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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> HAKIM IPEK v. TURKEY - 47532/09 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2015] ECHR 989 (10 November 2015)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/989.html
Cite as: [2015] ECHR 989

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE HAKİM İPEK c. TURQUIE

     

    (Requête no 47532/09)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    10 novembre 2015

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Hakim İpek c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Paul Lemmens, président,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Helen Keller,
              Egidijus Kūris,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2015,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 47532/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Hakim İpek (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 août 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me R. Bataray Saman, avocate à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Le requérant allègue en particulier que des policiers ont tiré sur lui lors de violents heurts avec des manifestants, alors qu’il se serait trouvé par hasard sur les lieux de ces affrontements.

    4.  Le 11 mars 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1962 et réside à Diyarbakır.

    6.  Le 28 mars 2006, à l’issue d’un rassemblement à Diyarbakır pour les funérailles de quatre membres du PKK, une organisation illégale armée, des heurts violents survinrent entre la foule et les membres des forces de l’ordre.

    7.  Les éléments exposés ci-après ressortent des différents procès-verbaux établis sur les évènements.

    8.  La foule d’environ deux mille personnes bloqua plusieurs rues et mit le feu à des véhicules et bâtiments.

    9.  Les forces de l’ordre furent averties d’un risque d’attaques armées par des terroristes dirigées contre elles et également contre la population, dans le but de provoquer la foule ; elles reçurent l’ordre d’être vigilantes à cet égard et de ne pas s’aventurer dans les ruelles.

    10.  Durant les évènements, plusieurs établissements publics, centres commerciaux et agences bancaires furent saccagés ; des incendies eurent lieu, de même que des attaques aux cocktails Molotov et des jets de pierre contre les membres des forces de l’ordre et leurs véhicules. Plusieurs domiciles de membres des forces de l’ordre furent aussi attaqués et saccagés, des inscriptions furent apposées sur les portes de soixante-cinq agents. Un véhicule blindé fut aussi touché par un cocktail Molotov et par une balle. Plusieurs tirs retentirent dans la ville, un manifestant armé fut neutralisé par un coup de matraque sur la main alors qu’il s’apprêtait à tirer et une grenade trouvée dans la rue fut désamorcée par les forces de l’ordre.

    11.  La foule fut dispersée au bout du quatrième jour des évènements par des lancements de grenade lacrymogène et des jets d’eau à haute pression. Trois cent soixante-dix-huit manifestants furent placés en garde à vue. Quatre armes à feu, six chargeurs, trois armes de poing, vingt-six balles à blanc et quatre cocktails Molotov furent saisis. Plusieurs dizaines de personnes déposèrent des plaintes pour pillage, dommage aux biens, agressions et coups et blessures.

    12.  Parmi la foule, quatre personnes décédèrent par balles, une personne décéda d’une hémorragie cérébrale causée par des éclats de projectiles, trois personnes décédèrent après avoir été touchées par des grenades lacrymogènes, et deux personnes décédèrent d’hémorragies cérébrales causées par des traumatismes crâniens.

    13.  Un gendarme fut blessé par balles, deux autres gendarmes furent blessés par arme blanche (couteau), et deux cent quinze policiers et gendarmes, un docteur, une infirmière, un aide-soignant, un ambulancier et deux journalistes furent également blessés.

    14.  Durant ces évènements, le 28 mars 2006, le requérant fut touché par une balle à la cuisse et une seconde balle effleura sa nuque.

    Selon le requérant, deux policiers en uniforme avaient tiré sur lui alors qu’il attendait un bus dans la rue.

    Selon le Gouvernement et les nombreuses pièces versées au dossier, le requérant avait été blessé dans la rue où se situaient les locaux d’un parti politique au moment de leur attaque par les manifestants, les deux policiers qui montaient la garde devant ces locaux avaient dû se réfugier à l’intérieur du bâtiment et, en outre, la guérite réservée à ces agents et le matériel de défense qui s’y trouvait avaient été détruits dans un incendie causé par des jets de cocktails Molotov. Toujours d’après le Gouvernement, les forces spéciales avaient été dépêchées sur les lieux après qu’une personne armée d’un fusil d’assaut eut été aperçue, le gendarme blessé par balles se trouvait dans la rue susmentionnée lors des évènements et, selon les documents établis à l’époque, les forces de l’ordre avaient dispersé la foule en utilisant uniquement des grenades lacrymogènes et des véhicules projetant de l’eau à haute pression.

