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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CICAD v. SWITZERLAND - 17676/09 (Judgment (Merits) : Court (Third Section)) French Text [2016] ECHR 495 (07 June 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/495.html
Cite as: [2016] ECHR 495

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE CICAD c. SUISSE

     

    (Requête no 17676/09)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    7 juin 2016

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Cicad c. Suisse,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Luis López Guerra, président,
              Helen Keller,
              Johannes Silvis,
              Branko Lubarda,
              Pere Pastor Vilanova,
              Alena Poláčková,
              Georgios A. Serghides, juges,
    et de Stephen Phillips greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 17676/09) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de cet État, l’association « Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation - Cicad » (« l’association requérante »), a saisi la Cour le 27 mars 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  L’association requérante a été représentée par Me C. Poncet, avocat à Genève. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Schürmann, chef de la section des droits de l’homme et du Conseil de l’Europe à l’Office fédéral de la Justice.

    3.  L’association requérante allègue qu’elle a été victime d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression, tel que protégé par l’article 10 de la Convention.

    4.  Le 17 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

     

    5.  L’association requérante est une association de droit suisse, créée à une date non indiquée et ayant son siège à Genève.

    6.  L’association requérante a vocation à lutter contre toutes les formes d’antisémitisme en veillant à l’application de la législation suisse contre le racisme, en préservant la mémoire de la Shoah et en défendant l’image de l’État d’Israël en cas de diffamation. Dans le cadre de son action, elle publie des articles par le biais de son site Internet.

    7.  En 2005, avec le soutien de l’université de Genève, un ouvrage intitulé « Israël et l’autre » parut sous la direction de W.O., professeur de science politique au sein de ladite université, lui-même d’ascendance juive par sa mère. Cet ouvrage regroupait plusieurs textes rédigés par des professeurs d’université et des intellectuels qui avaient pour sujet central la place du judaïsme dans la politique de l’État d’Israël et ses conséquences ; W.O. effectua un travail de supervision et, dans ce cadre, en rédigea la préface. Celle-ci se lisait notamment comme suit :

    « En devenant très consciemment l’État juif, Israël réunit sur ses épaules le poids de toutes ces questions qui explicitent la question juive de base. (...) L’identification d’Israël au judaïsme redouble toute activité politique, diplomatique, militaire en test, en examen de passage du judaïsme : voyons donc comment (...). Dans ces conditions, il est parfaitement vain de considérer qu’Israël est un État comme les autres : ses mains sont liées par la définition qu’il s’est donné[e] lui-même. Quand Israël s’expose sur la scène internationale, c’est bien le judaïsme qui s’expose en même temps. »

    (...)                                                                                                      

    « Dans le domaine de la politique également, il est peu d’exemples aussi impressionnants de la présence agissante, [à] tous les niveaux, d’un État fort et interventionniste comme l’est l’État d’Israël, d’un État qui assume si pleinement la morale des « mains sales » (notamment la politique de bouclage de territoires, de destruction des maisons de civils, d’assassinats cibles de responsables terroristes présumés) dans l’intérêt de la sécurité de ses citoyens. ».

    8.  À la suite de cette publication, l’association requérante, dans la Newsletter n115 de son site Internet diffusée le 28 novembre 2005, fit paraître un article, ayant pour auteur l’un de ses membres, M.S., qui critiquait le livre et alléguait clairement que W.O. tenait des propos antisémites dans la préface. On pouvait y lire notamment ce qui suit :

    « (...) les arguments politiques, ou juridiques, utilisés par certains auteurs partent d’un a priori négatif envers l’État hébreu. Quant à la préface écrite par le professeur O. (qui enseigne la théorie politique à l’Université de Genève), certains de ses propos glissent carrément vers l’antisémitisme. En voici un exemple : En devenant très consciemment l’État juif, Israël réunit sur ses épaules le poids de toutes ces questions qui explicitent la question juive de base. (...) L’identification d’Israël au judaïsme redouble toute activité politique, diplomatique, militaire en test, en examen de passage du judaïsme : voyons donc comment (...). Dans ces conditions, il est parfaitement vain de considérer qu’Israël est un État comme les autres : ses mains sont liées par la définition qu’il s’est donné[e] lui-même. Quand Israël s’expose sur la scène internationale, c’est bien le judaïsme qui s’expose en même temps. »

    9.  W.O. répondit à ces allégations dans la Newsletter de l’association requérante le 18 janvier 2006.

    10.  Le 11 mars 2006, les « Cahiers Bernard Lazare » publièrent un article de M. S., de contenu quasi identique à celui précédemment écrit par cet auteur. Dans cet article, celui-ci affirmait notamment que :

