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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> IOAN POP AND OTHERS v. ROMANIA - 52924/09 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section)) French Text [2016] ECHR 1076 (06 December 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/1076.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2016:1206JUD005292409, CE:ECHR:2016:1206JUD005292409, [2016] ECHR 1076 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE IOAN POP ET AUTRES c. ROUMANIE
(Requête no 52924/09)
ARRÊT
STRASBOURG
6 décembre 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ioan Pop et autres c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Iulia Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Marko Bošnjak, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 novembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 52924/09) dirigée contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet État, M. Ioan Pop (« le premier requérant »), Mme Crina Pop (« la deuxième requérante ») et M. Răzvan Pop (« le troisième requérant »), ont saisi la Cour le 8 septembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été autorisés à assumer eux-mêmes la défense de leurs intérêts devant la Cour. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants reprochaient en particulier aux autorités l’illégalité de la privation de liberté des deux premiers requérants ainsi que l’absence de mesures concrètes prises au bénéfice du troisième requérant, resté seul pendant la privation de liberté des deux premiers requérants.
4. Le 12 mars 2013, le grief du troisième requérant tiré de l’article 3 de la Convention, ainsi que les griefs des deux premiers requérants tirés de l’article 5 § 1 de la Convention, ont été communiqués au Gouvernement, et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les trois requérants sont nés respectivement en 1968, 1972 et 1995 et résident à Gherla. Les deux premiers requérants sont les parents du troisième requérant.
6. Par un jugement du 10 novembre 2006, le tribunal de première instance de Gherla (« le tribunal de première instance ») ordonna l’expulsion des requérants de leur maison, faisant droit à une action en revendication de cette dernière formée par des tiers. Le 25 juin 2007, un huissier de justice somma les requérants de quitter leur logement dans les cinq jours. Le 26 juin 2007, il demanda l’assistance de la police pour faire exécuter le jugement susmentionné ; l’exécution forcée fut prévue pour le 4 juillet 2007.
A. L’incident du 4 juillet 2007
7. Le 4 juillet 2007, à 10 heures, l’huissier de justice se rendit au domicile des requérants, accompagné d’une équipe d’intervention de la police, et tenta de faire exécuter le jugement du 10 novembre 2006. Le premier requérant s’opposa à l’expulsion. Dans ce but, il avait électrifié la clôture de la maison avec du courant de 12 volts et s’était armé d’une hache et d’une massue.
8. À 11 heures, les policiers demandèrent l’aide de la société d’électricité afin de neutraliser la clôture. Ils pénétrèrent ensuite en grand nombre dans la cour de la maison, immobilisèrent le premier requérant au sol, le menottèrent et le menèrent à la voiture de la police. Une infirmière lui administra un calmant par injection. La deuxième requérante et le troisième requérant, qui était âgé de douze ans, assistèrent à toute l’opération.
9. Les policiers conduisirent ensuite le premier requérant et la deuxième requérante en voiture au poste de police de Gherla, où ils arrivèrent à 12 heures.
10. À 17 h 30, un procureur près le tribunal de première instance de Gherla (« le parquet ») décida de déclencher des poursuites pénales (începerea urmăririi penale) contre le premier requérant des trois chefs d’accusation suivants : non-respect de décisions de justice, insulte à l’autorité et, enfin, outrage aux bonnes mœurs et trouble à l’ordre et à la paix publics.
11. À 21 heures, par une ordonnance du même procureur, le requérant fut placé en garde à vue pour une durée de vingt-quatre heures, dont furent déduites les heures écoulées depuis son arrivée au poste de police. En application des dispositions pertinentes du code de procédure pénale (« le CPP ») en vigueur au moment des faits, l’ordonnance du parquet était motivée par un énoncé des éléments de preuve et des indices venant étayer les faits reprochés au requérant.
12. Pendant ce temps, la deuxième requérante était restée au poste de police de Gherla, sans faire de déclaration. Elle dit y être restée jusqu’à 21 heures. Le Gouvernement affirme pour sa part qu’elle a quitté le poste de police à 19 h 30.
13. Le troisième requérant allègue être resté seul, sans la surveillance d’un adulte, pendant que ses parents étaient au poste de police. Le Gouvernement soutient au contraire que l’intéressé se trouvait sous la surveillance des sœurs de la deuxième requérante.
14. À la suite de l’incident du 4 juillet 2007, le troisième requérant aurait souffert de dépression. Par deux certificats médicaux des 12 et 29 août 2008, un pédopsychiatre et un neurologue pédiatre attestèrent que des troubles émotionnels et un bégaiement avaient été diagnostiqués chez le troisième requérant.
B. La procédure pénale dirigée contre le premier requérant
15. Par un jugement avant dire droit du 5 juillet 2007, le tribunal de première instance décida de placer le premier requérant en détention provisoire pour une durée de sept jours. Ce jugement, prononcé à 11 heures 50, fut rendu en présence du premier requérant, qui était assisté par un avocat commis d’office. Le premier requérant fut remis en liberté le 11 juillet 2007.
16. Le 6 juillet 2007, le parquet entendit la deuxième requérante en qualité « d’auteur présumé des faits » (făptuitor). Elle dit qu’elle avait eu peur pendant l’incident du 4 juillet 2007 et qu’elle avait demandé à plusieurs reprises au premier requérant de renoncer à s’opposer à l’exécution forcée.