    15.  Le requérant fut hospitalisé au service des urgences de l’hôpital civil de Diyarbakır. Le rapport médical établi le 28 mars 2006, à 18 h 30, constatait la présence d’un orifice de deux centimètres d’entrée de balle dans la région glutéale gauche et d’une coupure épidermique d’un centimètre dans la région occipitale, tout en précisant que ces blessures n’engageaient pas le pronostic vital. Deux autres rapports indiquaient les interventions médicales effectuées sur le requérant.

    16.  Sur cet épisode d’hospitalisation, le requérant allègue qu’il a été forcé par les policiers à quitter l’hôpital, car ceux-ci auraient voulu minimiser les évènements et l’empêcher de déposer plainte.

    17.  Selon un procès-verbal dressé par deux policiers et datant du 28 mars 2006, le requérant avait discrètement quitté l’hôpital sans avoir fait de déposition et sans communiquer son adresse.

    18.  Selon différents documents datant des 28, 29 et 30 mars 2006, les policiers avaient renoncé à recueillir les dépositions des personnes hospitalisées au vu de l’agressivité de celles-ci ou de leurs proches. S’agissant des blessures par armes à feu causées lors des évènements, les policiers n’auraient pu se rendre sur les lieux qu’après minuit, une fois la foule dispersée, et ces visites sur les lieux n’auraient pas été fructueuses pour le recueil de preuves tangibles.

    19.  Le 13 avril 2006, le requérant déposa plainte au parquet, par le biais d’un avocat, en alléguant que des policiers l’avaient blessé. Il affirma aussi qu’il s’était rendu à l’hôpital lui-même et que la balle était encore logée dans la partie glutéale de son corps.

    20.  Le 10 octobre 2006, le procureur de la République à Diyarbakır recueillit la déposition du requérant. Celui-ci affirma ce qui suit : il avait dû emprunter la rue en cause le jour de l’incident ; il avait effectivement observé que la foule attaquait les locaux du parti politique en question, mais il se trouvait à cet endroit uniquement par hasard ; des policiers tiraient sur la foule, en particulier deux policiers, qu’il disait ne pas pouvoir reconnaître, vêtus de l’uniforme des forces d’intervention spéciales et masqués ; il s’était enfui, puis il avait été transporté à l’hôpital.

    21.  L’avis médicolégal établi le jour même indiquait qu’eu égard aux constats faits dans les rapports précédents, le pronostic vital du requérant n’était pas engagé. Il relevait cependant que la blessure présentée par l’intéressé n’était pas « de nature légère » et qu’une intervention simple ne serait pas suffisante.

    22.  Le 10 avril 2007, en réponse au procureur de la République, la police indiqua que plusieurs personnes hospitalisées avaient quitté les hôpitaux par crainte d’être arrêtées.

    23.  Par une lettre du 24 juillet 2007, réitérant en cela la teneur d’une lettre datée du 21 juin 2006, la direction de la sûreté informa le procureur de la République que les forces de l’ordre, après plusieurs ordres donnés par des haut-parleurs aux manifestants qui attaquaient les locaux du parti politique susmentionnés, étaient intervenues en utilisant uniquement des véhicules projetant de l’eau à haute pression et des grenades lacrymogènes et n’avaient aucunement eu recours aux armes à feu, ne serait-ce que pour intimider. Elle signala aussi que cette version des faits était confortée par une expertise réalisée entre-temps le 17 novembre 2006 sur les enregistrements visuels concernant les évènements survenus dans la rue où le requérant avait été blessé.

    24.  Le 26 septembre 2007, le procureur de la République rendit un non-lieu au vu des éléments qui précédent. Il indiqua notamment dans sa décision qu’aucun élément, en particulier aucun des enregistrements visuels, n’avait permis d’établir que les forces de l’ordre avaient eu recours aux armes à feu lors de leur intervention. Il précisa que celle-ci s’était limitée à l’usage de jets d’eau à haute pression et de grenades lacrymogènes et qu’elle avait été proportionnée au but de mettre fin aux évènements et conforme à la loi.

