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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> YIANOPULU v. TURKEY - 12030/03 (Judgment (Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 466 (31 May 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/466.html Cite as: [2016] ECHR 466 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YİANOPULU c. TURQUIE
(Requête no 12030/03)
ARRÊT
STRASBOURG
31 mai 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Yianopulu c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 10 mai 2016 en une chambre composée de :
Julia Laffranque,
présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 mai 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12030/03) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante grecque, Mme Efrosini Yianopulu (« la de cujus »), a saisi la Cour le 17 mars 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La de cujus est décédée le 31 mars 2009. Mme Maria Çiropulos (« la requérante ») a fait savoir, par une lettre du 15 février 2010, qu’elle entendait maintenir la requête devant la Cour en sa qualité de légataire.
3. Par un arrêt du 14 janvier 2014 (« l’arrêt au principal »), la Cour a jugé que le refus des juridictions internes de reconnaître la qualité d’héritière de la de cujus a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit au respect de ses biens. Elle a conclu que l’ingérence litigieuse était incompatible avec le principe de légalité et donc contraire à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Yianopulu c. Turquie, no 12030/03, §§ 48-50, 14 janvier 2014).
4. En s’appuyant sur l’article 41 de la Convention, la de cujus réclamait une satisfaction équitable de 10 millions de dollars américains (USD).
5. La question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état, la Cour l’a réservée et a invité le Gouvernement et la requérante à lui soumettre par écrit, dans les trois mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (idem, p. 10, et point 4 du dispositif).
6. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations.
7. Après l’adoption de l’arrêt au principal, la requérante a révoqué Me M. Cano, avocat à Istanbul. Elle a désigné Me G. Dimitris, avocat en Grèce, et Me L. P. Demetriades, avocat à Chypre, pour la représenter. Le 4 novembre 2015, Me L. P. Demetriades a informé la Cour du décès de Me G. Dimitris.
EN DROIT
8. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
9. La requérante demande la restitution du terrain litigieux. À défaut, elle réclame un dédommagement sur la base de la valeur actuelle dudit terrain, valeur qu’elle estime à 22 272 308 euros (EUR).
10. À l’appui de cette prétention, elle fournit trois rapports établis par trois sociétés d’expertise différentes :
- un rapport établi le 16 février 2007, à la demande de Me Cano, qui estime la valeur marchande du terrain à 10 300 000 USD, soit environ 14 267 000 livres turques (TRY), et sa valeur fiscale, telle qu’elle ressort des données de l’année 2006 fournies par la municipalité de Beşiktaş, à 3 956 000 USD (environ 5 480 000 TRY) ;
- un rapport établi le 28 mars 2014, à la demande de Me Cano, qui estime la valeur du terrain en 2014 à 21 196 000 EUR ;
- un rapport établi le 14 juin 2014, à la demande de Me L. P. Demetriades, qui estime la valeur du terrain en 2014 à 21 390 779 EUR.
Ainsi qu’il ressort de ces rapports d’expertise, le terrain objet de la présente affaire était affecté depuis 1958, selon le plan d’urbanisme, à l’édification d’une école. Après l’affectation en 1974 de 484 m2 à la construction d’une route, la superficie du terrain est aujourd’hui de 12 746,64 m2. En 2009, le Trésor affecta ce terrain au ministère de l’Éducation nationale pour la construction d’un établissement scolaire. Un lycée d’enseignement technique et de formation professionnelle y est aujourd’hui érigé.
11. La requérante se fonde aussi sur un rapport d’expertise obtenu dans le cadre d’une action en constatation. Il ressort de ce rapport d’expertise, versé au dossier par la requérante, que, le 27 juin 2014, le ministère des Affaires étrangères avait saisi le tribunal d’instance d’Istanbul en vue de faire déterminer la valeur du terrain litigieux. Les experts avaient estimé la valeur marchande du terrain à cette date à 74 759 044 TRY et sa valeur au 5 octobre 1999 à 43 338 576 TRY.
12. La requérante réclame en outre 4 264 133,50 EUR au titre du préjudice qu’elle aurait subi entre 1996 et 2014 en raison de l’impossibilité de disposer de ce bien.
13. Elle demande enfin 63 300 EUR pour préjudice moral.
14. Se référant au montant initialement réclamé par la de cujus, à savoir 10 millions USD, le Gouvernement juge ce montant excessif et estime que l’octroi d’une telle somme conduirait à un enrichissement sans cause. Il fait observer que le rapport d’expertise du 16 février 2007 a été préparé par une société privée à la demande de la de cujus.
15. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 1999-II). Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés qui y sont garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I).
16. En l’espèce, la Cour rappelle avoir conclu que l’ingérence litigieuse ne satisfaisait pas à la condition de légalité (arrêt au principal, § 49). Dans ces circonstances, la reconnaissance à la requérante de la qualité d’héritière et l’inscription du terrain à son nom sur le registre foncier placeraient l’intéressée, autant que possible, dans une situation équivalente à celle où elle se trouverait si les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 n’avaient pas été méconnues. Toutefois, la Cour note que le terrain litigieux était affecté dès 1958 à la construction d’une école et qu’il a bien reçu cette affectation initiale. Après l’attribution de ce terrain au ministère de l’Éducation nationale en 2009, un lycée d’enseignement technique et de formation professionnelle ainsi que ses annexes y ont été construits. Cet établissement d’enseignement public accueille aujourd’hui plus de six cents élèves. C’est pourquoi, la Cour estime que, la restitution in integrum du terrain litigieux ne semble pas appropriée dans les circonstances de l’espèce. La Cour considère donc que la meilleure forme de réparation consiste en l’octroi par l’État d’une indemnité pour le dommage matériel résultant de la perte du terrain.
17. La Cour rappelle que, dans l’affaire Guiso-Gallisay c. Italie ((satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, 22 décembre 2009), la Grande Chambre a jugé opportun de revoir la jurisprudence élaborée dans l’arrêt Papamichalopoulos et autres c. Grèce ((article 50), 31 octobre 1995, série A no 330-B) en adoptant une nouvelle approche concernant les critères d’indemnisation dans les affaires relatives à la privation illégale du droit de propriété. Elle a ainsi considéré que l’indemnisation devait correspondre à la valeur pleine et entière du terrain au moment de la perte de la propriété, telle qu’établie par une expertise ordonnée par la juridiction compétente au cours de la procédure interne.
18. Suivant cette approche, la Cour estime que, dans les circonstances de la présente affaire, l’indemnisation doit correspondre à la valeur pleine et entière dudit terrain à la date à laquelle la de cujus a eu la certitude juridique d’avoir perdu l’espoir d’en hériter. Pour ces raisons, elle décide d’écarter les prétentions de la requérante pour autant qu’elles sont fondées sur la valeur actuelle du terrain. Elle considère en effet que la date à prendre en considération pour chiffrer le dommage matériel doit être le 7 octobre 2002.
19. La Cour constate qu’aucune expertise n’a été ordonnée dans le cadre de la procédure interne pour déterminer la valeur du terrain à cette dernière date. Elle dispose néanmoins de deux rapports, produits par la requérante, portant sur la valeur dudit terrain à des dates reculées.
20. Le premier est le rapport établi le 16 février 2007, à la demande de l’avocat de la de cujus, par une société d’expertise ; la valeur marchande du terrain y est estimée à 10 300 000 USD et sa valeur fiscale à 3 956 000 USD (paragraphe 10 ci-dessus). Il faut néanmoins garder à l’esprit que ce rapport estime la valeur du terrain en 2007, soit cinq ans après 2002, et qu’il n’a pas été obtenu à l’issue d’une procédure contradictoire. Il convient aussi de noter l’écart important entre la valeur marchande du terrain et sa valeur fiscale telle qu’elle a été calculée selon les données de 2006 communiquées par la mairie de Beşiktaş. À cet égard, la Cour note que la valeur marchande a été calculée en envisageant un usage optimal du terrain, à savoir la construction par un promoteur de 140 appartements dont la moitié aurait été attribuée à la de cujus. Or force est de constater que cette méthode ignore que le terrain avait été affecté à l’édification d’une école dès 1958 et que, à ce titre, il était frappé d’une interdiction de construire.
21. Le deuxième est le rapport établi le 27 juin 2014 dans le cadre d’une action en constatation introduite par le ministère des Affaires étrangères devant le tribunal d’instance d’Istanbul et qui estime la valeur dudit terrain, à la date du 5 octobre 1999, à 43 338 576 TRY (paragraphe 11 ci-dessus). Les éléments du dossier ne permettent pas de vérifier si ce rapport a été contesté par les parties. La Cour note qu’il indique de manière globale les éléments pris en considération pour déterminer la valeur du terrain sans aucun détail ni explication. Elle relève aussi l’importance de l’écart entre la valeur du terrain telle qu’elle a été déterminée par le premier rapport et la valeur estimée par le deuxième rapport. Selon ce dernier, la valeur du terrain en 1999 serait environ trois fois plus élevée que sa valeur marchande en 2007, alors même que sa valeur à cette dernière date avait été calculée en envisageant un usage optimal du terrain.
