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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BERECZKI v. ROMANIA - 25830/08 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section)) French Text [2016] ECHR 384 (26 April 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/384.html Cite as: [2016] ECHR 384 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE BERECZKI c. ROUMANIE
(Requête no 25830/08)
ARRÊT
STRASBOURG
26 avril 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Bereczki c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Boštjan M. Zupančič,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 mars 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 25830/08) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Iosif Bereczki (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 mars 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant, qui a été autorisé à se représenter lui-même dans la présente procédure, alléguait une atteinte au principe d’impartialité prévu par l’article 6 § 1 de la Convention devant le tribunal départemental de Bihor.
4. Le 27 janvier 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1939 et réside à Oradea.
6. Depuis 1994, le requérant fait partie du corps des experts comptables et des comptables agréés de Roumanie. A ce titre, il a régulièrement été désigné par les juridictions du ressort de la cour d’appel d’Oradea pour effectuer des expertises judiciaires comptables.
7. Le 23 août 2005, il envoya un mémoire au président de la cour d’appel d’Oradea en se plaignant du fait que, depuis septembre 2000, il n’avait plus été désigné dans aucun dossier. Il critiqua le fonctionnement du bureau des expertises judiciaires, techniques et comptables du tribunal départemental de Bihor (« le bureau »). Il accusa le bureau de l’avoir écarté arbitrairement de la liste des experts au motif qu’un magistrat du tribunal départemental avait été condamné pour corruption à la suite d’une plainte introduite en septembre 2000 par le requérant, qui agissait en tant qu’expert auprès de ce tribunal.
8. Le 30 août 2005, le bureau informa le requérant qu’il n’était pas inscrit sur la liste des experts judiciaires du bureau. Il précisa qu’au niveau local, afin d’éviter que des experts désignés refusent d’effectuer les expertises sollicitées, il avait été convenu avec la chambre départementale des experts comptables (« la chambre ») de n’inscrire sur la liste du bureau que les experts qui avaient manifesté par écrit leur disponibilité pour effectuer des expertises judiciaires. Or, selon le président du tribunal et l’expert en charge de la coordination du bureau, qui signaient conjointement la lettre, le requérant aurait omis d’exprimer son option par écrit.
9. Le 14 octobre 2005, en réponse à un mémoire adressé par le requérant, la chambre confirma que ce dernier avait exprimé par écrit sa disponibilité pour effectuer des expertises comptables judiciaires dans les domaines de l’agriculture et des services et que, par conséquent, la chambre avait transmis au bureau son nom pour qu’il soit inscrit sur la liste des experts.
10. Le 22 décembre 2005, le requérant saisit la cour d’appel d’Oradea d’une action en contentieux administratif contre le ministère de la Justice et le bureau des expertises du tribunal départemental de Bihor. Alléguant qu’entre le mois de septembre 2000 et la fin de l’année 2005, il avait été écarté arbitrairement de la liste des experts comptables du bureau, il demanda sa réinscription, ainsi que des dommages et intérêts au titre du préjudice matériel et moral qu’il aurait subi du fait de l’absence de désignation pendant cette période. Le préjudice matériel s’élevait, selon le requérant, à environ 35 000 euros. Il exposa qu’en raison de l’attitude discriminatoire du bureau, ses revenus auraient sévèrement diminué et il aurait été contraint de vivre avec une retraite mensuelle d’environ 100 euros.
11. Le président du tribunal départemental, agissant au nom du bureau, demanda le rejet de l’affaire. Il soutint que l’absence du requérant de la liste des experts du bureau était la conséquence de l’attitude passive de ce dernier, qui aurait omis de se conformer aux demandes de la chambre et de régulariser son statut auprès du bureau.