    25.  Sur opposition formée par le requérant, le 5 novembre 2007, la cour d’assises de Siverek, saisie de l’affaire, ordonna au tribunal d’instance pénal de Diyarbakır d’enquêter davantage sur les enregistrements visuels ou photographies concernant les évènements litigieux, sur les personnes qui avaient apporté les premiers soins médicaux au requérant sur les lieux ou qui l’avaient arrêté, ainsi que sur les soins qui avaient été prodigués à l’intéressé à l’hôpital. Elle ordonna aussi des recherches pour déterminer s’il existait une attestation de l’hôpital indiquant que le requérant avait quitté cet établissement avec ou sans autorisation des services médicaux.

    26.  Le 2 janvier 2008, le tribunal d’instance pénal ordonna à la direction de la sûreté et à la direction de l’hôpital civil de lui transmettre les informations et documents sur les points énumérés ci-dessus.

    27.  Le 4 février 2008, la direction de la sûreté se référa au procès-verbal établi par les policiers le 28 mars 2006 indiquant que le requérant avait discrètement quitté l’hôpital et signala que l’intéressé figurait parmi les personnes recherchées.

    28.  Par une lettre du 3 mars 2008, la direction de l’hôpital civil communiqua une copie du dossier médical du requérant au tribunal d’instance pénal et l’informa que les services médicaux compétents n’avaient pas établi d’attestation autorisant l’intéressé à quitter l’hôpital.

    29.  Le 6 janvier 2009, ayant examiné les éléments susmentionnés, la cour d’assises de Siverek rejeta l’opposition formée contre le non-lieu eu égard à l’absence d’une preuve quelconque indiquant que les forces de l’ordre avaient tiré sur le requérant. Cette décision fut notifiée à ce dernier le 17 février 2009.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    30.  Le droit interne pertinent en l’espèce, notamment les dispositions relatives aux attributions de la police et des forces d’intervention rapide dans le cadre des luttes anti-émeutes, telles que fixées par la loi no 2559 du 14 juillet 1934, est décrit, entre autres, dans les arrêts Abdullah Yaşa et autres c. Turquie (no 44827/08, §§ 23 à 28, 16 juillet 2013), et Ataykaya c. Turquie (no 50275/08, §§ 30 à 35, 22 juillet 2014).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

    31.  Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été blessé par l’emploi d’une force excessive par les agents de police, et il allègue que la balle qui l’a touché est toujours logée dans son corps. Sur le terrain des articles 3 et 13 de la Convention, il dénonce également une ineffectivité de l’enquête menée à cet égard en raison d’une non-identification des policiers qui auraient tiré sur lui.

    32.  Le Gouvernement conteste cette thèse, tout en considérant que les circonstances de l’espèce doivent être examinées sous l’angle de l’article 3 de la Convention.

    33.  La Cour rappelle qu’elle a compétence pour apprécier au regard de l’ensemble des exigences de la Convention les circonstances dont se plaint un requérant. Dans l’accomplissement de cette tâche, il lui est loisible de donner aux faits de la cause, tels qu’elle les considère comme établis par les divers éléments dont elle dispose, une qualification juridique différente de celle que leur attribue l’intéressé ou, au besoin, de les envisager sous un autre angle (Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 63, CEDH 2000-XII, et Remzi Aydın c. Turquie, no 30911/04, § 44, 20 février 2007).

    34.  La Cour rappelle que, pris dans son ensemble, l’article 2 de la Convention ne vise pas uniquement l’homicide intentionnel : il concerne également les situations dans lesquelles il est possible d’avoir recours à la force, ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 49-55, CEDH 2004-XI). En effet, la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998-III).

    35.  Il est aussi nécessaire de garder à l’esprit que, lorsqu’il s’agit des obligations positives de l’État quant à la protection du droit à la vie, il peut s’agir tant du recours à la force meurtrière par les forces de l’ordre, et tant d’un manquement des autorités à prendre des mesures de protection pour parer un danger éventuel provenant des tierces personnes (voir, par exemple, Osman c  Royaume-Uni, 28 octobre 1998, §§ 115-122, Recueil 1998-VIII).

