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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MORAR v. ROMANIA - 25217/06 - Chamber Judgment (French Text) [2015] ECHR 668 (07 July 2015) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/668.html Cite as: [2015] ECHR 668 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MORAR c. ROUMANIE
(Requête no 25217/06)
ARRÊT
STRASBOURG
7 juillet 2015
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Morar c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall,
président,
Luis López Guerra,
Ján Šikuta
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Branko Lubarda, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 25217/06) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Ioan T. Morar (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 juin 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me D. Costea, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Ciută, du ministère des Affaires étrangères, puis par Mme I. Cambrea, qui l’a remplacée dans ses fonctions.
3. Le requérant se plaint en particulier d’une violation de sa liberté d’expression journalistique en raison de sa condamnation pénale pour avoir écrit des articles, parus en 2004, dans le contexte des élections présidentielles, sur le conseiller politique d’une candidate potentielle.
4. Le 24 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. À la suite du déport de Mme Iulia Antoanella Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné M. Luis López Guerra pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1956 et réside à Bucarest. Il est journaliste de son état.
A. Les articles incriminés
6. Les 24 février, 16 et 30 mars 2004, l’hebdomadaire satirique Academia Caţavencu publia plusieurs articles écrits par le requérant, dans le contexte de la présentation des candidatures pour les élections présidentielles de 2004, et concernant, entre autres, V.G., le conseiller politique d’une candidate potentielle. Les articles étaient intitulés :
- « Infamie ou coup de bluff ? Sur les épaules et les épaulettes de qui pleure la veuve [R.] ? - Un fantôme LIE-DIE à Cotroceni » (Mişe-LIE sau lovitură de staff ? Pe umerii şi pe epoleţii cui plânge văduva Roberts - O fantomă LIE-DIE la Cotroceni) ;
- « Une lettre interceptée : Eugène Ionesco à Mircea Eliade, à propos de [G.] » (O scrisoare interceptată : Eugen Ionescu către Mircea Eliade, despre [G.]) ;
- « [L.] sauve la Roumanie, scénario d’agent secret [de l’ancienne Securitate] avec béret » ([L.] salvează România, scenariu de securist cu bască) ;
- « L’espion est parti, le traître est resté. La pomme ne tombe pas loin de l’arbre, en Amérique non plus » (A plecat spionul, a rămas trădătorul. Aşchia nu sare departe nici în America).
7. Les articles parlaient de la candidature potentielle de L.R. aux élections présidentielles roumaines. Le requérant mentionnait V.G., homme d’affaires américain d’origine roumaine, parmi les conseillers politiques de la candidate potentielle.
V.G. déposa une plainte pénale pour diffamation contre le requérant.
1. Le contenu du premier article
8. Dans le premier article, publié le 24 février 2004, le requérant discutait de la possibilité d’une manœuvre occulte consistant à lancer dans la course électorale une candidate d’apparence pro-occidentale qui aurait pour seul but d’affaiblir les chances du principal candidat de l’opposition, en lui faisant perdre des voix en provenance des électorats féminin et pro-occidental.
9. L’article jetait le doute sur la moralité de V.G., dans le contexte du régime totalitaire en Roumanie, et sur ses véritables intentions. Les deux sous-titres qui couvraient cette partie de l’article étaient « Petit test d’intelligence moyenne » (Mic test de inteligenţă medie) et « [V.G.] fait-il seulement son devoir ? » ([V.G.] îşi face oare numai datoria ?).
10. Les extraits pertinents y relatifs se lisaient ainsi :
Petit test d’intelligence moyenne
« 1. La Securitate a envoyé de nombreux individus à l’étranger, avant 1989, pour diverses actions et sous divers prétextes (cu diverse acoperiri). Un des meilleurs prétextes pour un "infiltré" est, reconnaissons-le, une galerie d’art. C’est un lieu public, tout le monde peut y accéder, ça peut servir de "boîte postale" et, aussi, de "caisse". Les transactions concernant des œuvres d’art peuvent très bien cacher des flux d’argent. En effet, une galerie d’art est une excellente maison conspiratrice. [V.G.] possède une galerie d’art à Washington, la Galerie [A.], dans un endroit bien placé. Vous obtiendrez cinq points pour la bonne réponse !
2. Le rêve en or de toute agence d’espionnage (même de l’espionnage roumain) est de placer un pion au beau milieu de la classe politique du pays visé et d’avoir ainsi accès à des informations qu’elle ne pourrait pas obtenir autrement. Ou même d’influencer, dans une certaine mesure, la prise de décisions politiques de ce pays-là. Réussir à arranger le mariage d’un de ses agents avec la fille d’un homme politique américain est un rêve ! [V.G.] est marié à [E.K.] la fille d’un ancien membre du Congrès des États-Unis, [B.K.]. Là aussi, vous avez l’occasion de gagner cinq points si vous arrivez à la conclusion correcte. »
[G.] fait-il seulement son devoir ?
« Une fois les points gagnés, nous allons plus loin. Dans le milieu roumain de Washington, [V.G.] est connu comme [étant] un type trouble, un ancien lobbyiste [ayant soutenu les idées de I.] immédiatement après la Révolution et un combattant, à peu près au sens propre, contre les dissidents d’avant et d’après [la Révolution]. Mais il est prêt à n’importe quelle sorte de mission dans la mère patrie. À mentionner qu’au moment de son émigration vers les États-Unis, [V.G.] s’appelait [V.A.]. Il a changé de nom à la suite d’une procédure. "Les gars" savent pourquoi. [...] il a essayé de gagner la confiance de [C] et a réussi à tromper certain[e]s [personnes]. Il y a, par ailleurs, des lettres du Sénior qui affirment que [V.G.] est un menteur et que tout ce qu’il a déclaré en son nom sont de pures inventions. Nous pourrons les présenter au procès ! Par la suite, [V.G.] est passé par le quartier général des nationalistes (tabăra "vătraşilor"), étant ami du sénateur PUNR [A.M.] et faisant du lobbying aux États-Unis pour [G.F.]. Il a aussi lutté contre l’ambassadeur [M.], si vous vous rappelez. [...] Nous ne savons pas comment [V.G.] est parvenu à devenir l’ami de [D.M.], mais le livre de ce dernier paru récemment à la maison d’édition de [...] contient un avant-propos écrit par le premier.
[...]
