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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CARACET v. THE REPUBLIC OF MOLDOVA - 16031/10 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 183 (16 February 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/183.html Cite as: [2016] ECHR 183 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CARACET c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 16031/10)
ARRÊT
STRASBOURG
16 février 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Caracet c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Işıl Karakaş,
présidente,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 janvier 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 16031/10) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant de cet État, M. Ion Caracet (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 mars 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me A. Aladov, avocate à Comrat. Le gouvernement moldave (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. Apostol.
3. Le requérant se plaint d’une violation des articles 3 et 5 § 3 de la Convention.
4. Le 29 mai 2012, les griefs tirés des articles susmentionnés ont été communiqués au Gouvernement et la Requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1988 et est détenu à Cahul.
A. Les mauvais traitements allégués et l’enquête y relative
6. Le 13 mars 2009, le requérant fut arrêté dans un appartement situé à Chișinău, avec cinq autres personnes. Il était soupçonné d’avoir commis un vol à main armée en réunion, avec violence. Lors de l’arrestation, les policiers lui auraient asséné des coups de poing, de pied et de bâton. Ensuite, ils l’auraient conduit à un commissariat de police à Chişinău, où ils auraient continué à le rouer de coups dans le but de lui arracher des aveux. Ils lui auraient mis sur la tête un sachet en plastique afin de l’empêcher de respirer.
7. Le 16 mars 2009, le requérant comparut devant un juge d’instruction du tribunal de Comrat, qui ordonna son placement en détention provisoire pour une période de dix jours. À cette audience, l’avocate du requérant signala la présence de lésions sur le corps de son client et demanda l’ouverture d’une enquête à ce sujet. Le même jour, le requérant porta plainte pour coups et blessures auprès du parquet et demanda qu’une expertise médicolégale fût effectuée.
8. À une date non spécifiée, les autorités ouvrirent une instruction pénale concernant les faits allégués. Le 18 mars 2009, le médecin légiste dressa, sur demande du parquet de Comrat, un rapport d’expertise médicolégale, faisant état des constats suivants :
« [Le requérant se plaint de] douleurs thoraciques, lombaires, à l’articulation du genou gauche, dans la zone temporale droite.
(...) Suffusion de forme ovale, mesurant 1,80 cm sur 5 cm, de couleur violet foncé aux nuances jaunâtres sur la paupière supérieure de l’œil droit. Dans la région du nez, une érosion cutanée de forme ovale de 1,20 cm sur 2 cm, aux bords irréguliers, dont la surface est recouverte d’une croûte de couleur brun foncé. Dans la région de l’articulation du genou gauche, une érosion ronde aux bords irréguliers, mesurant 1,50 cm sur 2 cm, dont la surface est partiellement recouverte d’une croûte de couleur brun foncé. Aucune autre lésion n’a été constatée lors de l’examen. »
Ce rapport ne comprenait pas de qualification de la gravité des lésions corporelles constatées.
9. Le 2 avril 2009, l’avocate s’entretint avec le requérant. Celui-ci lui affirma que les policiers continuaient à le battre, en particulier avec des bouteilles en plastique remplies d’eau afin de ne pas laisser de traces visibles sur son corps.
10. Dans une plainte adressée au parquet général le 2 avril 2009, l’avocate du requérant dénonça les mauvais traitements dont ce dernier s’était plaint lors de leur dernière rencontre. Elle demandait une expertise médicolégale approfondie, ainsi que l’ouverture de poursuites à l’encontre des personnes responsables des mauvais traitements allégués.
11. Le 9 avril 2009, une nouvelle expertise médicolégale fut effectuée. D’après le rapport correspondant, qui n’a pas été communiqué au requérant, aucune lésion corporelle visible n’avait été constatée sur le corps de ce dernier.
