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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> PETROV AND IVANOVA v. BULGARIA - 45773/10 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fifth Section)) French Text [2016] ECHR 321 (31 March 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/321.html
Cite as: [2016] ECHR 321

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    CINQUIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE PETROV ET IVANOVA c. BULGARIE

     

    (Requête no 45773/10)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    31 mars 2016

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Petrov et Ivanova c. Bulgarie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

              Angelika Nußberger, présidente,
              Ganna Yudkivska,
              Khanlar Hajiyev,
              André Potocki,
              Yonko Grozev,
              Síofra O’Leary,
              Mārtiņš Mits, juges,
    et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er mars 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 45773/10) dirigée contre la République de Bulgarie et dont deux ressortissants de cet État, M. Anton Kirilov Petrov et Mme Krasimira Ilcheva Ivanova (« les requérants »), ont saisi la Cour le 27 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été représentés par Mes Y. Vandova et V. Trayanova, avocates à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme K. Radkova, du ministère de la Justice.

    3.  Mme Ivanova allègue qu’elle a été soumise à un traitement inhumain et dégradant lors de l’entrée de la police à son domicile le 10 février 2010. M. Petrov se plaint des propos de plusieurs responsables politiques et procureurs qui auraient porté atteinte à son droit d’être présumé innocent garanti par l’article 6 § 2 de la Convention. Les deux requérants considèrent encore que la médiatisation de la perquisition de leur domicile a porté atteinte injustifiée à leur vie privée, protégée par l’article 8 de la Convention. Invoquant enfin l’article 13 de la Convention, ils se plaignent de l’absence de voies de recours internes pour remédier aux violations alléguées des articles 3, 6 § 2 et 8.

    4.  Le 26 mai 2014, les griefs susmentionnés, tirés des articles 3, 6 § 2, 8 et 13 de la Convention, ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du Règlement de la Cour.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Les requérants sont nés respectivement en 1972 et 1979 et résident à Sofia.

    6.  Le requérant, M. Anton Petrov, est un homme d’affaires.

    7.  La requérante, Mme Krasimira Ivanova, est la compagne de M. Anton Petrov. À l’époque des faits pertinents, elle était enceinte.

    A.  L’opération policière « Les effrontés » et sa couverture médiatique

    8.  En décembre 2009, les services du ministère de l’Intérieur lancèrent une opération visant au démantèlement d’un groupe présumé de malfaiteurs qui aurait organisé et effectué plusieurs enlèvements sur le territoire du pays au cours de la période 2007-2009. L’opération policière fut nommée « Les effrontés ».

    9.  Le 17 décembre 2009, dans le cadre de cette opération M. Anton Petrov fut arrêté par les forces de l’ordre. Le lendemain, il fut inculpé de participation à un groupe criminel organisé ayant pour activité principale l’enlèvement et la séquestration de personnes (article 321, alinéa 3 du code pénal).

    10.  L’opération policière « Les effrontés », de décembre 2009, reçut une large couverture médiatique. Les articles publiés dans la presse écrite et les reportages sur les chaînes de télévision mentionnaient le requérant tantôt par ses nom et prénom, tantôt par son sobriquet « le Hamster ». Il était désigné comme dirigeant et trésorier d’un groupe impliqué dans plusieurs cas d’enlèvement, dont certains étaient très médiatisés.

    11.  Le jour de l’arrestation du requérant, dans une interview donnée pour le quotidien « 24 chasa », le ministre de l’Intérieur, Ts.Ts., aurait déclaré que le requérant avait également participé dans la réalisation des enlèvements et qu’il était parmi ceux qui procuraient les véhicules pour les enlèvements.

    12.  Dans une interview pour le même journal, consacré à la suite de l’opération « Les effrontés », publié le 1er février 2010, le ministre de l’Intérieur déclara : « Puisque nous et le parquet avons inculpé le Hamster, il a fait partie de ce groupe criminel ».