Ce sont ces deux hommes qui sont à la base de la campagne électorale de Mme [L.R.]. [Celle-ci] a annoncé qu’elle allait investir 15 millions de dollars dans cette campagne. [...] Ces lignes ne sont pas une attaque contre elle, elles représentent un effort pour mieux comprendre les ressorts de cette candidature. »
11. L’article se poursuivait avec des propos concernant la candidate potentielle selon lesquels sa fortune avait probablement pour origine les deux héritages dont elle aurait bénéficié de ses époux successifs, qui auraient été beaucoup plus âgés qu’elle. Le requérant discutait aussi des circonstances, considérées comme peu claires, du départ de ladite candidate de la Roumanie, pour les États-Unis, en 1979, ainsi que de ses liens avec deux agents secrets de l’ancien régime, dont un général très connu qui se serait dénoncé lui-même en demandant l’asile politique aux États-Unis. Puis, le journaliste indiquait que la candidate montrait une certaine avarice, eu égard à son train de vie qu’il qualifiait de modeste et à la maigreur d’une bourse qu’elle aurait offerte ; il s’étonnait, par conséquent, de la générosité dont elle aurait fait preuve à débourser 15 millions de dollars dans la campagne.
12. La partie finale de l’article, qui mentionnait à nouveau V.G., était ainsi rédigée :
« Donc, malgré sa parcimonie, [L.R.] annonce qu’elle jette dans la campagne 15 millions de dollars. Dans ce cas, il existe deux explications possibles : soit il ne s’agit pas de son argent, soit elle espère bien récupérer cet argent ultérieurement. Nous affirmons que ce n’est pas son argent. Si ce n’est pas son argent, nous pouvons penser à où mènent les ficelles tirées par [V.G.] Si, par contre, il s’agit bien de son argent, et qu’elle veut le récupérer, un problème se pose (atunci chiar e nasol). Sur son salaire présidentiel, elle ne réussira pas. Alors de quelle source ? Qui peut répondre à cette question aura dix points. Faites le total [des points]. Combien en avez-vous ? C’est clair. Vous n’êtes pas un électeur de [L.R.]. »
2. Le contenu du deuxième article
13. Dans le deuxième article, publié le 16 mars 2004, il était fait référence à une lettre, dont une photocopie de la dernière page était publiée à côté de l’article. Cette lettre aurait été datée de 1982 et envoyée par l’écrivain français, d’origine roumaine, Eugène Ionesco à l’historien et écrivain roumain Mircea Eliade, qui résidait aux États-Unis. L’article indiquait que, selon cette lettre, Eugène Ionesco mettait en garde Mircea Eliade à l’égard de V.G., qu’il croyait être un espion.
14. L’article était ainsi rédigé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« [...] Quand le régime de [I.I.] n’avait aucun ami au monde puisqu’il avait fait venir les mineurs à Bucarest, il avait tout de même un grand ami, aux États-Unis, le douteux [V.G.]. Ce [V.G.] a été pourtant très antipathique à Eugène Ionesco. Pour le dramaturge roumain, [V.G.] avait l’air d’un agent de la Securitate infiltré dans la diaspora (îi mirosise a securist infiltat în diaspora). Un document exceptionnel au sujet du chef de la campagne de [L.R.], signé par Eugène Ionesco.
[V.G.] démasqué (dat în vileag) par Eugène Ionesco
Il n’y a pas longtemps, à la page 3 dédiée à [L.R.], la candidate du Nevada, nous vous présentions un personnage douteux qui occupe la fonction de directeur de campagne de cette dernière. Il s’agit du controversé [V.G.] sur lequel pèse le soupçon d’avoir été un des Roumains envoyés par la Securitate pour des missions dans la diaspora. Et pour vous démontrer que ce n’est pas seulement à nous que [V.G.] semble suspect, nous vous présentons un document exceptionnel : [u]ne lettre de Eugène Ionesco, écrite à Paris, le 18 mai 1982, et adressée à Mircea Eliade, qui résidait à Chicago. Le document se trouve, à présent, dans la bibliothèque de l’Université de Chicago, dans les impressionnantes archives Eliade. La lettre [...] est suivie d’un post-scriptum manuscrit en roumain. La dernière partie de ce post-scriptum, que nous vous présentons en fac-similé, avertit Eliade d’un danger : "Méfiez-vous de [V.G.], qui se présente à tous en mon nom. Il veut faire une "biographie". Je lui ai interdit d’écrire en mon nom, mais il aborde tous mes amis et connaissances comme venant de ma part. C’est un type dangereux, insidieux et, je crois, espion." ».
15. Cet article était accompagné d’une photo de la candidate potentielle aux élections présidentielles et de V.G., intitulée « Photo avec [V.G.] et [L.L.], digne du tableau d’honneur de la SIE » avec le commentaire « C’est comme ça qu’il faut faire ! ». La photo était accompagnée d’une bulle à la manière des bandes dessinées, selon laquelle V.G. disait « Il est absurde de croire ce qu’écrit Eugène Ionesco à mon égard ! Totalement absurde ! Demandez à n’importe quel chroniqueur de théâtre qui s’y connaît de quel courant littéraire font partie ses écrits. ».
3. Le contenu du troisième article
16. Le troisième article, publié le 30 mars 2004, sous le titre « [L.R.] sauve la Roumanie, scénario d’agent secret avec béret » exposait l’existence de divers prétendus liens personnels entre la candidate potentielle précitée et les milieux proches des services secrets roumains.
17. L’article était ainsi rédigé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Les liens jusqu’alors révélés de [L.R.] avec l’ancienne Securitate sont au nombre de deux pour l’instant : [G.V.V.] et [V.G.]. Le premier, nommé chef de toute la Securitate immédiatement après avoir mis en scène le procès de Ceauşescu, est le lien direct entre le milieu présidentiel (cercurile cotroceniste) de [I.I.] et l’initiative impromptue de la républicaine du Nevada de se jeter dans la bataille pour Cotroceni. [L.R.] a reconnu les liens qui l’ont unie à [V.V.], pas seulement au sens métaphysique. Le deuxième, [V.G.], flairé comme [étant un] espion par le nez fin de Eugène Ionesco, nous précise devant qui, dans ces milieux, [L.] se met au garde-à-vous (face drepţi) (le temps où elle couchait avec V.V. étant révolu). Il s’agit de [I.T.], l’actuel adjoint du premier ministre. Le même qui a utilisé [V.G.] pour des actions de lobbying [par le biais de] son épouse [...]. Lorsque [T.] a été débarqué de la tête du SIE, l’onctueux [V.G.] a essayé le plus vite possible de gagner la confiance des milieux du nouveau président [C. ], en entraînant un de ses conseillers en de longues discussions et en lui présentant ses larges possibilités d’action et sa totale absence de scrupules. Sans conséquences - car l’odeur nauséabonde propre aux espions de second voire de troisième rang à la recherche de riches patrons était trop forte et les a tous tenus à bonne distance. Tous, sauf [T.], qui a confié [à V.G.] une nouvelle mission : celle de convaincre les électeurs avec le slogan "Lia sauve la Roumanie" afin de plumer [S.] d’au moins 5 % des voix et de répéter le truc avec [V.], déjà testé aux précédentes élections. En élaborant des combines avec [D.V.], [L.] pourrait donner une façade républicaine au regroupement électoral "pur" de la Securitate. Les intrigues (Lucraturile) de [T.] n’ont pourtant pas la finesse d’exécution des broderies électorales de [H.], mais, au contraire, elles ont une odeur de béret chaud de conducteur de tracteur, à l’image de l’histoire de [L.R.] et de [V.G.], qui rime avec malotru. »
4. Le contenu du quatrième article
18. Le quatrième article, publié aussi le 30 mars 2004, était plus court et indiquait que la candidate potentielle aux élections présidentielles s’était débarrassée de V.G. à la suite de la révélation de la lettre attribuée à Eugène Ionesco. L’article ajoutait que, malgré cela, V.G. n’allait pas « mourir de faim », car son épouse avait un poste bien payé.