1. Première procédure relative aux allégations de mauvais traitements
12. Le 30 avril 2009, le parquet général adopta une ordonnance de classement sans suite concernant les faits dénoncés dans la plainte du 2 avril 2009. Il s’appuyait sur la version livrée par quatre policiers en charge de l’enquête pénale engagée contre le requérant, qui soutenaient que ce dernier n’avait pas été soumis à des mauvais traitements. Le parquet faisait également référence aux conclusions du rapport médicolégal du 9 avril 2009.
13. Sur plainte du requérant, le 4 juin 2009, le procureur hiérarchique confirma l’ordonnance du 30 avril 2009.
14. Le 15 juin 2009, le requérant contesta la décision du 4 juin 2009.
15. Le 6 juillet 2009, le juge d’instruction I.M. du tribunal de Buiucani accueillit partiellement la contestation du requérant. Il estimait que l’ordonnance de classement sans suite du 30 avril 2009 était prématurée et mal fondée. Le juge notait que les autorités compétentes avaient superficiellement interrogé le requérant concernant les faits allégués. Il reprochait également au parquet de ne pas avoir cherché à savoir si un contrôle médical des organes internes du requérant était ou non nécessaire, de ne pas avoir entendu le médecin légiste et de ne pas avoir répondu aux allégations du requérant selon lesquelles celui-ci avait subi des mauvais traitements le 13 mars 2009. Le juge d’instruction annula l’ordonnance du 30 avril 2009 et ordonna une investigation supplémentaire.
16. Le 30 juillet 2009, le parquet général rendit une ordonnance de classement sans suite, dont le contenu était similaire à celui de l’ordonnance du 30 avril 2009 (paragraphe 12 ci-dessus).
17. Le 17 août 2009, le requérant contesta cette ordonnance devant le juge d’instruction.
18. Par un jugement définitif du 21 septembre 2009, le juge d’instruction M.D. du tribunal de Buiucani rejeta cette contestation au motif que l’enquête des autorités avait été complète et objective.
2. Seconde procédure relative aux allégations de mauvais traitements
19. Dans l’intervalle, le 28 mai 2009, l’avocate du requérant s’était plainte au procureur général de l’absence de réponse du parquet à la plainte du requérant du 16 mars 2009.
20. Le 12 juin 2009, le parquet de Buiucani rendit une ordonnance de classement sans suite au sujet des allégations de mauvais traitements du requérant. Le contenu de cette ordonnance était similaire à celui de l’ordonnance du 30 avril 2009 (paragraphe 12 ci-dessus).
21. Le 26 juin 2009, l’avocate du requérant contesta l’ordonnance du 12 juin 2009 devant le procureur général. Elle mettait en exergue le fait que, selon le rapport d’expertise médicolégale du 18 mars 2009, des blessures avaient été constatées sur le corps du requérant. Elle demandait en outre au parquet d’ordonner une expertise médicolégale complète afin de déterminer la gravité des lésions corporelles du requérant, ainsi que l’état de ses organes internes, qui pouvaient être affectés sans que des traces extérieures de blessures fussent visibles. Elle indiquait enfin que la plainte initialement introduite par le requérant le 16 mars 2009 n’avait toujours pas été examinée par le parquet.
22. Le 3 juillet 2009, le procureur hiérarchique annula l’ordonnance de classement sans suite du 12 juin 2009.
23. Le 14 juillet 2009, le parquet de Buiucani rendit une nouvelle ordonnance de classement sans suite. Il faisait référence aux déclarations de cinq policiers selon lesquelles, lors de l’arrestation du requérant et de ses complices présumés, ils avaient employé la force contre certains suspects qui auraient résisté et qui auraient ensuite été immobilisés au sol. Le parquet notait de plus que les lésions corporelles constatées chez le requérant dans le rapport d’expertise médicolégale du 18 mars 2009 étaient sans préjudice pour la santé de l’intéressé. Il faisait également référence aux conclusions du rapport d’expertise médicolégale du 9 avril 2009 selon lesquelles aucune lésion corporelle n’avait été constatée sur le corps du requérant.
24. Sur plainte du requérant, par une ordonnance du 12 août 2009, le procureur hiérarchique confirma l’ordonnance du 14 juillet 2009.