    13.  Le 28 avril 2010, le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur eurent un entretien avec les victimes de quelques enlèvements attribués au groupe criminel « Les effrontés ». Réagissant à une réplique du ministre de l’Intérieur sur les condamnations antérieures de deux des membres présumés du groupe en question, K. et P., le Premier ministre prononça les propos suivants : « Ils seront maintenant décorés de quinze à vingt ans de prison ... ». Ces propos furent repris dans le titre d’un article publié le lendemain dans le quotidien « 24 chasa » qui s’intitulait « Les effrontés seront décorés de 15 à 20 ans de prison ».

    14.  Les poursuites pénales à l’encontre du requérant furent clôturées par une ordonnance de non-lieu du parquet de la ville de Sofia du 17 août 2010.

    B.  L’opération policière « Pieuvre »

    15.  Au petit matin du 10 février 2010, les forces spéciales du ministère de l’Intérieur lancèrent une opération d’envergure visant à arrêter les membres d’un groupe de type mafieux soupçonnés d’avoir organisé et dirigé un vaste réseau de prostitution et d’être mêlés à différentes affaires d’extorsion, appropriation de fonds publics, racket, fraude fiscale et blanchiment d’argent. L’opération fut baptisée « Pieuvre » et reçut une large couverture médiatique. Certains groupes d’intervention du ministère furent accompagnés de caméramans et photographes lors de l’arrestation des différentes personnes soupçonnées d’appartenir à cette organisation. Plusieurs photographies des personnes arrêtées furent publiées dans la presse écrite et apparurent sur des sites internet.

    16.  Dans le cadre de cette opération, le 10 février 2010, vers 6 heures, une équipe d’intervention du ministère de l’Intérieur fit irruption dans la maison des requérants et y effectua une perquisition sans présenter un mandat à cet effet. À cette heure-ci, les seules personnes qui se trouvaient dans la maison étaient Mme Ivanova, la fille mineure de M. Petrov, âgée de cinq ans, et la grand-mère de M. Petrov, âgée de quatre-vingts ans. Les policiers qui pénétrèrent dans la maison étaient cagoulés et lourdement armés. Mme Ivanova allègue qu’elle fut stressée par l’entrée de ces hommes dans la maison et qu’elle avait peur pour l’enfant qu’elle portait, pour sa belle-fille et pour la grand-mère de son compagnon.

    17.  La maison des requérants fut perquisitionnée. Les requérants affirment qu’un caméraman aurait filmé l’intérieur de leur logement. Cet enregistrement aurait été livré aux médias par le service de presse du ministère de l’Intérieur et il aurait été utilisé par les médias dans leur couverture de l’opération « Pieuvre ».

    18.  Le 11 février 2010, à 16 h 55, M. Petrov et son avocat se rendirent au palais de justice à Sofia. Ils furent ensuite conduits au service de l’instruction de Sofia où, à 22 h 05, le requérant fut inculpé de participation à un groupe criminel armé ayant pour activités principales le recel de biens volés, la fraude fiscale, le proxénétisme et le racket (article 321, alinéa 3 du code pénal). Mme Ivanova n’a été ni arrêtée ni inculpée dans le cadre de cette enquête pénale.

    19.  Le 12 février 2010, le tribunal de la ville de Sofia décida de placer M. Petrov et ses complices présumés en détention provisoire. Sur l’appel du requérant, le 18 février 2010, la cour d’appel de Sofia, décida de le libérer sous caution. L’intéressé fut relâché le lendemain.

    20.  Le requérant n’a pas précisé si les poursuites pénales à son encontre sont encore pendantes.

    C.  La couverture médiatique de l’opération « Pieuvre »

    1.  Les propos du ministre de l’Intérieur

    21.  Entre février et octobre 2010, le ministre de l’Intérieur fit plusieurs interventions devant les médias concernant l’opération « Pieuvre ». La plupart de ses propos visaient directement ou indirectement le dirigent présumé du groupe criminel en cause, Alexey Petrov.