    « L’ouvrage « Israël et l’autre » qui vient de paraître représente, selon moi, l’exemple même de l’anti-israélisme actuellement admis par une certaine intelligentsia. Dans sa préface, le professeur O. (Université de Genève) va plus loin pour déboucher sur l’antisémitisme même. » (« Dans le domaine de la politique également, il est peu d’exemples aussi impressionnants de la présence agissante, [à] tous les niveaux, d’un État fort et interventionniste comme l’est l’État d’Israël, d’un État qui assume si pleinement la morale des « mains sales » (notamment la politique de bouclage de territoires, de destruction des maisons de civils, d’assassinats cibles de responsables terroristes présumés) dans l’intérêt de la sécurité de ses citoyens. »). »

    11.  Le 11 juillet 2006, W.O. introduisit une action civile contre l’association requérante et M. S. pour atteinte illicite à la personnalité.

    12.  Par un jugement du 31 mai 2007, le tribunal de première instance du canton de Genève constata le caractère illicite des propos tenus par M.S. à l’encontre de W.O. sur le site de l’association requérante. De plus, il ordonna à cette dernière et à M.S. de retirer l’article concerné du site Internet et de publier les considérants de son jugement dans la Newsletter et dans la « Revue juive ». Le tribunal de première instance estimait que le fait de traiter une personne d’antisémite, qui était une forme particulière de racisme punie par l’article 261bis du code pénal, revenait à reprocher à cette personne un comportement délictueux. Il considérait que pareil reproche était incontestablement, au regard de la jurisprudence interne, une atteinte à la considération sociale du plaignant, donc à son honneur. L’association requérante et M. S. furent en outre condamnés aux frais et dépens.

    13.  L’association requérante et M.S. interjetèrent un recours contre ce jugement.

    14.  Par un arrêt du 21 décembre 2007, la Cour de justice du canton de Genève confirma le jugement de première instance et précisa que seuls les considérants importants de son arrêt devaient être publiés. Elle soulignait que l’atteinte à l’honneur au sens de l’article 28 du code civil devait être comprise dans un sens plus large qu’en matière pénale, c’est-à-dire comme touchant à l’estime professionnelle, économique et sociale. Elle relevait que l’allégation soutenue par l’association requérante à l’encontre de W.O., eu égard à la profession exercée par celui-ci, était susceptible de rabaisser de manière sensible la considération sociale de l’intéressé. Par ailleurs, elle précisait que le terme « antisémitisme » devait être entendu dans sa définition traditionnelle, et non - comme le soutenait l’association requérante - dans son acception moderne, étant donné que l’article était accessible à un grand nombre de personnes qui n’étaient pas censées connaître l’existence de plusieurs définitions.

    15.  L’association requérante et M.S. formèrent un recours en matière civile devant le Tribunal fédéral, demandant principalement l’annulation de l’arrêt attaqué, en vue d’être libérés de toutes condamnations civiles.

    16.  Par un arrêt du 28 juillet 2008, notifié à l’association requérante le 29 septembre 2008, le Tribunal fédéral rejeta le recours. Les extraits pertinents en l’espèce de cet arrêt se lisaient comme suit :

    « (...) 2.1  Constitue une atteinte illicite à la personnalité au sens de l’art. 28 al. 1 CC non seulement un propos antisémite (cf. à ce sujet l’arrêt de la Cour civile du Tribunal cantonal vaudois du 17 avril 1968, cité par Hans Merz, RSJ 67/1971 p. 92 ch. 28, et le jugement du Tribunal de district de St. Gall du 8 novembre 1999, in JAR 2000 p. 178 s.). Peut également constituer une telle atteinte - à l’honneur et à l’intégrité morale - le fait de reprocher à une personne que certaines de ses déclarations, en soi incontestées, sont antisémites, lorsque ce jugement de valeur apparaît, sur la base des faits ou des déclarations, comme insoutenable ou inutilement rabaissant (cf. ATF 71 II 191 p. 194 ; 106 II 92 consid. 2c p. 98 s. ; 126 III 305 consid. 4b/bb p. 308 et les références). Même si, en principe, les jugements de valeur ne peuvent être soumis à la preuve de la vérité (ATF 126 III 305 consid. 4b/bb), leur admissibilité peut néanmoins être examinée, le cas échéant sur la base de critères reconnus - tels que les règles déontologiques d’une association professionnelle ou les critères en matière historique, politique ou sociale -, de sorte qu’en cas de violation de ces critères l’on peut ou doit parler d’inadmissibilité au sens de ce qui précède.

