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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> DINC AND OTHERS v. TURKEY - 34098/05 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 1225 (13 November 2014)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/1225.html
Cite as: [2014] ECHR 1225

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE DİNÇ ET AUTRES c. TURQUIE

     

    (Requête no 34098/05)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    13 novembre 2014

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Dinç et autres c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Guido Raimondi, président,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Helen Keller,
              Paul Lemmens,
              Egidijus Kūris,
              Robert Spano, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 octobre 2014,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 34098/05) dirigée contre la République de Turquie et dont cinq ressortissantes turques de cet État, Mmes Nursen Dinç, Birsen Mutlu, Aynur Sever, Neşe Dinç et Fatmagül Dinç (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 16 septembre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérantes ont été représentées par Me A. Sakmar, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Les requérantes allèguent en particulier une violation de l’article 1 du Protocole no 1, en raison de l’annulation de leur titre de propriété sans indemnisation.

    4.  Le 14 novembre 2011, la Requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Les requérantes sont nées respectivement en 1950, 1952, 1960, 1962 et 1931 et résident à Istanbul.

    6.  Les requérantes étaient propriétaires de la parcelle no 2217, d’une superficie de 2 148 m2, située à Marmara Ereğlisi (Tekirdağ). Plusieurs bâtiments avaient été édifiés sur ce terrain conformément au permis de construire délivré par la municipalité.

    7.  Le 29 novembre 1996, le Trésor public (« le Trésor ») intenta une action devant le tribunal de grande instance de Marmara Ereğlisi (« le tribunal ») en vue d’obtenir l’annulation du titre de propriété des requérantes et la démolition des bâtiments édifiés sur ce terrain au motif qu’une partie du terrain faisait partie de la bande littorale et ne pouvait être l’objet d’une propriété privée à ce titre.

    8.  Le même jour, le tribunal de grande instance de Marmara Ereğlisi prit une mesure conservatoire concernant les biens des requérantes et ordonna l’inscription d’une mention à cet égard au registre foncier.

    9.  Au cours de la procédure, le tribunal releva que les tracés du littoral effectués en 1980 et 1984 étaient devenus caducs et que le nouveau tracé n’avait pas été effectué par la préfecture conformément aux articles 5 et 9 de la loi sur le littoral, malgré les demandes formulées en ce sens. Il précisa que selon l’arrêt de l’assemblée générale d’harmonisation jurisprudentielle de la Cour de cassation du 28 novembre 1997, il appartenait aux juridictions judiciaires de déterminer le tracé de la bande littorale en matière de droit de propriété. À la lumière de cet arrêt et tenant compte du défaut de la préfecture de délimiter un tracé conformément à la nouvelle loi sur le littoral, le juge ordonna plusieurs expertises pour déterminer le nouveau tracé de la bande littorale.

    10.  Le 17 mai 2004, s’appuyant sur le rapport d’expertise du 30 mars 2004, le tribunal releva que la parcelle litigieuse faisait partiellement partie de la bande littorale et annula le titre de propriété des requérantes concernant 998,11 m2. Il ordonna également la démolition des bâtiments érigés sur la partie concernée.

    11.  Le 22 février 2005, la Cour de Cassation confirma le jugement de première instance. Le 5 mai 2005, elle rejeta la demande de rectification d’arrêt.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    12.  Le Gouvernement a soumis à l’examen de la Cour plusieurs exemples de jugements et arrêts des tribunaux internes et de la Cour de cassation rendus depuis 2007 et dans lesquels il a été établi que les intéressés privés de leur bien situé sur la bande littorale avaient acquis de bonne foi le bien en question en se fiant au registre foncier et, de ce fait, il y avait lieu de les indemniser en raison de l’annulation de leur titre de propriété.

    Plus tard, concernant le délai de prescription pour les actions en indemnisation, le 15 juillet 2011, la première chambre civile de la Cour de cassation, spécialisée dans les affaires de biens situés sur le littoral, a décidé que toute personne dont le titre de propriété avait été annulé et inscrit au registre foncier au nom du Trésor public pouvait introduire une action en réparation dans un délai de dix ans, conformément à l’article 125 du code des obligations.