    22.  Le 15 février 2010, le quotidien « Standart » publia les propos suivants du ministre :

    « Dans les deux opérations « Les effrontés » et « Pieuvre », on retrouve les mêmes personnes. Un exemple typique est le « Hamster ». Tout le monde sait qui est la personne qui contrôle la plupart des gens dans les milieux de l’assurance et des vols de voitures. Mais les agissements du Hamster ne sont pas à l’insu de celui qui se trouve au niveau supérieur, et c’est notamment Alexey Petrov, alias « le Tracteur ». (...) Le fait qu’Alexey Petrov a été agent d’infiltration n’est que de la poussière dans les yeux. On peut affirmer sans hésitations que la mafia a fait infiltrer l’un de ses hommes dans l’État. (...) »

    2.  Les propos des autres responsables politiques

    23.  Le 18 février 2010, le quotidien « Standart » publia les propos suivants du secrétaire du ministère de l’Intérieur :

    « Nos petits films (sur les opérations policières « Les effrontés » et « Pieuvre ») sont parmi les plus vus sur YouTube. Nous avons battu les compagnies cinématographiques. »

    24.  Le 19 février 2010, le site d’information en ligne www.vsekiden.com publia des propos du Premier ministre sur la décision de la cour d’appel de Sofia de relâcher une partie des détenus au cours de l’opération « Pieuvre », y compris M. Petrov. La partie pertinente de l’article se lit ainsi :

    « Je ne veux pas commenter les décisions du tribunal, c’est ainsi qu’ils ont raisonné, c’est ainsi qu’ils ont décidé », c’était le commentaire du premier ministre B.B. concernant la décision de la cour d’appel de Sofia de libérer cinq des personnes détenues au cours de l’opération policière « Pieuvre ». Les seuls qui demeurent derrière les barreaux sont l’ex-agent de l’Agence nationale de sécurité Alexey Petrov, présumé d’être le fondateur et le dirigeant du groupe criminel, et l’homme d’affaires M.D. D’après B., le fait que des personnes soient maintenues en détention signifie que les preuves rassemblées à l’heure actuelle sont suffisantes. »

    25.  Le même article citait également les propos suivants de V.S., leader du parti politique « Ataka », député à l’Assemblée nationale et membre de sa commission pour le contrôle des activités de l’Agence nationale de sécurité :

    « L’opération « Pieuvre » doit être menée jusqu’au bout », a insisté le leader d’Ataka. « Ce qu’Alexey Petrov a affirmé hier ne correspond pas à la réalité. (...) Cet homme adore l’exagération et s’attribue un rôle qui est plus légendaire que le sien. Ce sont des spéculations. Il ne fait que spéculer en affirmant que c’est une affaire politique. C’est une véritable affaire criminelle, de banditisme et de gangsters. »

    3.  Les propos des représentants du parquet

    26.  Entre février et juillet 2010, le procureur général, son adjoint, le procureur de la ville de Sofia, et le procureur S.K., responsable de l’enquête pénale ouverte à la suite de l’opération « Pieuvre », donnèrent des interviews aux différents médias. Les commentaires des procureurs concernaient le déroulement de l’enquête et le seul suspect mentionné dans leurs propos était Alexey Petrov, soupçonné d’avoir dirigé le groupe criminel en cause.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    27.  Le droit interne pertinent concernant la responsabilité de l’État pour dommages a été résumé dans l’arrêt Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, § 67, CEDH 2013 (extraits)).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    28.  La requérante allègue qu’elle a été victime d’un traitement inhumain et dégradant du fait de l’entrée de la police à son domicile le 10 février 2010. Elle invoque l’article 3 de la Convention, libellé comme suit :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Sur la recevabilité

    29.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, la requérante ne s’étant pas prévalu de la possibilité d’intenter une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 1, alinéa 1 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages.

    30.  La Cour s’est déjà prononcée sur la question de savoir si un tel recours pouvait être considéré comme suffisamment effectif dans des circonstances similaires à celles de la présente espèce. Dans son arrêt Gutsanovi, précité, § 94, elle a rejeté cette exception d’irrecevabilité pour le motif que les agissements des policiers dans le cadre d’une enquête pénale ne relevaient pas de l’exercice de leurs fonctions administratives et ne tombaient donc pas sous le coup de l’article 1, alinéa 1 de ladite loi. Ainsi, une éventuelle action en dommages et intérêts, tirée de cette disposition législative, aurait été d’emblée vouée à l’échec.

