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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ERDENER v. TURKEY - 23497/05 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 139 (02 February 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/139.html
Cite as: [2016] ECHR 139

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ERDENER c. TURQUIE

     

    (Requête no 23497/05)

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    2 février 2016

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Erdener c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Paul Lemmens,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Stéphanie Mourou-Vikström,
              Georges Ravarani, juges,
    et de
    Abel Campos, greffier adjoint de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 janvier 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23497/05) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Yücel Erdener (« la requérante »), a saisi la Cour le 7 juin 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  La requérante a été représentée par Me S. Sarɪhan, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  La requérante alléguait en particulier que sa condamnation au civil avait constitué une atteinte à ses droits à la liberté de pensée et à la liberté d’expression.

    4.  Le 16 novembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  La requérante est née en 1941 et réside à Ankara. À l’époque des faits, elle était députée d’Istanbul du DSP (Parti de la gauche démocratique), présidé par M. Bülent Ecevit, alors Premier ministre turc.

    6.  Le 13 août 2002, le quotidien national Milliyet publia un article rédigé par son correspondant à Ankara sur l’état de santé du Premier ministre. Ledit article indiquait que ce dernier travaillait à un rythme très soutenu depuis qu’il avait interrompu son traitement à l’hôpital universitaire de Başkent[1] (« l’hôpital de Başkent ») et que cette situation avait donné lieu à un certain nombre de rumeurs. Par ailleurs, l’auteure de l’article relatait une discussion qu’elle avait eue avec deux parlementaires, dont la requérante. Les propos attribués à cette dernière se lisent comme suit :

    « Notre Premier ministre a décidé de ne pas se rendre à l’hôpital pour son dernier contrôle. Beaucoup d’allégations concernant les raisons de cette décision ont vu le jour. J’ai entendu des parlementaires, lors d’une discussion dans les couloirs de l’Assemblée Nationale, soutenir l’affirmation suivante : « les médecins auraient préparé un rapport concluant à l’incapacité de travailler du Premier ministre. S’il s’était présenté au contrôle, c’est ce rapport qu’ils auraient rendu. Ecevit a agi avec beaucoup d’intelligence, il a rapidement senti le coup venir et il n’est pas allé à l’hôpital. Il aurait été prévenu par un médecin de l’hôpital militaire de Gülhane ». Je leur ai répondu « Rapidement senti le coup venir ? Mais c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire. » »

    Les propos attribués à l’autre parlementaire font également état de ces rumeurs.

    A.  La procédure pénale

    7.  Le rectorat de l’Université de Başkent déposa une plainte à l’encontre des deux parlementaires, dont la requérante, pour diffamation.

    8.  Le 29 août 2002, le procureur de la République d’Ankara rendit une ordonnance de non-lieu, considérant que ne pouvait constituer un délit le fait d’avoir simplement rapporté l’existence de rumeurs au sujet de la santé du Premier ministre qui auraient circulé à l’Assemblée Nationale, rumeurs qui couraient également dans l’opinion publique.

    9.  Cette ordonnance fut annulée par la cour d’assises, et les deux parlementaires mis en examen furent renvoyés devant un tribunal correctionnel.

    10.  Par un jugement du 29 avril 2003, le tribunal correctionnel estima que les prévenus n’avaient fait que relater les allégations qu’ils avaient entendues sans accuser directement le plaignant et que, dès lors, les éléments matériel et intentionnel de l’infraction ne se trouvaient pas réunis. En conséquence, il les acquitta.

    B.  La procédure civile

    11.  Le rectorat de l’Université de Başkent intenta également une action civile contre les deux parlementaires, dont la requérante, devant le tribunal de grande instance d’Ankara en vue d’obtenir une indemnisation pour atteinte à sa réputation (kişilik haklarına saldırı).

    12.  Dans ses mémoires du 23 décembre 2002 et du 8 janvier 2003, la requérante produisit, à titre de preuve, des articles relatifs à l’état de santé du Premier ministre publiés antérieurement à ses déclarations litigieuses.

    Il ressort des documents présentés devant la Cour que, le 11 juillet 2002, le Premier ministre avait émis un communiqué de presse concernant l’ajournement de son examen médical. Ce communiqué avait rapidement connu un fort retentissement médiatique. Le Premier ministre y remerciait l’hôpital de Başkent et précisait que l’ajournement de son examen médical avait pour but d’empêcher les spéculations que sa visite à l’hôpital pouvait engendrer.

