BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?
No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £1, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!
[Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback] | ||
European Court of Human Rights |
||
You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> PEREIRA DA SILVA v. PORTUGAL - 77050/11 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section)) French Text [2016] ECHR 294 (22 March 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/294.html Cite as: [2016] ECHR 294 |
[New search] [Contents list] [Printable RTF version] [Help]
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE PEREIRA DA SILVA c. PORTUGAL
(Requête no 77050/11)
ARRÊT
STRASBOURG
22 mars 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Pereira da Silva c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Iulia Antoanella Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 février 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 77050/11) dirigée contre la République portugaise et dont un ressortissant de cet État, M. Ilídio José Pereira da Silva (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 décembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été autorisé à assurer lui-même la défense de ses intérêts dans la procédure devant la Cour (article 36 § 2 in fine du règlement). Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.
3. Le requérant se plaint du caractère inéquitable d’une procédure à laquelle il a été partie, notamment d’un manque d’impartialité de l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême, et de la durée de ladite procédure devant les juridictions nationales.
4. Le 2 septembre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1934 et réside à Matosinhos.
A. La procédure devant la Cour administrative suprême
6. Le requérant est un magistrat émérite à la retraite (jubilado), ancien juge conseiller à la Cour administrative suprême (Supremo Tribunal Administrativo)(« la CAS »).
Le 5 avril et le 5 mai 1999, le requérant attaqua devant ladite Cour administrative suprême deux décisions du président de celle-ci, en date des 2 février et 1er mars 1999, qui lui refusaient le remboursement de frais de mission engagés dans le cadre de son activité d’inspecteur judiciaire, pour huit jours au mois de décembre 1998 et cinq jours au mois de janvier 1999, l’ensemble représentant un montant total de 750 euros. Outre la méconnaissance, sur le fond, de son supposé droit à être remboursé, le requérant soulevait deux autres moyens, à savoir :
- d’une part, l’incompétence du président de la CAS pour statuer sur la question du remboursement des frais de mission ;
- d’autre part, le fait de ne pas avoir été entendu dans le cadre de la procédure.
7. Le 15 novembre 1999, la CAS décida de joindre les deux procédures.
8. Par un arrêt du 13 novembre 2002, la CAS débouta le requérant de ses prétentions, au motif :
- que le rejet de sa demande de versement des frais de mission litigieux était conforme à la loi ;
- que le requérant avait eu au cours de la procédure la possibilité de se prononcer sur toutes les questions pertinentes et de soulever tous les moyens qui étaient à sa disposition.
9. Le 28 novembre 2002, le requérant demanda à la CAS la clarification et la révision de l’arrêt du 13 novembre 2002.
Le 16 janvier 2003, le ministère public produisit son mémoire en réponse.
Le 19 mars 2003, la CAS rendit un arrêt rejetant la demande de clarification et de révision.
10. Le 3 avril 2003, le requérant se pourvut en cassation devant la section plénière du contentieux administratif de la CAS, soulevant plusieurs chefs de nullité à l’encontre de l’arrêt du 19 mars 2003.
Le 29 octobre 2003, la section plénière du contentieux administratif de la CAS rendit un arrêt rejetant tous les moyens soulevés par le requérant.
11. À des dates non précisées, le requérant souleva devant la section plénière du contentieux administratif de la CAS divers chefs de nullité, non énumérés devant la Cour, portant sur le rejet de sa demande de frais de mission. Les mémoires y relatifs n’ont pas été communiqués à la Cour.
Par un arrêt du 7 avril 2005, celle-ci écarta tous ses moyens.
12. Le requérant forma devant la section plénière du contentieux administratif de la Cour administrative suprême (Pleno da Secção do Contencioso Administrativo do Supremo Tribunal Administrativo) un recours contre deux arrêts, du 13 novembre 2002 et du 7 avril 2005 respectivement. Dans ses motifs, outre, toujours, l’incompétence du président de la CAS pour statuer sur la question du remboursement des frais de mission, il dénonçait la violation de son droit à une audience (direito de audiência) dans le cadre de la procédure.
Le 17 octobre 2006, la formation plénière de ladite section le débouta de ses prétentions, considérant :
- qu’il n’y avait pas lieu de déclarer l’incompétence du président de la CAS ;
- qu’il n’y avait eu aucune violation de la loi portant sur les frais de mission ;
- que le requérant avait pu présenter ses arguments ; et que, par conséquent, son droit à une audience n’avait pas été méconnu.
13. Au sein de cette formation plénière de la section du contentieux administratif de la Cour administrative suprême figuraient les juges R.D.J., A.S., A.D. et P.B., sous la présidence du premier (R.D.J.).
14. À différentes dates, le requérant forma cinq requêtes demandant la clarification de l’arrêt du 17 octobre 2006. Le 23 janvier 2007, la section plénière du contentieux administratif de la CAS rejeta ses demandes.
Le 9 février 2007, le requérant forma une réclamation en nullité contre l’arrêt du 23 janvier 2007, mais il fut débouté de sa demande par un arrêt du 20 mai 2007.
15. Le 15 juin 2007, le requérant forma devant la section plénière du contentieux administratif de la CAS une demande en clarification et souleva divers chefs de nullité contre l’arrêt du 20 mai 2007.
16. Le 15 juin 2007, le requérant forma un recours devant l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême (Plenário do Supremo Tribunal Administrativo), contre l’arrêt du 17 octobre 2006, invoquant l’existence d’une divergence de jurisprudence au sein de la CAS sur la question du droit à une audience dans le cadre d’une procédure administrative. Il présentait, à l’appui, un arrêt qui lui paraissait en contradiction avec celui rendu dans son cas.
17. Le 18 septembre 2007, la section plénière du contentieux administratif de la CAS rejeta la demande en clarification et la réclamation en nullité du 15 juin 2007.
18. Le 5 novembre 2007, le requérant forma une réclamation en nullité, faisant valoir que l’arrêt du 18 septembre 2007 avait été signé par dix juges au lieu de neuf.
