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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> VERSINI-CAMPINCHI AND CRASNIANSKI v. FRANCE - 49176/11 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fifth Section)) French Text [2016] ECHR 533 (16 June 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/533.html
Cite as: [2016] ECHR 533

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    CINQUIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE VERSINI-CAMPINCHI ET CRASNIANSKI c. FRANCE

     

    (Requête no 49176/11)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    16 juin 2016

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Versini-Campinchi et Crasnianski c. France,

    La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

              Angelika Nußberger, présidente,
              Ganna Yudkivska,
              Erik Møse,
              André Potocki,
              Yonko Grozev,
              Carlo Ranzoni,
              Mārtiņš Mits, juges,
    et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 mai 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 49176/11) dirigée contre la République française et dont des ressortissants de cet État, M. Jean-Pierre Versini-Campinchi (« le requérant ») et Mme Tania Crasnianski (« la requérante »), ont saisi la Cour le 1er août 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants sont représentés devant la Cour par Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. François Alabrune, Directeur des Affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères.

    3.  Les requérants se plaignent de l’interception et de la transcription des conversations qu’ils ont eues avec un de leurs clients, et de l’utilisation contre eux, à des fins disciplinaires, des procès-verbaux correspondants. Ils invoquent l’article 8 de la Convention.

    4.  La requête a été communiquée au Gouvernement le 5 septembre 2013.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Les requérants sont nés respectivement en 1939 et 1971 et résident à Paris.

    A.  La genèse de l’affaire

    6.  À la suite du décès de plusieurs personnes de la maladie de Creuzfeld-Jacob, éventuellement contaminées à l’occasion de la consommation de viande issus de bovidés atteints d’encéphalopathie spongiforme bovine, une information judiciaire fut ouverte en décembre 2000 contre X pour homicide involontaire, atteinte involontaire à l’intégrité physique et mise en danger d’autrui. L’enquête fit naître des soupçons quant à la violation par la société Districoupe - une filiale de la chaîne de restaurants Buffalo Grill qui fournissait celle-ci en viande - de l’embargo sur l’importation de viande bovine en provenance du Royaume-Uni, pays touché par une épizootie importante. Le 2 décembre 2002, le procureur de la République de Paris saisit le juge d’instruction d’un réquisitoire supplétif contre X des chefs de tromperie sur la nature, la qualité, l’origine ou la quantité d’une marchandise dangereuse pour la santé de l’homme, faux et usage de faux en écriture, mise en danger d’autrui et complicité de ces délits par fourniture d’instructions et de moyens ou abus d’autorité.

    7.  Avocat, le requérant était alors en charge de la défense des intérêts de Christian Picart, président directeur général de Districoupe et président du conseil de surveillance de Buffalo Grill. Avocate également, la requérante était sa collaboratrice.

    8.  Dans le cadre d’une commission rogatoire délivrée le 2 décembre 2002 par le juge d’instruction, la ligne téléphonique de M. Picart fut placée sous écoute. Des conversations téléphoniques entre lui et les requérants furent ainsi interceptées du 16 décembre 2002 au 28 janvier 2003 et transcrites sur procès-verbal. Il en fut en particulier ainsi d’une conversation avec la requérante, du 17 décembre 2002, et d’une conversation avec le requérant, du 14 janvier 2003.

    9.  M. Picart fut placé en garde à vue le 17 décembre 2002. Il fut mis en examen le 18 décembre 2002, ainsi que trois autres personnes.

    10.  M. Picart saisit la Cour le 31 mars 2004 d’une requête dans laquelle il dénonçait une violation des articles 6 §§ 1 et 3 c) et 8 de la Convention dans le contexte de la procédure pénale qui fut ensuite conduite contre lui. Cette requête fut déclarée irrecevable par une décision du 18 mars 2008 (Picart c. France (déc.), no 12372/04).

    B.  L’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris du 12 mai 2003 et l’arrêt de la Cour de cassation du 1er octobre 2003

    11.  Le 12 mai 2003, saisie par le juge d’instruction et M. Picart afin qu’elle statue sur la régularité des procès-verbaux de transcription des écoutes en cause, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris annula celle d’une conversation intervenue le 24 janvier 2003 entre M. Picart et le requérant, au motif qu’elle se rapportait à l’exercice des droits de la défense du mis en examen et que son contenu comme sa nature n’étaient pas propres à faire présumer la participation de l’avocat à une infraction. Elle refusa en revanche d’annuler les autres transcriptions, estimant que les propos tenus par les requérants étaient de nature à révéler de leur part une violation du secret professionnel et un outrage à magistrat.

