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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BILEN AND CORUK v. TURKEY - 14895/05 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 250 (08 March 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/250.html
Cite as: [2016] ECHR 250

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE BİLEN ET ÇORUK c. TURQUIE

    (Requête no 14895/05)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    8 mars 2016

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Bilen et Çoruk c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Paul Lemmens,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Stéphanie Mourou-Vikström,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 février 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 14895/05) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants turcs, MM. Abdullah Bilen et Cihan Çoruk (« les requérants »), ont saisi la Cour le 20 avril 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été représentés par Mes D. Güzel Gürbüz et H.H. Evin, avocats à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Les requérants allèguent principalement une atteinte à leur liberté d’association et d’expression en raison de leur condamnation à une amende par voie d’ordonnance pénale pour avoir distribué des tracts. Invoquant l’article 6 de la Convention, ils se plaignent en outre de l’absence d’audience dans la procédure en question et dénoncent un manque de respect des droits de la défense.

    4.  Le 30 mars 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Les requérants, MM. Abdullah Bilen et Cihan Çoruk, sont nés respectivement en 1983 et 1981 et résident à İzmir.

    6.  Les requérants étaient, au moment des faits, membres du mouvement de jeunesse du Parti travailliste (Emek Partisi), baptisé Jeunesse travailliste (Emek Gençliği).

    7.  Le 5 juin 2003, ils furent interpellés par les gendarmes alors qu’ils collectaient des fonds en faveur des victimes du tremblement de terre, qui eut lieu le 1er mai 2003 dans le département de Bingöl, dans le cadre d’une campagne organisée par le mouvement du Parti travailliste tout en distribuant des tracts émanant de ce dernier qui critiquaient la politique du gouvernement à l’égard du peuple kurde.

    8.  Le 5 juin 2003, les dépositions des requérants furent recueillies par la gendarmerie de Bornova. Ils affirmèrent avoir distribué les tracts litigieux dans le simple but de soutenir les victimes du tremblement de Bingöl, sans aucune intention idéologique. Le requérant M. Çoruk ajouta qu’il n’était pas membre d’un parti politique, mais qu’il savait que les tracts litigieux appartenaient à un parti politique légal, en l’occurrence Emeğin Partisi.

    9.  Le 6 juin 2003, la gendarmerie de Batman adressa une lettre au procureur de la République de Batman, indiquant que les requérants avaient, sans autorisation des autorités compétentes, distribué des tracts émanant d’un parti politique (Emeğin Partisi) dans le cadre d’une campagne destinée à soutenir les victimes du tremblement de terre de Bingöl.

    10.  Le 22 juin 2004, le tribunal d’instance d’İzmir rendit une ordonnance pénale infligeant à chacun des requérants une amende de 86 694 000 livres turques (TRL - environ 50 euros (EUR)) pour avoir distribué des tracts sans l’autorisation des autorités compétentes.

    11.  Le 1er septembre 2004, l’ordonnance fut notifiée aux requérants.

    12.  Le 8 septembre 2004, le représentant des requérants contesta l’ordonnance pénale. Dans son mémoire, il invoqua l’article 10 de la Convention et allégua que l’infliction d’une amende aux requérants par voie d’ordonnance pénale à raison de la distribution de tracts émanant d’un parti politique était illégale. À cet égard, il se référa notamment :

    - à l’article 44 de la loi sur les associations, en ce que celui-ci exonérait selon lui de l’obligation d’autorisation préalable la distribution de tracts émanant des partis politiques ;

    - à la directive du 30 avril 1997 adressée par la direction générale de la sûreté au préfet d’Ankara, qui selon lui confirmait cette exemption pour la distribution de tracts des partis politiques.

    13.  Le 13 octobre 2004, le tribunal correctionnel d’İzmir rejeta l’opposition des requérants au terme d’un examen sur dossier sans se prononcer sur l’argument des requérants tiré de l’absence de base légale de la sanction.