    2.2.1  Les recourants estiment que leur reproche d’antisémitisme adressé à l’intimé sur la base des deux passages cités dans leurs articles était adéquat et justifié. Ils reprochent à la cour cantonale d’avoir à tort défendu le point de vue opposé de l’intimé.

    Pour l’essentiel, ils font grief à la cour cantonale de s’être fondée sur la notion traditionnelle et étroite de l’antisémitisme (hostilité traditionnelle du monde chrétien et/ou musulman envers la communauté juive), alors qu’aujourd’hui la définition plus large élaborée par l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes serait déterminante. Sur les cinq cas d’antisémitisme énumérés (alternativement) dans cette définition moderne en relation avec l’État d’Israël, deux seraient réalisés en l’espèce.

    Le premier passage en cause rédigé par l’intimé (« En devenant... ») tomberait, selon les recourants, sous le coup de la définition moderne suivante : « est antisémite le propos qui fait porter à la communauté juive dans son ensemble la responsabilité des actes que l’État d’Israël peut commettre ». Ce point de vue ne convainc pas pour deux raisons : le texte en question ne traite nullement des effets des actes de l’État d’Israël sur « la communauté juive dans son ensemble » ; il n’a pas non plus spécifiquement pour objet « des actes [supposés négatifs] que l’État d’Israël peut commettre ». Il se rapporte plutôt à la question de l’enracinement de l’État d’Israël dans le judaïsme.

    Quant au second passage en cause (« Dans le domaine... »), il tomberait, toujours selon les recourants, sous le coup de la définition moderne suivante : « est enfin antisémite le propos qui impose à l’État d’Israël des exigences particulières qui ne sont attendues d’aucune autre nation démocratique », allusion étant faite ici à la situation difficile de l’État d’Israël qui l’a amené à prendre « des mesures d’ordre policier et militaire visant à la protection de ses citoyens ». Cet argument ne convainc pas davantage. La définition en question est nettement plus absolue dans sa formulation (« aucune ») que l’opinion exprimée par l’intimé (« peu d’exemples »), de sorte que l’on ne peut pas dire que le cas d’antisémitisme visé serait réalisé. Force est en outre de retenir en défaveur des recourants qu’ils ont, de manière peu professionnelle, cité la déclaration de l’intimé en la tronquant. Or, ce qui, à la lecture de leur mémoire, leur apparaît comme particulièrement important (« mesures ... visant à la protection de ses citoyens »), l’intimé l’a précisément mentionné (« dans l’intérêt de la sécurité de ses citoyens ») ; comme ils le reconnaissent eux-mêmes, c’est l’auteur des articles incriminés qui a laissé cette précision de côté. Toujours est-il que l’intimé a - point en sa faveur - indiqué (ce qui n’est pas toujours fait dans les médias) le motif des « mains sales » et implicitement aussi les biens juridiques en jeu.

    En définitive, le reproche d’antisémitisme proféré par les recourants à l’encontre de l’intimé s’avère insoutenable même sous l’angle de la définition moderne plus large de l’antisémitisme qu’ils invoquent (ce qui permet de laisser ouverte la question de l’exacte définition des règles invoquées pour l’interprétation de l’art. 28 CC). Ledit reproche constitue dès lors une atteinte à la personnalité au sens de l’art. 28 al. 1 CC conformément à ce qui a été exposé ci-dessus (consid. 2.1).

    2.2.2  Les recourants font valoir que même s’il y a eu atteinte, celle-ci était justifiée par le consentement de l’intimé (art. 28 al. 2 CC). En rédigeant ses écrits critiques, voire polémiques, celui-ci aurait en effet accepté par avance qu’eux-mêmes réagissent à la polémique qu’il avait suscitée.

    Là encore, les recourants ne sauraient être suivis. Celui qui s’exprime comme l’a fait l’intimé ne donne pas implicitement son consentement au - lourd - reproche personnel d’antisémitisme de la part de ses lecteurs ou n’a pas à compter avec un tel reproche. Il doit seulement s’attendre à ce que des propos objectifs durs de sa part déclenchent des réponses objectives tout aussi dures. C’est ce qui s’est certes produit en l’espèce, mais les recourants ne pouvaient rajouter à leur réponse le reproche personnel d’antisémitisme, reproche insoutenable comme on l’a vu et qui, contrairement à ce qu’ils laissent entendre, ressort bien de leurs deux écrits en cause (cf. ATF 106 II 92 consid. 2c p. 98/99), et ce même si l’on devait admettre que leur première affirmation (« glissent carrément vers l’antisémitisme ») ne comportait pas encore de reproche direct d’antisémitisme (cf. ATF 111 II 209 consid. 4e p. 221 in fine et 119 II 97 consid. 4c p. 104 concernant les insinuations et les propos suggestifs). Le reproche en question le faisant apparaître sous un faux jour, l’intimé n’avait pas à l’accepter (cf. ATF 107 II 1 consid. 4 b p. 6).