Cet article comprenait entre autres les deux sous-titres suivants :
L’espion est parti, le traître est resté !
« [L.R.] a réagi après que [V.G.], son chef de campagne électorale, a été démasqué par Eugène Ionesco, dans une lettre à Mircea Eliade, lettre reproduite dans notre [journal]. Pour ainsi dire, elle a renoncé à un espion, en gardant seulement le traître. Le nom de ce dernier est [D.M.] et celui qui a été trompé est [B.C.]. De toute manière, il paraît que toute cette affaire de candidature n’a été qu’une vitrine pour l’exposition de [D.], qui a d’ailleurs réussi car ses compétences ont été achetées par le parti de [...]. »
La pomme ne tombe pas loin de l’arbre, en Amérique non plus
« Puisqu’on a évoqué son nom, à nouveau, il faut dire aussi que [V.G.], malgré les doutes exprimés par de nombreuses personnes, au premier rang desquelles Eugène Ionesco, et en dépit du congé que [L.R.] lui a donné, n’a pas de raison de se plaindre qu’il va mourir de faim. Il est marié, comme on l’a déjà dit, avec la fille de [...]. »
19. L’article continuait en exposant la carrière dans l’administration publique de l’épouse de V.G., notamment en citant des postes prétendument bien rémunérés qu’elle aurait occupés.
B. Le procès pénal pour diffamation
20. Le 26 avril 2004, V.G., mis en cause dans les articles en question, saisit le tribunal de première instance de Bucarest (« le tribunal de première instance ») d’une plainte pénale du chef de diffamation contre trois journalistes d’Academia Caţavencu, dont le requérant, qu’il accusait d’avoir écrit les articles, à ses yeux diffamatoires, parus les 24 février, 16 et 30 mars 2004.
1. L’acquittement prononcé en première instance
21. Par un jugement du 20 septembre 2005, le tribunal de première instance constata que seul le requérant était l’auteur des articles litigieux, et non les deux autres journalistes assignés en justice. Le tribunal acquitta le requérant au pénal, considérant que les éléments constitutifs de l’infraction de diffamation faisaient défaut et que l’intéressé n’avait donc pas commis le délit en question, et il rejeta les prétentions de la partie demanderesse.
22. Le tribunal motiva l’acquittement du requérant en estimant que les articles incriminés ne contenaient pas d’imputations à caractère diffamatoire. Par ailleurs, il constata que la partie demanderesse s’était engagée dans une démarche politique publique, dans la sphère des acteurs politiques, et qu’elle était, dès lors, exposée au discours critique journalistique.
23. S’agissant du premier article, le tribunal retint que les seules affirmations directes à l’égard de la partie demanderesse, qui correspondaient d’ailleurs à la réalité, visaient le fait qu’il était le propriétaire d’une galerie d’art à Washington et qu’il était marié à la fille d’un ancien membre du Congrès des États-Unis.
24. Le tribunal considéra, en outre, que cet article renfermait une analyse théorique des avantages qu’un agent infiltré pourrait avoir à se cacher sous le couvert d’une galerie d’art et à être introduit au milieu de la classe politique d’un pays étranger. Selon le tribunal, l’article incriminé n’affirmait pas expressément que V.G. était un agent infiltré.
25. Par conséquent, le tribunal estima que le requérant n’avait nullement affirmé que la partie demanderesse avait appartenu aux services secrets de Ceauşescu et que les seules affirmations à l’égard de ladite partie étaient des jugements de valeur, leur intérêt étant justifié par son implication dans le processus de présentation des candidatures aux élections présidentielles roumaines.
26. S’agissant du contenu du deuxième article, le tribunal estima, à l’appui d’une copie de la lettre publiée à côté de l’article, que celui-ci adoptait un ton dubitatif et se rapportait à des affirmations de Eugène Ionesco, que la partie demanderesse ne contestait pas avoir fréquenté. Le tribunal considéra que le requérant n’avait pas eu pour intention de porter atteinte à la dignité de V.G. mais seulement de soumettre au débat public une question d’intérêt général concernant une personne impliquée dans la campagne électorale.
27. S’appuyant sur le raisonnement de la Cour dans l’arrêt Dalban c. Roumanie ([GC], no 28114/95, CEDH 1999-VI), le tribunal jugea que le requérant avait agi dans les limites de la démarche journalistique pamphlétaire et que rien ne prouvait que les éléments décrits dans les articles en cause étaient totalement faux, de sorte qu’il fallait prendre en compte la bonne foi du requérant afin de ne pas décourager le débat public et le rôle de la presse dans une société démocratique.
28. La partie demanderesse forma un pourvoi en recours contre ce jugement, soutenant que les articles renfermaient des imputations factuelles à caractère diffamatoire et que le journaliste était de mauvaise foi.
29. D’après ses arguments, résumés dans la décision du tribunal départemental de Bucarest (« le tribunal départemental ») du 23 décembre 2005, la crainte qui aurait été exprimée par Eugène Ionesco dans la lettre en question n’était pas suffisante pour fonder les affirmations du journaliste.
