faisant, elles ont enfreint son droit à la liberté de communiquer des informations et des idées sur une question d’intérêt général. Quant à la question du respect de la procédure et des périodes de propagande imposées par la loi en matière d’élections locales, le requérant indique que plusieurs autres candidats, issus des grands partis politiques, ont commencé leur propagande plusieurs mois avant les élections municipales et qu’aucune poursuite pénale n’a été déclenchée contre eux. Il en conclut que la sanction pénale qui lui a été infligée était manifestement disproportionnée, et ce quelles que soient les considérations de contraintes procédurales.

    32.  Le Gouvernement précise quant à lui que la réglementation des campagnes électorales est absolument nécessaire à la protection de l’ordre public et qu’elle est d’une importance capitale pour l’exercice effectif des droits électoraux, qui sont essentiels dans un système démocratique. Dès lors, il conclut que la condamnation en cause, réprimant un acte selon lui irrespectueux de cette réglementation, répondait en tous points de vue à un besoin social impérieux et était proportionnée au but poursuivi.

    b)  Principes généraux

    i.  La liberté d’expression en général

    33.  Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression ont été résumés dans plusieurs arrêts, y compris dans l’arrêt récent Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013), dans lequel la Cour rappelle s’être exprimée comme suit :

    « i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).

    ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

    iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...). »

    34.  Outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège leur mode de diffusion (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Animal Defenders International, précité, § 111).

    35.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’ampleur de la marge d’appréciation à accorder dépend de plusieurs facteurs, notamment du domaine dont relèvent les questions exprimées ; à cet égard, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du débat sur des questions d’intérêt public (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et Animal Defenders International, précité, § 102).

    36.  Parmi ces questions figurent sans nul doute le fonctionnement des services publics assurés par les municipalités et les propositions que chaque candidat à la fonction de maire peut formuler dans le but d’améliorer les services existants. La marge d’appréciation devant être reconnue à l’État dans le présent contexte est donc en principe étroite.

    37.  À la lumière des facteurs exposés ci-dessus, la Cour recherchera si, en l’espèce, les motifs avancés à l’appui de l’interdiction en cause étaient « pertinents » et « suffisants » et si, dès lors, l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux » et était proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis. À cet égard, elle rappelle qu’elle n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales, mais qu’elle doit vérifier à la lumière de l’ensemble de l’affaire les décisions qu’elles ont rendues dans le cadre de leur marge d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I, et Animal Defenders International, précité, § 105).

    38.  Enfin, elle réaffirme que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence qui est à l’examen (voir, mutatis mutandis, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 153, CEDH 2007-V).

    ii.  Des restrictions à la liberté d’expression dans un contexte électoral

    39.  Dans certaines circonstances, la liberté d’expression peut entrer en conflit avec l’objectif d’assurer aux élections leur caractère libre (consulter Bowman c. Royaume-Uni, 19 février 1998, § 43, Recueil 1998-I). La Cour peut accepter la nécessité de prendre des mesures relatives à la période électorale pour se prémunir contre les risques susceptibles de peser sur le pluralisme, le bon déroulement des débats publics, les élections et le processus démocratique. Toutefois, elle ne saurait perdre de vue que le processus démocratique est continu et qu’il doit être constamment alimenté par un débat public libre et pluraliste, même en dehors de la période électorale (Animal Defenders International, précité, § 111).

    40.  En examinant la présente affaire, la Cour a pour tâche de vérifier si la restriction apportée au droit du requérant à communiquer des informations et des idées d’intérêt général, que le public a le droit de recevoir, pouvait être justifiée, eu égard au souci des autorités d’empêcher que le débat et le processus démocratiques pendant la campagne électorale ne soient faussés par des actes propres à nuire à une compétition loyale entre les candidats (comparer Animal Defenders International, précité, § 112). La question à trancher dans la présente affaire est donc celle de savoir si l’interdiction litigieuse est allée trop loin, compte tenu de l’objectif précité et de la marge d’appréciation devant être reconnue aux autorités nationales (voir, mutatis mutandis, Animal Defenders International, précité, § 112).

    c)  Application en l’espèce des principes susmentionnés

    i.  Acte reproché au requérant

    41.  La Cour observe qu’en l’espèce, aucun litige ne portait sur le contenu de la déclaration écrite en cause, qui concernait un sujet d’intérêt public, à savoir les services que la municipalité de Balıkesir devait assurer pour ses administrés. Elle note de plus que le texte en question n’était nullement diffamatoire à l’égard de tiers ou d’éventuels autres candidats aux élections municipales.