    Les recourants n’invoquent pas d’autres motifs justificatifs au sens de l’art. 28 al. 2 CC.

    (...) »

    II.  LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

    A.  Le droit interne

    17.  Les articles 28 et suivants du code civil (recueil systématique des lois fédérales n210) réprimant les atteintes à la personnalité sont libellés comme suit :

    Article 28 : Principe

    « Celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité peut agir en justice pour sa protection contre toute personne qui y participe.

    Une atteinte est illicite, à moins qu’elle ne soit justifiée par le consentement de la victime, par un intérêt prépondérant privé ou public, ou par la loi. »

    Article 28: Actions

    « Le demandeur peut requérir le juge :

    1.  d’interdire une atteinte illicite, si elle est imminente ;

    2.  de la faire cesser, si elle dure encore ;

    3.  d’en constater le caractère illicite, si le trouble qu’elle a créé subsiste.

    Il peut en particulier demander qu’une rectification ou que le jugement soit communiqué à des tiers ou publié.

    Sont réservées les actions en dommages-intérêts et en réparation du tort moral, ainsi que la remise du gain selon les dispositions sur la gestion d’affaires. »

    18.  L’article 261bis du code pénal (recueil systématique des lois fédérales n311.0) réprimant la discrimination raciale est libellé comme suit :

    Art. 261bis : Discrimination raciale

    « Celui qui, publiquement, aura incité à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ;

    celui qui, publiquement, aura propagé une idéologie visant à rabaisser ou à dénigrer de façon systématique les membres d’une race, d’une ethnie ou d’une religion ;

    celui qui, dans le même dessein, aura organisé ou encouragé des actions de propagande ou y aura pris part ;

    celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité ;

    celui qui aura refusé à une personne ou à un groupe de personnes, en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse, une prestation destinée à l’usage public,

    sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. »

    B.  Les standards internationaux pertinents

    19.  L’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (EUMC), basé à Vienne, était chargé de rassembler et de diffuser des informations grâce à ses partenaires afin d’aider les États à respecter leurs obligations. Il a été remplacé en 2007 par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), agence indépendante de cette organisation, également basée à Vienne.

    20.  Selon l’EUMC et la FRA, la définition de l’antisémitisme - retenue jusqu’en 2013 - était la suivante : « l’antisémitisme est une certaine perception des Juifs, qui peut s’exprimer sous forme de haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des Juifs et des individus non-juifs et/ou leurs biens, vers les institutions communautaires et les établissements religieux juifs. »

    21.  Selon l’EUMC et la FRA, les exemples suivants illustraient la façon dont l’antisémitisme pouvait se manifester à l’égard de l’État d’Israël, en tenant compte du contexte global :

    - le déni au peuple juif du droit à l’autodétermination, en déclarant que l’existence de l’État d’Israël est dans son principe raciste ;

    - l’application d’un double standard en exigeant de l’État d’Israël un comportement non prévu ou non demandé aux autres nations démocratiques ;

    - l’utilisation de symboles et d’images associés à l’antisémitisme classique (par exemple en proclamant que les Juifs ont tué le Christ ou en les accusant de meurtres rituels) pour caractériser l’État d’Israël et les Israéliens ;

    - l’établissement de comparaisons entre la politique des Israéliens actuels et celle des nazis, et

    - le fait de tenir les Juifs collectivement responsables de l’action de l’État d’Israël.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    22.  L’association requérante se plaint d’avoir été sanctionnée civilement pour avoir qualifié les propos de W.O. comme antisémites et voit dans cette condamnation une violation de son droit à la liberté d’expression, tel que prévu par l’article 10 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

    2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

    23.  Le Gouvernement combat cette thèse.

    A.  Sur la recevabilité

    24.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Sur l’existence d’une ingérence

    25.  Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation civile de l’association requérante pour atteinte à la personnalité constitue une « ingérence » dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressée.

    26.  Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

    2.  Sur la prévision de l’ingérence par la loi

    27.  Il n’est pas contesté par les parties que la condamnation de l’association requérante était prévue par la loi, à savoir les articles 28 et suivants du code civil (paragraphe 17 ci-dessus).

    3.  Sur la poursuite d’un but légitime

    28.  Les parties s’accordent également pour admettre que les dispositions sur le fondement desquelles l’association requérante a été condamnée ont pour finalité la protection de la personnalité. L’ingérence poursuivait ainsi un but légitime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la réputation et des droits d’autrui.