25. Par une décision définitive du 10 septembre 2009, le juge d’instruction M.D. du tribunal de Buiucani rejeta la contestation du requérant contre les ordonnances des 14 juillet et 12 août 2009. Il estimait que les décisions contestées étaient motivées et fondées.
B. Les procédures relatives à la détention provisoire du requérant
26. Après son arrestation le 13 mars 2009, le requérant fut maintenu en détention provisoire tout au long de son procès. Pendant l’instruction de l’affaire qui fut achevée à une date non spécifiée en août 2009, la privation de liberté du requérant fut prolongée tous les dix à trente jours. Lors de la phase judiciaire de l’affaire pénale de l’intéressé, la détention provisoire de celui-ci fut prolongée tous les trois mois. Les motifs retenus par le juge interne étaient à chaque fois essentiellement les mêmes et tenaient à la gravité de l’infraction reprochée - qualifiée de très grave en droit interne -, à la complexité de l’affaire, ainsi qu’aux risques, en cas d’élargissement, de fuite, d’entrave à la justice, de commission de nouvelles infractions et de trouble à l’ordre public.
27. Les deux dernières prolongations de la détention provisoire du requérant avant l’introduction de la présente Requête furent ordonnées par le tribunal de Comrat dans ses décisions du 30 novembre 2009 et du 26 février 2010. Par sa décision du 26 février 2010, le tribunal prolongea notamment la privation de liberté de l’intéressé jusqu’au 2 juin 2010. La motivation de ces deux décisions était quasi identique et commune au requérant et à ses trois coaccusés. Le requérant contesta ces jugements, arguant que le parquet n’avait présenté aucune preuve plausible étayant le risque de fuite ou de commission de nouvelles infractions. Il ajoutait qu’il était étudiant et qu’il avait un domicile fixe, et il demandait l’application à son encontre d’une mesure préventive autre que la détention. Dans son dernier recours, il indiquait également que les victimes et les témoins clés avaient déjà été auditionnés et que, dès lors, sa détention était fondée, selon lui en violation de l’article 5 de la Convention, sur la seule gravité de l’infraction reprochée. Le 14 décembre 2009 et le 5 mars 2010 respectivement, la cour d’appel de Comrat rejeta les recours du requérant comme mal fondés.
28. Le 30 juin 2011, le tribunal de Comrat jugea le requérant coupable et le condamna à huit ans d’emprisonnement. Par un arrêt du 19 mars 2013, la cour d’appel de Cahul aggrava, sur appel du parquet, la peine infligée au requérant et condamna celui-ci à dix ans d’emprisonnement. La Cour n’a pas été informée de la suite de la procédure.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
29. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi sur la police du 18 décembre 1990 en vigueur à l’époque des faits se lisaient comme suit :
« Article 14. Conditions et limites de l’usage de la force, des moyens spéciaux et de[s] arme[s] à feu
Les agents de police sont en droit d’employer la force physique, les moyens spéciaux et [les] arme[s] à feu dans les cas et selon les modalités prévus par la présente loi.
L’usage de la force, des moyens spéciaux et de[s] arme[s] à feu doit être précédé d’un avertissement concernant l’intention de les employer et un temps suffisant doit être accordé pour la réponse, hormis les cas où le retard dans l’usage de la force, des moyens spéciaux et de[s] arme[s] à feu met directement en danger la vie et la santé des citoyens et des agents de police ou peut engendrer d’autres conséquences graves.
(...)
Lorsque l’usage de la force ne peut être évité, les agents de police sont dans l’obligation de s’efforcer de causer le moins de dommages possible à la santé, à l’honneur, à la dignité et aux biens des citoyens, ainsi que d’assurer l’octroi des soins médicaux aux victimes.
En cas de blessures ou de décès des citoyens à la suite de l’usage de la force physique, des moyens spéciaux [ou] de[s] arme[s] à feu, l’agent de police est tenu d’en informer son chef direct afin que ce dernier en informe le procureur.