    36.  En l’espèce, nul ne conteste que le requérant a été touché par une balle puis effleuré par un autre projectile. Certes, la force utilisée à l’encontre du requérant - quels qu’aient été les auteurs de ces tirs - n’a pas été en définitive meurtrière. Toutefois, cette circonstance n’exclut pas en principe un examen des griefs sous l’angle de l’article 2 de la Convention. La Cour considère que le requérant a été victime d’un agissement qui, par sa nature, a mis sa vie en danger, même s’il a finalement survécu à ses blessures, et en dépit du fait que ces dernières n’étaient pas d’une gravité extrême (voir, Camekan c. Turquie, no 54241/08, § 38, 28 janvier 2014).

    37.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu mise en danger de la vie du requérant. Elle décide ainsi d’examiner les faits sous l’angle de l’article 2 de la Convention, libellé comme suit :

    « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...).

    2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

    a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

    b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

    c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

    A.  Sur la recevabilité

    38.  Le Gouvernement considère que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes au motif qu’il n’a pas introduit de procédure en indemnisation devant les juridictions administratives ou civiles. Il estime que les recours offerts devant ces tribunaux avaient des chances de succès, en particulier dans le cadre de la responsabilité objective de l’État, étant donné que les auteurs des tirs n’ont pu être identifiés.

    39.  Le requérant ne se prononce pas sur ce point.

    40.  La Cour rappelle que l’obligation de mener une enquête visant à l’identification et à la punition des responsables dans des cas concernant le recours à la force dans le cadre de l’article 2 de la Convention pourrait être rendue illusoire si un requérant devait être censé avoir exercé une voie de recours administrative ne pouvant déboucher que sur l’allocation d’une indemnité : en effet, il ne saurait être satisfait à cette obligation par le simple octroi de dommages-intérêts (Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998-I, Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 141, CEDH 2001-III (extraits), McShane c. Royaume-Uni, no 43290/98, § 125, 28 mai 2002, et Kamer Demir et autres c. Turquie, no 41335/98, § 23, 19 octobre 2006). Par conséquent, il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.

    41.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare donc recevable.

    B.  Sur le fond

    42.  Le requérant se plaint d’avoir fait l’objet d’un recours à une force excessive et d’une ineffectivité de l’enquête menée à cet égard.

    43.  Le Gouvernement indique d’abord qu’il apparaît déraisonnable de la part du requérant de prétendre qu’il attendait le bus ou qu’il était simplement de passage dans une rue où se produisaient des évènements aussi violents que ceux en cause.

    Ensuite, il fait observer qu’il y a des incohérences dans le récit du requérant sur son arrivée à l’hôpital puisque, dans sa déposition du 13 avril 2006, l’intéressé indiquait s’y être rendu par ses propres moyens et que, dans sa déposition du 10 octobre 2006, il affirmait y avoir été transporté. Il indique aussi que le requérant était recherché pour le recueil de sa déposition et que l’hôpital ne disposait pas de document autorisant sa sortie, mais que, pourtant, l’intéressé allègue avoir été renvoyé de l’hôpital le jour même de son admission à la suite de pressions exercées par les policiers. Il ajoute que la balle aurait certainement été extraite du corps du requérant si ce dernier était resté à l’hôpital.

    Enfin, le Gouvernement fait observer qu’aucune implication des forces de l’ordre dans les tirs en cause n’a pu être établie malgré une enquête qu’il qualifie de minutieuse et que, par conséquent, la responsabilité de l’État sous l’angle du volet matériel des articles 2 ou 3 de la Convention ne peut être engagée. Quant à l’aspect procédural de ces dispositions, le Gouvernement considère que l’enquête menée a été effective, et il reproche au requérant d’avoir quitté l’hôpital et d’avoir ainsi empêché l’extraction de la balle pour un éventuel examen balistique. Il indique que le requérant n’a d’ailleurs donné aux autorités aucune indication sur les lieux de l’incident et qu’il a ainsi fait obstruction à la collecte immédiate d’éventuelles preuves. Il ajoute que rien n’explique non plus pourquoi le requérant a attendu deux semaines avant de se manifester.