    4.  Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

    a)  Thèse de la requérante

    29.  L’association requérante soutient en substance que, ayant pour but la lutte contre l’antisémitisme, c’est dans le cadre de ses statuts et en tant que spécialiste de la question de l’antisémitisme et de la diffamation intervenant régulièrement dans le débat public qu’elle a formulé le reproche d’antisémitisme litigieux à l’encontre de W.O. Elle précise qu’elle s’adresse à un public averti pouvant comprendre les différentes conceptions de la notion d’antisémitisme, y compris celles qui reposent sur la définition moderne de celle-ci (paragraphes 20 et 21 de l’arrêt).

    30.  L’association requérante estime que la marge d’appréciation de l’État défendeur en matière de restriction de la liberté d’expression d’une association militant contre le racisme et l’antisémitisme doit être très limitée. À ses yeux, seul un dérapage manifeste d’une telle association peut justifier un besoin social impérieux de restriction. En l’espèce, l’intéressée se défend de tout dérapage.

    31.  En outre, l’association requérante affirme que le reproche d’antisémitisme paru sur son site, pour lequel elle a été condamnée, était un jugement de valeur qui échappait à toute exigence de preuve et qu’il reposait en l’espèce sur une base factuelle suffisante. Elle allègue qu’elle a formulé ce reproche dans des termes nuancés et elle précise que celui-ci visait le texte litigieux plutôt que son auteur. Elle soutient que le Tribunal fédéral a relevé qu’il était maladroit de la part de W.O. d’avoir employé l’expression « mains sales » et que, par conséquent, le reproche litigieux
    - qui selon elle avait pour but de dénoncer des propos qui « gliss[ai]ent carrément vers l’antisémitisme » - devait être considéré comme défendable. Elle estime que ce reproche n’était pas dépourvu de toute base factuelle et qu’il n’était donc pas excessif au point de justifier une ingérence dans la liberté d’expression dans le cadre d’un débat d’intérêt public portant sur un sujet qu’elle qualifie de hautement controversé. Elle affirme également avoir fait preuve de bonne foi lors de la formulation du reproche en question.

    32.  De plus, l’association requérante dit n’avoir jamais prétendu que W.O. s’était rendu coupable de l’infraction d’antisémitisme réprimée par le code pénal.

    33.  Par ailleurs, l’intéressée indique que le reproche litigieux a été fait sur son site Internet dans le cadre d’un débat public portant sur un sujet d’intérêt général complexe et hautement controversé, à savoir la situation du Proche-Orient, et que W.O. s’était publiquement prononcé sur ce sujet. Selon elle, ce dernier justifiait une marge d’appréciation restreinte de l’État défendeur. En outre, toujours selon elle, W.O. se devait d’accepter des critiques mêmes offensives puisqu’il aurait été provocateur dans ses propos.

    34.  En outre, l’association requérante estime que W.O., auteur des propos réprouvés par elle, a bénéficié d’un droit de réponse sur son site Internet qui lui aurait permis de répliquer au reproche formulé et de faire valoir son propre point de vue devant la même audience. Elle indique que la réponse de W.O. a été publiée dans sa Newsletter no 49 du 18 janvier 2006, soit plus d’un an avant sa condamnation civile pour atteinte illicite à la personnalité par le jugement du Tribunal de première instance du canton de Genève du 31 mai 2007. Ainsi, pour l’association requérante, sa condamnation ne répondait pas à un besoin social impérieux.

    35.  Enfin, selon l’association requérante, les sanctions dont elle a fait l’objet, qui n’étaient que civiles et qui ont été qualifiées de légères par le Gouvernement (paragraphe 43 ci-dessous), ont eu un effet de censure dans le sens où elles auraient été de nature à l’empêcher de participer librement au débat public et où elles seraient susceptibles de l’entraver, dans ses publications futures, dans sa mission de dénonciation de l’antisémitisme sous toutes ses formes.

    b)  Thèse du Gouvernement

    36.  Tout en reconnaissant pleinement l’importance de la lutte contre le racisme en général et contre l’antisémitisme en particulier, le Gouvernement soutient que la défense de l’image de l’État d’Israël en cas de diffamation, l’un des buts de l’association requérante, ne peut dispenser cette dernière de respecter les droits et la personnalité d’autrui, notamment ceux des personnes s’exprimant publiquement sur des questions touchant à l’État d’Israël. Il estime que pareille limite est nécessaire à l’établissement d’un véritable débat d’idées, notamment sur le sujet d’intérêt général complexe qu’est la situation au Proche-Orient.