    31.  Le Gouvernement n’ayant apporté aucun autre élément à l’appui de sa thèse, la Cour considère qu’il y lieu de retenir les mêmes arguments et de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes.

    32.  La Cour constate, par ailleurs, que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

    B.  Sur le fond

    33.  La requérante allègue que l’entrée de policiers cagoulés et lourdement armés à son domicile, tôt le matin du 10 février 2010, lui a causé de forts sentiments de peur et d’angoisse qui ont dépassé le seuil de gravité nécessaire pour conclure à une violation de l’article 3 en l’occurrence. Elle estime qu’elle a été soumise à un traitement inhumain et dégradant.

    34.  Le Gouvernement n’a pas formulé des observations sur le fond de ce grief.

    35.  La Cour observe que les circonstances de la présente espèce, concernant l’intervention de la police au domicile de la requérante, sont similaires à celles dans l’affaire Gutsanovi, précitée, où la Cour a trouvé violation de l’article 3 de la Convention en prenant en compte les éléments suivants : i) plusieurs policiers cagoulés et lourdement armés avaient fait irruption dans le logement des requérants tôt le matin ; ii) la présence éventuelle des proches de la personne recherchée par la police n’avait pas été prise en compte aux stades de préparation et d’exécution de l’opération policière ; iii) l’intervention policière avait été effectuées sans l’autorisation préalable d’un juge ; iv) la conjointe de la personne recherchée n’avait pas été impliquée dans les faits reprochés à son époux (voir §§ 116, 117 et 131-134 de l’arrêt précité). Force est de constater que tous ces éléments sont également présents dans le cas d’espèce (voir paragraphes 16 et 18 in fine ci-dessus). La Cour observe par ailleurs qu’à l’époque des faits, la requérante était enceinte (voir paragraphe 7 ci-dessus).

    36.  La Cour ne voit donc aucune raison d’arriver à une conclusion différente de celle qu’elle a adoptée dans l’affaire Gutsanovi, précitée, pour ce qui est du grief tiré de l’article 3 de la Convention. A la lumière des éléments susmentionnés, la Cour estime que la requérante a été soumise à une épreuve psychologique qui a généré chez elle de forts sentiments de peur, d’angoisse et d’impuissance (voir paragraphe 16 in fine), et qui, de par ses effets néfastes, s’analyse en un traitement dégradant au regard de l’article 3 (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Gutsanovi, précité, § 134). Il y a donc eu en l’espèce violation de cette disposition de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

    37.  Le requérant allègue que les propos d’un certain nombre de procureurs et responsables politiques, prononcés devant les médias à l’occasion des poursuites pénales menées à son encontre, ont porté atteinte à sa présomption d’innocence. Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention, libellé comme suit :

    « Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

    A.  Sur la recevabilité

    38.  Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes. Il expose que le requérant aurait pu introduire une action en dommages et intérêts en application de l’article 1, alinéa 1 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages.

    39.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de la convaincre que le recours qu’il suggère était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV).

    40.  La Cour observe que le libellé de l’article 1, alinéa 1 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages ne fait aucunement apparaître qu’il s’agit d’un recours conçu pour protéger le droit à la présomption d’innocence. Cette disposition législative permet en effet de demander un dédommagement des préjudices matériel et moral causés par des actes et agissements illicites des autorités quand ses derniers relèvent du domaine de la fonction administrative (voir, avec les références, paragraphe 27 ci-dessus). Le Gouvernement n’ayant invoqué aucun autre élément susceptible de démontrer l’applicabilité de ladite loi en cas d’atteintes alléguées de la présomption d’innocence, par exemple des décisions des tribunaux internes allant dans ce sens, la Cour estime que l’effectivité de ladite voie de recours n’a pas été établie en l’occurrence. Il y a donc lieu de rejeter cette exception du Gouvernement.

    41.  La Cour constate, par ailleurs, que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

    B.  Sur le fond

    42.  Le requérant allègue que les propos de plusieurs responsables politiques et procureurs ont porté atteinte à sa présomption d’innocence. Il dénonce en particulier les interventions médiatiques du ministre de l’Intérieur, du Premier ministre, du secrétaire du ministère de l’Intérieur, du député V.S., du procureur général, du procureur général adjoint, du procureur de la ville de Sofia et du procureur S.K. qui ont eu lieu pendant la période comprise entre décembre 2009 et juillet 2010.