17. Le 7 juillet 2007, le parquet procéda à l’audition de plusieurs témoins, dont C.M. et G.S.M., voisines des requérants, qui avaient assisté au déroulement de l’incident du 4 juillet 2007 depuis leurs maisons. C.M. indiqua notamment qu’elle avait téléphoné à l’une des sœurs de la deuxième requérante pour qu’elle vienne s’occuper du troisième requérant. G.S.M. déclara, entre autres, que l’un des policiers, interpellé sur le sort du troisième requérant, avait donné pour instruction de le confier à une voisine. Elle ajouta que cela l’avait beaucoup marquée que l’enfant soit resté seul et qu’il ait dû assister à l’incident.
18. Par un réquisitoire du 9 juillet 2007, le parquet renvoya le premier requérant en jugement des chefs de non-respect de décisions de justice, d’insulte à l’autorité et d’outrage aux bonnes mœurs et trouble à l’ordre et à la paix publics. Le parquet décida de ne pas déclencher de poursuites pénales contre la deuxième requérante, considérant que sa simple présence sur le lieu de l’incident ne pouvait s’analyser en une opposition à l’exécution du jugement du 10 novembre 2006.
19. L’affaire fut enregistrée devant le tribunal de première instance, qui procéda le 21 novembre 2007 à l’audition du premier requérant. Celui-ci déclara, entre autres, que son fils était resté seul dans la rue après que sa femme et lui avaient été conduits au poste de police et que l’un des policiers lui avait dit qu’il allait emmener l’enfant dans un orphelinat (unul dintre poliţişti a strigat că îl duce pe copil la casa copilului).
20. Le tribunal entendit également plusieurs témoins. Le 5 mai 2008, il auditionna M.I. qui était présent lors de l’incident du 4 juillet 2007. M.I. déclara que le troisième requérant était resté, après le départ de ses parents, chez une voisine ou chez des membres de la famille, sans toutefois pouvoir le dire avec précision (copilul a rămas la o vecină, sau neamuri, nu ştiu dacă sunt neamuri). Le 9 avril 2008, le tribunal entendit C.M. et G.S.M. C.M. affirma que le troisième requérant était resté seul jusqu’au soir et qu’elle avait téléphoné à un membre de la famille de l’enfant pour qu’il vienne s’occuper de lui. G.S.M. dit également que le troisième requérant était resté seul dans la rue et que cela l’avait beaucoup marquée. Elle ajouta que l’enfant s’était rendu chez des copains d’école et qu’il y était resté jusqu’au retour de sa mère.
21. Par un jugement du 23 avril 2008, le tribunal de première instance condamna le requérant à une peine de six ans et huit mois de prison. Se fondant notamment sur les déclarations des policiers et des témoins, sur un enregistrement vidéo fait par la police lors de son intervention du 4 juillet 2007 et sur les certificats médicolégaux attestant des lésions subies tant par l’un des policiers que par le premier requérant, le tribunal de première instance jugea que ce dernier avait soigneusement préparé sa résistance à l’exécution d’une décision définitive et qu’il avait menacé et agressé plusieurs policiers.
22. Le premier requérant interjeta appel de ce jugement. Par une décision du 26 octobre 2009, le tribunal départemental de Cluj réduisit la peine à deux ans et huit mois. La cour d’appel de Cluj (« la cour d’appel »), saisie sur recours du premier requérant, confirma cette décision par un arrêt du 23 mars 2010.
C. La procédure pénale contre les policiers
23. À une date non précisée, les trois requérants saisirent le parquet près la cour d’appel d’une plainte pénale dirigée contre l’huissier de justice, les policiers et l’infirmière impliqués dans l’incident du 4 juillet 2007. Ils les accusaient d’abus, de coups et blessures et de destruction. Ils alléguaient par ailleurs que les deux premiers requérants avaient été illégalement privés de liberté les 4 et 5 juillet 2007, en conséquence de quoi le troisième requérant était resté seul, sans la surveillance d’un adulte.
24. Le parquet entendit le premier requérant et les policiers impliqués dans l’incident. Par une première ordonnance du 26 mars 2008, confirmée par une deuxième ordonnance du 26 mai 2008, le parquet rendit une décision de non-lieu, estimant que les policiers et l’infirmière avaient agi en état de légitime défense et que, en tout état de cause, le troisième requérant n’avait pas été victime d’une infraction pénale.
25. Les requérants contestèrent les ordonnances de non-lieu devant la cour d’appel et demandèrent que l’affaire fût renvoyée au parquet. Ils arguaient notamment que le parquet s’était contenté d’entendre le premier requérant et l’huissier de justice, et que l’examen d’éléments de preuve supplémentaires était nécessaire.
26. Lors de l’audience de la cour d’appel du 7 octobre 2008, l’avocate des requérants réitéra la demande d’examen de preuves supplémentaires. Elle plaida notamment qu’il existait des témoins qui pouvaient attester avoir vu le troisième requérant seul dans la rue après l’incident litigieux.