    13.  Le 3 juin 2006, le tribunal de grande instance entendit la journaliste auteure de l’article, Mme G.Ö. Cette dernière indiqua notamment qu’elle n’avait pas interrogé formellement les parlementaires, dont la requérante, et que ces derniers n’avaient fait que répondre à ses questions relatives, entre autres, à l’état de santé du Premier ministre pendant une conversation tenue en privé dans les couloirs de l’Assemblée nationale. Elle affirma que les parlementaires avaient rapporté des informations obtenues par ouï-dire qu’ils entendaient depuis longtemps à l’Assemblée nationale. Quant à la phrase « rapidement sentir le coup venir ? Mais c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire », elle confirma que c’était Mme Erdener qui l’avait prononcée en utilisant les termes mêmes qui étaient repris dans l’article litigieux.

    14.  Le 18 juin 2003, le tribunal de grande instance condamna la requérante au versement d’une indemnité de 2 000 livres turques (TRL - soit environ 1 200 euros (EUR)) ainsi qu’au remboursement des frais de justice et au versement des honoraires à l’avocat de la partie demanderesse. Concernant ce montant, le tribunal indiqua que l’indemnité ne devait avoir pour but ni d’enrichir le demandeur ni d’appauvrir le défendeur et fit explicitement référence au principe de proportionnalité prévu par la disposition pertinente du code civil.

    Dans sa motivation, il considéra que les défendeurs avaient avant tout relaté des faits en précisant bien qu’il s’agissait d’allégations, qu’ils avaient cherché, en agissant ainsi, à attirer l’attention du public concernant un sujet qui intéressait l’ensemble du pays et que, eu égard aux fonctions qu’ils occupaient, ces propos ne pouvaient constituer une atteinte aux droits de la partie demanderesse. Néanmoins, il estima que la requérante, contrairement à l’autre défendeur, avait également exprimé une opinion personnelle en déclarant : « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire ». Le tribunal considéra qu’il s’agissait là d’une accusation portée contre l’hôpital de Başkent, constitutive, à elle seule, d’une atteinte à la réputation de celui-ci.

    15.  Le 7 juin 2004, la Cour de cassation rejeta, à la majorité, le pourvoi de la requérante.

    Dans leurs opinions séparées, deux juges dissidents indiquèrent que, eu égard au climat d’instabilité politique qui régnait à l’époque des faits, la santé du Premier ministre était un sujet intéressant l’ensemble de la société, lequel avait été abondamment traité par la presse, et qu’il était, sinon du devoir, du moins du rôle des parlementaires de la majorité de s’exprimer sur un tel sujet. Ils estimèrent que la requérante avait exprimé une opinion critique sur le changement de médecin et de traitement thérapeutique du Premier ministre, et qu’une telle critique devait être tolérée.

    16.  Le 7 février 2005, la Cour de cassation rejeta, à la majorité, la demande de rectification d’arrêt formée par la requérante.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    17.  Pour le droit et la pratique internes pertinents, voir Sapan c. Turquie (n44102/04, §§ 24 et 25, 8 juin 2010).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    18.  La requérante se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression, en violation de l’article 10 de la Convention, en ce qu’elle a été condamnée à payer des dommages et intérêts en raison des propos qu’elle avait tenus au sujet de l’état de santé du Premier ministre. Elle invoque à cet égard les articles 9 et 10 de la Convention.

    La Cour considère qu’il y a lieu d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 10 (voir, notamment, Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et 24408/94, § 44, CEDH 1999-IV), aux termes duquel :

    « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

    2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...), à la protection de la réputation ou des droits d’autrui (...) »

    19.  Le Gouvernement conteste les allégations de la requérante.

    A.  Sur la recevabilité

    20.  La Cour, constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Arguments des parties

    21.  La requérante affirme qu’elle a été condamnée à payer des dommages et intérêts pour avoir exprimé, en sa qualité de députée, son opinion personnelle sur l’état de santé du Premier ministre. Elle allègue que ses propos publiés dans le quotidien Milliyet reprenaient des ouï-dire relatifs au refus du Premier ministre de se rendre à l’hôpital de Başkent pour un contrôle médical. Elle soutient qu’à l’époque des faits, le climat politique était tendu en raison de la détérioration de l’état de santé du Premier ministre et que ses déclarations relatant les rumeurs qui circulaient dans les couloirs de l’Assemblée nationale ainsi que dans les médias ne visaient pas à porter atteinte à la réputation des médecins ou de l’hôpital en cause.