22. Aussi la Cour estime-t-elle, à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, que la valeur marchande du terrain en 2002 peut être fixée à environ 6 millions TRY.
23. Étant donné que le caractère adéquat d’un dédommagement risque de diminuer si le paiement de celui-ci fait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps considérable, la Cour juge que ce montant devra être actualisé pour compenser les effets de l’inflation et qu’il faudra aussi l’assortir d’intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s’est écoulé depuis la dépossession du terrain. Aux yeux de la Cour, ces intérêts doivent correspondre à l’intérêt légal simple appliqué au capital progressivement réévalué (Guiso-Gallisay, précité, § 105).
24. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime raisonnable d’accorder à la requérante 14 300 000 EUR pour la perte du terrain.
25. Pour ce qui est du préjudice découlant de l’indisponibilité du terrain pendant la période allant du 16 janvier 1996, date à laquelle le terrain a été enregistré sur le registre foncier au nom du Trésor (arrêt au principal, § 18), au 7 octobre 2002, date à laquelle les juridictions internes ont définitivement écarté les prétentions de la de cujus, la Cour relève d’abord que les éléments du dossier ne permettent pas d’établir les conditions d’utilisation du bien litigieux pendant la période en question. Elle réitère ensuite qu’il s’agissait d’un simple terrain qui, de surcroît, était frappé depuis 1958 d’une interdiction d’y construire autre chose qu’une école. Dès lors, la requérante ne pouvait pas espérer y ériger un immeuble et tirer des revenus en le donnant en location. Aussi, au vu des circonstances de l’affaire, la Cour considère-t-elle qu’il n’y a pas lieu d’allouer à la requérante une indemnité à ce titre.
26. Quant aux prétentions de la requérante pour dommage moral, la Cour estime que l’impossibilité d’hériter du bien et d’en disposer a fait subir à la de cujus angoisse et frustration. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle décide d’allouer à la requérante 15 000 EUR, à titre de réparation de la frustration et de l’angoisse vécues par la de cujus.
B. Frais et dépens
27. La requérante demande également 153 024 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 47 137,55 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Ainsi qu’il ressort des décomptes fournis par elle, les honoraires de l’avocat turc s’élèvent à 18 000 EUR, la préparation des trois premiers rapports d’expertise à 5 059,27 EUR et les frais divers à 1 068,10 EUR. La requérante estime que, en raison de la gravité et de la nouveauté de l’affaire, les services de conseils grecs et chypriotes spécialisés étaient requis pour la préparation de la demande de satisfaction équitable. Elle réclame ainsi un montant supplémentaire de 18 375,25 EUR, dont 11 250 EUR pour les honoraires des avocats, 4 720 EUR pour la préparation du dernier rapport d’expertise et 225 EUR pour des frais divers.
28. La requérante a fourni trois décomptes de frais et dépens, indiquant dans chacun le montant global des honoraires d’avocat (sans décompte horaire), le montant des frais d’expertise ainsi que le montant global des frais divers. Elle a aussi fourni les factures relatives aux frais d’expertise.
29. Le Gouvernement juge les sommes demandées excessives.
30. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
31. La Cour note d’abord que les prétentions relatives aux frais et dépens engagés devant les juridictions internes ne sont nullement justifiées. Quant aux frais et dépens afférents à la procédure devant elle, la Cour ne doute pas qu’une partie des montants réclamés à ce titre a été réellement et nécessairement exposée. Elle juge néanmoins ces prétentions excessives. En particulier, elle n’est pas convaincue de la nécessité d’engager les avocats de trois pays différents ni de celle de demander un nouveau rapport d’évaluation alors que trois rapports d’expertise avaient déjà été obtenus (Fokas c. Turquie (satisfaction équitable), no 31206/02, § 37, 1er octobre 2013). Elle décide donc d’accorder une somme de 10 000 EUR.
C. Intérêts moratoires
32. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à Mme Maria Çiropulos, héritière de Mme Yianopulu, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 14 300 000 EUR (quatorze millions trois cent mille euros), pour dommage matériel ;
ii. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
2. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 mai 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley Naismith Julia
Laffranque
Greffier Présidente