27. Par une décision du 14 octobre 2008, la cour d’appel confirma les ordonnances de non-lieu, jugeant que l’intervention des policiers avait été conforme à la loi. S’agissant de la privation de liberté des deux premiers requérants, la cour d’appel exposa qu’ils avaient été conduits au siège de la police de Gherla où ils avaient été retenus en conformité avec la loi no 218/2002 sur l’organisation et le fonctionnement de la police (« la loi no 218/2002 »). S’agissant du grief du troisième requérant, les passages de l’arrêt de la cour d’appel sont ainsi rédigés :
« Le fait d’avoir conduit Pop Ioan et Pop Crina au siège de la police de la municipalité de Gherla, le 4 juillet 2007, en vue de mener une enquête relative à l’outrage subi par les policiers et d’avoir laissé l’enfant des époux Pop dans le village de Nima, sans la surveillance de ses parents, n’a pas conduit à la mise en danger de la vie du mineur ou à une atteinte à l’intégrité corporelle de ce dernier, qui n’a été victime d’aucune infraction pénale. Le mineur est resté sous la surveillance des villageois (minorul a fost lăsat în grija sătenilor) et le 4 juillet 2007, après quelques heures, Pop Crina a retrouvé son fils, s’est occupée de lui et lui a prodigué des soins. »
28. S’agissant de la critique des requérants relative à l’insuffisance des éléments de preuve, la cour d’appel expliqua que le parquet ne pouvait pas en administrer pendant la phase préliminaire de la procédure (faza actelor premergătoare). Quant aux accusations d’abus, de coups, de blessures et de destruction formulées par les requérants, la cour d’appel déclara qu’il n’avait pas été ouvert de poursuites pénales parce que la légitime défense ôtait leur caractère pénal aux faits reprochés aux policiers (cauză care înlătură caracterul penal al faptei).
29. Les requérants formèrent un recours contre cet arrêt et réitérèrent les motifs énoncés dans leur contestation des ordonnances de non-lieu.
30. Par un arrêt du 16 mars 2009, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») rejeta le pourvoi. Elle confirma que le parquet n’avait pas ouvert de poursuites pénales contre les policiers car ceux-ci avaient agi en état de légitime défense et que, dans un tel cas, le parquet n’était pas tenu de recueillir d’autres éléments de preuve.
D. La procédure civile en réparation
31. Le 19 novembre 2010, le premier requérant saisit le tribunal départemental de Cluj d’une action en réparation contre l’État roumain. Il demanda des dommages et intérêts d’un montant d’un million d’euros pour les souffrances et les préjudices qu’il estimait que l’incident du 4 juillet 2007 avait causés à sa famille.
32. Par un jugement du 10 novembre 2011, le tribunal rejeta son action, estimant qu’elle était prescrite.
33. Le premier requérant interjeta appel de ce jugement, se plaignant d’une violation de son droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention. Par un arrêt du 15 mars 2012, la cour d’appel de Cluj fit partiellement droit à son appel. Elle y rejetait l’exception de prescription de l’action mais, s’appuyant sur la décision définitive de condamnation du premier requérant et sur l’enregistrement vidéo de l’incident du 4 juillet 2007, jugeait que celui-ci n’avait subi aucun préjudice et que l’intervention de la police avait été légale et justifiée par son comportement agressif.
34. Le premier requérant se pourvut en cassation. Par un arrêt du 6 décembre 2012, la Haute Cour constata la nullité de son pourvoi pour défaut de motivation.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
35. Les dispositions pertinentes du droit interne, en vigueur à l’époque des faits, relatives aux mesures préventives que les autorités peuvent adopter dans le cadre d’un procès pénal figurent dans l’arrêt Creangă c. Roumanie [GC] (no 29226/03, § 58, 23 février 2012). En particulier, l’article 136 du CPP était ainsi rédigé en ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 136
Les catégories de mesures préventives et leur finalité
« 1. Dans les affaires relatives aux infractions punissables de détention à vie ou d’emprisonnement, afin d’assurer le bon déroulement du procès pénal et d’empêcher que le suspect (învinuitul) ou l’inculpé ne se soustraie aux poursuites pénales, au jugement ou à l’exécution de la peine, l’une des mesures préventives suivantes peut être adoptée à son encontre :
a) la garde à vue ;
b) l’interdiction de quitter la localité ;
c) l’interdiction de quitter le pays ;
d) la détention.
(...) ».
36. La loi no 218/2002 est ainsi libellée, dans son article pertinent en l’espèce :
Article 31
« 1) Dans l’exercice de ses attributions légales, le policier est dépositaire de l’autorité publique. Ses principaux droits et obligations sont les suivants :
(...)
b) [il peut] conduire au siège de la police les personnes qui, par leurs actions, mettent en danger la vie d’autres personnes, l’ordre public et d’autres valeurs sociales ; à l’égard des personnes soupçonnées d’avoir commis des actes illicites et dont l’identité n’a pu être établie selon la loi, le policier est autorisé à utiliser la force si les ordres qu’il a donnés ne sont pas respectés ; la vérification de l’identité de ces catégories de personnes et la prise des mesures légales se font dans un délai maximum de 24 heures ; ces mesures ont un caractère administratif. »
37. La loi no 272/2004 relative à la protection et à la promotion des droits de l’enfant (« la loi no 272/2004 ») régit, dans son chapitre III, les mesures de protection spéciale d’un enfant qui se trouve privé, de manière temporaire ou définitive, de la surveillance de ses parents. Les parties de cette loi pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :
Article 59
« Les mesures de protection spéciale sont :
a) le placement ;
b) le placement en régime d’urgence ;
c) la surveillance spécialisée. »
Article 68
« 2. Le placement en régime d’urgence peut être également décidé dans le cas d’un enfant dont un seul parent ou le tuteur (ocrotitorul legal) ou les deux parents ou le tuteur ont été placés en garde à vue, en détention provisoire ou ont fait l’objet d’un internement, ou dans le cas où, pour toute autre raison, les parents ou le tuteur ne peuvent pas exercer leurs droits et obligations (drepturile şi obligaţiile părinteşti) envers l’enfant. »
EN DROIT
I. QUESTION PRÉLIMINAIRE
38. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête, en vertu de l’article 34 de la Convention, au motif que les requérants n’ont pas été représentés par un représentant dûment désigné.