La partie de la décision en question reprenant les arguments de la partie demanderesse était ainsi libellée :
« Toutes les affaires de la Cour citées par l’inculpé ont un point commun, à savoir que les journalistes se sont fondés sur certaines informations qu’ils avaient (dans l’affaire Dalban, les informations provenaient même de la police). L’inculpé Morar n’a fondé ses affirmations abjectes que sur des suppositions exprimées dans une lettre, qui n’a même pas été présentée devant le tribunal, et dans laquelle figure seulement l’affirmation d’une crainte. Donc ce que Eugène Ionesco ne s’est pas autorisé [à dire], l’inculpé Morar Ioan se l’est autorisé. »
2. La condamnation pénale du requérant
30. Lors des débats tenus devant le tribunal départemental, le 15 décembre 2005, au sujet du pourvoi formé par la partie demanderesse, le représentant du Ministère public plaida en faveur du maintien du jugement rendu en première instance, à savoir pour l’acquittement du requérant. Selon le procès-verbal de l’audience, le procureur avait indiqué que le journaliste ne s’était pas exprimé clairement mais qu’il avait laissé les lecteurs tirer leurs propres conclusions, que les articles incriminés devaient être lus dans leur contexte et que c’était un journal satirique qui les avait publiés.
31. Le 23 décembre 2005, le pourvoi en recours de V.G. fut accueilli par le tribunal départemental, qui condamna le requérant à une amende pénale de 1 000 RON avec sursis. En outre, le tribunal condamna le requérant, au civil, à payer à V.G. des dommages et intérêts au titre du dommage moral subi, d’un montant de 10 000 dollars américains (USD), ainsi qu’à un montant de 16 000 USD au titre des frais de justice. La société éditrice de l’hebdomadaire Academia Caţavencu fut tenue civilement responsable, à titre solidaire, avec le requérant.
32. Le tribunal estima que les articles incriminés avaient porté atteinte à l’honneur et à la réputation de la partie demanderesse. Il considéra que le requérant avait fait des imputations factuelles au sujet de V.G., en le traitant d’espion de l’ancien régime, et il releva que ces imputations touchaient à un domaine par nature couvert par le secret et que le requérant n’avait pas pu en prouver la véracité.
33. S’agissant de la lettre attribuée à Eugène Ionesco, le tribunal la considéra comme « fictive » au motif qu’elle n’avait pas été publiée dès le premier article du 24 février 2004. Il estima, en outre, que le requérant était de mauvaise foi, car il ne s’était pas présenté devant lui pour être entendu.
Enfin, le tribunal établit le montant des dommages et intérêts en prenant en compte le fait que la partie demanderesse avait fait l’objet d’investigations, à la suite de la parution des articles incriminés, par les autorités américaines, sans se référer au résultat de ces investigations.
34. Les paragraphes pertinents en l’espèce de la décision du tribunal départemental se lisaient ainsi :
« Analysant, à la lumière des articles 206 et 207 du code pénal et de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, le contenu des (...) articles incriminés, il n’est pas possible de suivre les conclusions de la première instance selon lesquelles [manquent l’élément matériel de la composante objective de l’infraction de diffamation pour les deux premiers articles et la composante subjective pour le troisième article].
Ces conclusions sont erronées puisque les (...) articles insinuent sans équivoque que la partie [demanderesse] est un espion envoyé par l’ancienne Securitate aux États-Unis pour accomplir de l’espionnage au profit de ce service. Même si l’article initial "revêt" la forme d’un test d’intelligence, il en ressort [incontestablement] que, dans l’opinion du journaliste, il ne s’agit pas d’un doute, mais de la certitude que [V.G.] est un espion, qui réaliserait la mission qui lui aurait été confiée [sous le couvert de] sa galerie d’art. Nous ne nous trouvons pas en présence d’un syllogisme logique informel, dont la conclusion serait laissée à l’appréciation du lecteur, mais d’affirmations catégoriques dont la coïncidence avec la réalité n’est nullement fortuite.
Ces affirmations sont de nature à porter atteinte à l’honneur et à la réputation de la partie [demanderesse] en l’exposant au moins au mépris public, sinon à une sanction de la part des autorités américaines, dans la mesure où elles auraient été prouvées.
Concernant le deuxième article dans lequel [il est] affirmé que la partie [demanderesse] est un personnage douteux, au sujet duquel plane le soupçon qu’il serait un des Roumains envoyés par la Securitate pour des missions dans la diaspora, le tribunal note qu’il est fondé sur une lettre émanant soi-disant de Eugène Ionesco et conservée dans les archives de la bibliothèque de l’Université de Chicago, qui a été présentée en fac-similé en dessous de la photographie de la partie [demanderesse]. Même si l’inculpé Morar Ioan présente cet argument [comme étant] de nature à caractériser la partie [demanderesse en tant qu’]espion, il n’a pas soumis cette lettre en original ou en copie [à l’appui de] son assertion.
Le contenu du troisième article continue sur le [même] thème que les deux premiers [articles], en renforçant l’idée que la partie [demanderesse] est un espion envoyé par l’ancienne Securitate qui, à l’approche de la campagne électorale de 2004, aurait reçu une nouvelle mission de [I.T.] (l’ancien directeur du Service d’informations extérieures).
De l’avis du tribunal, les (...) articles font partie d’une campagne concertée contre la partie [demanderesse] et [leur] contenu représente l’élément matériel de la composante objective de l’infraction de diffamation (elementul material al laturii obiective a infracţiunii de calomnie). Par la suite, la position subjective du journaliste vis-à-vis de la partie [demanderesse] sera analysée, ainsi que son mobile, par rapport au thème des articles.
L’inculpé a essayé de se défendre en invoquant sa bonne foi et le fait qu’il n’a nullement tenté de nuire à la dignité de la partie [demanderesse], mais qu’il a seulement voulu informer l’opinion publique des aspects relatifs à l’activité politique de la partie [demanderesse]. À l’appui de cette thèse, il a présenté en fac-similé une lettre de Eugène Ionesco adressée à Mircea Eliade, un article repris du Moniteur de Cluj et la copie d’un message électronique.
D’emblée, il faut remarquer que la partie [demanderesse] est un homme d’affaires qui n’est pas impliqué dans la vie politique roumaine. Le fait qu’il allait entrer dans l’équipe de campagne d’un candidat potentiel à la présidence de la Roumanie ne [fait] pas automatiquement [de lui un] homme politique, pour autant que l’intention en cause ne s’est pas matérialisée. De ce point de vue, le tribunal considère que les critiques que le requérant pouvait exprimer à l’égard de la partie [demanderesse] étaient permises seulement dans des limites très réduites, par rapport à celles qu’on aurait pu exprimer à l’égard d’un homme politique.