    La même chambre civile a réitéré cette jurisprudence dans deux autres arrêts similaires rendus le même jour (E. 2011/6324-K. 2011/8361 et E. 2011/4661-K. 2011/8362).

    13.  Pour de plus amples renseignements sur l’évolution jurisprudentielle de la Cour de cassation, voir la décision Mehmet Altunay c. Turquie (n42936/07, §§ 20-28, 17 avril 2012).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

    14.  Les requérantes allèguent avoir été privées de leur titre de propriété au profit du Trésor public sans avoir été indemnisées comme l’exigerait l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

    « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. (...) »

    15.  Le Gouvernement soutient que les requérantes n’ont pas épuisé les voies de recours administratifs et civils disponibles en droit turc. À cet égard, il explique que les requérantes auraient eu la possibilité de former un recours devant le tribunal administratif en vue d’obtenir une indemnité en vertu des dispositions pertinentes de la Constitution et de l’article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative. Selon le Gouvernement, elles pouvaient aussi obtenir réparation en se fondant sur l’article 1007 du code civil en vertu duquel l’État est responsable de tout dommage résultant de la tenue des registres fonciers.

    16.  Afin de soutenir ses observations, le Gouvernement a soumis des exemples de jugements rendus par la Cour de cassation et dans lesquels le droit à des indemnités des personnes privées de leur titre de propriété avait été reconnu. La Cour de cassation en se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans les motifs de ces arrêts, a établi que l’État avait une responsabilité objective pour la tenue des registres fonciers selon l’article 1007 du code civil.

    17.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. À cet égard, elle souligne que tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que l’article 35 § 1 a pour finalité de ménager en principe aux États contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre eux (Vučković et autres c. Serbie [GC], n17153/11, § 72, 25 mars 2014).

    18.  La Cour relève qu’un examen du droit et de la jurisprudence interne pertinente révèle l’existence d’un recours en indemnisation pour les personnes privées de leurs biens en particulier située comme dans l’espèce sur la bande littorale. De plus, la Cour observe que dans les exemples de jurisprudences soumis à son examen, la Cour de cassation ainsi que certains tribunaux internes se référaient à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant la nécessité de dédommagement des personnes privées de leur droit de propriété en faveur du Trésor public pour garder le juste équilibre entre la protection de la propriété et les exigences de l’intérêt général. La haute juridiction a confirmé cette jurisprudence dans plusieurs arrêts rendus ultérieurement.

    19.  La Cour de cassation est également revenue sur la question du délai de prescription pour l’introduction d’un recours en indemnisation devant les juridictions internes, et au mode de calcul du montant de l’indemnité, toujours pour l’interprétation et l’application de l’article 1007 du code civil. Selon la récente jurisprudence, à présent, les personnes privées de leur titre de propriété au profit du Trésor public au motif que leur bien immobilier faisait partie du littoral peuvent introduire un recours pour demander une indemnité correspondant à la valeur réelle du bien dans un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le jugement les privant de leur titre de propriété est devenu définitif. Il ressort des jurisprudences nationales que le tribunal compétent doit évaluer le montant de l’indemnité en fonction du sujet, de la nature, de la valeur du bien immobilier en cause, des éventuels revenus fonciers et du prix de terrains similaires.

    20.  La Cour a admis dans sa décision Mehmet Altunay (précitée) que cette voie de recours est désormais régulièrement exercée et que les juridictions internes appliquent souvent la disposition précitée en se référant à l’article 1 du Protocole no 1 et à la jurisprudence de la Cour. On peut donc affirmer que cette jurisprudence est aujourd’hui bien établie.

    21.  Aussi la Cour, considère-t-elle qu’à l’heure actuelle le recours en indemnisation fondé sur l’article 1007 du code civil, a acquis un degré de certitude juridique suffisant pour pouvoir et devoir être utilisé aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention (voir les exemples des jugements internes et références aux paragraphes 12-13 ci-dessus).