L’abus de pouvoir (...) [dans] l’usage de la force, des moyens spéciaux et de[s] arme[s] à feu est puni, conformément à la loi.
Article 15. L’emploi de la force physique
Les agents de police sont autorisés à employer la force physique, y compris les procédés spéciaux de lutte, afin de mettre fin aux infractions et de neutraliser la résistance opposée aux demandes légales, seulement lorsque les méthodes non violentes ne leur permettent pas de remplir leurs obligations. »
30. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale sont ainsi libellées :
« Article 176. Motifs justifiant d’ordonner des mesures préventives
1. Des mesures préventives peuvent être prises par le procureur (...) ou, selon le cas, par le tribunal seulement dans le cas où il existe suffisamment de motifs raisonnables de croire qu’un inculpé (...) risque de se soustraire à la justice, d’entraver l’établissement de la vérité pendant la procédure pénale ou de commettre une nouvelle infraction ; sinon, le tribunal peut appliquer pareilles mesures afin de garantir l’exécution du jugement de condamnation.
2. La détention provisoire et d’autres mesures préventives peuvent être ordonnées seulement lorsqu’il existe des soupçons raisonnables quant à la commission d’une infraction (...).
3. Pour se prononcer sur la nécessité d’appliquer des mesures préventives, les autorités de poursuite et le tribunal prennent en compte les critères supplémentaires suivants :
1) la nature et le degré du dommage causé par l’infraction ;
2) la personnalité de l’inculpé (...) ;
3) son âge et son état de santé ;
4) son activité professionnelle ;
5) sa situation familiale et l’existence ou non de personnes à sa charge ;
6) sa situation économique ;
7) l’existence d’un lieu de résidence permanente ;
8) toute autre circonstance essentielle (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
31. Invoquant les articles 3 et 13 de la Convention, le requérant se plaint de s’être vu infliger des mauvais traitements par les policiers lors de son arrestation et pendant sa détention provisoire, ainsi que de ne pas avoir bénéficié d’une enquête effective à cet égard. La Cour estime qu’en l’espèce le grief du requérant appelle un examen sur le seul terrain de l’article 3 de la Convention, qui se lit comme suit :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
32. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
33. Le requérant soutient que les blessures constatées lors de l’examen médical du 18 mars 2009 sont imputables aux policiers qui auraient employé la force à son encontre sans aucune justification. Il allègue également que l’enquête diligentée par les autorités compétentes concernant ses allégations n’a pas été effective et objective. Il argue que les expertises médicolégales ont été incomplètes et/ou tardives et que les décisions de classements sans suite adoptées par le parquet étaient fondées sur les seules déclarations des policiers accusés de maltraitances.
34. Le Gouvernement affirme que les blessures du requérant ont été causées lors de son immobilisation au sol au moment de l’arrestation de l’intéressé et de ses complices présumés. Il soutient que l’immobilisation a été rendue nécessaire, d’une part, par la résistance qui aurait été opposée par les suspects et par la circonstance que, selon les informations détenues par les policiers, lesdits suspects étaient armés et présentaient un danger et, d’autre part, par le besoin de garantir la sécurité des autres occupants de l’immeuble dans lequel l’arrestation avait eu lieu. Il indique que les blessures du requérant se trouvaient sur la partie antérieure du corps, ce qui confirmerait la thèse selon laquelle celles-ci ont été causées lors de l’immobilisation de l’intéressé au sol. Il estime que les actions des policiers étaient conformes à la loi. Enfin, il précise qu’aucune lésion n’a été constatée chez le requérant lors de l’examen médicolégal du 9 avril 2009. Il considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
35. La Cour a déclaré à maintes reprises que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et qu’il ne prévoit pas d’exceptions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV). Elle a confirmé que même dans les circonstances les plus difficiles, telles que la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, Labita, précité, § 119, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 81, 28 septembre 2015).