    12.  Par un arrêt du 1er octobre 2003, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par M. Picart. Elle retint en particulier que « le juge d’instruction tient des articles 81 et 100 du Code de procédure pénale, le pouvoir de prescrire, lorsque les nécessités de l’information l’exigent, l’interception, l’enregistrement et la transcription des correspondances émises par la voie des télécommunications par une personne mise en examen, dès lors que n’est pas en cause l’exercice des droits de la défense ». Elle ajouta que « le principe de la confidentialité des conversations échangées entre une personne mise en examen et son avocat, ne saurait s’opposer à la transcription de certaines d’entre elles, dès lors qu’il est établi, comme en l’espèce, que leur contenu est de nature à faire présumer la participation de cet avocat à des faits constitutifs d’une infraction, fussent-ils étrangers à la saisine du juge d’instruction ».

    C.  La procédure disciplinaire diligentée contre les requérants

    13.  Entretemps, le 27 février 2003, le procureur général près la cour d’appel de Paris avait adressé une lettre au bâtonnier de l’ordre des avocats l’invitant à initier une procédure disciplinaire à l’encontre des requérants. Cette lettre était ainsi rédigée :

    « J’ai l’honneur de vous adresser, sous ce pli, copie de procès-verbaux de la transcription de conversations téléphonique sur les lignes attribuées à M. C. Picart.

    Il en résulte en premier lieu, que [la requérante] aurait, le 17 décembre 2002, commis une violation délibérée du secret professionnel et des dispositions combinées des articles 63-4 et 154 du code de procédure pénale régissant la garde à vue en téléphonant à M. Picart pour l’informer de l’état du dossier et des propos tenus par d’autres personnes, alors en garde à vue, qu’elle venait de rencontrer. Il convient d’observer que M. Picart, qui n’était pas alors partie au dossier, faisait l’objet d’une convocation par les services de gendarmerie pour être lui-même entendu quelques instants plus tard dans la même affaire.

    En second lieu, le 14 janvier 2003, [le requérant], au cours d’une conversation sur la ligne de M. Picart, a volontairement tenu des propos gravement injurieux à l’encontre de [la] juge d’instruction en charge du dossier.

    Ces comportements me paraissant constituer de graves manquements déontologiques, je vous serai obligé de bien vouloir me faire connaître les suites que vous vous proposez de leur donner sur le plan disciplinaire, étant observé que des poursuites pénales ne sont pas envisagées, pour le moment, par le ministère public ».

    14.  Le 21 mars 2003, le bâtonnier avait ouvert une procédure disciplinaire à l’encontre de la requérante, pour violation du secret professionnel. Il avait en revanche procédé au classement des faits reprochés au requérant à raison des propos qu’il avait tenu le 14 janvier 2003. Ce dernier lui avait alors écrit le 5 mai 2003 pour lui demander d’être également poursuivi pour les faits reprochés à la requérante, indiquant qu’elle n’était intervenue auprès de M. Picart qu’en sa qualité de collaboratrice. En conséquence, le 20 mai 2003, le bâtonnier avait également ouvert une procédure disciplinaire à son encontre pour violation du secret professionnel.

    1.  La décision du conseil de l’ordre des avocats au barreau de Paris, du 16 décembre 2003

    15.  Devant le conseil de l’ordre des avocats au barreau de Paris, les requérants demandèrent notamment que la transcription de l’écoute téléphonique du 17 décembre 2002 soit écartée des débats en raison de son illégalité. Ils arguaient de son caractère déloyal et illicite, soulignant que la liberté de communication entre l’avocat et son client était un principe à valeur constitutionnelle.

    16.  Le 16 décembre 2003, le conseil de l’ordre des avocats, siégeant comme conseil de discipline, rejeta la demande des requérants. Il écarta le moyen tiré de l’illégalité de la transcription par les motifs suivants :

    « Considérant que le conseil de l’Ordre ne peut que déplorer la pratique trop systématique consistant à intercepter des conversations téléphoniques entre avocats et clients sous couvert de surveillance légale des lignes attribuées à ces derniers. Que cette pratique est d’autant plus contestable que les écoutes sont mises en œuvre par des services de police ou de gendarmerie agissant sur délégation, lesquels sont sans compétence pour apprécier ce qui, relevant des droits de la défense, est strictement couvert par le secret professionnel et ce qui peut, le cas échéant, justifier qu’il y soit fait exception, le contrôle ne s’effectuant qu’à posteriori, et alors que les transcriptions ont été versées au dossier de la procédure et ainsi portées à la connaissance de tous ceux qui y ont accès ;

    Que, cependant, le conseil relève qu’en l’espèce, pour rejeter le pourvoi formé contre l’arrêt rendu par la chambre de l’instruction du 12 mai 2003, la chambre criminelle a expressément distingué les transcriptions de conversations intéressant les droits de la défense de M. Picart, annulées par la chambre de l’instruction, et les transcriptions de propos propres à faire présumer la commission par l’avocat d’une infraction ; (...)