    22.  Dans la présente affaire, les requérantes peuvent donc bénéficier de cette évolution jurisprudentielle pour demander une indemnisation dans le cadre de l’article 1007 du code civil. À cet égard, la Cour observe qu’elles peuvent introduire un recours en indemnisation dans un délai de dix ans à partir du 5 mai 2005.

    23.  À la lumière de ce qui précède, et conformément à sa jurisprudence en la matière, la Cour ne décèle aucune circonstance exceptionnelle de nature à les dispenser de l’obligation d’épuiser cette voie de recours (Mehmet Altunay, précitée, § 37).

    24.  Il s’ensuit que le grief des requérantes doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention pour non-épuisement des voies de recours internes.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 RELATIVE À LA DURÉE DE LA PROCÉDURE CIVILE

    25.  Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérantes dénoncent la durée de la procédure civile devant les juridictions internes. Cette disposition est ainsi libellée dans sa partie pertinente :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

    26.  Le Gouvernement conteste l’allégation des requérantes.

    A.  Sur la recevabilité

    27.  La Cour fait observer qu’un nouveau recours en indemnisation a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012). Elle rappelle que, dans sa décision Müdür Turgut et autres c. Turquie (no 4860/09, 26 mars 2013), elle a déclaré irrecevable une nouvelle Requête, faute pour les requérants d’avoir épuisé les voies de recours internes, en l’occurrence le nouveau recours. Pour ce faire, elle a considéré notamment que ce nouveau recours était, a priori, accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement pour les griefs relatifs à la durée de la procédure.

    28.  La Cour rappelle toutefois que dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan (précité, § 77) elle a précisé notamment qu’elle pourra poursuivre, par la voie de la procédure normale, l’examen des Requêtes de ce type déjà communiquées au Gouvernement. Elle note en outre que le Gouvernement n’a pas soulevé en l’espèce une exception portant sur ce nouveau recours. À la lumière de ce qui précède, la Cour décide de poursuivre l’examen de la présente Requête.

    29.  Partant, la Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    30.  La Cour observe que la Requête soulève un problème quant au délai de la procédure d’annulation du titre de propriété devant les tribunaux civils. À cet égard, elle constate que la procédure qui a débuté le 29 novembre 1996 pour se terminer le 5 mai 2005 ; a ainsi duré près de huit ans et six mois pour deux instances juridictionnelles.

    31.  Elle rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], n35382/97, § 19, CEDH 2000-IV, et Frydlender c. France [GC], n30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

    32.  La Cour constate que l’affaire a été pendante devant la juridiction de première instance pendant près de huit ans et demi. Le Gouvernement n’offre d’autre explication que la complexité de l’affaire, qui aurait requis un examen détaillé, y compris des expertises sur place. Si l’affaire a effectivement présenté une certaine complexité, la Cour ne saurait toutefois admettre que cette complexité puisse justifier un délai tel que celui constaté en l’espèce. Le Gouvernement n’offrant pas d’autres explications, la Cour, compte tenu de sa jurisprudence en la matière, estime que la durée de la procédure litigieuse est excessive et qu’elle n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable » (Ümmühan Kaplan, précité, §§ 48-49).

    33.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    34.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    35.  Les requérantes réclament 30 040,53 euros (EUR) pour le manque à gagner correspondant aux loyers des immeubles se trouvant sur le terrain et 477 705 EUR au titre du préjudice matériel. En outre, elles demandent 10 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elles auraient subi.

    36.  Le Gouvernement conteste ces montants.

    37.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacune des requérantes 2 000 EUR au titre du préjudice moral.

    B.  Frais et dépens

    38.  Les requérantes demandent, preuves à l’appui, 3 207,14 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.

    39.  Le Gouvernement considère que ces prétentions sont excessives.

    40.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour accorde 3 000 EUR conjointement aux requérantes.

    C.  Intérêts moratoires

    41.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la Requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention relative à la longueur de la procédure interne et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser à Nursen Dinç, Birsen Mutlu, Aynur Sever, Neşe Dinç et Fatmagül Dinç dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

    i)  2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à chaque requérante pour dommage moral ;

    ii)  3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, aux requérantes conjointement pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 novembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
            Greffier                                                                               Président


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