D’un autre côté, le tribunal note qu’antérieurement à la publication des articles le journaliste ne s’est pas livré à [la recherche d’]une documentation minimale, comme l’exigeait la déontologie professionnelle, de sorte que ses sources d’information ne peuvent pas être vérifiées. La lettre présentée en fac-similé dans l’article du 30 mars 2004 ne peut pas être prise en compte [étant donné] que l’inculpé ne l’a pas présentée au moins en copie afin de [permettre d’]en vérifier la véracité. La simple mention de l’existence de la lettre dans les archives de la bibliothèque de l’Université de Chicago, qui n’est pas étayée par un support matériel, ne peut pas être prise en compte. En ce qui concerne l’article du Moniteur de Cluj, celui-ci ne fait nullement référence à l’activité professionnelle de la partie [demanderesse], en se limitant à lui apposer l’étiquette de personnage "controversé", alors que le message électronique traite de "mouton noir" la partie [demanderesse] car elle a échoué au lancement de la candidature de [L.R.].
De plus, nous estimons que la lettre de Eugène Ionesco est fictive, ce qui est prouvé par le fait qu’elle n’a pas été présentée dès le premier article du 24 février 2004, alors qu’il aurait été naturel de la présenter afin d’étayer le contenu de l’article.
Par ailleurs, nous observons que l’inculpé n’a pas pu ni essayé de faire la preuve de la véracité de ses affirmations, laquelle, dans le cas concret, aurait été très difficile à apporter eu égard au domaine auquel il s’est référé, par nature couvert par le secret. Les affirmations du journaliste au sujet de la partie [demanderesse] ne font pas partie de la catégorie des jugements de valeur, s’agissant d’affirmations concernant une situation de fait qui n’a été confirmée par aucun moyen. Dans cette perspective, le journaliste ne peut pas [prétexter avoir eu recours à] certaines exagérations, car il s’agit d’affirmations sans fondement réel. Même s’il soutenait dans son premier article qu’il pouvait apporter dans [le cadre d’]un éventuel procès les lettres de Corneliu Coposu qui traitent [V.G.] de menteur, il ne l’a pas fait.
La bonne foi de l’inculpé au moment de la publication des (...) articles doit être examinée aussi par rapport à la position qu’il a adoptée au cours du procès pénal. Même s’il a été légalement cité devant le tribunal de première instance et devant l’instance de recours, l’inculpé ne s’est présenté à aucune audience afin d’être entendu et de prouver sa bonne foi. Il n’a pas non plus, à tout le moins, pris contact avec la partie [demanderesse] antérieurement à la publication des articles, afin de connaître son point de vue au sujet de leur contenu.
Il est évident que les affirmations de l’inculpé concernant l’activité professionnelle de la partie [demanderesse] ont un caractère extrêmement grave, qui n’a pas été justifié par le seul intérêt public envers la personne [demanderesse] par un commencement de preuve ou l’apparence de véracité des affirmations. De l’avis du tribunal, aucune des deux conditions n’est remplie, car, comme précisé auparavant, [V.G.] n’était pas une personnalité publique dont l’activité intéressait l’opinion publique, et, même si on disait qu’il en était une, les affirmations [litigieuses] n’ont nullement été étayées.
Dès lors, il n’est pas possible d’admettre que l’inculpé ne se serait pas rendu compte du fait qu’il porterait atteinte à l’honneur et à la réputation [de la partie demanderesse] par la publication de ces articles. La gravité des affirmations et leurs conséquences sur la partie [demanderesse], notamment les vérifications faites par le FBI, confirmées par des témoins, démontrent que la conséquence immédiate définissant l’infraction s’est bien produite.
En pareille situation, il existe un conflit entre la liberté d’expression dont jouit la presse dans une société démocratique et la protection de la vie privée, toutes deux garanties par l’article 10 et l’article 8, respectivement, de la [Convention européenne des droits de l’homme].
La liberté d’expression, soit-elle de la presse, n’a pourtant pas un caractère absolu, étant limitée par les dispositions de l’article 10 § 2 de la Convention [selon lesquelles] la restriction devrait être prévue par la loi, poursuivre un but légitime et apparaître comme nécessaire dans une société démocratique. Les deux premières conditions étant remplies de toute évidence, il faut noter que la nécessité de la restriction réside dans le contenu même des articles diffamatoires. Il faut avoir égard à la gravité des affirmations, à la personne à l’égard de laquelle elles ont été faites et à la manière dont le journaliste a entendu respecter la déontologie professionnelle.
La liberté d’expression ne peut pas s’étendre jusqu’à affirmer, au sujet d’une personne respectable, qu’elle est un espion, que l’activité commerciale qu’elle exerce est un paravent pour couvrir une activité d’espionnage et que, pour la réaliser, elle aurait épousé la fille d’un ancien membre du Congrès américain, tout cela en l’absence d’indices sérieux [montrant] que ces affirmations sont [réelles] ou auraient l’apparence de la réalité. Dans cette situation, l’ingérence est justifiée et doit être proportionnelle au but visé.
Par conséquent, le tribunal estime que le journaliste a exercé sa profession en dépassant les limites de la liberté d’expression et qu’il a agi, subjectivement, dans l’intention de porter atteinte à la partie [demanderesse] en acceptant les conséquences nuisibles de ses actions. »
35. Le tribunal départemental considéra que c’était par « intention indirecte » (intenție indirectă) que le requérant avait commis la diffamation. Il établit la peine en prenant en compte plusieurs circonstances, notamment le danger social concret issu de l’infraction, « découlant de son mode opératoire, à savoir la publication de plusieurs articles relatifs à l’activité professionnelle de la partie [demanderesse] », mais aussi d’autres éléments comme le fait d’avoir fait publier lesdits articles au cours d’une année électorale et les conséquences générées. La peine fut, en outre, établie « aussi par rapport à la personne de l’inculpé », qui ne présentait pas d’antécédents pénaux et était un « journaliste connu et apprécié », et fixée au minimum spécial prévu par la loi, « afin de ne pas décourager l’inculpé de continuer son activité journalistique ».
36. Le requérant s’acquitta en deux fois, les 8 décembre 2009 et 25 mai 2011, de sa dette envers V.G., y compris des frais d’exécution forcée. Il paya en tout 19 262 USD et 9 331 RON, ainsi que 8 343,55 RON au titre des frais d’exécution forcée et 3 559,30 RON au titre des honoraires de l’expert ayant évalué l’immeuble précité aux fins de la procédure de partage.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
37. L’essentiel de la réglementation interne pertinente en l’espèce, en vigueur à l’époque des faits, à savoir des extraits du code pénal (« le CP »), du code civil et du code de procédure pénale, est décrit dans les affaires Boldea c. Roumanie (no 19997/02, §§ 16-18, 15 février 2007), Constantinescu c. Roumanie (no 28871/95, § 37, CEDH 2000-VIII) et Ileana Constantinescu c. Roumanie (no 32563/04, §§ 23-24, 11 décembre 2012).