Le 27 février 2008, faisant droit à la demande du requérant, la section plénière du contentieux administratif de la CAS rendit un nouvel arrêt signé par neuf juges, de même teneur que le précédent.
19. Le 13 mars 2008, le requérant forma une réclamation en nullité contre l’arrêt du 27 février 2008.
Le 2 juillet 2008, la formation plénière de la section du contentieux administratif de la CAS rejeta la demande du requérant et lui infligea une amende de 1 440 euros pour mauvaise foi procédurale (litigância de má fé), considérant que l’intéressé avait fait une utilisation abusive des demandes en clarification et des réclamations en nullité aux fins de retarder la procédure et d’éviter que la décision de rejet de sa demande de remboursement de frais de mission n’acquière force de chose jugée.
20. Le 21 juillet 2008, le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt du 2 juillet 2008, en adressant son pourvoi à « la formation compétente de la Cour administrative suprême ». Par une ordonnance du 23 octobre 2008, la CAS jugea le recours irrecevable.
21. Par un arrêt du 4 novembre 2009, l’assemblée plénière de la CAS rejeta le pourvoi du 15 juin 2007 (voir paragraphe 16 ci-dessus), au motif que l’arrêt présenté par le requérant pour fonder son recours portait sur une question différente, de sorte que la comparaison des deux arrêts ne pouvait révéler aucune divergence de jurisprudence au sein de la CAS, au sens de l’article 763 du code de procédure civile. L’assemblée plénière considéra que les arrêts litigieux n’avaient pas fait une interprétation différente du droit à une audience prévu par l’article 100 du code de procédure administrative, la différence se situant à ses yeux simplement au niveau des faits : contrairement au requérant, releva l’assemblée, l’intéressé dans le cadre de l’autre affaire n’avait pas eu la possibilité de produire ses observations, d’où le constat de la violation de son droit à être entendu.
Ayant ainsi conclu à l’absence de divergence de jurisprudence, l’assemblée plénière de la CAS n’eut pas à se prononcer sur le fond de l’affaire.
Toutefois, elle se prononça sur les faits comme suit :
« Le [requérant] réalisa un service d’inspection concernant (...) une juge du tribunal de Lisbonne et le 26 janvier 1999 il initia le recueil d’information à l’égard d’un autre juge de Lisbonne.
Le 27 janvier 1999, il déposa devant la section centrale de la Cour administrative suprême (...) une demande de remboursement de frais de mission engagés dans le cadre de son activité d’inspecteur judiciaire, portant sur son déplacement et son séjour à Lisbonne au mois de décembre 1998.
Le 17 février 1999, il déposa devant le secrétaire de la Cour administrative suprême une demande de frais de mission concernant un service d’inspection réalisé en décembre 1998 et du 25 au 29 janvier 1999 (...)
Le 2 février 1999 et le 1er mars 1999, la Cour administrative suprême rejeta les demandes du [requérant].
Le 13 avril 1999, le président de la Cour administrative suprême statua comme suit :
Considérant les motifs indiqués dans l’ordonnance du 1er mars 1999, on réitère que [le requérant] n’a pas droit au versement des frais engagés avec l’utilisation de sa voiture personnelle dans le cadre du service d’inspection réalisé à Lisbonne.
(...) »
22. Dans la composition de l’assemblée plénière de la CAS figuraient les juges R.D.J., A.S., A.D. et P.B., le premier siégeant en qualité de président de la formation, et le second en tant que rapporteur.
23. Le 15 décembre 2009, le requérant forma une réclamation en nullité contre l’arrêt de l’assemblée plénière de la CAS et demanda sa clarification.
Le 16 décembre 2009, le requérant dénonça le défaut d’impartialité qui affectait selon lui les quatre juges susmentionnés de l’assemblée plénière.
24. Par un arrêt du 26 mai 2010, l’assemblée plénière de la CAS rejeta la réclamation en nullité : s’agissant du défaut d’impartialité des juges R.D.J., A.S., A.D. et P.B., elle estima que la composition de la formation critiquée était conforme à la loi et que l’impartialité des juges concernés n’était pas compromise.
B. La procédure devant le Tribunal constitutionnel
25. Le 14 juin 2010, le requérant forma un recours en inconstitutionnalité devant le Tribunal constitutionnel (Tribunal Constitucional), portant sur la question de l’impartialité de l’assemblée plénière de la CAS tenant au fait que quatre des juges qui la composaient avaient déjà eu à statuer sur son affaire au sein de la formation plénière de la section du contentieux administratif de ladite CAS.
26. Le 12 mai 2011, le requérant demanda au Tribunal constitutionnel la suspension de l’instance, alléguant qu’il avait demandé au président de la CAS la réappréciation de sa demande de remboursement de frais de mission, au vu d’une modification récente de la loi régissant le statut des juges.
Le 3 juin 2011, il demanda la reprise de la procédure.
27. Le Tribunal constitutionnel rendit son arrêt le 7 juin 2011.
Dans ses motifs, il considéra tout d’abord que le recours dont il était saisi portait en partie, non sur une inconstitutionnalité normative (c’est-à-dire affectant une norme en tant que telle) mais simplement sur la décision de la CAS selon laquelle il n’y avait pas de contradiction entre les deux arrêts soumis par le requérant. Après avoir ainsi écarté cette partie du recours comme étrangère à ses attributions, le Tribunal constitutionnel ne déclara donc recevable que la partie du recours portant sur la violation supposée du principe de l’impartialité des juridictions et du droit à un procès équitable, à ses yeux seule à soulever un problème d’« inconstitutionnalité normative ».
28. Quant au fond, le Tribunal constitutionnel écarta les moyens du requérant, en considérant :
- que les questions sur lesquelles les quatre juges mentionnés s’étaient penchés lors de leur deuxième intervention dans la procédure étaient différentes de celles traitées la fois précédente ;
- que l’intervention successive de juges identiques, dans un premier temps pour connaître du fond de l’affaire, puis à une seconde occasion pour apprécier une prétendue divergence de jurisprudence, n’était pas incompatible avec le principe de l’impartialité.