    37.  Pour le Gouvernement, la mesure litigieuse était justifiée aux motifs que le reproche d’antisémitisme adressé à W.O. par l’association requérante était un jugement de valeur et qu’il ne reposait pas sur une base factuelle suffisante. Par conséquent, le Gouvernement considère qu’il n’est pas nécessaire de trancher la question portant sur la définition de la notion d’antisémitisme.

    38.  Cela étant, le Gouvernement estime que les passages incriminés du texte de W.O. ne relèvent pas de la définition traditionnelle de l’antisémitisme, à savoir celle se référant à l’hostilité envers les Juifs en général. Quant à la définition moderne (paragraphes 20 et 21 ci-dessus), il est d’avis que toute expression de l’existence dans l’opinion d’un lien entre l’État d’Israël et le judaïsme ne peut être considérée comme antisémite. Il ajoute qu’une critique comparable à celle formulée en l’espèce et adressée à une autre nation que l’État d’Israël n’aurait pas fait l’objet de la même qualification. Ainsi, aux yeux du Gouvernement, les passages en question ne pouvaient être considérés comme antisémites.

    39.  En outre, le Gouvernement mentionne l’importance, dans une société démocratique, de la possibilité de débattre publiquement d’idées d’intérêt général. À ses dires, si les passages en question devaient être considérés comme relevant de l’antisémitisme, tout débat portant sur la situation et la politique de l’État d’Israël serait rendu impossible.

    40.  Par ailleurs, le Gouvernement soutient que l’association requérante ne peut être exonérée, en raison de sa bonne foi, de l’obligation de prudence à laquelle elle aurait été tenue et que, par conséquent, elle se devait de s’abstenir d’exprimer le reproche litigieux sans une base factuelle suffisante. Il considère en effet que son expérience en matière d’antisémitisme, qu’il qualifie de solide, devait la rendre consciente de la gravité de ce reproche.

    41.  Autrement dit, pour le Gouvernement, même si en prenant position publiquement sur un thème d’intérêt général W.O. s’était exposé à ce que son avis fût critiqué, voire condamné avec une certaine virulence, la qualification de ses propos comme antisémites était particulièrement lourde en raison, d’une part, du caractère pénalement répréhensible de l’antisémitisme et, d’autre part, des atrocités commises à ce titre au cours de l’Histoire. Aussi le Gouvernement est-il d’avis que le fait de qualifier une personne, ou ses propos, d’antisémite n’est acceptable dans le débat public que si cette personne s’est effectivement exprimée ou comportée d’une façon qui peut, de manière défendable, être considérée comme antisémite
    - ce qui n’aurait pas été le cas de W.O.

    42.  Le Gouvernement estime que la possibilité offerte à W.O. de répondre, dans la Newsletter de l’association requérante, aux critiques exprimées à son encontre, n’a pas permis de réparer le préjudice subi par l’intéressé en raison du reproche d’antisémitisme qui lui aurait été injustement adressé.

    43.  Enfin, pour le Gouvernement, les sanctions prononcées à l’encontre de l’association requérante - à savoir la constatation de l’illicéité de l’atteinte à la personnalité de W.O. et l’obligation de publier les considérants déterminants de l’arrêt de la Cour de justice du canton de Genève - peuvent être qualifiées de légères.

    c)  Appréciation de la Cour

    i.  Principes généraux

    44.  La Cour rappelle ci-dessous les principes fondamentaux qui se dégagent de ses arrêts relatifs à l’article 10 de la Convention.

    La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, elle vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007-IV ; et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 196, 15 octobre 2015).

    45.  L’adjectif « nécessaire » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais celle-ci se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

    46.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi beaucoup d’autres, Mamère c. France, no 12697/03, § 19, CEDH 2006-XIII ; et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 45).

    47.  Lorsqu’elle examine la nécessité dans une société démocratique d’une restriction apportée à la liberté d’expression en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs garanties par la Convention qui peuvent entrer en conflit dans certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007 ; MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011 ; et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 84, 7 février 2012).

    48.  La Cour a déjà dit dans de précédentes affaires que, les droits garantis respectivement par l’article 8 et par l’article 10 méritant par principe un égal respect, l’issue d’une requête ne saurait normalement varier selon que celle-ci a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, par l’éditeur d’un article injurieux, ou, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de ce texte. Dès lors, la marge d’appréciation doit en principe être la même dans les deux cas (idem, § 87, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012 ; et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, 10 novembre 2015). Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Axel Springer AG, précité, § 88 ; et Von Hannover (no 2), précité, § 107, avec les références à MGN Limited, précité, §§ 150 et 155 ; et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, 12 septembre 2011).

    49.  Afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de distinguer entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. L’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. La qualification d’une déclaration en fait ou en jugement de valeur relève cependant en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes. Par ailleurs, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (voir, par exemple, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 76, CEDH 2004-XI).