12. Le requérant demanda le dépaysement de l’affaire pour cause de suspicion légitime à l’égard des magistrats de la cour d’appel. Exposant qu’une des parties était le tribunal départemental, il estima que l’affaire ne pouvait pas être jugée dans le ressort de la cour d’appel. Il ajouta également que les magistrats du tribunal départemental lui étaient hostiles depuis la condamnation de leur collègue à la suite de sa plainte pénale. La demande de dépaysement fut rejetée le 10 mai 2006 par la Haute Cour de cassation et de Justice, qui estima que « la suspicion n’était pas fondée ».
13. Le 7 juin 2006, la cour d’appel renvoya le dossier pour examen au fond au tribunal départemental de Bihor.
14. Une nouvelle demande de dépaysement formée par le requérant, qui dénonçait le double rôle du tribunal départemental, à la fois juge et partie, fut rejetée le 26 janvier 2007 par la Haute Cour qui estima à nouveau qu’il n’y avait pas de motifs de suspicion.
15. Par un jugement du 8 mai 2007, le tribunal départemental, siégeant en une formation de juge unique, rejeta l’action. Il accueillit les arguments du président du tribunal et conclut que le défaut d’inscription sur la liste des experts était le résultat de la faute exclusive du requérant.
16. Le requérant forma un pourvoi. Il réitéra ses critiques à l’égard du comportement arbitraire du bureau. Il exposa que l’obligation de confirmer par écrit la disponibilité pour effectuer des expertises judiciaires n’était pas prévue par la loi et qu’en tout état de cause, il s’était conformé à cette obligation, ainsi qu’il ressortait de la réponse de la chambre.
17. La troisième demande de dépaysement fut rejetée le 29 novembre 2007. Le 7 février 2008, la cour d’appel d’Oradea rejeta définitivement le pourvoi.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
18. Dans ses passages pertinents en l’espèce, l’ordonnance du Gouvernement no 2 du 21 janvier 2000 qui concerne les expertises techniques judiciaires et extrajudiciaires dispose :
Article 4
« Le bureau central des expertises judiciaires du ministère de la Justice coordonne, supervise et contrôle l’activité des experts judiciaires.
Dans chaque tribunal fonctionne un bureau local des expertises techniques et comptables. »
Article 11
« 1. La personne qui remplit les critères prévus par la loi pour devenir expert judiciaire est inscrite sur le tableau des experts tenu par le bureau central (...)
3. Le tableau des experts, dressé pour chaque département et pour chaque domaine de compétences est publié chaque année au Journal officiel et est transmis aux bureaux locaux. »
Article 33
« Les bureaux locaux gardent à jour la liste des experts judiciaires sur la base des tableaux publiés au Journal officiel ;
Ils recommandent aux organes chargés des poursuites, aux juridictions et aux autres autorités juridictionnelles, les experts en mesure de réaliser des expertises judiciaires (...).
La comptabilité des bureaux locaux est assurée par le service de comptabilité des tribunaux (...) »
19. En vertu de la loi no 304/2004 sur l’organisation judiciaire, le président d’une juridiction est chargé de l’administration, de l’organisation et du contrôle de la juridiction. Les dispositions pertinentes de cette loi se lisent comme suit :
Article 36
« Les tribunaux départementaux jouissent de la personnalité morale (...) »
Article 43
« Chaque juridiction est présidée par un magistrat qui en assure la direction et la gestion administrative.
Les présidents des cours d’appel et des tribunaux départementaux assurent, en outre, la coordination et le contrôle de leurs juridictions et de celles de leur ressort. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
20. Le requérant allègue que les juridictions qui ont tranché son litige ne sauraient passer pour « un tribunal indépendant et impartial » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
21. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
22. Le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité de la requête en raison de l’absence d’un préjudice important pour le requérant. Il estime que rien dans le dossier ne permet de dire que l’issue du litige avait des conséquences sur la situation financière du requérant ou sur sa vie personnelle.
23. Il expose que le requérant aurait pu continuer à être désigné comme expert judiciaire s’il avait exprimé sa disponibilité pour la réalisation de telles expertises.