39. La Cour relève que, par une décision du 24 mars 2014, les requérants ont été autorisés à assurer eux-mêmes la défense de leurs intérêts, conformément à l’article 36 § 2 du règlement de la Cour. Le Gouvernement en a été informé le 24 juin 2014.
40. Dès lors, la Cour ne saurait accueillir la demande du Gouvernement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
41. Le troisième requérant allègue que, le 4 juillet 2007, il est resté seul pendant plusieurs heures, sans la surveillance d’un adulte, alors qu’il était âgé de douze ans. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
42. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif que le troisième requérant n’aurait pas saisi les juridictions nationales d’une action dénonçant les atteintes alléguées à son intégrité psychologique. À cet égard, il considère que l’action en responsabilité civile délictuelle fondée sur les dispositions du code civil constituait une voie de recours effective que le troisième requérant aurait dû exercer avant de saisir la Cour.
43. Le troisième requérant n’a pas présenté d’observations sur ce point.
44. La Cour rappelle que les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci (Gherghina c. Roumanie [GC] (déc.), no 42219/07, § 84, 9 juillet 2015).
45. Les dispositions de l’article 35 § 1 ne prescrivent toutefois l’épuisement que des seuls recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010).
46. En l’espèce, la Cour note que le Gouvernement soulève une exception tirée de ce que le requérant n’a pas saisi les tribunaux internes d’une action civile pour se plaindre d’une carence des autorités publiques qui, en le laissant sans la surveillance d’un adulte alors que ses parents avaient été conduits au poste de police, lui auraient infligé des mauvais traitements. Or la Cour relève que le requérant a saisi, avec ses parents, le parquet près la cour d’appel de Cluj d’une plainte pénale dirigée, entre autres, contre les policiers, et qu’il y a formulé son grief dans des termes similaires à ceux qu’il emploie aujourd’hui devant elle. Elle est donc d’avis qu’il a donné aux autorités nationales des indications suffisantes quant au traitement qu’il estime avoir subi lors de l’incident en question et qu’il a ainsi épuisé les voies de recours internes disponibles. Elle estime également que, dans ces circonstances, l’on ne saurait exiger du requérant de former en plus une action civile, comme le suggère le Gouvernement.
47. Dès lors, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement.
48. Constatant en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
49. Le troisième requérant se plaint d’être resté seul dans la rue sans la surveillance d’un adulte, le 4 juillet 2007. Il allègue que l’incident a provoqué chez lui des troubles de langage.
50. Le Gouvernement expose que le troisième requérant a assisté à l’incident en question avec l’accord et les encouragements de son père qui l’aurait utilisé comme complice, lui causant ainsi une détresse supplémentaire et mettant sa vie et son bien-être psychologique en danger. C’est d’ailleurs l’attitude agressive des parents du troisième requérant qui aurait été à l’origine de leur expulsion de leur logement.
51. Le Gouvernement estime que l’âge du troisième requérant, qui était selon lui un jeune adolescent, plus vraiment vulnérable ou dépendant de ses parents, n’imposait pas des mesures exceptionnelles en vue de le confier à la surveillance d’un adulte. Il ajoute que les autorités avaient de toute façon pris des mesures en le plaçant sous la surveillance des sœurs de la deuxième requérante, avec l’accord de cette dernière. À cet égard, le Gouvernement indique se fonder sur « les informations de la police et la déclaration du témoin C.M. », sans donner plus de précisions.
52. Le Gouvernement soutient que, au vu des circonstances de l’espèce, des mesures de placement en institution auraient été déraisonnables et disproportionnées. En outre, il considère que les allégations du troisième requérant relatives aux conséquences de l’incident sur son état psychologique ne sont étayées par aucun élément de preuve.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
53. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de l’espèce, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 47, CEDH 2003-II). La Cour a ainsi jugé qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 92, CEDH 2000-XI).
54. Combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, § 53, CEDH 2006-XI).
b) Application de ces principes en l’espèce
55. En l’espèce, il appartient à la Cour de rechercher si l’intervention des autorités lors de l’incident du 4 juillet 2007 et, notamment, la manière dont les intérêts du troisième requérant ont été pris en compte dans la préparation et le déroulement de cette intervention, ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis, mutandis, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 54).
i. Sur la question de savoir si le troisième requérant a été laissé sans la surveillance d’un adulte lors de l’incident du 4 juillet 2007
56. La Cour est confrontée à des versions divergentes quant au sort du troisième requérant lors de l’incident en question. Ce dernier allègue être resté seul pendant plusieurs heures après que ses parents avaient été emmenés au poste de police, tandis que le Gouvernement soutient qu’il a été confié aux sœurs de la deuxième requérante avec l’accord de cette dernière (paragraphe 13 ci-dessus).
57. La Cour rappelle que les allégations de mauvais traitements doivent être étayées devant elle par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25). Une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII).