    50.  Un autre principe constamment souligné dans la jurisprudence de la Cour veut que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Perinçek, précité, § 197).

    ii.  Application à la présente espèce

    51.  La présente affaire concerne un conflit de droits concurrents, à savoir la vie privée et la liberté d’expression de W.O. d’une part et la liberté d’expression de l’association requérante d’autre part.

    52.  Les juridictions nationales ayant mis en balance ces droits, la Cour doit examiner si, lors de leur appréciation, elles ont appliqué les critères établis dans sa jurisprudence en la matière (Axel Springer AG, précité, § 88) et si les motifs les ayant conduites à rendre les décisions litigieuses étaient suffisants et pertinents pour justifier l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de l’association requérante (PETA Deutschland c. Allemagne, no 43481/09, § 49, 8 novembre 2012)

    53.  À cet égard, la Cour relève ce qui suit.

    Le Tribunal fédéral suisse a considéré que les déclarations faites par l’association requérante étaient des jugements de valeur n’ayant pas une base factuelle suffisante au motif que les propos tenus par W.O. n’étaient pas antisémites. L’association requérante avait fondé ses critiques sur deux passages rédigés par W.O. dans la préface de l’ouvrage « Israël et l’autre » estimant que ceux-ci rentraient dans le cadre de la définition moderne de l’antisémitisme établie par l’EUMC (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). Les tribunaux suisses ont examiné en détail les passages concernés et ont conclu qu’ils ne pouvaient pas être interprétés comme antisémites, et ce quelle que fût la définition pertinente - traditionnelle ou moderne - retenue. De plus, ils ont conclu que W.O., lui-même d’ascendance juive par sa mère, avait exprimé, en tant que professeur de théorie politique, ses opinions sur l’enracinement de l’État d’Israël dans le judaïsme, dans le contexte de certaines mesures mises en œuvre par cet État « dans l’intérêt de la sécurité de ses citoyens ».

    54.  La Cour souligne qu’elle n’a point pour tâche de trancher la question relative à la définition - traditionnelle ou moderne - de la notion d’antisémitisme. Il lui suffit de prendre note des conclusions du Tribunal fédéral selon lesquelles les propos litigieux figurant dans la préface de l’ouvrage susmentionné ne pouvaient être considérés comme antisémites puisqu’il s’agissait de jugements de valeur qui, dans les circonstances de l’espèce, n’étaient pas dépourvus de toute base factuelle. Il s’ensuit que les allégations de l’association requérante quant à l’antisémitisme de W.O. étaient des jugements de valeur qui n’avaient pas une base factuelle suffisante.

    55.  Il est vrai que l’association requérante et W.O. s’étaient lancés dans un débat portant sur un sujet relevant d’une question d’intérêt général, étant donné la situation politique particulièrement compliquée du Proche-Orient. Or, selon la jurisprudence établie de la Cour, on ne saurait restreindre le discours sur des questions d’intérêt général sans raisons impérieuses (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001-VIII). Toutefois, pour les raisons qui suivent, la Cour considère que l’intérêt public dans le sujet en cause n’a pas pu constituer un motif suffisant pour justifier l’allégation diffamatoire soutenue par l’association requérante à l’encontre de W.O. et, partant, le préjudice qui en a résulté pour celui-ci (A. c. Norvège, no 28070/06, § 71, 9 avril 2009).

    56.  La Cour souligne que, en prenant position publiquement sur un thème d’intérêt général, W.O. s’était exposé à ce que son avis fût critiqué, voire condamné avec une certaine virulence (Bodrožić c. Serbie, no 32550/05, § 54, 23 juin 2009). Cependant, comme la Cour l’a déjà conclu (paragraphe 54 ci-dessus), les écrits de l’intéressé n’étaient pas injurieux ou insultants pour le peuple juif. Il apparaît en outre que l’association requérante a exagéré leur teneur en les qualifiant de propos antisémites. La formulation de cette allégation par l’association requérante était particulièrement grave puisqu’elle équivalait à reprocher à W.O. d’avoir commis un délit selon la loi suisse (paragraphe 18 ci-dessus ; voir également, mutatis mutandis, Mika c. Grèce, no 10347/10, § 38, 19 décembre 2013). Même si l’association requérante soutient ne jamais avoir prétendu que W.O. s’était rendu coupable de l’infraction d’antisémitisme réprimée par le code pénal et même si les termes utilisés par elle n’étaient pas particulièrement sévères, la Cour convient que le reproche litigieux a néanmoins pu avoir des conséquences fortement dommageables pour la vie privée et professionnelle de W.O. (voir, mutatis mutandis, A. c. Norvège, précité, § 73).