24. Il ajoute que les deux clauses de sauvegarde énoncées à l’article 35 § 3 b) de la Convention ne trouvent pas à s’appliquer, la Cour s’étant déjà prononcée sur la question de l’indépendance et de l’impartialité des juridictions internes. Enfin, il allègue que le cas du requérant aurait été dûment examiné par la cour d’appel et la Haute Cour.
25. Le requérant récuse ces arguments. Il maintient que le bureau l’aurait arbitrairement rayé de sa liste d’experts, lui causant ainsi un important préjudice dû à l’impossibilité d’être désigné comme expert judiciaire pendant une longue période.
26. Selon l’article 35 § 3 b) de la Convention :
« 3. La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime: (...)
b) que le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne. »
27. La Cour note que le principal élément du critère de recevabilité est la question de savoir si le requérant n’a subi aucun préjudice important, ce qui oblige la Cour à apprécier l’impact de l’affaire, d’un point de vue monétaire, pour le requérant (Bock c. Allemagne (déc.) no 22051/07, 19 janvier 2010 ; Adrian Mihai Ionescu c. Roumanie (déc.), no 36659/04, 1er juin 2010 et Sancho Cruz et 14 autres affaires « Réforme agraire » c. Portugal, nos 8851/07, 8854/07, 8856/07, 8865/07, 10142/07, 10144/07, 24622/07, 32733/07, 32744/07, 41645/07, 19150/08, 22885/08, 22887/08, 26612/08 et 202/09, § 30, 18 janvier 2011).
28. En outre, au vu des critères se dégageant de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’afin de vérifier si la violation d’un droit atteint le seuil minimum de gravité, il y a lieu de prendre en compte notamment les éléments suivants : la nature du droit prétendument violé, la gravité de l’incidence de la violation alléguée dans l’exercice d’un droit et/ou les conséquences éventuelles de la violation sur la situation personnelle du requérant (Gagliano Giorgi c. Italie, no 23563/07, §§ 55-56, CEDH (extraits)).
29. En l’espèce, la Cour note qu’entre le mois de septembre 2000 et la date d’introduction de son action devant les juridictions internes, le 22 décembre 2005, le requérant n’a été désigné comme expert judiciaire dans aucune affaire. La Cour estime, sans spéculer sur les revenus que l’activité d’expert judiciaire aurait pu rapporter au requérant, que l’absence de désignation pendant plus de cinq ans a eu un impact non négligeable sur son activité professionnelle et par conséquent sur sa situation financière.
30. La Cour estime également qu’un examen du fond de la requête est justifié dès lors que l’essence du grief du requérant est le manque allégué d’indépendance et d’impartialité des juridictions qui ont connu de son affaire.
31. L’exception du Gouvernement doit dès lors être rejetée.
32. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
33. Le requérant reconnaît qu’il n’est pas établi que le juge du tribunal départemental qui a rendu le jugement du 8 mai 2006 ait fait montre de préventions personnelles envers lui. Il soutient qu’indépendamment de la conduite personnelle de ce juge, le fait que le tribunal ait jugé une affaire dans laquelle il était également partie a créé une situation qui rendait ses craintes objectivement justifiées et légitimes.
34. Selon le requérant, il existe un fort lien de subordination entre le tribunal départemental et le bureau des expertises. Il expose que les intérêts du bureau ont été défendus devant les juridictions internes, y compris devant le tribunal départemental, par le président de ce même tribunal.
35. Enfin, il allègue qu’il n’a disposé d’aucun moyen effectif pour obtenir le dépaysement de l’affaire, la Haute Cour ayant rejeté ses demandes répétées sans fournir de motivation concrète.
36. Le Gouvernement affirme qu’il n’y a aucun lien de subordination entre le tribunal départemental et le bureau des expertises. A cet égard, il souligne qu’aucune disposition législative ne prévoit un tel lien, qui ne saurait être déduit du simple fonctionnement de ce bureau dans le cadre du tribunal, en vertu de l’article 4 de l’ordonnance du Gouvernement no 2/2000, et de la tenue de la compatibilité du bureau par le service spécialisé du tribunal.