29. Le Tribunal constitutionnel s’exprima comme suit :
« (...)
Le recours en divergence de jurisprudence est un recours de procédure revêtant une grande spécificité. Dans la phase pertinente en l’espèce, ce recours n’a pas pour but de trancher le fond de l’affaire, mais de déterminer l’existence d’une divergence (...). Il s’agit d’un recours visant à résoudre des situations de conflits découlant de contradictions sur une même question fondamentale de droit entre des arrêts de cours différentes, afin que soit assuré un traitement uniforme des cas identiques dans leur substance (...). (...) Pour ce faire, il est indispensable qu’un nombre élargi de juges [soient appelés à siéger], en vue de garantir que la formation représente véritablement l’opinion de la majorité.
(...) ».
30. À une date non précisée, le requérant demanda au Tribunal constitutionnel une copie du procès-verbal de l’audience tenue le 7 juin 2011. Le 21 juin 2011, la haute juridiction rejeta sa demande, au motif que l’arrêt rendu lui avait été dûment notifié.
31. Le 5 septembre 2011, le requérant forma une réclamation contre la décision du 21 juin 2011. Cette réclamation fut rejetée par une décision du Tribunal constitutionnel du 11 octobre 2011.
32. Le 28 octobre 2011, le requérant réitéra sa demande de communication du procès-verbal de l’audience tenue devant le Tribunal constitutionnel. Le 15 novembre 2011, celui-ci rejeta la demande, considérant que le requérant « visait à retarder sans motif sérieux la progression de la procédure ».
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le code de procédure civile
33. Au moment des faits, les dispositions pertinentes du code de procédure civile se lisaient comme suit :
Article 122
Déport du juge
« Aucun juge ne peut exercer ses fonctions (...) :
(...)
e) dans le cadre d’un recours [autre que celui devant l’assemblée plénière], lorsqu’il est intervenu en qualité de juge d’un autre tribunal ayant rendu la décision attaquée, ou a d’une quelconque autre manière pris position sur des questions soulevées par le recours.
(...) »
Article 763
Motifs de recours
« 1. Si, dans le cadre d’une même législation, la Cour suprême rend deux arrêts qui, concernant la même question fondamentale de droit, retiennent des solutions opposées, l’assemblée plénière peut être saisie de l’arrêt rendu en dernier.
(...)
4. Seul un arrêt antérieur ayant acquis force de chose jugée peut être invoqué à l’appui du recours (...).
(...) »
Article 770
L’effet du recours
(...)
« 2. La décision qui constate une divergence de jurisprudence casse l’arrêt attaqué et le remplace par un autre arrêt tranchant la question litigieuse (...) »
(...) »
Les articles 122, 763 et 770 du code de procédure civile étaient applicables à la procédure devant la Cour administrative suprême en vertu de l’article 100 de la loi sur la procédure devant les tribunaux administratifs (décret-loi no 267/85 du 16 juillet 1985), qui y faisait expressément renvoi.
B. La loi sur la procédure devant les tribunaux administratifs
34. Au moment des faits, les dispositions pertinentes de la loi sur la procédure devant les tribunaux administratifs, approuvée par le décret-loi no 129/84 du 27 avril 1984, dans sa rédaction issue du décret-loi no 229/96 du 29 novembre 1996, se lisaient comme suit :
Article 22
Compétence de l’assemblée plénière
« Il incombe à l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême de connaître :
a) des recours contre les arrêts des sections ou des sections plénières respectives (...) qui, concernant la même question de droit et sous réserve d’une modification substantielle [du cadre] juridique, adoptent une solution contraire à celle d’un arrêt d’une autre section, ou de la section plénière respective ou de l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême :
a’) des recours contre les arrêts des sections plénières (...) qui, dans le cas prévu à l’alinéa précédent, adoptent une solution contraire à celle d’un arrêt de la même section plénière ou de la section respective :
(...)
b) du suivi des recours visés aux alinéas précédents, sans préjudice des pouvoirs du rapporteur en la matière ;
(...) ».
Article 23
Composition de l’assemblée plénière
« 1. L’Assemblée plénière de la Cour administrative suprême se compose du président de la cour, des vice-présidents et, conformément aux paragraphes suivants, d’autres juges appartenant à ses deux sections.
2. Pour l’exercice de la compétence prévue aux alinéas a) et a’) de l’article précédent, interviennent les sept juges les plus anciens de chaque section.
3. Pour l’exercice de la compétence prévue aux alinéas b) et c) de l’article précédent, interviennent les deux juges les plus anciens de chaque section.
4. La distribution [des sièges] est effectuée parmi les juges intervenus, à l’exclusion des rapporteurs des arrêts divergents dont découle le conflit.
(...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON DU DÉFAUT D’IMPARTIALITÉ DE L’ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE DE LA COUR ADMINISTRATIVE SUPRÊME
35. Le requérant fait valoir que quatre des sept juges qui figuraient dans la composition de l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême avaient déjà connu de son affaire en siégeant dans la section du contentieux administratif de la même cour. Il y voit une méconnaissance de son droit à un tribunal impartial tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
36. Le Gouvernement récuse ce grief.
A. Sur la recevabilité
1. Absence de préjudice important
37. Le Gouvernement soulève une exception tirée de l’absence de préjudice important, en raison et du type de question objet de la cause et de l’enjeu pécuniaire modeste de l’affaire.
38. Le requérant rétorque qu’à l’époque où les frais de mission litigieux ont été engagés (1998 et 1999), ils représentaient une somme non négligeable, si l’on tient compte à la fois du coût de la vie au Portugal et du traitement des juges nationaux, significativement inférieur à ceux observables dans d’autres pays du Conseil de l’Europe.