58. La Cour note que, dans ses observations, le Gouvernement indique se fonder sur les informations de la police et la déclaration de C.M. (paragraphe 51 ci-dessus). Toutefois, elle relève que le Gouvernement n’a pas établi que ces deux éléments de preuve ont été examinés par les tribunaux internes ayant statué sur la plainte pénale des requérants, alors qu’il apparaît que ces derniers avaient bien demandé l’examen d’éléments de preuve supplémentaires (paragraphes 25 et 26 ci-dessus). En effet, la cour d’appel de Cluj a retenu, dans sa décision du 14 octobre 2008, confirmée par la Haute Cour dans un arrêt du 16 mars 2009, que le troisième requérant avait été laissé « sous la surveillance des villageois ». Les tribunaux internes n’ont fait référence ni à la surveillance du troisième requérant par les sœurs de la deuxième requérante ni au consentement éventuel de cette dernière.
59. En outre, la Cour observe que les tribunaux internes, en mentionnant « la surveillance des villageois », expression vague et imprécise, ne donnent aucune indication sur l’identité des personnes auxquelles le troisième requérant aurait été confié ou sur la durée pour laquelle cette mesure aurait été prise, ou encore sur les éléments de preuve sur lesquels ils auraient fondé leurs constats (paragraphe 27 ci-dessus). À cet égard, la Cour constate que les témoignages recueillis dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre le premier requérant semblent plutôt indiquer que, si le troisième requérant a été pris en charge, cela n’a pas été à l’initiative des autorités mais à celle de simples particuliers (paragraphes 17 et 20 ci-dessus).
60. Au vu de ces éléments, la Cour estime suffisamment établi que, le 4 juillet 2007, le troisième requérant a été laissé seul, pendant plusieurs heures, sans qu’il soit confié à la surveillance d’un adulte, alors que ses parents avaient été conduits au poste de police.
ii. Sur les obligations positives des autorités
61. La Cour note que, lors de l’incident du 4 juillet 2007, le troisième requérant était âgé de douze ans et avait été témoin d’une opération policière au cours de laquelle son père avait été immobilisé et menotté et ses parents avaient été conduits au poste de police. Elle ne saurait accepter l’argument du Gouvernement selon lequel, à l’âge de douze ans, le requérant était déjà un jeune adolescent plus vraiment vulnérable ou dépendant de la surveillance de ses parents (paragraphe 51 ci-dessus). Elle estime en effet qu’au vu de son âge et de sa présence lors d’une intervention de police au cours de laquelle il avait été fait usage de la force contre son père, le troisième requérant présentait une vulnérabilité qui aurait dû être prise en compte par les autorités nationales.
62. La Cour souligne ensuite que l’intervention policière du 4 juillet 2007 avait été préparée à l’avance et que la présence du troisième requérant sur les lieux n’a pas été une surprise pour les autorités, ce que le Gouvernement n’a d’ailleurs pas soutenu dans ses observations. Or elle constate que, lors de la préparation de cette intervention, aucune mesure relative au troisième requérant n’a été envisagée. Il n’appartient pas à la Cour d’établir quelle mesure aurait été la plus adéquate au vu des circonstances de l’espèce, mais elle note que la loi no 272/2004 prévoit un ensemble de mesures de protection spéciale pour un enfant qui se trouve privé, de manière temporaire ou définitive, de la surveillance de ses parents, (paragraphe 37 ci-dessus). La Cour est sensible à l’argument du Gouvernement selon lequel des mesures de placement en institution auraient été déraisonnables et disproportionnées (paragraphe 52 ci-dessus), mais rappelle avoir déjà constaté que le Gouvernement n’avait pas établi avec certitude que les autorités aient concrètement envisagé de confier le troisième requérant à une personne privée qu’il connaissait et qui était disposée à s’occuper de lui pendant l’absence de ses parents (paragraphe 59 ci-dessus).
63. La Cour relève en outre que rien n’indique dans la présente affaire que les autorités aient pris le soin d’expliquer au troisième requérant les raisons pour lesquelles la police intervenait et ses parents étaient conduits au poste de police, ou ce qui attendait ces derniers dans le cadre des procédures officielles. Elle estime que les autorités ne pouvaient pas ignorer les conséquences psychologiques que le troisième requérant pourrait éprouver à la suite de l’incident litigieux (voir, mutatis mutandis, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 58). À cet égard, elle prend note des allégations du requérant selon lesquelles il souffre de troubles émotionnels et de bégaiement (paragraphe 14 ci-dessus). Or elle a déjà considéré que de forts sentiments de peur, d’angoisse et d’impuissance chez les requérants, susceptibles de les avilir à leurs propres yeux et aux yeux de leurs proches, peuvent s’analyser en un traitement contraire à l’article 3 (Amarandei et autres c. Roumanie, no 1443/10, §§ 164-165, 26 avril 2016).
64. La Cour estime enfin que le fait que la présence du troisième requérant lors de l’incident du 4 juillet 2007 relève aussi de la responsabilité du premier requérant, qui l’aurait encouragé voire utilisé comme complice, ne saurait effacer l’obligation, pour les autorités, de protéger l’enfant et d’intervenir afin de limiter les risques d’abus (voir, mutatis mutandis, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 73-74, CEDH 2001-V).