37. Par ailleurs, le Gouvernement souligne que le jugement du tribunal départemental a fait l’objet d’un pourvoi devant la cour d’appel d’Oradea.
38. Le Gouvernement en conclut que les appréhensions du requérant à l’égard de l’impartialité du tribunal départemental ne sont pas objectivement justifiées.
2. Appréciation de la Cour
39. La Cour rappelle que les principes généraux pertinents en matière d’impartialité des juridictions internes sont exposés dans l’arrêt Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 73-78, 23 avril 2015.
40. En l’espèce, le requérant reconnaît qu’il n’est pas établi que le juge du tribunal départemental qui a rendu le jugement du 8 mai 2006 ait fait montre de préventions personnelles envers lui. Dès lors, la Cour estime qu’il faut examiner l’affaire sous l’angle du critère d’impartialité objective, et plus particulièrement établir si les doutes du requérant à l’égard de l’impartialité des juges du tribunal départemental peuvent être considérés comme objectivement justifiés dans les circonstances de la cause.
41. Le Gouvernement soutient que la situation dénoncée par le requérant serait insuffisante pour caractériser un défaut d’impartialité objective du tribunal départemental, compte tenu de ce qu’en vertu de l’ordonnance régissant l’activité des experts, il n’y aurait pas de subordination entre le bureau des expertises et le tribunal en question.
42. La Cour constate qu’en vertu de l’ordonnance du Gouvernement no 2/2000, le bureau des expertises ne jouit pas de la personnalité morale. Il fait partie du tribunal départemental et ses intérêts sont défendus en justice par ce tribunal et ses représentants. Par conséquent, la Cour conclut à l’existence d’un lien hiérarchique entre le bureau des expertises et le tribunal départemental, lien qui ne se limite pas à la simple tenue de la compatibilité du bureau.
43. Cependant, malgré l’existence de ce lien, la Cour note qu’aucune disposition de la législation interne n’énonce les critères régissant les rapports entre les magistrats du tribunal et les membres du bureau des expertises.
44. Compte tenu de cette absence de cadre légal, la Cour estime que le droit interne ne confère pas de garanties suffisantes quant à l’impartialité des magistrats du tribunal départemental dans l’exercice de leurs fonctions quand ils sont appelés à se prononcer dans des litiges impliquant le bureau des expertises fonctionnant au sein de leur juridiction.
45. La Cour considère également qu’il ne saurait être fait abstraction du contexte de l’affaire, qui était de nature à renforcer les doutes du requérant.
46. A cet égard, la Cour note qu’une plainte du requérant contre l’un des juges du tribunal départemental avait abouti à la condamnation de ce magistrat pour corruption.
47. Elle relève en outre que la lettre informant le requérant des motifs de l’absence d’inscription sur la liste des experts judiciaires du bureau avait été signée, au nom du bureau, par le président du tribunal. Ce dernier a ensuite représenté le bureau devant les juridictions pour soutenir le caractère mal fondé de l’action du requérant et demander son rejet.
48. Enfin, la Cour constate que la portée du contrôle exercé par la cour d’appel était insuffisante pour compenser les défauts de la procédure suivie devant le tribunal départemental. En effet, cette juridiction n’a pas eu à se prononcer sur le défaut d’impartialité du tribunal, dès lors que les demandes de dépaysement de l’affaire formées par le requérant ont toutes été rejetées avec une motivation très succincte de la Haute Cour (voir, par exemple, Sramek c. Autriche, 22 octobre 1984, §§ 41 et 42, série A no 84 et Hirschhorn c. Roumanie, no 29294/02, §§ 78-81, 26 juillet 2007).
49. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce, le requérant pouvait légitimement redouter un manque d’impartialité du tribunal dans le litige qui l’opposait au bureau des expertises. Dès lors, ses craintes pouvaient passer pour objectivement justifiées.
50. La Cour en conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
51. Invoquant les articles 14 et 17 de la Convention, le requérant allègue avoir été victime d’une discrimination de la part du tribunal départemental qui s’est traduite par une attitude partiale en comparaison avec les autres experts comptables.
52. Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est déjà parvenue sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner la recevabilité et le bien-fondé de ce grief.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
53. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
54. Le requérant demande 1 071 832 lei roumains (RON), à savoir environ 255 000 euros (EUR), au titre du dommage matériel correspondant à la rémunération qu’il aurait pu percevoir s’il avait été désigné expert judiciaire entre 2000 et 2005. Par ailleurs, il demande 200 000 RON, à savoir environ 47 600 EUR, au titre du dommage moral
55. Le Gouvernement considère qu’aucune somme ne saurait être allouée au requérant pour dommage matériel, compte tenu du fait que sa demande aurait un caractère spéculatif. S’agissant de la demande au titre du préjudice moral, il estime qu’un éventuel constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention constituerait en soi une réparation équitable satisfaisante.
56. La Cour rappelle qu’elle a conclu en l’espèce à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du non-respect du droit du requérant à un procès équitable. Elle observe que, lorsqu’elle constate la violation des droits d’un requérant sous cet angle, l’article 509 § 10 du nouveau code de procédure civile roumain permet la révision d’un procès sur le plan interne. Compte tenu de ces circonstances, la Cour estime que le redressement le plus approprié pour le requérant serait, sous réserve qu’il en forme la demande, que la procédure soit rejugée ou rouverte en temps utile et dans le respect des exigences de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Sfrijan c. Roumanie, no 20366/04, § 48, 22 novembre 2007, et S.C. IMH Suceava S.R.L., précité, § 56). Il échet par conséquent de ne pas d’accorder au requérant d’indemnité au titre du dommage matériel. En revanche, la Cour considère que l’intéressé a subi un tort moral indéniable compte tenu de la violation constatée ci-dessus. Dès lors, statuant en équité, elle estime qu’il y a lieu de lui octroyer 3 600 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
57. Le requérant demande également le remboursement des frais et dépens engagés, sans pour autant préciser s’il s’agit de la procédure interne ou la procédure devant la Cour et sans envoyer de justificatifs.
58. Le Gouvernement estime que la demande du requérant doit être rejetée comme étant non étayée.
59. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Morice, précité, § 186). En l’espèce, compte tenu de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
60. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré des articles 14 et 17 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 600 EUR (trois mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour préjudice moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 avril 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Françoise
Elens-Passos András Sajó
Greffière Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
- opinion concordante du juge Zupančič ;
- opinion concordante du juge. Kūris.
A.S.
F.E.P.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE ZUPANČIČ
(Traduction)
1. Je souscris à la conclusion de mes collègues quant à l’issue à donner à cette affaire, dans laquelle la question clé était l’impartialité objective des juges du tribunal départemental et du bureau des expertises rattaché à ce tribunal.
2. L’affaire présente cependant un autre aspect intéressant. Il convient de souligner d’emblée que la désignation aux fonctions de comptable agréé attaché à tel ou tel bureau des expertises ne peut jamais constituer un droit. On peut se porter candidat à de telles fonctions d’expert-comptable, mais la personne concernée n’a certainement aucun droit à être désignée. En conséquence, pareille désignation relève pour l’essentiel du bon vouloir des autorités, c’est-à-dire que celles-ci peuvent consentir ou ne pas consentir - à leur convenance - à la désignation d’un candidat donné.