39. La Cour note qu’aux termes de l’article 35 § 3 b) de la Convention :
« La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime (...) que le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne. »
40. Issue du principe de minimis non curat praetor, cette nouvelle condition de recevabilité renvoie à l’idée que la violation d’un droit, quelle que soit sa réalité d’un point de vue strictement juridique, doit atteindre un seuil minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale (Korolev c. Russie (déc.), nº 25551/05, 1er juillet 2010). L’appréciation de ce seuil est, par nature, relative et dépend des circonstances de l’espèce. Cette appréciation doit tenir compte tant de la perception subjective du requérant que de l’enjeu objectif du litige (Gagliano Giorgi c. Italie, no 23563/07, § 55, 6 mars 2012 ; et Ioannis Papageorgiou c. Grèce, no 45847/09, § 31, 24 octobre 2013).
41. En l’espèce, la Cour constate que le requérant s’est vu refuser le remboursement de frais de mission d’un montant de 750 euros. Le requérant étant juge de la Cour administrative suprême à la retraite, aucun élément du dossier n’indique qu’il se trouvait dans une situation économique telle que l’issue du litige aurait eu des répercussions importantes sur sa vie personnelle (Fernandez c. France (déc.), no 65421/10, 17 janvier 2012 ; et Mihai Ionescu c. Roumanie (déc.), no 36659/04, § 35, 1er juin 2010).
42. Toutefois, la Cour rappelle que l’appréciation de la gravité d’une violation doit aussi être faite en tenant compte à la fois de la perception subjective du requérant et de l’enjeu objectif d’une affaire donnée. Or, l’importance subjective de la question pour le requérant paraît évidente. Il est certes de jurisprudence constante que le fait qu’un requérant considère la solution de son litige comme une question de principe ne saurait suffire à cet égard (Korolev c. Russie, précité). La Cour constate néanmoins qu’en l’espèce le requérant a poursuivi la procédure jusqu’au bout, y compris devant le Tribunal constitutionnel.
43. Quant à l’enjeu objectif de l’affaire, la Cour relève que le requérant ne se borne pas à se plaindre d’un défaut d’impartialité de l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême en soi : il précise que si la composition de l’assemblée plénière avait été différente en l’espèce, cela aurait eu des conséquences pour l’issue de l’affaire (voir, a contrario, Holub c. République tchèque (déc.), no 24880, 14 décembre 2010). Pour finir, la somme de 750 euros constituant l’enjeu financier de l’affaire n’était pas modique ou insignifiante, d’autant plus que ce montant se rapportait à l’époque des années 1998 et 1999.
44. Partant, l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de préjudice important au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention doit être rejetée.
2. Conclusion
45. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Partant, il y a lieu de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
46. Le requérant dénonce un défaut d’impartialité de l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême. Il expose :
- que lors de leur deuxième examen de l’affaire, les quatre juges (sur sept en tout dans la formation) qui avaient déjà siégé au sein de la section du contentieux de la Cour administrative suprême avaient objectivement intérêt à conclure à l’inexistence d’une divergence de jurisprudence afin d’assurer le maintien de leur décision précédente, car autrement leur éventuel déport eu égard au fond les aurait empêchés de « soutenir » l’arrêt de la section du contentieux ;
- que les questions sur lesquelles les quatre juges concernés étaient appelés à se prononcer la première et la seconde fois étaient bien, en l’occurrence, analogues.
47. Le Gouvernement soutient que les craintes du requérant ne peuvent passer pour « objectivement justifiées ». Il expose :
- que la composition de l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême était conforme à l’article 23 de la loi sur la procédure devant les tribunaux administratifs ; que la formation de jugement ainsi composée répondait, par la qualification de ses membres, aux exigences inhérentes à la fonction d’harmonisation de la jurisprudence dévolue à cet organe ;
- que, lors du premier examen par la section du contentieux administratif de la CAS, les juges avaient eu à statuer sur la légalité du remboursement des frais de mission, tandis que lors du deuxième examen, les juges concernés ont eu à se prononcer sur l’existence éventuelle d’une divergence de jurisprudence ; que l’assemblée plénière de la CAS ayant conclu à l’inexistence de divergence de jurisprudence, elle s’est abstenue d’un examen au fond ; qu’ainsi, les questions n’étaient pas analogues.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
48. La Cour rappelle qu’il est d’une importance fondamentale que les tribunaux d’une société démocratique inspirent confiance aux justiciables (Padovani c. Italie, 26 février 1993, § 27, série A no 257-B ; et Driza c. Albanie, no 33771/02, § 74, CEDH 2007-V (extraits)). Pour ce qui est de l’impartialité au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, celle-ci s’apprécie selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel ou tel juge en telle occasion ; la seconde amène à s’assurer qu’il existait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (Gautrin et autres c. France, 20 mai 1998, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1998-III).
49. Quant à la première démarche, l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire (voir, par exemple, Padovani c. Italie, précité, § 26).
50. Quant à la seconde démarche, elle conduit à se demander, lorsqu’une juridiction collégiale est en cause, si, indépendamment de l’attitude personnelle de tel ou tel de ses membres, certains faits vérifiables autorisent à mettre en question l’impartialité de celle-ci. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance (Mancel et Branquart c. France, no 22349/06, § 34, 24 juin 2010).
51. S’agissant de la participation d’un même juge à différentes phases d’une procédure civile, l’appréciation de sa compatibilité avec le principe d’impartialité découlant de l’article 6 § 1 de la Convention doit se faire au cas par cas, eu égard aux circonstances de l’espèce et, fondamentalement, aux règles procédurales applicables dans l’instance concernée. La Cour doit notamment rechercher s’il y a un lien étroit entre les questions que ce juge a eu successivement à trancher (Warsicka c. Pologne, no 2065/03, § 40, 16 janvier 2007 ; et Toziczka c. Pologne, no 29995/08, § 36, 24 juillet 2012). Sur cette base, il lui appartient d’examiner si les doutes du requérant se révèlent objectivement justifiés (Morel c. France, no 34130/96, § 44, CEDH 2000-VI).
b) Application en l’espèce
52. En l’espèce, le requérant ne conteste pas l’impartialité subjective des juges. Il soutient en revanche que l’assemblée plénière de la CAS manquait d’impartialité objective, étant donné que quatre des sept juges composant la formation de jugement avaient déjà eu à statuer dans l’affaire le 4 novembre 2009, et qu’ils figuraient de surcroît déjà dans la composition de la section plénière du contentieux administratif de la CAS qui s’était prononcée le 17 octobre 2006.