    22.  Le Gouvernement plaide que la requérante a été assignée devant les juridictions internes pour avoir diffamé le rectorat de l’Université de Başkent et porté atteinte à sa réputation. Il affirme que, dans son interview, la requérante a soutenu que les médecins de l’hôpital avaient failli conduire le Premier ministre à la mort et avance qu’il s’agissait de sous-entendus de nature à porter atteinte à la réputation de l’hôpital et des médecins. D’après lui, la requérante pouvait raisonnablement prévoir les conséquences de son interview lorsqu’elle a prononcé les propos « mais c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire ». Il soutient en outre que la condamnation de la requérante visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation et des droits de l’hôpital et des médecins. Quant à la proportionnalité de la condamnation, il affirme que les juridictions internes ont examiné d’une manière approfondie les propos tenus par la requérante et entendu la journaliste auteure de l’article pour vérifier si la requérante avait bel et bien prononcé les propos litigieux avant de considérer que les termes « c’est à la mort qu’ils ont failli (...) conduire [le Premier ministre] » n’étaient pas conformes au droit. Le Gouvernement note que la requérante n’a pas été condamnée pour l’ensemble de son interview mais uniquement pour l’expression « c’est à la mort qu’ils ont failli (...) conduire [le Premier ministre] » qui emporte, à ses yeux, l’attribution d’une intention meurtrière à l’encontre de l’hôpital universitaire de Başkent, sans aucune justification factuelle. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que le quantum des dommages et intérêts est proportionné au but poursuivi.

    2.  Appréciation de la Cour

    a)  Principes généraux

    23.  Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression ont été résumés récemment dans les arrêts Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015, et Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 87, 20 octobre 2015.

    24.  S’agissant de la nature des propos susceptibles de porter atteinte à la réputation d’une personne, la Cour distingue traditionnellement entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, l’exactitude des seconds n’a pas à être démontrée. Lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, §§ 75-76, CEDH 2001-VIII, I Avgi Publishing and Press Agency S.A. et Karis c. Grèce, no 15909/06, § 26, 5 juin 2008, Mustafa Erdoğan et autres c. Turquie, nos 346/04 et 39779/04, § 36, 27 mai 2014, et Morar c. Roumanie, no 25217/06, § 59, 7 juillet 2015).

    25.  La Cour rappelle également que, précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple, lequel représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (voir, parmi d’autres, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 33, 22 février 2005, Alınak et autres c. Turquie, no 34520/97, § 33, 4 mai 2006, et Desjardin c. France, no 22567/03, § 47, 22 novembre 2007).

    b)  Application en l’espèce des principes susmentionnés

    26. La Cour note que la condamnation de la requérante à payer des dommages et intérêts constituait bien « une ingérence d’une autorité publique » dans son droit à la liberté d’expression. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 8 et peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

    i.  Ingérence « prévue par la loi » et poursuivant un but légitime

    27.  La Cour observe que le tribunal de grande instance a condamné la requérante à verser une indemnité pour atteinte à la réputation de l’Université de Başkent en application des dispositions pertinentes du code civil (voir paragraphe 14). Elle observe, à cet égard, que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi en vertu de l’article 10 de la Convention.

    28.  Quant à la question de savoir si cette ingérence poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2, la Cour réitère qu’une mesure prise pour condamner des déclarations tenant à critiquer des actes ou des négligences d’un organe élu ne peut être justifiée par la protection des droits et réputations d’autrui que dans les circonstances exceptionnelles (voir, Lombardo et autres c. Malte, no 7333/06, § 50, 24 avril 2007). Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 36 ci-dessous), la Cour juge qu’elle peut laisser cette question ouverte.

    ii.  Ingérence « nécessaire dans une société démocratique »

    29.  La Cour observe ensuite que le tribunal de grande instance d’Ankara a tenu civilement responsable la requérante pour avoir prononcé, entre autres, la phrase « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire » lors d’une conversation tenue entièrement en privé avec une journaliste, et que cette phrase reprenait des informations obtenues par ouï-dire sur l’état de santé du Premier ministre de l’époque (paragraphe 6 ci-dessus).

    30.  Pour apprécier en l’occurrence si la nécessité de la restriction à l’exercice du droit à la liberté d’expression est établie de manière convaincante, la Cour doit situer son raisonnement essentiellement sur le terrain de la motivation retenue par les juges nationaux dans les circonstances de l’espèce (voir, plus récemment, Özçelebi c. Turquie, no 34823/05, § 48, 23 juin 2015).