3. La Cour précise petit à petit la différence entre les droits d’une part et les privilèges d’autre part. Cette question s’est posée pour la première fois dans l’affaire E.B. c. France ([GC], no 43546/02, 22 janvier 2008), dans laquelle la requérante, une lesbienne, estimait avoir été victime d’une discrimination dans le cadre d’une procédure d’adoption. À cet égard, je souligne que l’adoption d’un enfant doit être décidée en fonction des caractéristiques personnelles du candidat à l’adoption, dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Beaucoup de ces caractéristiques ne pouvant pas être énoncées précisément à des fins juridiques et judiciaires, il s’ensuit logiquement que l’autorité autorisant l’adoption d’un enfant donné par une personne donnée doit nécessairement jouir d’une certaine discrétion quant à la décision à prendre. Toutefois, ces impondérables ne pouvant justement pas être précisés, on ne peut attendre de l’autorité décisionnelle qu’elle expose, dans chaque affaire particulière, l’intégralité des paramètres de sa décision.
4. Par ailleurs, si une certaine discrétion est nécessaire en pareil cas, cela n’implique pas que la procédure - dans la mesure où celle-ci peut être séparée de la question substantielle, ce qui n’est pas toujours facile - puisse être entachée d’arbitraire. C’est précisément le constat qui a été fait dans l’affaire E.B. c. France.
5. Des questions similaires ont également été soulevées dans l’affaire Boulois c. Luxembourg ([GC], no 37575/04, CEDH 2012). Dans cette affaire, un détenu au Luxembourg contestait le refus par la commission pénitentiaire de ses demandes de congé pénal. Cependant, la législation luxembourgeoise décrivait explicitement le congé pénal comme un privilège et non comme un droit. La Cour a validé cette nouvelle notion, dans le sens où elle a estimé que le requérant dans cette affaire n’était pas titulaire d’un droit à un congé pénal et, par implication, que la commission pénitentiaire n’était pas tenue de renoncer à son pouvoir discrétionnaire. La question du raisonnement sur lequel la commission pénitentiaire a fondé sa décision ne s’est jamais posée. Là encore, il aurait probablement été impossible d’énoncer explicitement nombre de raisons indicibles fondant le refus d’octroyer un congé pénal dans cette affaire particulière.
6. Il y a également eu des affaires en droit constitutionnel où un candidat donné postulant à un emploi donné dans la fonction publique d’un État donné s’est vu opposer un refus, par exemple concernant l’accès à une charge de notaire. Lorsqu’une telle décision est contestée, se pose la question de savoir si l’autorité décisionnelle est tenue non seulement de suivre une procédure non discriminatoire, mais également de renoncer à son pouvoir discrétionnaire. En pareil cas, dès lors que nous estimons que la désignation à un tel poste est un privilège et non un droit, un pouvoir discrétionnaire est tout à fait acceptable.
7. En revanche, il ne peut l’être lorsque l’autorité décisionnelle traite d’un droit. La reconnaissance ou le déni d’un droit donné doit être justifiable sur le plan juridique et justifiée dans le raisonnement à l’appui de la décision de l’organe décisionnel. Cependant, lorsque l’on est en présence d’un privilège, étant donné que le candidat n’a pas un droit à être désigné, le pouvoir discrétionnaire est acceptable et, concomitamment, la décision discrétionnaire n’a pas besoin d’être précisée ni justifiée.
8. Dans notre affaire, le requérant a été désigné en tant qu’expert-comptable agréé en 1994 ; il était donc membre du corps des experts-comptables agréés en Roumanie. Il semble qu’il ait travaillé normalement en tant que comptable pour les tribunaux entre 1994 et septembre 2000. Entre septembre 2000 et le 23 août 2005, date à laquelle il envoya un mémoire au président de la cour d’appel d’Oradea, il se plaignait du fait que, depuis cinq ans, il n’avait plus été désigné dans aucun dossier. Par la suite, et probablement jusqu’à aujourd’hui, le requérant s’est vu refuser, sous divers prétextes, toute autre désignation.