36. La Cour rappelle également que, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). Il appartient donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur les origines de pareilles blessures et de produire des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni, précité, § 87, Soner Önder c. Turquie, no 39813/98, § 34, 12 juillet 2005, et Dönmüş et Kaplan c. Turquie, no 9908/03, § 44, 31 janvier 2008). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur (voir, notamment, El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 152, CEDH 2012). Cela est justifié par le fait que les personnes placées en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Bouyid, précité, § 83 in fine). Le principe énoncé dans ce paragraphe vaut dans tous les cas où une personne se trouve entre les mains de la police ou d’une autorité comparable (ibidem, § 84).
37. La Cour réaffirme que toute conduite des forces de l’ordre à l’encontre d’une personne qui porte atteinte à la dignité humaine constitue une violation de l’article 3 de la Convention. Il en va en particulier ainsi de l’utilisation par elles de la force physique à l’égard d’un individu alors que cela n’est pas rendu strictement nécessaire par son comportement, quel que soit l’impact que cela a eu par ailleurs sur l’intéressé (Bouyid, précité, § 101).
38. La Cour rappelle en outre que, lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « [reconnaître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998-VIII, Corsacov c. Moldova, no 18944/02, § 68, 4 avril 2006, et Georgiy Bykov c. Russie, no 24271/03, § 60, 14 octobre 2010).
39. La Cour rappelle enfin que l’enquête rendue nécessaire par des allégations graves de mauvais traitements doit être à la fois rapide et approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leurs décisions (Assenov et autres, précité, § 103, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004-IV, et Bouyid, précité, §§ 121-123). Les autorités doivent de plus prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises criminalistiques (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 104, CEDH 1999-IV, et Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000). Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les causes des préjudices subis ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Boicenco c. Moldova, no 41088/05, § 123, 11 juillet 2006).
b) Application en l’espèce des principes ci-dessus
40. La Cour note que, cinq jours après l’arrestation du requérant, plusieurs blessures, notamment au visage, ont été constatées chez lui (paragraphe 8 ci-dessus) et que les parties sont en désaccord partiel sur leur origine. Le requérant affirme que les lésions en question lui ont été causées lors de son arrestation et au cours de sa détention, tandis que le Gouvernement soutient qu’elles ont exclusivement été provoquées lors de l’immobilisation de l’intéressé au sol au moment de l’arrestation. La Cour relève que, en tout état de cause, il n’est pas contesté entre les parties que les policiers ont employé la force. À ce sujet, elle rappelle que l’article 3 de la Convention n’interdit pas l’usage de la force dans certaines situations bien définies, telle une arrestation. Toutefois, cette force peut être employée seulement lorsqu’elle est indispensable eu égard aux circonstances et elle ne doit pas être excessive (voir, parmi d’autres, Kurnaz et autres c. Turquie, no 36672/97, § 52, 24 juillet 2007).
41. Or, dans le cas d’espèce, les autorités internes ont conclu à la légalité de l’usage de la force au motif que, lors de l’arrestation, certains suspects avaient résisté aux policiers. Cependant, la Cour remarque que les autorités n’ont pas établi que le requérant faisait partie de ces suspects et encore moins que le recours à la force contre lui avait été rendu indispensable par son comportement même.
42. Cela étant, à supposer même que le comportement du requérant ait pu justifier un recours à la force au moment de son arrestation, la Cour relève que rien dans le dossier n’indique que, pour maîtriser l’intéressé, il était indispensable de le blesser à un de ses organes vitaux, en l’occurrence à la tête.
43. À la lumière de ce qui précède et compte tenu de l’ensemble des éléments soumis à son examen, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas établi que l’usage de la force à l’égard du requérant a été rendu strictement nécessaire par le comportement de ce dernier.
Partant, il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.