    1.  Principes généraux

    a.  Sur l’obligation positive de protéger le droit à la vie

    44.  Comme il a été susmentionné (voir les paragraphes 34 et 35 ci-dessus), dans le cadre des obligations positives de l’Etat quant à la protection du droit à la vie, il peut s’agir tant du recours à la force meurtrière par les forces de l’ordre, et tant d’un manquement des autorités à prendre des mesures de protection pour parer un danger éventuel provenant de tierces personnes. Néanmoins, il ne faut pas déduire de cette disposition une obligation positive d’empêcher toute violence potentielle. Cette obligation doit être interprétée de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, en tenant compte des difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines et aussi de l’imprévisibilité du comportement humain et des choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources (Osman, précité, § 116).

    45.  Dans ce contexte, il peut s’agir d’une exigence de protection rapprochée d’un ou de plusieurs individus identifiables à l’avance comme cibles potentielles d’une action meurtrière (Osman, précité, §§ 115-122, et Opuz c. Turquie, no 33401/02, §§ 134-136, CEDH 2009), ou de l’obligation d’assurer une protection générale de la société contre les agissements éventuels d’une ou de plusieurs personnes potentiellement violentes (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, §§ 69-79, CEDH 2002 VIII, Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, §§ 110-122, 15 décembre 2009, et Kayak c. Turquie, no 60444/08, § 59, 10 juillet 2012).

    46.  S’agissant des lieux publics, la Cour rappelle que le devoir de l’État de protéger le droit à la vie implique aussi pour lui l’obligation d’adopter des mesures raisonnables garantissant la sécurité des individus dans ces lieux et, en cas de blessure grave ou de décès, l’obligation de disposer d’un système judiciaire efficace et indépendant offrant des voies de droit permettant d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (Ciechońska c. Pologne, no 19776/04, § 67, 14 juin 2011, s’agissant d’un décès survenu à la suite de la chute d’un arbre).

    b.  Sur l’enquête

    47.  La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (McCann et autres, c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324, Kaya, précité, § 105, Ekinci c. Turquie, no 25625/94, § 77, 18 juillet 2000, et Sabuktekin c. Turquie, no 27243/95, § 97, CEDH 2002-II (extraits)). Pareille enquête doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d’homme à la suite du recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l’État ou des tiers. Le simple fait que les autorités soient informées du décès donne ipso facto naissance à l’obligation, découlant de l’article 2 de la Convention, de mener une enquête effective sur les circonstances dans lesquelles ledit décès s’est produit (Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, § 82, Recueil 1998-IV, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 100, Recueil 1998-VI, Hugh Jordan précité, §§ 107-109, et Slimani c. France, no 57671/00, § 29, CEDH 2004-IX (extraits)). Ce raisonnement vaut aussi dans les cas où la force employée à l’encontre d’une personne a mis la vie de celle-ci en péril, sans avoir conduit à sa mort (voir, mutatis mutandis, Makaratzis, précité, § 73).

    48.  Lorsqu’il est prétendu que des agents ou des organes de l’État se trouvent impliqués dans l’acte en cause, des exigences particulières peuvent s’appliquer quant à l’effectivité de l’enquête (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004-III). Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et rigoureuses (McCann et autres, précité, §§ 161-163, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV).

    49.  La nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV, Kaya précité, §§ 89-91, Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 79-81, Recueil 1998-IV, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000-VI, et Buldan c. Turquie, no 28298/95, § 83, 20 avril 2004).

    50.  L’enquête menée doit également être effective en ce sens qu’elle doit permettre de conduire à l’identification et à la sanction des responsables (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 88, CEDH 1999-III). Il s’agit là d’une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que les preuves concernant l’incident soient recueillies (Tanrıkulu, précité, § 109, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 106, CEDH 2000-VII, et Makaratzis, précité, § 57).