    42.  Ainsi qu’il ressort de l’acte d’accusation déposé contre le requérant et des décisions judiciaires rendues dans son affaire, l’intéressé a été poursuivi et condamné au pénal principalement pour non-respect de la période de propagande de dix jours fixée par l’article 49 de la loi no 298.

    43.  La Cour note que la poursuite et la condamnation du requérant ont également été fondées sur l’article 43 de la loi no 2820, interdisant aux candidats aux primaires certains moyens de propagande. Toutefois, cette disposition ne semblait pas pouvoir s’appliquer en l’espèce, le parti politique auquel appartenait le requérant n’organisant pas de primaires pour départager ses candidats à l’investiture.

    44.  Il s’ensuit que, dans la présente affaire, la Cour se bornera à examiner la question de savoir si le non-respect par le requérant de la période de dix jours pendant laquelle la propagande était autorisée, pouvait justifier l’ingérence en cause.

    ii.  Existence d’un besoin social impérieux rendant l’ingérence nécessaire

    45.  La Cour doit rechercher si les organes de l’État ont utilisé la marge d’appréciation qui leur est reconnue en matière d’organisation des élections municipales sans restreindre le droit à la liberté d’expression d’une façon disproportionnée aux buts poursuivis par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention (voir paragraphe 40, ci-dessus). Ce faisant, la Cour examinera, d’une part, le choix du législateur d’instaurer des règles générales limitant dans le temps la présentation par les candidats de leur programme et, d’autre part, l’application par les juridictions de ces règles dans le cas du requérant.

    46.  La Cour note que le Gouvernement n’a pas expliqué en quoi il serait utile de limiter la propagande électorale aux dix jours précédant les élections et qu’il s’est borné à affirmer que la réglementation des élections est d’une importance capitale. Elle procédera donc à son propre examen de la cause.

    47.  En ce qui concerne les choix législatifs à l’origine de la mesure, la Cour constate d’abord que l’article 49 de la loi no 298 sur les élections garantit, dans sa première phrase, le droit de faire de la propagande électorale. L’examen des travaux parlementaires ayant présidé à l’élaboration de la loi montre que, pour le législateur, le fait d’instaurer une période déterminée de propagande avant les élections visait à faciliter aux candidats la diffusion de leurs opinions à un large public par des moyens de grande envergure, tels que des manifestations en plein air, en allégeant les formalités habituelles.

    48.  La Cour constate également que la période pendant laquelle la propagande est autorisée a été raccourcie - par une modification intervenue le 10 septembre 1987 - à dix jours, afin de permettre d’organiser les élections législatives anticipées du 29 novembre 1987.

    49.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il n’est point établi que la période de propagande de dix jours a été prévue par le législateur turc aux fins de limiter toute forme d’expression d’opinions ou d’idées relatives aux élections municipales en dehors de ce délai. Les modifications apportées en 2010 à la loi no 298, précisant clairement que la propagande électorale dans la presse écrite ou sur internet pouvait se faire librement jusqu’à la fin de la période de propagande (sans définir un point de départ de celle-ci) et que la distribution des tracts, brochures ou autres objets publicitaires portant les symboles des partis politiques était libre pendant la période électorale (en général trois mois avant les élections), confortent la Cour dans cette déduction.