65. Ces éléments permettent à la Cour de conclure que, puisque les autorités nationales n’ont pas pris de mesures pour confier le troisième requérant à un adulte pendant que ses parents étaient au poste de police ni pour lui expliquer sa situation et celle de ses parents, le seuil de gravité exigé par l’article 3 de la Convention a été atteint, et que l’absence d’adoption par les autorités de mesures adéquates équivaut à un traitement dégradant. Partant, elle dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION
66. Le premier requérant et la deuxième requérante se plaignent d’avoir été illégalement privés de liberté lors de l’incident du 4 juillet 2007. Ils invoquent l’article 5 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...) »
A. Sur la recevabilité
67. Le Gouvernement estime que les allégations du premier requérant sont libellées de manière trop imprécise dans le formulaire de requête pour constituer un véritable grief. Il excipe également du non-épuisement des voies de recours internes, puisque le premier requérant n’a pas contesté son placement en garde à vue devant les tribunaux internes.
68. Le requérant n’a pas présenté d’observations sur ce point.
69. La Cour n’estime pas nécessaire, en l’espèce, de statuer sur les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement, puisqu’elle considère que le grief du premier requérant est en tout état de cause manifestement mal fondé pour les raisons exposées ci-dessous.
70. Elle note que, le 4 juillet 2007, le premier requérant a été conduit au poste de police à 12 heures puis qu’il a été placé en garde à vue, par une ordonnance du parquet, à 21 heures, pour une durée de vingt-quatre heures (paragraphe 11 ci-dessus). Conformément à la loi interne applicable, la durée de la garde à vue a été calculée à compter de 12 heures, heure à laquelle le requérant est arrivé au poste de police. L’ordonnance du parquet était en outre motivée, comme l’exigeait la loi interne, par un énoncé des éléments de preuve et des indices venant à l’appui des faits reprochés au requérant. La Cour observe en outre que le requérant a été ensuite placé en détention provisoire par un jugement rendu par le tribunal de première instance le 5 juillet 2007 à 11 h 50 (paragraphe 15 ci-dessus), ce qui montre que les autorités ont respecté la durée légale de la garde à vue.
71. La Cour en déduit que le placement du premier requérant en garde à vue était justifié et conforme au droit interne (voir, en ce sens, Patriciu c. Roumanie (déc.), no 43750/05, § 63, 17 janvier 2012).
72. Elle constate en outre que rien n’indique en l’espèce que la garde à vue ait été accompagnée de mesures exceptionnelles excédant les impératifs de sécurité et établissant une intention étrangère à la finalité d’une garde à vue (voir, a contrario, François c. France, no 26690/11, § 56, 23 avril 2015). Elle ne saurait donc conclure au caractère arbitraire du placement du premier requérant en garde à vue.
73. Il s’ensuit que le grief du premier requérant est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
74. S’agissant ensuite du grief de la deuxième requérante, constatant qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
75. La deuxième requérante expose que, le 4 juillet 2007, elle a été emmenée au poste de police de Gherla sans que les autorités l’informent des raisons de cette mesure. Elle répète qu’elle y est restée jusqu’à 21 heures sans faire de déclaration.
76. Le Gouvernement réplique que la deuxième requérante a fait l’objet, non pas d’une privation de liberté mais d’une simple présentation devant les organes d’enquête, aux fins d’interrogatoire, dans le cadre d’une procédure de flagrance, et que cette mesure se fondait sur l’article 31 § 1 b) de la loi no 218/2002. Il soutient que la deuxième requérante s’est rendue au poste de police de son propre gré et qu’elle n’a pas demandé à le quitter avant 19 h 30. La durée de cette mesure était, de l’avis du Gouvernement, raisonnable et justifiée par la nécessité d’effectuer les actes préliminaires de l’enquête.
77. À titre subsidiaire, si la Cour devait conclure que la deuxième requérante a fait l’objet d’une privation de liberté, le Gouvernement plaide que cette mesure se justifiait, sur le fondement de l’article 5 § 1 c), par la nécessité pour les autorités de mener une enquête relative à un incident violent auquel la deuxième requérante avait participé.
2. Appréciation de la Cour
78. La Cour rappelle que l’article 5 de la Convention consacre un droit fondamental, la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’État à sa liberté. En proclamant le « droit à la liberté », l’article 5 § 1 vise la liberté physique de la personne ; il a pour but d’assurer que nul n’en soit dépouillé de manière arbitraire. Il ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de circuler, lesquelles relèvent de l’article 2 du Protocole no 4. La Cour rappelle aussi que l’article 5 § 1 précise explicitement que les garanties qu’il consacre s’appliquent à « toute personne » (voir, parmi d’autres, Creangă, précité, § 84).
a) Sur la privation de liberté et sa durée
79. La Cour rappelle que, pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 92, série A no 39, et Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 57, CEDH 2012). Sans doute faut-il fréquemment, pour se prononcer sur l’existence d’une atteinte aux droits protégés par la Convention, s’attacher à cerner la réalité par-delà les apparences et le vocabulaire employé. La qualification ou l’absence de qualification donnée par un État à une situation de fait ne saurait, notamment, avoir une incidence décisive sur la conclusion de la Cour quant à l’existence d’une privation de liberté (Creangă, précité, §§ 91-92). La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence constante, l’article 5 § 1 s’applique également aux privations de liberté de courte durée (Foka c. Turquie, no 28940/95, § 75, 24 juin 2008).