    51.  L’effectivité exige ensuite que les autorités prennent les mesures raisonnables à leur disposition pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 113, CEDH 2001-III, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 71, CEDH 2002-II, Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 300, CEDH 2003-V, Slimani, précité, § 32, et Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 345 et 348, CEDH 2014 (extraits)).

    52.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr, précité, § 114, et Tahsin Acar, précité, §§ 223-224).

    c.  Sur les interventions et opérations des forces de l’ordre

    53.  Dans le contexte des opérations de maintien de la paix et de l’ordre public, les États ont l’obligation de s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière et de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie. Cela implique le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre juridique et administratif propre à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, supprimer et sanctionner les violations (L.C.B., précité, § 36, et Makaratzis, précité, § 57).

    54.  Le recours à la force meurtrière peut être justifié dans certaines circonstances, lorsqu’il est rendu « absolument nécessaire » et est proportionné aux buts poursuivis énoncés au deuxième paragraphe de l’article 2 de la Convention. Toutefois, les opérations de police, en plus d’être autorisées par le droit national, doivent être suffisamment délimitées par ce droit, dans le cadre d’un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force, et même contre les accidents évitables. Les policiers ne doivent pas être dans le flou lorsqu’ils exercent leurs fonctions, que ce soit dans le contexte d’une opération préparée ou dans celui de la prise en chasse spontanée d’une personne perçue comme dangereuse : un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu, compte tenu des normes internationales élaborées en la matière. La Cour doit dès lors prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État ayant effectivement eu recours à la force, mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment leur préparation et le contrôle exercé sur eux (Makaratzis précité, §§ 58-60).

    55.  La Cour rappelle qu’il est important d’examiner la préparation et le contrôle d’une opération de police ayant provoqué la mort d’une personne afin d’évaluer si les autorités ont déployé la vigilance voulue pour s’assurer que toute mise en danger de la vie avait été réduite au minimum par une planification, l’émission d’ordres appropriés, ainsi que l’exercice d’un contrôle, et si lesdites autorités n’ont pas été négligentes dans le choix des mesures, moyens et méthodes (McCann et autres précité, §§ 194-201, série A no 324, Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 181, Recueil 1997-VI, Moussaïev et autres c. Russie, nos 57941/00, 58699/00 et 60403/00, §§ 153-155, 26 juillet 2007 ; voir également l’approche de la Cour dans l’affaire Stanculescu et Chitac c. Roumanie (déc.), nos 22555/09 et 42204/09, §§ 28-33 et 71-74, 3 juillet 2012, affaire dans laquelle les requérants étaient des militaires de haut rang condamnés notamment pour homicide, pour avoir donné des ordres lors d’une violente répression d’émeutes).

    56.  Dans le contexte du recours aux armes létales, les représentants de la loi doivent être en particulier formés pour être à même d’apprécier s’il est absolument nécessaire ou non d’utiliser pareils moyens, non seulement en suivant la lettre des règlements pertinents en la matière, mais aussi en tenant dûment compte de la prééminence du respect de la vie humaine en tant que valeur fondamentale (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, §§ 244-251 et 310, CEDH 2011 (extraits), ainsi que les références qui y figurent, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 97, CEDH 2005-VII ; voir également les critiques formulées par la Cour relativement à la formation des militaires qui avaient pour instruction de « tirer pour tuer » dans l’affaire McCann et autres, précitée, §§ 211-214 ; voir également, mutatis mutandis, Maiorano et autres, précité, §§ 123-132, et Finogenov et autres c. Russie, nos 18299/03 et 27311/03, §§ 217-282, CEDH 2011 (extraits)).

    2.  Application en l’espèce

    57.  Eu égard aux circonstances particulières de la présente espèce, la Cour considère approprié d’examiner l’article 2 de la Convention d’abord sous son aspect procédural puis sous son aspect matériel.

    a.  Aspect procédural de l’article 2 de la Convention

    58.  La Cour observe qu’à la suite de la plainte déposée par le requérant une enquête a été diligentée sous l’autorité du parquet et que de nombreux actes juridiques visant au recueil des preuves et à l’établissement du déroulement des évènements ont été adoptés. Cette enquête a par la suite été complétée par la cour d’assises, qui, lors de son examen portant sur l’opposition formée contre la décision de non-lieu, a recherché des preuves supplémentaires, sans toutefois aboutir à l’identification des auteurs des actes reprochés.