Pareille situation, la Cour en convient, pouvait susciter des doutes chez le requérant quant à l’impartialité de l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême.
53. La question qui se pose est donc de savoir si, compte tenu de la nature et de l’étendue du contrôle juridictionnel incombant à ces magistrats dans le cadre du pourvoi formé afin de résoudre une divergence alléguée de jurisprudence, ces derniers ont fait preuve d’un parti pris ou ont pu légitimement en donner l’impression. Ce serait notamment le cas si les questions qu’ils ont eu à traiter à l’occasion du second pourvoi étaient analogues à celles sur lesquelles ils avaient statué lors du premier (Saraiva de Carvalho c. Portugal, 22 avril 1994, § 38, série A no 286-B ; et Morel, précité, § 47).
54. La Cour estime qu’elle doit tenir compte de la particularité du rôle et de la nature du contrôle exercé par l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême dans la procédure présentement en cause. Il convient en effet de rappeler que le pourvoi en résolution d’une divergence de jurisprudence constitue une voie de recours à finalité différente de celle du pourvoi ordinaire (voir, mutatis mutandis, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 43, CEDH 1999-VI). Toutefois, la Cour note que « la décision qui constate une divergence de jurisprudence casse l’arrêt attaqué (en l’espèce, l’arrêt du 17 octobre 2006) et le remplace par un autre arrêt tranchant la question litigieuse » (paragraphe 33 ci-dessus). Elle souligne par ailleurs que les décisions précédentes de la Cour administrative suprême n’avaient pas acquis l’autorité de chose jugée.
55. En l’occurrence, la crainte d’un manque d’impartialité tenait au fait que quatre des sept juges de l’assemblée plénière de la CAS avaient déjà eu à se prononcer sur l’affaire du requérant au sein de la section plénière du contentieux administratif de la CAS.
Qui plus est, la Cour note que c’est en qualité de rapporteur que le juge A.S. a siégé dans la composition de l’assemblée plénière.
Enfin, les deux formations de jugement en cause ont l’une et l’autre siégé avec le même président, en la personne du juge R.D.J. (Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, §§ 41-53, Recueil 1998-VIII ; Perote Pellon c. Espagne, no 45238/99, § 50, 25 juillet 2002 ; Olujić c. Croatie, no 22330/05, § 67, 5 février 2009 ; et Cardona Serrat c. Espagne, no 38715/06, § 37, 26 octobre 2010).
Tout cela résultait de l’application du droit interne, qui imposait que siègent dans l’assemblée plénière de la CAS les sept juges les plus anciens de chaque section.
56. S’agissant des questions que les juges ont eu successivement à traiter, on peut observer que, devant la section plénière du contentieux administratif de la CAS, le requérant dénonçait une atteinte à son droit d’être entendu dans le cadre de la procédure administrative qui a abouti au refus de lui rembourser ses frais de mission. Cette thèse n’a pas convaincu la section plénière : celle-ci a considéré que le requérant avait eu au cours de la procédure l’occasion d’exposer de façon contradictoire tous ses arguments, et qu’il n’était dès lors pas nécessaire de l’entendre de vive voix ; partant, elle a conclu à la non-violation de son droit à une audience.
57. La divergence de jurisprudence dénoncée devant l’assemblée plénière de la CAS portait, elle aussi, sur le droit à une audience dans le cadre de la procédure administrative : à l’appui de sa thèse, le requérant présentait un arrêt dans lequel la CAS avait considéré l’impossibilité de présenter un mémoire en réponse comme constitutive en l’espèce d’une violation du droit d’être entendu. L’assemblée plénière de la CAS était ainsi appelée à dire s’il y avait réellement eu, entre cette affaire et celle du requérant, une différence de traitement portant atteinte au principe de la sécurité juridique.
58. Pour ce qui est du recours en résolution d’une divergence de jurisprudence prévu par l’article 763 du code de procédure civile, la Cour ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel l’analyse de l’existence d’une divergence de jurisprudence est indépendante de celle portant sur le fond de la cause. Aux yeux de la Cour, par-delà leur décision à prendre dans l’immédiat sur l’existence ou non d’une divergence de jurisprudence, la réponse des juges à la question technique de la divergence jurisprudentielle est déterminante pour l’issue de l’affaire du requérant : en refusant l’existence d’une éventuelle divergence, les juges chargés de l’affaire placent le requérant dans l’impossibilité de voir sa demande réexaminée. Dès lors, la Cour considère que, bien que son objet soit à première vue seulement de savoir si une question d’intérêt général est en jeu (en sens contraire, voir Dunn c. Royaume-Uni (déc.), no 62793/10, § 35, 23 octobre 2012), un tel recours implique en réalité nécessairement une appréciation du fond de la cause. Ainsi, il existe bien un lien étroit entre les questions examinées dans les pourvois successifs (Warsicka c. Pologne, précité, § 40 ; et Toziczka c. Pologne, précité, § 36). La Cour remarque par ailleurs que, pour examiner l’existence d’une prétendue divergence de jurisprudence, les juges de la formation de la Cour administrative suprême analysèrent en détail les faits de l’affaire du requérant (paragraphe 21 ci-dessus).