    31.  Pour ce faire, la Cour prend note tout d’abord de la position du tribunal de grande instance selon laquelle, mise à part la phrase « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire », les propos de la requérante s’inscrivaient dans un contexte d’intérêt général et n’étaient pas constitutifs d’une attaque personnelle. Elle relève ensuite que le tribunal a estimé que ces propos contenaient des informations obtenues par ouï-dire sur l’état de santé du Premier ministre que la requérante avait entendues dans les couloirs de l’Assemblée nationale en sa qualité de députée. Le tribunal considéra en revanche que la phrase litigieuse « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire » dépassait à elle seule les limites permises par le droit interne au motif qu’il s’agissait d’une mise en accusation de l’hôpital constitutive d’une atteinte à la réputation de ce dernier (paragraphe 14 ci-dessus).

    32.  La Cour rappelle que les faits à l’origine de la présente espèce ont reçu une large couverture médiatique en Turquie et que la manière dont le Premier ministre avait été soigné avait été critiquée non seulement par les médias mais aussi par les milieux parlementaires (paragraphe 12 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour attache une grande importance au fait que la requérante s’est exprimée en sa double qualité de députée et de membre du parti du Premier ministre dans un climat de tensions politiques à l’Assemblée nationale. À cet égard, la Cour souscrit à la motivation du tribunal de grande instance selon laquelle les propos tenus en l’espèce par la requérante relevaient d’un sujet d’intérêt général très actuel à l’époque des faits, portant, de l’avis de la Cour, en particulier sur le droit des citoyens d’être, le cas échéant, informés des allégations sur l’état de santé du Premier ministre (Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 44, CEDH 2004-IV). Elle rappelle qu’en pareil cas il n’y a guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression (Morice, précité, § 125).

    33.  Pour ce qui est de la teneur des propos de la requérante, la Cour constate tout d’abord que les déclarations de la requérante concernaient avant tout des informations obtenues par ouï-dire qui circulaient depuis longtemps à l’Assemblée nationale quant à l’état de santé du Premier ministre, sujet qui avait connu un fort retentissement médiatique. Certes, si la phrase litigieuse « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire » n’était pas anodine, la Cour rappelle que la liberté d’expression « vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent » (Morice, précité, § 161). À cet égard, contrairement à ce qu’a jugé le tribunal de grande instance en estimant que la phrase « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire », prononcée par la requérante, relevait à elle seule d’une accusation portée contre l’hôpital universitaire de Başkent, la Cour estime que, dans le cadre de l’article 10 de la Convention, il convient d’examiner ladite phrase à la lumière des circonstances et de l’ensemble du contexte de l’affaire (voir, parmi beaucoup d’autres, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 40, série A no 103, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III, et Morice, précité, § 162).

    34.  La Cour relève que la phrase précitée, lue dans le contexte des propos litigieux, et nonobstant sa tonalité polémique, relevait d’une opinion personnelle critiquant la manière dont le Premier ministre avait été soigné à l’hôpital universitaire de Başkent. Vu les documents présentés par la requérante devant les juridictions internes, la Cour considère que cette opinion reposait sur une base factuelle suffisante et présentait un lien étroit avec les circonstances de l’espèce (paragraphe 12 ci-dessus).

    35.  De surcroît, la Cour attache également une importance considérable au fait que le tribunal de grande instance a ignoré la manière dont la requérante avait tenu ces propos. En effet, comme la journaliste auteure de l’article en avait témoigné devant le tribunal, il s’agissait d’une conversation privée, et rien dans le dossier n’indiquait que la requérante avait l’intention de s’en servir pour mener publiquement une campagne diffamatoire contre l’hôpital (paragraphe 13 ci-dessus).

    36.  S’agissant de la personne visée par les propos de la requérante, la Cour note que l’Université de Başkent a disposé du droit de se défendre contre des allégations diffamatoires en vertu des dispositions pertinentes du droit interne (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris c. Royaume Uni, no 68416/01, § 94, CEDH 2005-II; Kuliś et Różycki c. Pologne, no 27209/03, § 35, 6 octobre 2009, et Kharlamov c. Russie, no 27447/07, § 25, 8 octobre 2015). Toutefois, elle rappelle qu’il y a une différence entre les intérêts liés à la réputation d’une personne morale et ceux liés à la réputation d’une personne physique. La Cour réitère à cet égard que les intérêts liés à la réputation d’une personne morale sont dépourvus de la dimension morale (Kharlamov, précité, § 25). En l’espèce, la réputation en cause est celle d’une personne morale publique, à savoir une université à laquelle la loi a accordé ce statut. La Cour estime que, pour procéder à une juste mise en balance des intérêts en cause, le tribunal de grande instance aurait dû dûment tenir compte dans son appréciation des intérêts concurrents des parties, à savoir ceux du requérant et ceux de l’Université, personne morale publique. Toutefois, au vu du dossier rien ne permet de penser que les juridictions internes ont bien vérifié si la phrase litigieuse avait à elle seule particulièrement nui à la réputation de la plaignante.