    14.  Le jugement fut notifié à l’avocat des requérants le 20 octobre 2004.

     

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    1.  Les ordonnances pénales

    15.  L’article 566 § 1 de l’ancien code pénal, en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit :

    « Quiconque, même par négligence ou inexpérience, risque de susciter, d’une manière quelconque, un danger pour des personnes ou de graves dommages pour les biens, sera puni de quinze jours d’arrêts au moins ou d’une amende légère de (...) au moins »

    16.  Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :

    Article 302

    « A l’exception des cas prévus par la loi, la procédure d’opposition se déroule sans audience. Le procureur de la République est entendu si nécessaire.

    Si l’opposition est accueillie, la même juridiction examine le bien-fondé de l’affaire. »

    Article 343

    (relatif au pourvoi dans l’intérêt de la loi)

    « Lorsqu’il est avisé qu’il a été rendu, par un juge ou par un tribunal, un arrêt ou un jugement devenu définitif sans passer par l’examen de la Cour de cassation, le ministre de la Justice peut donner un ordre formel au parquet de la République pour que celui-ci demande à la Cour de cassation d’annuler l’arrêt ou le jugement dont il s’agit. (...) »

    Article 386

    « 1. Le juge d’instance statue sans tenir d’audience par une ordonnance pénale sur les infractions du domaine de compétence des tribunaux de police.

    2. L’ordonnance pénale peut uniquement porter sur la condamnation à une amende légère ou lourde ou à une peine d’emprisonnement de trois ans au maximum ou à l’interdiction temporaire d’exercer une profession et un métier ou une saisie (...)

    (...) »

    Article 387

    « Si le juge pénal voit un inconvénient à statuer sans audience, il peut fixer une date pour la tenue de celle-ci. »

    Article 390

    « 1. Une audience est tenue en cas d’opposition formée contre une ordonnance pénale portant sur une peine d’emprisonnement légère.

    (...)

    3. En cas d’opposition formée contre une ordonnance portant sur une condamnation à une amende légère ou lourde ou à une interdiction temporaire d’exercer une profession et un métier ou une saisie (...), le président du tribunal correctionnel ou le juge examine l’opposition en application des articles 301, 302 et 303 [du présent code] (Ce paragraphe fut abrogé par le jugement du 22 octobre 2004 rendu par la Cour constitutionnelle). »

    17.  Par un arrêt rendu le 30 juin 2004, la Cour constitutionnelle, à l’unanimité, a déclaré l’article 390 § 3 de l’ancien code de procédure pénale non conforme à l’article 36 de la Constitution et l’a annulé. Elle a considéré que l’absence d’audience devant le tribunal correctionnel, appelé à se prononcer sur l’opposition formée contre une ordonnance pénale, méconnaissait le droit à un procès équitable et restreignait les droits de défense tels que prévus aux articles 6 de la Convention et 36 de la Constitution. Tout en soulignant la légitimité de la procédure d’ordonnance pénale, elle a relevé qu’une audience devait avoir lieu devant le tribunal correctionnel.

    18.  Le 1er juin 2005, les nouveaux codes pénal et de procédure pénale sont entrés en vigueur. Ils ne contiennent aucune disposition sur l’ordonnance pénale.

    2.  La distribution de tracts

    19.  L’article 534 de l’ancien code pénal incriminait la distribution de tracts dans les lieux publics ou accessibles au public sans autorisation préalable, dans les situations où une telle autorisation était exigée.

    Le nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er juin 2005, ne contient plus une telle disposition.

    20.  La loi relative aux partis politiques ne contient aucune disposition relative à la distribution de tracts. Elle prévoit néanmoins en son article 121 que les dispositions du code civil, de la loi sur les associations et des autres textes législatifs concernant les associations sont applicables aux partis politiques dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec ses propres dispositions.