    59.  La Cour prend note de la position du Gouvernement, qui réfute catégoriquement l’allégation selon laquelle les forces de l’ordre ont eu recours aux armes à feu dans la rue en cause et qui se réfère en particulier aux enregistrements visuels concernant les évènements, tels que pris en considération par les autorités judiciaires durant l’enquête (paragraphes 14, 23 et 24 ci-dessus).

    60.  La Cour ne relève aucun élément qui lui permettrait de se départir des constatations effectuées par lesdites autorités. Elle observe aussi qu’un travail laborieux a été mené durant l’enquête et considère, au vu de la version officielle selon laquelle il n’y a pas eu de recours aux armes à feu par des agents de police durant les évènements, que les autorités judiciaires ne peuvent être critiquées pour ne pas avoir interrogé davantage les supérieurs hiérarchiques des policiers.

    61.  Aux yeux de la Cour, il apparaît aussi acceptable qu’il n’ait pas été procédé à une parade d’identification étant donné que le requérant avait affirmé ne pas être en mesure de reconnaître les policiers qui lui auraient tiré dessus (paragraphe 20 ci-dessus).

    62.  Cela étant, l’obligation d’enquêter sur une atteinte éventuelle à la vie ne peut se limiter aux simples déclarations de la victime blessée. Au surplus, le fait qu’il y avait un gendarme blessé par balle dans la rue en question, de même que l’existence d’autres indices - tels l’arrestation d’une personne armée et le relevé d’une trace de balle sur un véhicule blindé de la police (paragraphe10 ci-dessus) - permet aussi de dire que des personnes armées pouvaient se trouver parmi la foule déchaînée. En outre, la présence d’autres membres des forces de l’ordre sur les lieux - des gendarmes - n’est pas non plus contestée (paragraphe 13 ci-dessus). Par conséquent, la Cour conclut qu’il y a eu en tout cas un tir, venant nécessairement soit d’un autre membre des forces de l’ordre, par exemple un gendarme, soit d’un manifestant.

    63.  Néanmoins, la Cour observe que l’enquête n’a pas été menée dans ce sens. Se limitant aux évènements qui s’étaient déroulés dans la rue en question, et tout en étant consciente des difficultés rencontrées par les autorités - d’abord pour préserver la scène de l’incident au vu de l’atmosphère chaotique qui avait régné durant quatre jours, ensuite pour enquêter sur des faits dont il était certainement difficile d’établir les circonstances exactes -, la Cour n’est pas convaincue que l’exclusion totale, au cours de l’enquête, d’une recherche dirigée vers d’autres protagonistes présents sur les lieux, tels que les manifestants ou les gendarmes, ait été un choix raisonnable. Dans ce contexte, la déclaration du requérant selon laquelle des policiers en uniforme avaient tiré sur lui ne suffit pas à elle seule à écarter une piste raisonnablement envisageable, eu égard aux circonstances de l’espèce.

    64.  Ensuite, la Cour relève aussi que les autorités nationales n’ont pas manifesté un intérêt à la balle qui serait toujours logée dans le corps du requérant. Un empêchement éventuel à l’extraction de cette balle, dont le requérant avait mentionné la présence lors de sa plainte devant le procureur de la République (paragraphe 19 ci-dessus), n’a en effet été évoqué à aucun stade de la procédure. Ainsi, l’argument du Gouvernement selon lequel le départ du requérant de l’hôpital a empêché un examen balistique ne trouve pas de fondement.

    65.  Consciente qu’il ne faut pas interpréter les obligations positives de manière à imposer aux autorités un fardeau excessif (Sašo Gorgiev c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 49382/06, §§ 39-44, CEDH 2012 (extraits)), la Cour considère - sans toutefois spéculer sur leur issue favorable - que les actes décrits ci-dessus (paragraphes 63 et 64), qui auraient pu être accomplis durant l’enquête, sont de nature assez simple mais fondamentale (comparer avec Sabuktekin, précité, §§ 97-104).