    37.  La Cour observe également que les juridictions internes n’ont pas dûment pris en compte les moyens de défense avancés par la requérante pour démontrer que ses propos, dont la phrase incriminée, avaient une base factuelle suffisante et qu’elle les avait formulés en sa qualité de députée. Au lieu de cela, le tribunal de première instance a examiné la phrase litigieuse en la soustrayant de son contexte pour conclure que les termes « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire », à eux seuls, avaient suffi pour que la requérante porte atteinte à la réputation de l’Université de Başkent. Or une telle expression aurait dû être replacée dans le contexte propre aux circonstances de l’espèce. Pour les mêmes raisons, la Cour ne souscrit pas à l’argument du Gouvernement, emprunté au raisonnement du tribunal de grande instance, selon lequel l’emploi des termes portait « à lui seul » atteinte à la réputation de l’Université (pour une approche similaire, voir Morice, précité, § 164).

    38.  Eu égard à l’ensemble des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime qu’il n’a pas été ménagé un juste équilibre entre la nécessité de protéger le droit de la requérante à la liberté d’expression et celle de garantir les droits et la réputation de l’Université. À supposer même que les motifs fournis par le tribunal de grande instance pour justifier la condamnation civile de la requérante puissent passer pour pertinents, la Cour considère qu’ils n’étaient pas suffisants pour justifier une telle ingérence dans le droit de la requérante à la liberté d’expression.

    39.  Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, deuxième alinéa, CEDH 1999-IV, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI). À cet égard, elle souligne que si le montant des dommages et intérêts auxquels la requérante a été condamnée n’est finalement pas très élevé, il n’en demeure pas moins que la condamnation en cause n’a certainement pas manqué d’avoir un effet dissuasif sur la libre discussion publique de questions intéressant la vie de la collectivité (voir Público - Comunicação Social, S.A. et autres c. Portugal, no 39324/07, § 55, 7 décembre 2010).

    40.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation de la requérante pour diffamation s’analyse en une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, ingérence qui n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.

    Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

    41.  Invoquant l’article 6 de la Convention, la requérante se plaint que les juridictions internes l’ont condamnée à verser des dommages et intérêts au plaignant alors qu’elles ont rejeté l’action introduite contre l’autre parlementaire. Elle considère que cette situation constitue une inégalité portant atteinte au droit à un procès équitable.

    42.  Eu égard à son constat de violation de l’article 10 de la Convention (paragraphe 40 ci-dessus), la Cour considère qu’il ne s’impose pas de statuer séparément sur la recevabilité et le fond du grief tiré de l’article 6 de la Convention (voir, parmi d’autres, Pakdemirli, précité, § 63, Sorguç c. Turquie, no 17089/03, § 44, 23 juin 2009, et Mustafa Erdoğan et autres, précité, § 48).

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    43.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    44.  La requérante réclame une somme totale de 13 726 TRL (soit 7 000 euros (EUR)) pour préjudice matériel, y compris pour les frais et dépens afférents aux procédures devant les juridictions internes et la Cour. Elle a soumis une liste détaillée des dépenses ainsi que des reçus relatifs aux différentes dépenses, deux contrats d’honoraires conclus avec son avocat ainsi que le barème du barreau d’Ankara. Elle a également présenté un reçu relatif au versement des dommages et intérêts, y compris les frais et dépens devant les juridictions internes, dont le montant s’élève à 4 375 TRL (2 340 EUR, à la date du versement de ceux-ci).

    45.  La requérante réclame en outre 50 000 TRL (25 800 EUR) pour préjudice moral.

    46.  Le Gouvernement conteste ces sommes.

    47.  La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 2 340 EUR au titre du préjudice matériel, somme correspondant au montant qu’elle a dû acquitter. Statuant en équité, elle estime en outre qu’il y a lieu de lui octroyer 7 500 EUR au titre du préjudice moral.

    Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 1 000 EUR, tous frais confondus, pour frais et dépens.

    48.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 6 de la Convention ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

    i)  2 340 EUR (deux mille trois cent quarante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

    ii)  7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    iii)  1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

            Abel Campos                                                               Julia Laffranque
           Greffier adjoint                                                                  Présidente



    [1].  L’hôpital de l’Université de Başkent, à Ankara.


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