9. Quant à la différence entre les droits et les privilèges, il est intéressant d’examiner la situation en l’espèce, où le requérant était au départ candidat aux fonctions d’expert-comptable agréé en 1994. À cette époque, il était donc candidat au privilège d’être expert-comptable. Cependant, une fois que ce privilège lui a été accordé, il s’est transformé en droit acquis d’être et de continuer à être un expert-comptable agréé. En d’autres termes, nous avons ici la situation inverse de celle qui se présentait dans les affaires précitées dont la Cour a eu à connaître par le passé, dès lors que le privilège s’est métamorphosé en droit.
10. Il est important d’observer que les hésitations auxquelles un privilège peut donner lieu ne sont plus de mise dès lors que le privilège a été octroyé. Par la suite, la question peut se poser de savoir si ce droit acquis, qui était auparavant un privilège, est dénié au requérant.
11. Bien qu’il ne s’agisse plus en l’espèce d’un privilège de devenir un expert assermenté, se pose néanmoins la question de savoir si les désignations du requérant en tant qu’expert-comptable dans de nouvelles affaires juridiques, constituent pour lui un droit -, ou, à l’inverse, doivent être considérées comme de nouveaux privilèges accordés de temps à autre à l’intéressé. C’est ainsi que, par exemple, pourrait se poser la question de savoir si le juge a utilisé arbitrairement son pouvoir discrétionnaire de ne pas désigner le requérant dans une affaire donnée. Nous soutenons à cet égard que le juge en question a le choix des experts, et qu’il n’est pas obligé de s’expliquer. Le juge possède la discrétion nécessaire et n’est pas tenu d’exposer les raisons de sa décision. Dès lors, l’expert qui n’a pas été choisi ne peut pas contester la décision de ne pas l’avoir désigné, entre autres parce qu’il ne dispose pas d’une décision motivée de non-désignation.
12. S’il est parfaitement acceptable que le juge use de son pouvoir discrétionnaire dans une ou deux affaires, voire plus, le schéma discrétionnaire devient apparent en présence d’une palette de situations où le requérant, comme en l’espèce, se voit dénier le privilège d’être désigné en tant qu’expert dans des affaires judiciaires sur une durée d’au moins cinq ans.
13. La Cour ayant à présent conclu qu’il n’y a pas de base légale pour un tel déni, il est logique de supposer que le schéma en question était arbitraire et discriminatoire. Ce qui, dans la non-désignation d’un expert assermenté, peut être considéré comme le déni d’un simple privilège ne l’est plus dans une situation de déni prolongé. En d’autres termes, le requérant n’aurait pas pu contester une ou plusieurs décisions de ne pas le désigner, mais la situation change lorsque ces décisions de non-désignation se répètent sur une période plus longue.
14. Il est moins intéressant d’analyser comment le privilège initial en l’espèce est devenu un droit acquis, bien que l’exercice de ce droit dans des affaires données soit toujours soumis à un pouvoir discrétionnaire - c’est-à-dire que, dans telle ou telle affaire de refus de désignation, il s’agissait d’un simple privilège. Toutefois, sur le long terme, lorsque ces pouvoirs discrétionnaires font apparaître un déni systématique, il ne s’agit plus du déni d’un privilège particulier : on est alors en présence du déni d’un droit au départ accordé au requérant de manière générale, mais dont il a été par la suite privé, par le jeu de la violation, comme en l’espèce, du droit à un procès équitable.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE KŪRIS
(Traduction)
Bien que j’aie voté comme mes distingués collègues sur tous les points du dispositif de l’arrêt, y compris le point 3, je ne trouve guère justifiable que dans cet arrêt (§ 52), comme dans de trop nombreux autres, la formule « n’estime pas nécessaire d’examiner [une partie de la requête] » soit dénuée de la moindre once de motivation explicite. J’ai évoqué cette économie de raisonnement dans mon opinion en partie dissidente annexée à l’arrêt M.C. et A.C. c. Roumanie (no 12060/12, 12 avril 2016 (non encore définitif)).