    66.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’enquête a été défaillante dans la recherche des auteurs des tirs par arme à feu ayant atteint le requérant (Mocanu et autres, précité, §§ 345 et 348), que ceux-ci aient été des manifestants ou des membres des forces de l’ordre.

    Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son aspect procédural.

    b.  Aspect matériel de l’article 2 de la Convention

    67.  Comme indiqué ci-dessus, l’enquête n’a pas permis d’identifier les auteurs de l’acte à l’origine des blessures du requérant, que ceux-ci aient été des membres des forces de l’ordre ou des tierces personnes. De ce fait, l’enquête n’a pas été menée plus avant.

    68.  Par conséquent, les éléments dont dispose la Cour et qui sont résumés dans le titre précédent ne lui permettent pas d’établir, au-delà de tout doute raisonnable, que le requérant a fait l’objet d’un recours à la force excessive par des agents de l’État, en méconnaissance de l’article 2 de la Convention, tel que l’intéressé le prétend. En effet, la Cour ne peut ni dire que l’acte en cause résultait d’une intervention des membres des forces de l’ordre ni, dans l’affirmative, examiner la nécessité de celle-ci.

    69.  À cet égard, elle tient à souligner que cette impossibilité découle de l’absence d’une enquête approfondie et effective menée par les autorités nationales, défaillance pour laquelle elle a conclu plus haut à la violation de l’article 2 de la Convention sous son aspect procédural (Osmanoğlu c. Turquie, no 48804/99, §§ 53 et 64, 24 janvier 2008; voir aussi, concernant l’article 3 de la Convention, Lopata c. Russie, no 72250/01, § 125, 13 juillet 2010, San Argimiro Isasa c. Espagne, no 2507/07, § 65, 28 septembre 2010, et Beristain Ukar c. Espagne, no 40351/05, § 43, 8 mars 2011 , et Etxebarria Caballero c. Espagne, no 4016/12, §§ 58-59, 7 octobre 2014).

    Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son aspect matériel.

    II.  SUR LE RESTANT DE LA REQUÊTE

    70.  Invoquant les articles 14 et 17 de la Convention, le requérant allègue que les forces de l’ordre s’en sont pris à lui en raison de ses origines kurdes, et que l’État défendeur a abusé des droits conférés par la Convention.

    71.  Le Gouvernement conteste ces thèses.

    72.  La Cour note que ces griefs ne sont pas assortis de précisions qui permettraient de les examiner sur le fond (Makbule Kaymaz et autres c. Turquie, no 651/10, § 150, 25 février 2014).

    73.  Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    74.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    75.  Au titre des préjudices matériel et moral qu’il dit avoir subis, le requérant réclame respectivement 5 000 euros (EUR) et 10 000 EUR.

    76.  Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre les allégations du requérant et un quelconque dommage matériel. De plus, il qualifie d’excessive la demande formulée au titre du préjudice moral.

    77.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, qui n’est par ailleurs aucunement étayé, et elle rejette cette partie de la demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la totalité de la somme requise au titre du préjudice moral, soit 10 000 EUR.

    B.  Frais et dépens

    78.  Le requérant demande également 5 897 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, ventilés selon les honoraires et les frais de traduction, de photocopies et d’envois postaux. Il présente un décompte des heures de travail accomplies par son avocate, une attestation du barreau de Diyarbakır indiquant les montants minimums d’honoraires, une lettre rédigée par un traducteur indiquant qu’il a été payé 185 EUR par la représentante du requérant, ainsi qu’une copie du récépissé de la poste d’un montant de 11,85 livres turques.

    79.  Le Gouvernement conteste cette demande : il indique que les justificatifs présentés ne sont pas adéquats et qu’il ne s’agit pas de documents officiels - telle une facture -, et il ajoute qu’il n’a pas été versé au dossier de contrat entre le requérant et son avocate.

    80.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR et l’accorde au requérant.

    C.  Intérêts moratoires

    81.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son aspect procédural ;

     

    3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son aspect matériel ;

     

    4.  Dit,

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

    i.  10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii.  2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 novembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                   Paul Lemmens
            Greffier                                                                               Président


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