38. La loi no 278 du 4 juillet 2006 portant modification du code pénal et d’autres lois (« la loi no 278 ») abrogea les articles 205 à 207 du CP incriminant l’insulte et la diffamation.
39. Par une décision no 62/2007 du 18 janvier 2007, la Cour constitutionnelle roumaine déclara inconstitutionnelle la loi no 278 ayant abrogé les articles 205 à 207 du CP incriminant l’insulte et la diffamation, au motif que la réputation des personnes, telle que garantie par la Constitution, devait nécessairement être protégée par des sanctions de droit pénal.
40. À la suite de cette décision se développa une pratique judiciaire divergente de la part des juridictions nationales, dont une partie considérait, sur la base de la décision précitée de la Cour constitutionnelle, que les dispositions incriminant la diffamation et l’insulte n’étaient pas abrogées et les estimait applicables aux plaintes pénales pour diffamation ou insulte, alors qu’une autre partie estimait que ces dispositions restaient abrogées, ne pouvant plus constituer le fondement légal de condamnations pénales, en dépit du constat d’inconstitutionnalité fait à leur égard par la Cour constitutionnelle.
41. Afin de mettre fin à cette pratique divergente, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») a été saisie d’un recours en interprétation (recurs în interesul legii). Par un arrêt du 18 octobre 2010, la Haute Cour, siégeant en formation plénière (Secţii unite), a jugé que l’insulte et la diffamation avaient été dépénalisées et n’avaient pas été incriminées à nouveau par la suite. La Haute Cour a considéré, à cet égard, que le principe de la légalité des délits (nullum crimen sine lege) inscrit dans la législation nationale s’opposait à la réactivation des articles 205 à 207 du CP, comme effet de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, en l’absence du niveau exigé de prévisibilité. Par ailleurs, elle a indiqué que, selon le droit interne, il était interdit de remettre en vigueur une loi, qui avait été abrogée, par la voie de l’abrogation de sa loi d’abrogation.
L’arrêt de la Haute Cour est ainsi libellé dans son dispositif :
« Le recours en interprétation (...) est accueilli et il est décidé que :
Les dispositions d’incrimination de l’insulte et de la diffamation comprises dans les articles 205 et 206 du code pénal, ainsi que les dispositions de l’article 207 du code pénal, concernant la preuve de la vérité, abrogées par l’article I, point 56 de la loi no 278/2006, qui a été déclaré inconstitutionnel par la décision no 62 du 18 janvier 2007 de la Cour constitutionnelle, ne sont pas en vigueur. (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
42. Le requérant allègue que, du fait de sa condamnation pénale pour diffamation à l’égard de V.G., il a subi une entrave à sa liberté d’expression contraire selon lui à l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
43. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
44. Le requérant estime que sa condamnation pénale pour diffamation s’est faite en l’absence de preuves, et il précise qu’il appartenait à l’accusation de les fournir, y compris au sujet de sa prétendue mauvaise foi. Il indique, à cet égard, que le fait de ne pas s’être présenté personnellement à son procès n’aurait pas dû fonder le constat relatif à sa culpabilité pénale : en statuant différemment, le tribunal départemental aurait méconnu la présomption d’innocence. Le requérant explique qu’il n’a pas été en mesure de comparaître en raison de son activité journalistique très prenante, qui aurait souvent exigé sa présence sur le terrain.
45. Le Gouvernement invite tout d’abord la Cour à tenir compte des modifications opérées dans la législation pénale en Roumanie postérieurement à la date des faits de la présente affaire, notamment par la suppression, par la voie de l’abrogation, des infractions de diffamation et d’insulte.
46. S’agissant du fond de l’affaire, le Gouvernement estime que les articles litigieux contenaient des imputations factuelles et des jugements de valeur, qui ne reposaient pas sur une base factuelle minime. Il considère, en outre, que l’arrêt rendu le 23 décembre 2005 par le tribunal départemental a été amplement motivé. Il expose que la différence de vues entre les juges du tribunal départemental et ceux du tribunal de première instance était expliquée de manière détaillée. Dès lors, à ses yeux, la condamnation du requérant reposait sur des motifs pertinents et suffisants. À cet égard, le Gouvernement soutient que le but légitime poursuivi par cette condamnation était la protection de la réputation de V.G., précisant que celui-ci était un homme d’affaires n’ayant aucune implication dans la vie politique roumaine, dès lors que son intention de rejoindre l’équipe de campagne de l’un des candidats potentiels aux élections présidentielles de 2004 ne s’était pas matérialisée. Il considère en outre que les affirmations du requérant concernant V.G. étaient extrêmement graves et n’étaient confirmées par aucun élément de preuve, puisque la lettre présentée comme étant à l’origine des propos litigieux, prétendument écrite par Eugène Ionesco, n’avait pas été produite devant le tribunal.
47. Enfin, le Gouvernement estime que la condamnation pénale infligée au requérant était proportionnée au but légitime poursuivi, étant donné que l’amende pénale était fixée au minimum pour ne pas décourager l’intéressé d’exercer son activité journalistique et que, à ses yeux, le montant des dommages et intérêts n’était pas déraisonnable eu égard aux critères indiqués par la Cour dans les affaires Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni (13 juillet 1995, série A no 316-B), Pakdemirli c. Turquie (no 35839/97, 22 février 2005) et Independent News and Media et Independent Newspapers Ireland Limited c. Irlande (no 55120/00, CEDH 2005-V (extraits)).
2. L’appréciation de la Cour
48. La Cour note en l’espèce que le requérant, journaliste dans un hebdomadaire satirique, a été condamné à une amende pénale pour diffamation à l’égard de V.G., partie demanderesse dans la procédure interne, du fait de la parution d’articles écrits par lui dans trois numéros consécutifs de cet hebdomadaire, en février et mars 2004, et qu’il a été également condamné civilement à la réparation du préjudice moral subi par ladite partie et au remboursement des frais de justice exposés par elle.
49. La Cour rappelle les principes qui se dégagent de sa jurisprudence relative à la liberté d’expression résumés, entre autres, dans l’arrêt Cumpănă et Mazăre c. Roumanie ([GC], no 33348/96, §§ 88-91, CEDH 2004-XI) et, plus récemment, dans l’arrêt Mika c. Grèce (no 10347/1, §§ 27-33, 19 décembre 2013).