    43.  Le Gouvernement n’a pas formulé des observations sur ce grief.

    44.  La Cour rappelle que si le principe de la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1, il ne se limite pas à une simple garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et exige qu’aucun représentant de l’État ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un tribunal (voir Allenet de Ribemont, précité, §§ 35-36 ; Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 156, 30 juin 2009 ; Lizaso Azconobieta c. Espagne, no 28834/08, § 37, 28 juin 2011). L’atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge, mais également d’autres autorités publiques : le président du parlement (Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 50 et 53, CEDH 2002-II), le procureur (Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 44, CEDH 2000-X) ; le ministre de l’Intérieur ou les fonctionnaires de police (Allenet de Ribemont, précité, §§ 37 et 41). Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction doit être faite entre les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres, Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002). À cet égard, la Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction. Elle considère ainsi que ce qui importe aux fins d’application de la disposition précitée, c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002). Toutefois, le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (voir Adolf c. Autriche, 26 mars 1982, §§ 36-41, série A no 49). Certes, la Cour reconnaît que l’article 6 § 2 ne saurait empêcher, au regard de l’article 10 de la Convention, les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38, Lizaso Azconobieta , précité, § 39).

    45.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que, de tous les propos des responsables politiques et procureurs mis en cause par le requérant, uniquement ceux du ministre de l’Intérieur ont fait référence directement à l’intéressé puisqu’il y a été mentionné par son sobriquet, « le Hamster ». Dans son interview publiée le 1er février 2010, le ministre de l’Intérieur a déclaré : « Puisque nous et le parquet avons inculpé le Hamster, il a fait partie de ce groupe criminel». Le 15 février 2010, le ministre a tenu les propos suivants concernant le requérant : « Dans les deux opérations « Les effrontés » et « Pieuvre », on retrouve les mêmes personnes. Un exemple typique est le « Hamster ». Tout le monde sait qui est la personne qui contrôle la plupart des gens dans les milieux de l’assurance et des vols de voitures. Mais les agissements du Hamster ne sont pas à l’insu de celui qui se trouve au niveau supérieur ... ».

    46.  Force est de constater que les propos litigieux ont été tenus à l’occasion de deux opérations consécutives de la police, où le requérant avait été détenu pour des soupçons de participations à un groupe criminel organisé et où son sobriquet était connu au large public grâce aux multiples publications dans la presse écrite et dans les médias électroniques qui se référaient à lui tantôt par ses nom et prénom, tantôt par son sobriquet (voir paragraphes 9, 10, 15 et 18 ci-dessus). Compte tenu de ces circonstances et du sens propre des mots employés par le ministre, la Cour estime que les propos en question sont allés au-delà de la simple communication d’information sur le déroulement des enquêtes pénales. La Cour considère qu’ils ont véhiculé l’idée que le requérant était un des membres les plus influents d’une organisation de type mafieux, avant même que les tribunaux pénaux aient eu la possibilité de se prononcer sur le bien-fondé des accusations pénales portées à son encontre. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef.

    47.  Pour ce qui est des tous les autres propos des responsables politiques et des procureurs que le requérant a dénoncés, la Cour observe que ceux-ci visaient, soit de manière générale les opérations policières « Les effrontés » et « Pieuvre » (voir paragraphes 23 et 24 ci-dessus), soit plus particulièrement trois autres suspects dans le cadre des enquêtes pénales menées à l’issue de ces opérations, notamment Alexey Petrov, K. et P. (voir paragraphes 13, 25 et 26 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour estime que les propos dénoncés du Premier ministre, du secrétaire du ministère de l’Intérieur, du député V.S., du procureur général, du procureur général adjoint, du procureur de la ville de Sofia et du procureur S.K. n’ont pas porté atteinte à la présomption d’innocence du requérant. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef.

    III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

    48.  Les deux requérants se plaignent également que l’intérieur de leur maison a été filmé au cours de l’opération policière et l’enregistrement livré aux médias. Ainsi, leur droit au respect de la vie privée aurait été bafoué par les autorités. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, libellé comme suit :

    « 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...).