44. Pour ce qui est de l’enquête menée par les autorités nationales, la Cour observe que le parquet n’a apporté aucune réponse à la question de savoir si l’infliction des diverses blessures au requérant a été indispensable pour le maîtriser. Elle relève également que le rapport d’expertise médicolégale ayant fait état des blessures du requérant n’indiquait pas l’origine probable de celles-ci et que le parquet ne s’est pas non plus penché sur la question de savoir si toutes les blessures du requérant, notamment celles au visage, pouvaient avoir été causées dans les circonstances décrites par les policiers, à savoir lors de l’immobilisation de l’intéressé au sol. Elle observe en outre que les procureurs n’ont pas procédé à l’identification des policiers responsables des mauvais traitements infligés au requérant et encore moins à une confrontation desdits policiers avec l’intéressé et ses complices présumés.
45. La Cour constate donc que le parquet n’a pas pris les mesures décisives qui auraient permis d’élucider les circonstances de l’affaire et qu’il a accepté sans réserve la version des faits fournie par la police. Ces éléments lui suffisent pour conclure que l’enquête menée par les autorités étatiques n’a pas été approfondie et effective.
Partant, il y a également eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
46. Le requérant se plaint d’une durée excessive de sa détention provisoire et d’une absence de motifs pertinents et suffisants pouvant la justifier. Il invoque l’article 5 § 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
A. Sur la recevabilité
47. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
48. Le requérant soutient que sa détention provisoire a été excessivement longue et qu’elle n’était pas fondée sur des motifs pertinents et suffisants.
49. Le Gouvernement rejette cette thèse et estime que la détention provisoire du requérant a été justifiée par la complexité de l’affaire pénale et par la gravité de l’infraction reprochée.
50. La Cour rappelle que l’article 5 de la Convention consacre un droit fondamental de l’homme : la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’État à sa liberté (Bozano c. France, 18 décembre 1986, § 54, série A no 111). Le paragraphe 3 de cette disposition exige que la détention provisoire avant jugement ne dépasse pas un délai raisonnable et que les autorités judiciaires compétentes examinent de manière régulière la persistance de raisons « pertinentes » et « suffisantes » qui légitimeraient la privation de liberté (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 154, Recueil 1998-VIII).
51. La Cour réaffirme également que le caractère raisonnable de la durée d’une détention ne se prête pas à une évaluation abstraite (Patsouria c. Géorgie, no 30779/04, § 62, 6 novembre 2007) et que l’article 5 § 3 de la Convention ne peut être interprété comme autorisant la détention provisoire à la seule condition que celle-ci n’excède pas une certaine durée minimale. Les autorités doivent démontrer de manière convaincante que chaque période de détention, aussi courte soit-elle, est justifiée (voir, parmi d’autres, Chichkov c. Bulgarie, no 38822/97, § 66, CEDH 2003-I, Muşuc c. Moldova, no 42440/06, § 41, 6 novembre 2007, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 140, 22 mai 2012).
52. La Cour rappelle en outre qu’il existe une présomption en faveur de la libération. Dès lors, il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans une affaire donnée, la détention provisoire subie par un accusé n’excède pas une durée raisonnable. À cette fin, il leur faut, en tenant dûment compte du principe de la présomption d’innocence, examiner toutes les circonstances de nature à faire admettre ou à faire écarter l’existence d’une exigence d’intérêt public justifiant une dérogation à la règle fixée à l’article 5 de la Convention et en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions et des faits non contestés indiqués par l’intéressé dans ses moyens que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention (voir, par exemple, McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, §§ 41-43, CEDH 2006-X). À ce titre, les motifs en faveur et en défaveur de l’élargissement doivent non pas être généraux et abstraits (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 63, CEDH 2003-IX (extraits)), mais s’appuyer sur des faits précis et sur la situation personnelle du requérant justifiant sa détention (Aleksanyan c. Russie, no 46468/06, § 179, 22 décembre 2008).
53. La Cour rappelle également que, dans sa jurisprudence, elle a développé quatre raisons fondamentales pouvant justifier la détention provisoire d’une personne accusée d’avoir commis une infraction : le risque que l’accusé ne prenne la fuite (Stögmüller c. Autriche, 10 novembre 1969, § 15, série A no 9), que, une fois remis en liberté, il n’entrave l’administration de la justice (Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, § 14, série A no 7), ne commette de nouvelles infractions (Matznetter c. Autriche, 10 novembre 1969, § 9, série A no 10) ou ne trouble l’ordre public (Letellier c. France, 26 juin 1991, § 51, série A no 207).