80. En l’espèce, elle note qu’elle est confrontée à des versions différentes quant à la nature de la mesure dont la deuxième requérante a fait l’objet. Le Gouvernement soutient que celle-ci n’a pas été victime d’une privation de liberté mais d’une simple présentation devant les organes d’enquête, aux fins d’interrogatoire, dans le cadre d’une procédure de flagrance (paragraphe 76 ci-dessus). La deuxième requérante assure en revanche qu’elle a subi une privation de liberté (paragraphe 75 ci-dessus).
81. Eu égard aux circonstances de l’espèce, et notamment au fait que la deuxième requérante a été conduite en voiture au poste de police par une équipe d’intervention et qu’elle y est restée dans le cadre d’une enquête pénale de flagrance en vue de faire des déclarations, la Cour estime qu’il serait irréaliste de considérer qu’elle était libre de quitter le poste de police à son gré (voir, Hoalgă et autres c. Roumanie, no 76672/12, § 102, 15 mars 2016, et mutatis mutandis, Osypenko c. Ukraine, no 4634/04, § 49, 9 novembre 2010, et Ghiurău c. Roumanie, no 55421/10, § 80, 20 novembre 2012).
82. La Cour constate que les parties présentent des versions divergentes quant à la durée exacte de la mesure. Toutefois, même en admettant, comme l’affirme le Gouvernement, que la requérante ait été présente au poste de police de 12 heures à 19 h 30, elle note que la durée de la mesure critiquée en l’espèce serait de sept heures et trente minutes. Or elle a déjà conclu à la privation de liberté pour des durées bien inférieures (Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, no 4158/05, § 57, CEDH 2010 (extraits), pour une durée de trente minutes ; Shimovolos c. Russie, no 30194/09, §§ 48-50, 21 juin 2011, pour une durée de quarante-cinq minutes ; et Emin Huseynov c. Azerbaïdjan, no 59135/09, § 83, 7 mai 2015, pour une durée de trois heures et trente minutes).
83. Il s’ensuit que la deuxième requérante doit bien être regardée comme ayant été privée de sa liberté le 4 juillet 2007 pendant une période d’au moins sept heures et trente minutes.
b) Sur la compatibilité de la privation de liberté de la deuxième requérante avec l’article 5 § 1 de la Convention
84. La Cour souligne que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (voir, parmi beaucoup d’autres, Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, CEDH 2011). Par ailleurs, seule une interprétation étroite de cette liste cadre avec le but de cette disposition, à savoir assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Shimovolos, précité, § 51). De plus, en matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. S’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, il en est autrement lorsque l’inobservation de ce dernier est susceptible d’emporter violation de la Convention. Tel est le cas, notamment, des affaires dans lesquelles l’article 5 § 1 de la Convention est en jeu, et la Cour doit alors exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a été respecté (Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 50, CEDH 2000-III). En particulier, il est essentiel, en matière de privation de liberté, que le droit interne définisse clairement les conditions de détention et que la loi soit prévisible dans son application (Zervudacki c. France, no 73947/01, § 43, 27 juillet 2006).
85. Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire. Il existe un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, et la notion « d’arbitraire » à laquelle se réfère l’article 5 § 1 va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention (Creangă, précité, § 84).
86. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour relève que le Gouvernement indique que la mesure dont la deuxième requérante a fait l’objet avait comme base légale l’article 31 § 1 b) de la loi no 218/2002 (paragraphe 76 ci-dessus). Elle note que, en vertu de cette disposition légale, pour que la police soit autorisée à conduire une personne dans ses locaux afin de procéder à une vérification d’identité, deux conditions cumulatives doivent être remplies : l’impossibilité pour la personne contrôlée de justifier de son identité dans les conditions prévues par la loi et l’existence de raisons de soupçonner cette personne d’avoir commis une infraction (paragraphe 36 ci-dessus ; voir également Amarandei et autres, précité, § 198).
87. Or, la Cour constate que, en l’espèce, la première condition au moins n’était pas remplie, puisque l’identité de la deuxième requérante était bien connue. Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas soutenu dans ses observations que la police avait eu des doutes quant à l’identité de la deuxième requérante.
88. En tout état de cause, la Cour prend note de l’argument du Gouvernement tiré de la participation de la deuxième requérante à un incident violent et de la nécessité de mener une enquête (paragraphe 77 ci-dessus). Elle observe toutefois qu’il n’a pas indiqué quel était le statut de la deuxième requérante, le 4 juillet 2007, du point de vue du droit interne. À cet égard, elle note que, lorsque la deuxième requérante a fait des déclarations, le 6 juillet 2007, elle a été entendue en qualité d’auteur présumé des faits (făptuitor ; paragraphe 16 ci-dessus). Or la Cour rappelle qu’à l’époque des faits, il n’existait en droit roumain que deux régimes de privation de liberté à caractère préventif : la garde à vue et la détention provisoire, lesquels étaient applicables à deux catégories de personnes : le suspect (învinuitul) et l’inculpé (paragraphe 35 ci-dessus ; voir également Creangă, précité, § 107). Pour prononcer l’une ou l’autre de ces mesures, il devait y avoir des preuves ou des indices raisonnables de la commission du fait prohibé, c’est-à-dire des éléments donnant légitimement à penser que la personne faisant l’objet des poursuites pouvait être soupçonnée d’avoir commis les faits reprochés (Creangă, précité, § 58). Or aucune de ces deux mesures n’a été adoptée à l’encontre de la deuxième requérante au moment de sa privation de liberté, le 4 juillet 2007.