    21.  Avant la modification législative apportée par la loi no 4778 du 2 janvier 2003 portant modification de plusieurs textes législatifs, l’article 44 §§ 1 et 2 de la loi no 2908 sur les associations du 6 octobre 1983, intitulé « publication des tracts », prévoyait une obligation de dépôt préalable du texte des tracts émanant des associations auprès de l’administration préfectorale et du parquet. Aux termes du 4ème paragraphe dudit article, cette disposition ne s’appliquait pas aux partis politiques.

    En revanche, l’article 44 de la loi no 2908, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, ne prévoyait aucune obligation de dépôt préalable pour distribution de tracts pour les associations, dont les partis politiques depuis le 11 janvier 2003, date d’entrée en vigueur de la modification législative susmentionnée.

    La loi no 2908 a été abrogée, finalement, par la loi no 5253 relative aux associations depuis le 23 novembre 2004, date d’entrée en vigueur de cette dernière.

    22.  Il ressort du dossier que la directive du 30 avril 1997 adressée par la direction générale de la sûreté (ministère de l’Intérieur) à l’attention du préfet d’Ankara clarifiait la pratique concernant l’exemption de l’obligation d’autorisation pour la distribution de tracts émanant des partis politiques.

    23.   Par ailleurs, dans une affaire sensiblement similaire à celle de la présente espèce, la Cour de cassation turque avait infirmé, en 2007 il est vrai, mais à propos de faits s’étant déroulés en 2000, à une époque où les mêmes dispositions légales pénales et civiles que celles applicables dans la présente affaire étaient en vigueur, un jugement émanant d’un tribunal de première instance, estimant qu’en application de l’article 44 de la loi no 2908, les partis politiques n’étaient pas soumis à une autorisation préalable pour la distribution des tracts (voir Çaralan c. Turquie ((déc.), no 28889/02, 8 novembre 2007)).

    EN DROIT

    I.  SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

    24.  Le Gouvernement excipe tout d’abord de la tardiveté de la requête. Il expose :

    - que le délai de six mois commençait à courir à compter du 20 octobre 2004, date de la notification de la décision du tribunal correctionnel ;

    - que le cachet apposé par le greffe fait apparaître comme jour d’introduction de la requête le 21 juin 2005, date du cachet de la poste figurant sur l’enveloppe qui contenait le formulaire de requête original.

     25.  Les requérants contestent l’exception du Gouvernement. Ils font valoir que leur première communication à la Cour avait été envoyée par télécopie le 20 avril 2005.

    26.  La Cour rappelle d’abord que l’examen du bien-fondé de la requête suppose que soient réunies les conditions définies, notamment, par l’article 35 § 1 de la Convention, aux termes duquel la Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. Elle relève que la règle des six mois a pour objet d’assurer la sécurité juridique et de veiller à ce que les affaires litigieuses au regard de la Convention soient examinées dans un délai raisonnable (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 39, 29 juin 2012). Elle observe qu’en l’occurrence, le délai de six mois avait commencé à courir le 20 octobre 2004, date de la notification de la décision définitive (voir paragraphe 14).

    27.  Quant à la date de l’introduction de la requête, conformément à la pratique établie des organes de la Convention et à l’article 47 § 5 de son règlement tel qu’il était en vigueur avant le 1er janvier 2014, la Cour rappelle que la requête était réputée introduite à la date de la première communication du requérant indiquant l’intention de l’intéressé de la saisir et exposant, même sommairement, la nature de la requête. Cette première communication, qui pouvait prendre la forme d’une télécopie, interrompait le cours du délai de six mois (voir Ghellam c. France (déc.), no 46055/11, 14 janvier 2014). À cet égard, la Cour note que les conditions plus strictes pour l’introduction d’une requête ne sont exigées qu’à partir du 1er janvier 2014 par le nouvel article 47 de son règlement (Oliari et autres c. Italie, nos 18766/11 et 36030/11, §§ 67-68, 21 juillet 2015, et Bondavalli c. Italie, no 35532/12, § 52, 17 novembre 2015).