54. Quand les motifs se révèlent « pertinents » et « suffisants », la Cour recherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Idalov, précité, § 140).
55. En l’espèce, la Cour observe que la détention provisoire du requérant a duré plus de vingt-sept mois. Elle remarque cependant que les décisions internes dont elle dispose couvrent seulement la période de détention provisoire de l’intéressé allant du 13 mars 2009 au 2 juin 2010 (paragraphes 26 et 27 ci-dessus), soit un peu plus de quatorze mois et demi. Par conséquent, elle limitera son analyse à cette première partie de la détention provisoire du requérant. Elle note ensuite que les décisions en question reposaient essentiellement sur les mêmes motifs et que, pour justifier la privation de liberté du requérant, les tribunaux internes ont invoqué des raisons qui semblent se limiter à paraphraser les motifs de détention prévus dans le code de procédure pénale sans expliquer comment ceux-ci s’appliquaient au cas du requérant. Les juridictions nationales n’ont pas expliqué pour quelle raison elles estimaient que, en cas d’élargissement, le requérant prendrait la fuite, commettrait d’autres infractions ou troublerait l’ordre public, et elles n’ont pas non plus montré comment l’intéressé pourrait entraver l’établissement de la vérité ou influencer des témoins, particulièrement après la fin de l’instruction de son affaire pénale.
56. La prolongation automatique de la détention provisoire du requérant ressort également des décisions du 30 novembre 2009 et du 26 février 2010 (paragraphe 27 ci-dessus) : celles-ci ont été rédigées par le tribunal de Comrat d’une manière quasi identique et avec une motivation commune au requérant et à ses coaccusés. La Cour rappelle avoir déjà estimé que la prorogation « collective » de la détention provisoire est en soi incompatible avec les garanties offertes par l’article 5 § 3 de la Convention, dans la mesure où une telle pratique ne prend pas en compte les circonstances propres à chaque personne détenue (Khoudoyorov c. Russie, no 6847/02, § 186, CEDH 2005-X (extraits), et Rafig Aliyev c. Azerbaïdjan, no 45875/06, § 94, 6 décembre 2011).
57. De surcroît, la Cour note qu’il n’apparaît pas que, au cours de la période analysée, les instances internes aient envisagé l’application d’autres mesures préventives qui auraient permis d’assurer la comparution du requérant au procès (Idalov, précité, §§ 140 et 148, et Jablonski c. Pologne, no 33492/96, §§ 83 et 84, 21 décembre 2000).
58. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la détention provisoire du requérant durant plus de quatorze mois et demi n’était pas fondée sur des motifs pertinents et suffisants. Cela étant, elle estime qu’il n’est pas nécessaire d’établir de surcroît si les autorités compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure.
Il y a donc eu en l’espèce violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
59. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
60. Le requérant réclame 95 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.
61. Le Gouvernement estime ce montant excessif.
62. La Cour admet que le requérant a subi un tort moral certain à raison des violations constatées ci-dessus. Statuant en équité, elle lui accorde 12 000 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
63. Le requérant demande également 3 810 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Cette somme correspond à la rémunération de son avocate pour trente-huit heures de travail, à raison de 100 EUR de l’heure, et aux frais postaux. Le requérant produit le contrat signé avec sa représentante et une facture délivrée par la poste.
64. Le Gouvernement estime ces prétentions excessives.
65. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 010 EUR pour la procédure devant elle, moins les 850 EUR déjà versés par le Conseil de l’Europe au requérant au titre de l’assistance judiciaire. Elle accorde donc 1 160 EUR au requérant.
C. Intérêts moratoires
66. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 1 160 EUR (mille cent soixante euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley
Naismith Işıl Karakaş
Greffier Présidente