89. Partant, la Cour considère que la privation de liberté dont la deuxième requérante a fait l’objet le 4 juillet 2007 n’avait pas de base légale en droit interne. Elle conclut donc à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
90. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
91. Les requérants demandent 6 800 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi.
92. Le Gouvernement trouve la somme réclamée excessive par rapport à la jurisprudence de la Cour en la matière. Il fait remarquer que les requérants sollicitent une somme globale et estime que, si la Cour devait leur allouer une satisfaction équitable, il faudrait la leur allouer conjointement.
93. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer pour préjudice moral 4 500 EUR à chacun des deux derniers requérants.
B. Frais et dépens
94. Les requérants n’ont pas présenté dans le délai imparti par la Cour de demande de remboursement des frais et dépens afférents à la présente procédure.
C. Intérêts moratoires
95. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief du troisième requérant tiré de l’article 3 de la Convention et au grief de la deuxième requérante tiré de l’article 5 § 1 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans le chef du troisième requérant ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention dans le chef de la deuxième requérante ;
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes au titre du dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. à l’unanimité, 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) à la deuxième requérante, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme ;
ii. par six voix contre une, 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) au troisième requérant, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 décembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Marialena
Tsirli András Sajó
Greffière Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Sajó.
A.S.
M.T.
OPINION PARTIELLEMENT
DISSIDENTE
DU JUGE SAJÓ
(Traduction)
1. À mon grand regret, dans cette affaire, je ne puis suivre la majorité lorsqu’elle conclut à la violation de l’article 3 dans le chef du troisième requérant.
2. Le troisième requérant est le fils, âgé de douze ans, des deux autres requérants, lesquels ont été placés en garde à vue après que le premier requérant a opposé une résistance violente aux forces de police. Le troisième requérant aurait été laissé seul durant huit à neuf heures pendant la détention de ses parents. Les faits se sont produits en plein jour, dans un village dont tous les habitants se connaissaient. Nul ne conteste que le garçon a pu rentrer chez lui et qu’il n’a pas été contraint de rester dans la rue.
3. Selon l’arrêt définitif rendu par la cour d’appel, l’enfant est resté sous la surveillance des villageois (paragraphe 27 de l’arrêt). La Cour n’accepte pas les faits tels qu’ils ont été établis et avance qu’à supposer que l’enfant ait bien été pris en charge, cela n’a pas été à l’initiative de la police. Le Gouvernement se fonde sur les déclarations d’un témoin. La Cour conclut que le garçon est resté seul, en l’absence de tout élément de preuve en attestant. J’estime qu’il y a là une contradiction avec le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » que la Cour juge applicable en l’espèce (paragraphe 57). De plus, selon moi, le constat établi par les juridictions nationales, selon lequel des voisins se sont occupés de l’enfant, n’est pas incompatible avec les allégations plus précises qui tendraient à indiquer que ce seraient plutôt ses tantes qui l’auraient pris en charge. La contradiction avancée est insuffisante pour justifier que l’on se penche sur l’établissement des faits effectué par les juridictions nationales puis qu’on l’écarte comme s’il était arbitraire. Pareille approche contrevient au principe de la subsidiarité. Bien sûr, dès lors qu’il devient impossible d’affirmer que l’enfant a été laissé seul, il est difficile de soutenir qu’il a été pris en charge sans intervention de la police. Vouloir définir le rôle joué par la police relève en l’espèce de la conjecture et est hors de propos étant donné que l’enfant n’a pas souffert.
4. Même à supposer (bien qu’il n’y ait aucune raison de le faire) que l’enfant soit effectivement resté seul pendant dix heures et que la police n’ait pris aucune mesure pour lui éviter d’être livré à lui-même et d’en éprouver un malaise et de l’angoisse, je conçois des doutes quant à l’applicabilité de l’article 3. En l’absence de tout autre élément, je n’estime pas que le seuil a été atteint, même s’il faut reconnaître que l’enfant doit avoir vécu une expérience traumatisante du fait des circonstances de l’arrestation (événement imputable au comportement de son père). Concernant ce point, la Cour s’appuie sur l’arrêt Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique (no 13178/03, CEDH 2006-XI).
5. Penchons-nous donc plus attentivement sur les éléments qui ont été jugés applicables dans l’arrêt Mubilanzila :
Au paragraphe 53 de cet arrêt, la Cour demande « une protection efficace, notamment (...) des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil 1998-VIII). » Il n’a pas été démontré en l’espèce que la police aurait dû avoir connaissance de mauvais traitements (de fait, il ne se trouve à l’origine du sentiment allégué d’infériorité et des autres souffrances supposées aucun acte qui pourrait faire passer lesdites souffrances pour un traitement inhumain ou dégradant).
Au paragraphe 55 de l’arrêt Mubilanzila, il est dit : « La situation personnelle de la seconde requérante se caractérisait par son très jeune âge, le fait qu’elle était étrangère en situation d’illégalité dans un pays inconnu et qu’elle n’était pas accompagnée car séparée de sa famille et donc livrée à elle-même. Elle se trouvait dans une situation d’extrême vulnérabilité. » Pareils éléments sont absents en l’espèce. Il existe une différence fondamentale entre une enfant de cinq ans non accompagnée, abandonnée par son oncle et placée en détention en un lieu complètement inconnu, d’une part, et un enfant de douze ans se trouvant chez lui, d’autre part. Il n’est d’ailleurs pas rare que des enfants de douze ans restent seuls toute la journée lorsqu’ils ne vont pas à l’école et que leurs parents travaillent.