    28.  En l’espèce, la première communication à la Cour a été envoyée par télécopie par le représentant des requérants le 20 avril 2005. Par une lettre du 27 mai 2005, le greffe a invité les requérants, en vertu de l’article 45 et 47 du règlement de la Cour, à envoyer, dans un délai de six semaines à compter de la date de la lettre du greffe, le formulaire de requête, dûment rempli et accompagné des documents pertinents pour l’examen de son affaire (pour l’article 47 § 5 du règlement de la Cour et le paragraphe 4 de l’Instruction pratique concernant l’introduction de l’instance, en vigueur avant le 1er janvier 2014, voir Ghellam c. France, décision précitée, §§ 29 et 30). Il l’a également informé que, s’il ne respectait pas ce délai, la date d’introduction de la requête serait la date de communication du formulaire de requête complété. Le formulaire et les documents ont été envoyés le 8 juin 2005 et ont été reçus par le greffe le 21 juin 2005, donc dans le délai imparti.

    29.  En l’espèce, la Cour constate que compte tenu du fait que l’original de la requête avait été posté dans le délai de huit semaines en application de l’instruction pratique concernant l’introduction de l’instance susmentionnée, le délai de six mois a été respecté et par conséquent, elle estime que les requérants ont respecté les conditions requises par l’article 47 tel qu’en vigueur à l’époque de l’introduction de la requête.

    30.  Partant, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

    31.  Les requérants se plaignent de n’avoir pu bénéficier d’une audience, estimant s’en être trouvés entravés dans l’exercice des droits de la défense. Ils considèrent également que leur cause n’a pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial. Ils invoquent l’article 6 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »

    A.  Sur la recevabilité

    32.  Pour ce qui concerne le grief tiré du manque allégué d’indépendance et d’impartialité du tribunal d’instance d’İzmir et du tribunal correctionnel, la Cour relève que les requérants ne l’ont pas étayé et que l’examen de celui-ci, tel qu’il a été soulevé, ne permet de déceler aucune apparence de violation de l’article 6 § 1 (parmi d’autres, voir Saygılı et autres c. Turquie (déc.), no 19353/03, 5 janvier 2006). La Cour estime que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    33.  La Cour constate que le restant des griefs tirés de l’article 6, pour autant qu’ils concernent la méconnaissance des droits de la défense en raison de l’absence d’audience, ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs que ces griefs ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

    B.  Sur le fond

    34.  Le Gouvernement soutient :

    - que l’ordonnance pénale n’est pas un jugement, mais une procédure simplifiée pour les affaires dites d’importance mineure ;

    - que le nouveau code de procédure pénale prévoit qu’une amende judiciaire préventive (ön ödeme) peut être infligée par cette voie pour les délits simples, et qu’en cas d’opposition au paiement, il est automatiquement procédé à la tenue d’une audience ;

    - qu’un tel système est compatible avec les exigences de l’article 6 de la Convention.

    35.  Les requérants maintiennent leurs allégations.

    36.  La Cour rappelle avoir déjà examiné des griefs identiques à ceux présentement soulevés et avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention faute pour les requérants d’avoir pu bénéficier d’une audience devant les juridictions nationales (voir, entre autres, Karahanoğlu, c. Turquie, no 74341/01, §§ 35-39, 3 octobre 2006, Oyman c. Turquie, no 39856/02, §§ 21-23, 20 février 2007, Yener et Albayrak c. Turquie, no 42900/04, §§ 13-15, 26 janvier 2010, et Yoslun c. Turquie, no 2336/05, §§ 26-29, 10 février 2015).

    37.  Se tournant vers la présente affaire, la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente.

    38.  Elle note que les requérants n’ont bénéficié d’une audience devant les juridictions internes à aucun stade de la procédure : ni le tribunal d’instance pénal, qui a rendu l’ordonnance pénale, ni le tribunal correctionnel, qui s’est prononcé sur l’opposition, n’ont tenu d’audience. Les requérants n’ont donc jamais eu la possibilité de comparaître personnellement devant les magistrats appelés à se prononcer sur leur affaire.