La Cour rappelle que si l’État se dote de la possibilité d’introduire devant une formation élargie d’une Cour suprême un recours en harmonisation de jurisprudence afin de régler les conflits jurisprudentiels, il doit veiller à ce que les justiciables jouissent auprès de l’instance en cause des droits énoncés à l’article 6 § 1 de la Convention. Elle rappelle à cet égard que s’il est vrai qu’il ne lui appartient pas, en principe, de comparer les diverses décisions rendues, même dans des litiges de prime abord voisins, par des tribunaux nationaux dont l’indépendance s’impose à elle comme aux États contractants, elle se doit cependant d’examiner si l’intéressé a bénéficié, dans le contexte d’un recours en harmonisation de jurisprudence, d’un véritable accès à un tribunal afin de faire valoir ses droits de caractère civil (Gregório de Andrade c. Portugal, no 41537/02, § 36, 14 novembre 2006, Soffer c. République tchèque, no 31419/04, § 30, 8 novembre 2007, et Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 50, 20 octobre 2011).
59. La Cour reconnaît que les règles régissant la composition de l’assemblée plénière de la CAS imposaient automatiquement la participation des sept juges les plus anciens de la section du contentieux administratif et que cette assemblée plénière, dans le système judiciaire portugais, ne constitue pas une assemblée « plénière » au sens propre du terme. Elle estime néanmoins que, vu le nombre élevé de juges composant ladite section, une application stricte de ce mécanisme de composition automatique de l’assemblée plénière n’était pas vraiment nécessaire, l’éventuel remplacement des juges déjà intervenus par d’autres membres expérimentés de la section du contentieux administratif de la CAS ne paraissant pas de nature à compromettre la fonction régulatrice de la formation solennelle (comparer Fazlı Aslaner c. Turquie, no 36073/04, § 40, 4 mars 2014). La Cour est dès lors confrontée à un problème systémique du droit administratif portugais qui pose problème eu égard à l’impartialité objective des membres de la composition de l’assemblée plénière de la CAS dans le recours en harmonisation de jurisprudence.
60. Compte tenu de la nature et de l’étendue des fonctions des quatre juges concernés - fussent-elles le fruit de la rigidité des règles de composition de cette formation solennelle -, l’impartialité objective de l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême en l’espèce paraît sujette à caution. Les appréhensions du requérant à cet égard peuvent donc passer pour objectivement justifiées. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 6 § 1 de la Convention en tant que celui-ci garantit le droit à un tribunal impartial.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON DE LA DURÉE EXCESSIVE DE LA PROCÉDURE
61. Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
62. Le Gouvernement le conteste.
A. Sur la recevabilité
63. Le Gouvernement estime que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes : selon lui, l’action en responsabilité extracontractuelle de l’État prévue par la loi no 67/2007 du 31 décembre 2007, telle que modifiée par la loi no 31/2008 du 17 juillet 2008, permettait au requérant de trouver remède, tant en théorie qu’en pratique, aux conséquences du dépassement éventuel du « délai raisonnable » de jugement.
64. Le requérant conteste cet argument.
65. La Cour note que le Gouvernement n’a apporté aucun élément permettant de conclure que l’action en responsabilité extracontractuelle de l’État prévue par la loi no 67/2007 du 31 décembre 2007 dans sa rédaction issue de la loi no 31/2008 du 17 juillet 2008 eût été de nature, tant en théorie qu’en pratique au moment des faits et dans les autres circonstances de l’espèce, à porter remède aux conséquences des dysfonctionnements dénoncés. Elle rappelle sa jurisprudence établie dans l’arrêt Martins Castro et Alves Correia de Castro c. Portugal (no 33729/06, 10 juin 2008), selon laquelle l’action en responsabilité extracontractuelle de l’État ne pourra être considérée comme un recours « effectif » au sens de l’article 13 de la Convention tant que la jurisprudence qui se dégage de l’arrêt de la Cour administrative suprême du 28 novembre 2007 - cité dans l’arrêt susmentionné - n’aura pas été consolidée dans l’ordre juridique portugais, à travers une harmonisation des divergences jurisprudentielles. L’exception soulevée par le Gouvernement ne peut donc être retenue.
66. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare donc recevable.
B. Sur le fond
1. Sur la période à prendre en considération
67. Le requérant compte la durée de la procédure à partir du 5 avril 1999, date de sa première demande en remboursement de frais de mission devant la Cour administrative suprême.
68. Le Gouvernement ne présente pas d’observation sur ce point.
69. La Cour rappelle que le « délai raisonnable » prévu par l’article 6 § 1 de la Convention a d’ordinaire pour point de départ en matière civile la saisine du tribunal (Deumeland c. Allemagne, arrêt du 29 mai 1986, série A no 100, p. 26, § 77).
70. Le point de départ de la période à prendre en considération est donc la date de la première demande de remboursement des frais de mission, soit le 5 avril 1999. Ayant pris fin le 7 juin 2011 (paragraphe 27 ci-dessus), la procédure a donc duré 12 années, 2 mois et 5 jours pour trois degrés de juridiction.
2. Sur le caractère raisonnable de la durée de la procédure
71. Le Gouvernement considère que le requérant est le seul responsable du prolongement de la procédure en cause, lui prêtant d’avoir eu une conduite procédurière en vue d’éviter que l’arrêt prononcé le 13 novembre 2002 par la Cour administrative suprême ne passe en force de chose jugée. Il observe à cet égard :
- que le requérant a été reconnu comme plaideur téméraire par la Cour administrative suprême (arrêt du 2 juillet 2008) ;
- que, le 15 novembre 2011, le Tribunal constitutionnel a lui aussi considéré que le requérant « visait à retarder sans motif sérieux la progression de la procédure » ;
- que, dans une procédure où l’enjeu se résumait au remboursement de 750 euros au titre de frais de mission, le requérant a amené la CAS et le Tribunal constitutionnel à rendre treize décisions au total, ce qu’il juge manifestement disproportionné.