50. En l’espèce, il n’est pas contesté que la condamnation pénale litigieuse, assortie de l’obligation de payer des dommages et intérêts, constituait « une ingérence d’une autorité publique » dans le droit du requérant à la liberté d’expression, qu’elle était « prévue par la loi » - à savoir par l’article 206 du CP en vigueur à l’époque des faits, incriminant la diffamation, couplé à l’article 998 du code civil régissant la responsabilité civile délictuelle - et qu’elle poursuivait un but légitime - à savoir « la protection de la réputation d’autrui ». Reste donc à savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
51. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article de la Convention concerné les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par la disposition de la Convention en question (Niculescu-Dellakeza c. Roumanie, no 5393/04, § 58, 26 mars 2013, et les arrêts y cités).
52. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997-I). Outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 de la Convention protège leur mode d’expression (Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 57, série A no 204).
53. Dans le cas d’espèce, les articles incriminés portaient, en effet, sur des thèmes d’intérêt général et particulièrement actuel pour la société roumaine, quelques mois avant la tenue des élections présidentielles de 2004, à savoir les stratégies électorales déployées et les profils des candidats potentiels à ces élections et de leur entourage politique, notamment concernant la question de la collaboration de ces personnes avec l’ancienne Securitate (concernant ce dernier aspect, voir Ieremeiov c. Roumanie (no 2), no 4637/02, § 41, 24 novembre 2009, et Andreescu c. Roumanie, no 19452/02, § 90, 8 juin 2010).
54. À cet égard, il convient de rappeler que les limites de la critique admissible à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, sont plus larges qu’à l’égard d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, et Băcanu et SC « R » S.A. c. Roumanie, no 4411/04, § 92, 3 mars 2009).
55. Ce principe visant les hommes politiques vaut pour tout personnage public, à savoir toute personne qui fait partie de la sphère publique, que ce soit par ses actes ou par sa position même (Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 37, 26 février 2002, et Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, § 36, 14 décembre 2006). Autrement dit, il y a lieu de distinguer entre des personnes privées et des personnes agissant dans un contexte public, en tant que personnalités politiques ou personnes publiques (Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, §§ 32-41, 19 juin 2012).
56. En l’espèce, les juridictions nationales sont parvenues à des conclusions sensiblement différentes quant à l’appréciation de la qualité de V.G., partie demanderesse dans la procédure interne. De l’avis du tribunal départemental, V.G. était un homme d’affaires qui n’était pas impliqué dans la vie politique roumaine. Le tribunal départemental a ainsi estimé, contrairement au tribunal de première instance, que le fait que V.G. se préparait à entrer dans l’équipe de campagne d’un candidat potentiel à la présidence de la Roumanie ne faisait pas automatiquement de lui un homme politique, pour autant que l’intention en cause ne s’était pas matérialisée. De ce point de vue, le tribunal départemental a considéré que les critiques que le requérant pouvait exprimer à l’égard de la partie demanderesse étaient permises seulement dans des limites très réduites, par rapport à celles qu’on aurait pu exprimer à l’égard d’un homme politique.
57. Eu égard à la marge d’appréciation des juridictions nationales, la Cour juge peu convaincant le raisonnement du tribunal départemental consistant à exclure complètement de la sphère politique la partie demanderesse susmentionnée, alors que celle-ci n’avait jamais nié son implication dans la préparation de la candidature projetée de L.R. aux élections présidentielles de 2004. Tout en admettant que la partie demanderesse n’était pas un homme politique, la Cour considère, à l’instar du tribunal de première instance, qu’à l’époque des faits ladite partie s’était engagée dans une démarche politique publique (Tănăsoaica, précité, §§ 45-46). Dès lors, les limites de la critique admissible devaient être plus larges à son égard.
58. La Cour rappelle, en outre, que le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général est protégé à condition qu’ils agissent de bonne foi, sur la base de faits exacts, et qu’ils fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (voir, entre autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999-I). Le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias, également s’agissant de questions d’un grand intérêt général, même s’il leur est néanmoins permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006-XIII).
59. Il convient ensuite de rappeler la jurisprudence désormais bien établie de la Cour selon laquelle il y a lieu, pour apprécier l’existence d’un « besoin social impérieux » propre à justifier une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, de distinguer avec soin entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (De Haes et Gijsels, précité, § 42). Certes, lorsqu’il s’agit d’allégations sur la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II).
60. Selon l’interprétation faite en l’occurrence par le tribunal de première instance, les articles incriminés contenaient des informations à caractère général et des allusions formulées sur un ton dubitatif et revêtant les caractéristiques du discours pamphlétaire, mais non des accusations directes. En revanche, de l’avis du tribunal départemental, les articles insinuaient sans équivoque que la partie demanderesse dans la procédure interne était un espion envoyé par l’ancienne Securitate aux États-Unis pour accomplir une mission au profit de ce service, sous le couvert de sa galerie d’art.
61. La Cour constate que les propos exprimés à tout le moins dans les deux premiers articles incriminés n’étaient pas présentés comme des certitudes (voir, a contrario, Cumpănă et Mazăre, précité, § 100, et Petrina c. Roumanie, no 78060/01, § 44, 14 octobre 2008), mais comme des soupçons, reposant sur un faisceau d’indices dont le requérant avait fait l’exposé dans le style caractéristique du discours pamphlétaire, propre à une publication satirique. Le requérant a justifié ces soupçons par l’extrait d’une lettre attribuée à Eugène Ionesco (voir, mutatis mutandis, Ieremeiov (no 2), précité, § 43), ainsi qu’en faisant référence au comportement de V.G., notamment à sa relation avec Eugène Ionesco, et à la manière d’agir des agents de la Securitate, dont la réalité n’a pas été contestée (Andreescu, précité, § 94).
62. La Cour a déjà eu à connaître d’affaires dans lesquelles elle a constaté que la formulation de tels soupçons n’excédait pas les limites de la liberté d’expression, en attendant que l’accès du public aux dossiers de l’ancienne Securitate - prévu par la loi no 187/1999 - devienne effectif et permette de vérifier ces soupçons (Andreescu, précité, § 94, et, au sujet de l’ineffectivité du mécanisme, Haralambie c. Roumanie, no 21737/03, 27 octobre 2009, et Jarnea c. Roumanie, no 41838/05, 19 juillet 2011).