    39.  Dès lors, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce que la cause des requérants n’a pas été entendue publiquement par les juridictions saisies.

    III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    40.  Les requérants se plaignent :

    - d’une atteinte à leur liberté d’expression, à raison de leur condamnation à payer une amende ;

    - d’une atteinte à la liberté garantie par l’article 11 de la Convention, à raison de la fouille effectuée sans aucune décision judiciaire dans les locaux d’un parti politique.

    Eu égard à la formulation des griefs des requérants et dans la mesure où ceux-ci concernent en substance l’exercice de leur droit à la liberté d’expression, la Cour décide de les examiner uniquement sous l’angle de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

    « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

    2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »

    41.  Le Gouvernement conteste la thèse des requérants. Il estime que, dans les dépositions recueillies par la gendarmerie, alors que M. Çoruk avait mentionné qu’il n’était pas un membre d’un parti politique, M. Bilen était resté sans commentaire à cet égard. Dès lors, les requérants ont été poursuivis en application de l’article 534 du code pénal. Il allègue que tel qu’il ressort de leurs dépositions, les requérants avaient distribué des tracts sans en avoir demandé la permission, pour participer à la collecte organisée dans le but d’aider les habitants de Bingöl.

    A.  Sur la recevabilité

    42.  S’agissant, en premier lieu, de la fouille prétendument effectuée dans les locaux du parti politique cité, la Cour considère que les requérants n’ont fourni aucun document attestant d’une telle fouille, de sorte que ce grief n’est pas étayé.

    43.  Partant, il convient de le rejeter comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

    44.  Pour ce qui est, en second lieu, de la condamnation des requérants en application de l’article 534 du code pénal, la Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.

    45.  Partant, il convient de le déclarer recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    46.  Les requérants se plaignent de s’être vu infliger une amende en application de l’article 534 du code pénal pour avoir distribué des tracts émanant d’un parti politique. Ils affirment en outre que leur condamnation par voie d’ordonnance pénale à payer une amende pour avoir distribué des tracts émanant d’un parti politique était illégale. À cet égard, ils se réfèrent notamment :

    - à l’article 44 de la loi sur les associations, qui exempte selon eux de l’obligation d’autorisation préalable la distribution de tracts émanant des partis politiques ;

    - à la directive du 30 avril 1997 adressée par la direction générale de la sûreté au préfet d’Ankara, qui selon eux confirme cette exemption.

    47.  Le Gouvernement expose que l’ingérence avait pour base légale l’article 534 de l’ancien code pénal.

    2.  Appréciation de la Cour

    a.  Sur l’existence d’une ingérence

    48.  La Cour relève qu’il apparaît clairement que la condamnation des requérants en vertu de l’article 534 de l’ancien code pénal s’analyse en une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression, ce qu’aucune des parties ne conteste.

    49.  Pareille ingérence est contraire à l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de l’article 10 et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts. La Cour examinera d’abord si l’ingérence en cause est « prévue par la loi ».

    b.  Prévue par la loi

    50.  La Cour rappelle que les termes « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention signifient d’abord que la mesure incriminée doit avoir une base légale en droit interne et qu’ils visent aussi la qualité de la loi : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi d’autres, Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits), et Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 110, CEDH 2015).

    51.  Pour répondre à ces exigences, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, qui constitue l’un des principes de base de toute société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé ne connaissait pas de limites. En conséquence, la loi doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (voir, Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 78, 10 mars 2009, et plus récemment, Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 230, CEDH 2015).

    52.  En l’occurrence, la Cour observe d’abord que les requérants ont été condamnés, en application de l’article 534 du code pénal, pour avoir distribué des tracts émanant du mouvement de jeunesse du Parti travailliste dans le cadre d’une campagne destinée à soutenir les victimes du tremblement de terre de Bingöl (paragraphe 7 ci-dessus). La Cour partira donc du principe que l’ingérence litigieuse trouvait sa base légale dans l’article 534 du code pénal.