72. Le requérant rétorque qu’il n’a fait qu’utiliser des moyens procéduraux prévus par la loi, en réaction à des décisions qu’il estimait ne pas correspondre aux faits de la cause et manquer de base légale. L’intéressé expose à cet égard :
- qu’il a obtenu gain de cause dans l’arrêt du 27 février 2008 ;
- que le premier arrêt rendu dans la procédure n’a été prononcé que le 13 novembre 2002, soit 3 ans, 7 mois et 10 jours après la saisine de la CAS ;
- que les différents arrêts rendus en l’espèce ont à plusieurs reprises été séparés par des intervalles supérieurs à un an et quatre mois ;
- que le Tribunal constitutionnel a refusé de lui transmettre le procès-verbal de l’audience qu’il a tenue, ce qui aurait généré des retards dans la procédure.
Il en conclut que les retards ne lui sont pas imputables.
73. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
74. La Cour rappelle que seules des lenteurs imputables à l’État peuvent amener à conclure à l’inobservation de la règle du « délai raisonnable » (voir l’arrêt H. c. France du 24 octobre 1989, série A no 162, pp. 21-22, § 55, Proszak c. Pologne, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2774, § 40, et Humen c. Pologne [GC], no 26614/95, § 66, 15 octobre 1999).
75. En l’espèce, s’agissant de demandes de remboursement de frais de mission exposés par un juge, la Cour note que l’affaire ne présentait pas de complexité particulière, si ce n’est en raison des recours, demandes en nullité, réclamations et autres demandes en clarification présentés. Elle constate, à ce sujet, avec le Gouvernement, que la CAS et le Tribunal constitutionnel ont notamment rendu pas moins de treize arrêts dans le cadre de la procédure.
76. S’agissant du comportement du requérant, la Cour note que le 2 juillet 2008 la CAS lui a infligé une amende civile pour conduite procédurière. Elle constate également que, par une ordonnance du 15 novembre 2011, le Tribunal constitutionnel a considéré que le requérant « visait à retarder sans motif sérieux la progression de la procédure ». Pour sa part, la Cour relève que sur l’ensemble de la procédure, qui s’est étendue sur trois degrés de juridiction, le requérant a :
- formé quatre recours ;
- formulé sept demandes de clarification des décisions ou arrêts des juridictions ;
- attaqué décisions et arrêts par le biais de six demandes en nullité ;
- formé quatre réclamations en révision contre ces décisions ;
- formé encore trois demandes diverses, dont une reproduisant une demande précédemment rejetée.
77. En l’espèce, force est de conclure que le requérant a concouru grandement à prolonger la procédure litigieuse. La Cour ne relève aucune période d’inactivité ou de lenteur imputable aux autorités nationales, qui apparaissent avoir répondu de manière adéquate aux divers recours du requérant.
78. En conclusion, eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, et tout particulièrement à la conduite du requérant, seul responsable du prolongement de la procédure, la Cour considère que la durée litigieuse, vue dans son ensemble, ne saurait passer pour déraisonnable.
79. Partant, la Cour conclut à la non-violation de l’article 6 § 1.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
80. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
81. Le requérant réclame 1 700 euros (EUR) pour préjudice matériel et 7 000 EUR pour préjudice moral.
82. En ce qui concerne le préjudice matériel allégué, le Gouvernement estime que le requérant n’est pas fondé à réclamer la somme en question, puisqu’il a été débouté au niveau interne de ses prétentions concernant les frais de mission.
En ce qui concerne le dommage moral, le Gouvernement trouve la demande de 7 000 euros (EUR) manifestement excessive.
83. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Partant, il convient de rejeter cette demande.
Pour ce qui est du dommage moral, la Cour l’estime suffisamment réparé par le constat de violation figurant au paragraphe 60.
B. Frais et dépens
84. Le requérant demande également 8 854,40 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, et une somme indéterminée pour ses frais et dépens devant la Cour.
85. Le Gouvernement s’oppose à ces demandes.
86. La Cour rappelle que, lorsqu’elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder le remboursement des frais et dépens exposés devant les juridictions nationales « pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation » (voir, parmi beaucoup d’autres, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 63, Recueil 1998-VI). En l’espèce, étant donné que la violation constatée concerne le défaut d’impartialité de la Cour administrative suprême, les frais en question n’avaient pas été engagés pour prévenir ou faire corriger la violation constatée. Par conséquent, la Cour rejette la prétention du requérant pour ce qui est des frais et dépens relatifs à la procédure devant les juridictions internes.
87. Quant à la prétention du requérant pour les frais et dépens engagés devant la Cour, il échet d’observer que celui-ci ne chiffre pas sa demande et ne présente pas de justificatifs. La Cour note par ailleurs que le requérant a lui-même assuré la défense de ses intérêts devant elle (Pétur Thór Sigurðsson c. Islande, no 39731/98, § 54, CEDH 2003-IV). Il y a donc lieu de rejeter la demande en question.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison du défaut d’impartialité de l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure ;
4. Dit, par six voix contre une, que le constat de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant à raison du défaut d’impartialité de l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême ;
5. Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 mars 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Françoise
Elens-Passos András Sajó
Greffière Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
- opinion concordante du juge Wojtyczek ;
- opinion en partie dissidente du juge Sajó.
A.S.
F.E.P.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE WOJTYCZEK
1. Je suis d’accord avec la majorité pour constater que, dans la présente affaire, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison du défaut d’impartialité de l’assemblée plénière de la Cour administrative suprême et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure. Je souhaite néanmoins évoquer un point qui me semble important mais qui n’a pas été pris en considération dans la motivation de l’arrêt.