    57.  La Cour admet que l’association requérante, œuvrant dans la lutte contre toute forme d’antisémitisme, a poursuivi son but statutaire en critiquant le texte rédigé par W.O. Elle reconnaît également que, dans une société démocratique, même de petites associations doivent pouvoir mener leurs activités de manière effective. En effet, il existe un net intérêt général à autoriser de tels groupements à contribuer au débat public par la diffusion d’informations et d’opinions sur des sujets d’intérêt général comme la lutte contre l’antisémitisme (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 89, CEDH 2005-II).

    58.  Pour autant, la Cour tient à rappeler que toute personne exerçant sa liberté d’expression assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24 ; et Giniewski c. France, no 64016/00, § 43, CEDH 2006-I). Autrement dit, nul ne peut être dégagé de sa responsabilité pour des accusations dépourvues de toute base factuelle. La protection offerte par l’article 10 de la Convention est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi, et une attaque fondée sur des jugements de valeur peut se révéler excessive en l’absence de toute base factuelle (voir, entre autres, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006).

    Dès lors, la Cour estime qu’en l’espèce l’association requérante aurait dû être en mesure de percevoir la distinction subtile entre des constatations subjectives fondées sur des faits objectifs et des remarques discriminatoires insultantes pour le peuple juif.

    59.  En ce qui concerne le moyen technique utilisé en l’espèce, la Cour observe que l’article controversé de l’association requérante a été publié sur le site Internet de cette dernière. La Cour a déjà dit que, grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet contribuaient grandement à faciliter l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information (Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 48, CEDH 2012 ; et Times Newspapers Ltd (nos 1 et 2) c. Royaume-Uni, nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009). En même temps, les communications en ligne et leur contenu risquent assurément bien plus que la presse de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011).

    60.  Ainsi, en l’espèce, la Cour relève que l’impact potentiel de l’allégation d’antisémitisme était assez important et ne se limitait pas aux lecteurs habituels de la Newsletter dans laquelle celle-ci avait été publiée. En effet, la qualification des propos de W.O. comme antisémites était visible d’un grand nombre de personnes puisque la seule entrée du nom de l’intéressé dans un moteur de recherche permettait d’aboutir à la lecture de l’article incriminé. La réputation et les droits de W.O. étaient donc amplement impactés par cette publication sur le site de l’association requérante.

    61.  En outre, la Cour constate que le fait que W.O. a bénéficié d’un droit de réponse au premier article publié par l’association requérante (paragraphe 9 ci-dessus) ne semble pas avoir eu une grande incidence étant donné que, à la suite de l’exercice de ce droit de réponse, l’association requérante a publié un deuxième article soulignant ses propos quant à la qualification des propos de W.O. comme antisémites (paragraphe 10 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour ne saurait conclure que le droit de réponse octroyé à W.O. pouvait être considéré comme une réparation adéquate des torts causés à ce dernier dans sa vie privée et professionnelle.

    62.  La Cour rappelle qu’il faut également tenir compte de la nature et de la sévérité de la sanction imposée pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence au regard de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV ; et Lešník c. Slovaquie, no 35640/97, § 63, CEDH 2003-IV). Par ailleurs, la Cour doit en l’espèce veiller à ce que la sanction infligée à l’association requérante ne constitue pas une espèce de censure qui aurait pour conséquence d’inciter celle-ci à s’abstenir d’exprimer ses opinions concernant l’État d’Israël ou de poursuivre son but statutaire principal. En l’occurrence, la sanction prononcée était de nature civile et non pas pénale : l’association requérante a été obligée de retirer les articles litigieux de son site Internet, de publier les considérants importants de l’arrêt de l’instance cantonale et de payer les frais et dépens afférents à la procédure interne. Aux yeux de la Cour, cette réparation plutôt symbolique ne saurait être considérée comme excessive ou disproportionnée (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI).

    63.  Enfin, la Cour observe que, après avoir soigneusement mis en balance les droits concurrents dans la présente affaire (Keller c. Hongrie (déc.), no 33352/02, 4 avril 2006 ; PETA Deutschland, précité, § 47 ; et Bestry c. Pologne, no 57675/10, § 66, 3 novembre 2015), les juridictions nationales ont conclu que W.O. n’avait pas à tolérer l’atteinte à ses droits de la personnalité causée par l’allégation grave formulée par l’association requérante. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que les motifs avancés par les juridictions suisses pour justifier l’ingérence dans le droit de l’association requérante à la liberté d’expression étaient « pertinents et suffisants » aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention.

    64.  Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.


     

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

      Stephen Phillips                                                                 Luis López Guerra
            Greffier                                                                               Président

     

     


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