63. Par ailleurs, le tribunal départemental a considéré, de manière contradictoire, que le requérant n’avait pas pu faire la preuve de la véracité de ses affirmations, tout en reconnaissant que cette preuve, dans le cas concret, aurait été très difficile à apporter eu égard au domaine auquel l’intéressé se référait - à savoir l’appartenance d’une personne aux services secrets - qui était par nature couvert par le secret.
64. De plus, le tribunal départemental, qui a condamné le requérant après un acquittement en première instance et alors que le ministère public avait demandé la confirmation de cet acquittement, a écarté la lettre attribuée à Eugène Ionesco et publiée en fac-similé dans le journal, en tant qu’élément de nature à étayer la bonne foi du requérant quant à ses propos tenus à l’égard de V.G. sur l’existence de soupçons d’espionnage au profit de l’ancien régime totalitaire, pour une raison manifestement insuffisante - à savoir qu’elle n’avait pas été présentée dès la parution du premier article, mais avec le deuxième article, paru près de trois semaines après.
65. Or, si certains des termes utilisés dans les articles incriminés peuvent être considérés comme étant peu appropriés, la Cour juge qu’ils restent néanmoins dans les limites de l’exagération ou de la provocation admissibles (voir aussi Ieremeiov (no 2), précité, § 42, concernant également des imputations de collaboration d’une personne avec l’ancienne Securitate).
66. En outre, d’après le tribunal départemental, le requérant avait exposé V.G. au mépris public et à de possibles sanctions au travers des articles litigieux. Cependant, force est de constater que, en cassant le jugement rendu en première instance et en décidant de condamner le requérant au civil et au pénal, le tribunal départemental n’a prêté aucune attention au contexte dans lequel lesdits articles avaient été publiés ou aux intérêts en jeu, ni au fait que l’intéressé avait été acquitté en première instance (Niculescu-Dellakeza, précité, § 64 et les affaires y citées).
67. S’agissant de la proportionnalité de l’atteinte au droit à la liberté d’expression, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération (Cumpănă et Mazăre, précité, § 111, et Brunet-Lecomte et autres c. France, no 42117/04, § 51, 5 février 2009).
68. En l’espèce, le requérant n’a pas eu à s’acquitter de l’amende pénale en raison du sursis à l’exécution (paragraphe 31 ci-dessus). En outre, la diffamation a été décriminalisée en Roumanie en juillet 2006, soit quelques mois seulement après la condamnation pénale du requérant. Il n’en reste pas moins que le requérant a fait l’objet d’une sanction pénale sur le fondement du droit interne en vigueur à l’époque des faits (Niculescu-Dellakeza, précité, § 66).
69. À cet égard, il convient de rappeler que si les États contractants ont la faculté, voire le devoir, de réglementer l’exercice de la liberté d’expression de manière à assurer une protection adéquate, par la loi, de la réputation des individus, ils doivent éviter ce faisant d’adopter des mesures propres à dissuader les médias et les formateurs d’opinion de remplir leur rôle d’alerte du public sur des questions présentant un intérêt général - telles les relations des personnalités publiques avec l’ancien régime roumain répressif d’avant 1989 (Andreescu, précité, § 100).
70. En l’espèce, le montant des dommages et intérêts accordés à la partie demanderesse dans la procédure interne était particulièrement élevé puisqu’il représentait plus de cinquante fois le montant du salaire moyen à l’époque des faits (voir aussi Andreescu, précité, et Antică et société « R » c. Roumanie, no 26732/03, § 54, 2 mars 2010), sans compter le montant particulièrement élevé des frais de justice que le requérant a dû rembourser.
71. Eu égard à ce qui précède, et tout particulièrement à l’importance du débat d’intérêt général dans le cadre duquel les propos litigieux s’inscrivaient et au montant des dommages et intérêts auxquels le requérant a été condamné, la Cour considère que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant n’a pas été, en l’espèce, justifiée par des raisons pertinentes et suffisantes. Dès lors, l’ingérence en question ne saurait passer pour avoir été « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.
Partant, il y a eu violation de cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
72. Le requérant se plaint que sa responsabilité pénale ait été engagée lors d’une procédure qu’il qualifie d’inéquitable, étant donné qu’il ne se serait pas vu octroyer un délai par le tribunal départemental pour prendre connaissance des documents déposés par la partie demanderesse. Il invoque l’article 6 de la Convention.
73. Le Gouvernement indique que le requérant n’a pas demandé l’ajournement de l’affaire afin de prendre connaissance desdits documents. De plus, il fait observer que les documents déposés avaient déjà été versés au dossier du tribunal de première instance.
74. La Cour note qu’en l’espèce le requérant n’a pas prouvé avoir fait une demande de sursis à statuer devant le tribunal départemental, aux fins de prendre connaissance desdits documents. Dès lors, compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, elle ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par les articles de la Convention.
Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
75. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommages
76. Le requérant réclame 19 262 dollars américains (USD) et 22 233,85 lei roumains (RON), ces montants représentant les indemnités civiles versées à V.G., les frais d’exécution forcée et les frais d’expertise. Il demande en outre 7 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi en raison de sa condamnation, qu’il qualifie de lourde, ladite condamnation ayant abouti à une procédure d’exécution forcée qui aurait causé de nombreux désagréments à sa famille.
77. Le Gouvernement considère que le lien de causalité entre le préjudice allégué et la prétendue violation de la Convention n’a pas été établi. À titre subsidiaire, il estime qu’un éventuel arrêt de condamnation pourrait constituer, en lui-même, une réparation suffisante pour le préjudice allégué.
78. La Cour relève qu’il existe un lien de causalité entre la violation de l’article 10 de la Convention constatée et l’obligation faite au requérant de payer les sommes de 19 262 USD et de 22 233,85 RON, en réparation du préjudice qu’aurait subi V.G. à la suite de la publication des articles litigieux, ainsi que pour couvrir les frais d’exécution forcée relatifs à la créance principale et les frais d’expertise. Compte tenu des documents dont elle dispose attestant le paiement de ces montants par le requérant, la Cour fait donc droit à sa demande et lui octroie 18 445 EUR au titre du préjudice matériel.
79. En ce qui concerne le préjudice moral, la Cour estime que l’intéressé a subi un tort moral indéniable en raison de sa condamnation. Compte tenu des circonstances de la cause et statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 6 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
80. Le requérant demande également 2 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.
81. Le Gouvernement expose que cette demande n’a pas été étayée.
82. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu de l’absence de documents justificatifs pour les frais d’avocat et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande.
C. Intérêts moratoires
83. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 18 445 EUR (dix-huit mille quatre cent quarante-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juillet 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Marialena
Tsirli Josep Casadevall
Greffière adjointe Président