2. La présente espèce illustre les problèmes posés par l’application aux procédures administratives contentieuses de l’article 6 de la Convention, conçu initialement pour les affaires pénales et civiles, et notamment les difficultés de l’appréciation de la durée de la procédure administrative contentieuse. Quand un requérant se plaint de la durée d’une procédure judiciaire, il faut toujours déterminer si la procédure a été close aux fins de l’article 6 de la Convention et, dans l’affirmative, à quel moment. Pour cela, il faut disposer de critères permettant d’identifier la décision définitive qui clôt la procédure. Cette question se pose de façon particulièrement aiguë dans le contexte d’une multitude de recours ordinaires et extraordinaires permettant de contester les actes administratifs et les décisions des juridictions administratives. Il s’agit de départager les recours « ordinaires », dirigés contre des décisions de justice qui ne peuvent pas être qualifiées de définitives, et les recours « extraordinaires », dirigés contre des décisions de justice qui peuvent être qualifiées de définitives. Je regrette que la majorité n’ait pas voulu prendre position sur ces questions mais ait préféré établir la durée de la procédure judiciaire sans expliquer les critères employés et sans examiner la nature des voies de recours utilisées par le requérant.
3. En simplifiant, on peut affirmer qu’une décision de justice devient définitive lorsque les voies de recours « ordinaires » ont été épuisées, même s’il existe encore des voies de recours « extraordinaires ». Il faut expliquer qu’il ne s’agit pas ici de la classification des recours comme « ordinaires » ou « extraordinaires » en droit national, mais du point de vue de la Convention. Ainsi, une décision de justice doit être considérée comme définitive si elle acquiert une stabilité suffisante et permet l’exécution des obligations ou la réalisation des droits imposés en l’espèce, même s’il existe encore des recours qui permettent de contester soit l’acte administratif soit la décision de justice dans des situations exceptionnelles ou avec des moyens définis de façon restrictive en droit national. Cette approche permet d’écarter l’examen de certains recours « extraordinaires » dans l’appréciation de la durée de la procédure du point de vue des exigences de l’article 6 de la Convention. Il appartient à la Cour d’établir des critères plus précis permettant de déterminer si l’acte contesté a acquis une stabilité suffisante.
4. En appréciant la nature des décisions de justice administrative, il faut aussi tenir compte de leurs interactions avec les actes administratifs contestés. Un recours devant le juge administratif peut suspendre ou non l’exécution de l’acte administratif contesté. L’effet suspensif d’un recours est toujours un argument fort contre la reconnaissance du caractère définitif d’un acte déterminant les droits et les obligations d’un sujet de droit. Par ailleurs, le juge administratif doit souvent se limiter à apprécier la légalité de l’acte administratif contesté, sans pouvoir le remplacer par sa propre décision. En conséquence, la résolution définitive des contestations sur les droits et obligations d’une partie peut résulter non pas directement d’un arrêt rendu par un juge administratif, mais d’un acte administratif dont la légalité a été reconnue par un arrêt définitif, rendu par une juridiction administrative.
5. Une autre difficulté dans l’appréciation de la nature des décisions de justice administrative peut provenir du fait que, dans un grand nombre de systèmes juridiques, un acte administratif qui n’accorde pas de droits à l’administré peut être révoqué et remplacé par un nouvel acte administratif plus favorable à l’administré. On peut donner ici l’exemple du droit allemand : « Même devenu insusceptible d’être contesté, un acte administratif régulier ne conférant pas d’avantage peut être révoqué totalement ou partiellement avec effet pour l’avenir, sauf si un acte administratif de même contenu devrait alors être édicté de nouveau ou si la révocation est impossible pour d’autres motifs. » (paragraphe 49, alinéa 1, de la loi du 25 mai 1976 sur la procédure administrative non contentieuse (Verwaltungsverfahrensgesetz) - traduction publiée par l’Interface documentaire entre deux cultures juridiques, http://www.bijus.eu/?p=8064). Dans ces systèmes juridiques, la stabilité de l’acte administratif refusant de reconnaître des droits ou imposant des obligations, et par conséquent le caractère définitif de la résolution des contestations sur les droits et obligations de l’administré, doivent être relativisés.
6. Sans entrer dans un examen détaillé du système des recours prévus en droit administratif portugais, il suffit de noter brièvement ici que les différents recours formés dans la présente affaire ont un effet suspensif à l’égard des actes administratifs attaqués. Ces recours doivent être qualifiés d’ « ordinaires » du point de vue de la Convention, dans la mesure où ni les actes administratifs ni les décisions de justice attaqués n’ont acquis force de chose décidée ou jugée en droit national, ou une stabilité suffisante au regard de l’article 6 de la Convention. C’est uniquement sur le fondement de ces appréciations préalables que l’on peut établir la durée de la procédure administrative contentieuse dans la présente espèce. À mon avis, cette durée a été établie correctement par la majorité.
7. Notons enfin que cette affaire met en exergue le dilemme auquel est confronté le législateur national : d’un côté, la multiplication des recours augmente les possibilités pour l’administré d’obtenir la réparation des irrégularités de l’action administrative et d’aboutir à un acte administratif plus favorable à ses intérêts légitimes ; d’un autre côté, la multiplication des recours allonge l’examen de l’affaire et éloigne la résolution définitive des contestations sur les droits et obligations de l’administré. Même si en l’espèce la durée de la procédure administrative contentieuse est le résultat de l’attitude du requérant, on peut constater de façon plus générale que le droit portugais ne semble pas avoir ménagé un juste équilibre dans ce domaine.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ
(Traduction)
Je souscris sans réserve au constat de violation formulé en l’espèce, mais pas au constat de non-violation concernant la durée de la procédure. Celle-ci a duré plus de douze ans alors que l’affaire aurait pu être résolue plus tôt. Ce n’est pas la faute du requérant si celui-ci a dû exercer des recours compliqués. Je trouve particulièrement troublant qu’il se soit vu infliger une amende pour avoir fait usage des recours qui s’offraient à lui et que la Cour lui en fasse le reproche (paragraphe 76 de l’arrêt). De plus, il a fallu plus de trois ans et demi pour aboutir au premier jugement, ce qui est en soi inacceptable pour une affaire aussi simple (voir paragraphe 75 de l’arrêt). Cela suffit en soi pour conduire à un constat de violation de l’article 6 § 1 en ce qui concerne la durée de la procédure. Pour cette raison, j’aurais alloué au requérant une somme pour préjudice moral.