    50.  La Cour observe en revanche que, avant les modifications de 2010 et en l’absence de tout critère complémentaire explicite, les autorités judiciaires risquaient de réprimer au pénal toute forme d’expression relative aux élections municipales qui aurait été antérieure à la période de propagande électorale fixée à l’article 49 de la loi no 298.

    51.  Quant à l’application par les autorités judiciaires de la disposition précitée dans le cas du requérant, la Cour relève que celles-ci ne semblent pas avoir procédé à un examen concret de la nécessité de l’interdiction litigieuse pour le bon déroulement des élections. À tout le moins, la motivation de leurs décisions ne contient aucune trace d’un tel examen. La Cour ne peut que noter que l’interprétation stricte faite par les autorités judiciaires de la disposition concernant la période autorisée de propagande a eu pour effet d’empêcher le requérant de s’exprimer en dehors de cette période sur des sujets relatifs aux services publics assurés par les municipalités, alors qu’il avait l’intention de se présenter aux élections municipales devant avoir lieu un an plus tard.

    52.  Les exemples, mentionnés par le requérant et non contredits par le Gouvernement, d’autres candidats aux élections municipales qui s’étaient exprimés sur leur candidature et leur programme près de six mois avant les élections municipales montrent que, dans la pratique, les autorités judiciaires n’ont pas toujours interprété l’article 49 de la loi no 298 dans le sens d’une suppression totale de la liberté de s’exprimer sur des sujets présentant un lien avec les élections municipales avant les dix jours précédant le scrutin.

    53.  Dans ces conditions, la Cour ne peut considérer comme établi qu’un besoin social impérieux nécessitait de restreindre à dix jours avant les élections la durée pendant laquelle le requérant pouvait s’exprimer librement sur un sujet relatif aux services municipaux, même s’il présentait un lien avec les élections municipales à venir.

    iii.  Proportionnalité

    54.  La Cour observe en outre que le requérant a purgé treize jours de détention effective et quatorze jours de liberté conditionnelle à la suite de sa condamnation au pénal. Elle estime que, par sa nature et sa lourdeur, la sanction privative de liberté infligée au requérant a constitué une ingérence disproportionnée aux buts légitimes poursuivis par les autorités nationales compétentes. Le fait que la peine d’emprisonnement prononcée à l’origine contre le requérant avait été commuée en une amende, d’un montant que, faute de ressources, le requérant n’a pu acquitter, ne change rien à la gravité de la sanction qui lui a été infligée.

    iv.  Conclusion

    55.  Eu égard aux considérations ci-dessus, la Cour estime que les mesures incriminées, à savoir la condamnation du requérant à une peine privative de liberté et sa détention effective pendant treize jours, ne répondaient pas à un besoin social impérieux, qu’elles n’étaient pas, en tout état de cause, proportionnées aux buts légitimes poursuivis et que, de ce fait, elles n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.

    Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

    56.  Sur la base des mêmes faits, le requérant se plaint également d’une violation de l’article 14 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1.

    57.  Quant au grief tiré de la violation de l’article 3 du Protocole no 1, la Cour rappelle que cet article ne s’applique qu’aux élections du « corps législatif » (voir, par exemple, Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 53, série A no 113). Ce grief doit donc être déclaré irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

    58.  Quant au grief tiré de la violation de l’article 14 de la Convention, la Cour relève que ce grief est étroitement lié à celui examiné sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Il convient donc de le déclarer également recevable. Cependant, ayant conclu à une violation de l’article 10, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le bien-fondé de celui-ci.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    59.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    60.  Le requérant n’a pas présenté de demande de satisfaction équitable dans les délais définitifs requis, conformément aux exigences du règlement de la Cour. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,

    1.  Joint au fond les exceptions du Gouvernement relatives à l’inapplicabilité de l’article 10 de la Convention en l’espèce et au non-épuisement des voies de recours internes à l’égard du grief tiré de cette disposition, et les rejette ;

     

    2.  Déclare la Requête recevable quant aux griefs tirés des articles 10 et 14 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

     

    4.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 octobre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
            Greffier                                                                               Président


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