    53.  La Cour doit rechercher maintenant si, au vu des circonstances particulières de l’affaire, la condition de la qualité de la loi a elle aussi été respectée.

    54.  La Cour relève d’abord que la question de l’accessibilité de la loi n’est pas litigieuse entre les parties.

    55.  S’agissant de la prévisibilité de ladite loi, la Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas que les tracts incriminés émanaient d’un parti politique. Dans ses observations, il ne s’est penché que sur la prétendue intention des requérants dans la distribution des tracts litigieux (voir paragraphe 41 ci-dessus). De même, il ressort bien de la lettre du 6 juin 2003 adressée par la gendarmerie au parquet de Batman que les tracts litigieux se rapportaient à un parti politique et s’inscrivaient dans le cadre d’une campagne organisée aux fins de soutenir les victimes du tremblement de terre de Bingöl (paragraphe 9 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour doit vérifier si le droit interne indiquait avec une précision suffisante les conditions dans lesquelles la distribution des tracts émanant d’un parti politique, devait être exemptée d’une autorisation préalable exigée au regard de l’article 534 du code pénal.

    56.  La Cour rappelle que la fonction de décision confiée aux juridictions sert à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation de normes dont le libellé ne présente pas une précision absolue (voir RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 112, CEDH 2011 (extraits)).

    57.  En l’espèce, la Cour note qu’il existait, à l’époque des faits, deux dispositions qui régissaient la distribution de tracts. Alors que l’article 534 du code pénal incriminait la distribution de tracts dans les lieux publics sans autorisation préalable (paragraphe 19 ci-dessus), l’article 44 de la loi no 2908 ne prévoyait aucune obligation d’autorisation pour les associations, dont les partis politiques, tel qu’elle était en vigueur à l’époque des faits. De même, selon la directive du 30 avril 1997 adressée par la direction générale de la sûreté au préfet d’Ankara, la distribution de tracts de partis politiques était dispensée d’autorisation préalable (voir paragraphe 22 ci-dessus).

    58.  À cet égard, la Cour observe notamment que dans leur mémoire de recours du 8 septembre 2004, les requérants ont justement souligné que les tracts en question émanaient d’un parti politique et que, partant, en vertu de l’article 44 § 4 de la loi sur les associations, la distribution de ceux-ci n’était pas soumise à un régime d’autorisation préalable.

    59.  Or, la Cour remarque qu’à la lecture de la motivation retenue par le tribunal d’instance, ce dernier n’a pas répondu à l’argument des requérants tiré de l’applicabilité de l’article 44 de la loi sur les associations qui, selon eux, constitue une loi spéciale par rapport à l’article 534 du code pénal dans ce sens que les partis politiques ne sont pas obligés de disposer d’une autorisation préalable pour distribuer des tracts. Eu égard à l’interprétation des dispositions légales en question par la Cour de cassation turque (voir paragraphe 23 au-dessus) qui va dans ce sens, indépendamment de la question d’un éventuel manque de base légale de la condamnation encourue par les requérants, la loi en question ne remplissait en toute hypothèse pas les exigences de précision et de prévisibilité suffisantes pour répondre aux critères de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention étant donné qu’il n’était pas possible de prévoir, dans les circonstances de l’espèce, que la simple distribution des tracts émanant d’un parti politique était susceptible d’être punie par application des dispositions de l’article 534 du code pénal turc.

    60.  Ayant conclu que l’ingérence n’était pas prévue par la loi, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention - à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique - ont été respectées en l’espèce.

    61.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    62.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    63.  Les requérants n’ont présenté aucune demande de satisfaction équitable dans le délai imparti.

    64.  Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 6 § 1 (pour autant qu’ils concernent l’absence d’audience) et 10 (à raison de la condamnation des requérants au pénal) de la Convention, et irrecevables pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 mars 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente

     


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