    2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

    49.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il allègue que les requérants auraient pu introduire une actions en dédommagement en vertu de l’article 1, alinéa 1 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages.

    50.  La Cour n’estime pas nécessaire de se pencher sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement parce qu’elle considère que, en tout état de cause, ce grief est manifestement mal fondé pour les raisons suivantes.

    51.  La Cour observe que les intéressés se sont bornés à affirmer que l’opération policière à leur domicile a été filmée et que l’enregistrement a été largement médiatisé. Force est de constater que cette affirmation des requérants est restée complètement non étayée. En particulier, les intéressés n’ont présenté aucun matériel visuel, par exemple des photographies publiées dans la presse ou des extraits vidéo médiatisés, permettant de conclure que l’intérieur de leur logement a effectivement été filmé par la police lors de l’opération policière « Pieuvre ».

    52.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

    53.  Les requérants estiment enfin qu’ils ne disposaient pas de voies de recours internes effectives pour remédier aux violations alléguées de leurs droits garantis par les articles 3, 6 § 2 et 8. Ils invoquent l’article 13 de la Convention, libellé comme suit :

    « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

    54.  Le Gouvernement n’a pas formulé des observations sur la recevabilité et le fond de ce grief.

    A.  Sur la recevabilité

    55.  La Cour rappelle avoir rejeté le grief des requérants, tiré de l’article 8 de la Convention, pour défaut manifeste de fondement (voir paragraphes 50-52 ci-dessus). Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 13 combiné avec l’article 8 est également manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    56.  Constatant que le grief formulé par les requérants sous l’angle de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 6 § 2 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    57.  La Cour rappelle que, à l’issue de son examen de la recevabilité des griefs formulés sous l’angle des articles 3 et 6 § 2 de la Convention, elle a constaté que l’action en dommages et intérêts contre l’État n’aurait pas pu constituer une voie de recours interne suffisamment effective dans la présente espèce (voir paragraphes 30, 31 et 40 ci-dessus). Force est de constater que le Gouvernement n’a invoqué aucune autre voie de recours qui aurait permis aux requérants concernés de faire valoir leurs droits à ne pas être soumis à des traitements dégradants, au respect de la présomption d’innocence et au respect de leur domicile.

    58.  La Cour estime que ces mêmes motifs peuvent être retenus dans le cadre de l’examen du grief défendable soulevé sur le terrain de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 6 § 2 de la Convention et qu’ils suffisent pour conclure que les requérants ne disposaient d’aucune voie de recours interne qui leur aurait permis de faire valoir leurs droits respectifs.

    59.  Il y a donc eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 6 § 2 de la Convention.

    V.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    60.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    61.  Le requérant réclame 150 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi. La requérante réclame 50 000 euros au même titre.

    62.  Le Gouvernement conteste ces prétentions et considère que celles-ci sont exorbitantes.

    63.  La Cour estime que les requérants ont subi un certain dommage moral du fait des violations constatées de leurs droits respectifs garantis par les articles 3, 6 § 2 et 13 de la Convention. Elle considère qu’il y a lieu d’octroyer 5 000 EUR à M. Anton Petrov et 10 000 EUR à Mme Ivanova à ce titre.

    B.  Frais et dépens

    64.  Les requérants n’ayant demandé aucune somme pour les frais et dépens, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer une quelconque somme à ce titre.

    C.  Intérêts moratoires

    65.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3, 6 § 2 et 13 combiné avec les articles 3 et 6 § 2 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention concernant la requérante ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention en ce qui concerne les propos du ministre de l’Intérieur visant le requérant et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention en ce qui concerne les propos du Premier ministre, du secrétaire du ministère de l’Intérieur, du député V.S., du procureur général, du procureur général adjoint, du procureur de la ville de Sofia et du procureur S.K. ;

     

    4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention concernant les deux requérants ;

     

    5.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement :

    i)  5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral à M. Anton Petrov ;

    ii)  10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral à Mme Ivanova ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 mars 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Claudia Westerdiek                                                           Angelika Nußberger
           Greffière                                                                             Présidente


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