    Considérant que (...) l’arrêt de la chambre criminelle, par la distinction qui est ainsi opérée, prive de pertinence le moyen tiré de la violation prétendue des droits de la défense de M. Picart par l’interception et la transcription de l’entretien visé par les poursuites, dont les termes sont de nature à faire présumer la commission par [la requérante] d’une infraction ;

    Que dès le début de cet entretien en effet, [la requérante] déclare d’emblée à son interlocuteur qu’elle est la collaboratrice [du requérant] et qu’elle l’appelle pour l’informer « de ce qui s’est passé » pendant la garde à vue de [C. et V.], qu’elle vient de rencontrer et des « questions qui leur ont été posées » ; qu’ainsi, dès les premiers instants de cet entretien téléphonique, [la requérante] révélait l’existence de l’entretien qu’elle venait d’avoir avec [C. et V.] et tout ou partie du contenu de celui-ci, alors que leur garde à vue se poursuivait, contrevenant ainsi aux dispositions de l’article 63-4 du code de procédure pénale (...) ;

    (...) que l’avocat n’est autorisé à rencontrer une personne gardée à vue qu’en raison du secret professionnel auquel il est soumis (...), lequel est général, absolu et d’ordre public, et lui fait interdiction de révéler à un tiers toute information dont il est dépositaire du fait de sa profession, à peine de commettre le délit de violation du secret professionnel (...) ;

    Qu’il est indéniable que c’est en sa qualité d’avocat de MM. [C.] et [V.] que [la requérante] a pu s’entretenir avec eux dans le cadre de leur garde à vue et dans les conditions fixées par l’article 36.4 du code de procédure pénale, et non en sa qualité, accessoire pour l’appréciation des faits soumis au Conseil, d’avocat de M. C. Picart avec lequel elle devait par conséquent s’abstenir de toute révélation relative à ces entretiens ;

    Que, dès lors, il ne peut être utilement argué du secret attaché aux conversations entre l’avocat et son client pour contester la légalité de la transcription sur laquelle se fonde la poursuite, les propos tenus au cours de la conversation interceptée étant de nature à faire présumer la violation par [la requérante] des dispositions légales spécifiques applicables en matière de garde çà vue ;

    Considérant qu’en violant ces dispositions, qui imposent expressément à l’avocat de taire l’existence de l’entretien qu’il a eu avec une personne gardée à vue, celui-ci révèle une information que le législateur a voulu qu’elle soit secrète aux termes d’une disposition particulière, cette révélation d’une information à caractère secret caractérisant le délit de violation du secret professionnel (...) ;

    Que le secret professionnel et la protection qui s’y attache, trouvent leur limite dans la violation de la loi par l’avocat ;

    Considérant enfin que la validité de l’écoute ne peut être contestée dès lors qu’il résulte des mentions figurant au procès-verbal de transcription de celle-ci que la ligne placée sur écoute l’a été en exécution d’une commission rogatoire (...) ordonnant la surveillance de l’abonné C. Picart (...) et non celle de [la requérante], avocat ; que les règles légales relatives à l’interception des correspondances émises par la voie des télécommunications ont été respectées dès lors que ladite commission rogatoire précisait encore la durée de l’interception et les infractions la motivant ; (...) ».

    17.  Sur le fond, le conseil de l’Ordre jugea que les propos tenus par la requérante le 17 décembre 2002 contrevenaient à l’article 63-4 du code de procédure pénale et portaient atteinte au secret professionnel auquel elle était obligée en sa qualité d’avocate. Constatant qu’elle avait opéré sur instructions du premier requérant, il retint qu’ils avaient agi de concert. Considérant que leur comportement avait porté atteinte à la crédibilité et à l’honorabilité de la profession, il prononça contre le requérant la peine de l’interdiction temporaire d’exercer la profession d’avocat pendant deux ans, assortie d’un sursis de vingt-et-un mois, et, contre la requérante, la peine de l’interdiction temporaire d’exercer la profession d’avocat pendant un an, avec sursis.

    2.  L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 12 mai 2004

    18.  Le 12 mai 2004, la cour d’appel de Paris rejeta le recours des requérants contre la décision du 16 décembre 2003. Elle souligna notamment que le moyen relatif au caractère illicite du procédé de preuve sur lequel la poursuite disciplinaire était fondée se heurtait à l’autorité de la chose jugée de l’arrêt de la chambre de l’instruction du 12 mai 2003 ayant dit n’y avoir lieu à annulation.

    3.  L’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 10 octobre 2008

    19.  Le 10 octobre 2008, la chambre criminelle de la Cour de cassation cassa et annula l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 12 mai 2004 et renvoya cause et parties devant la cour d’appel de Paris autrement composée, considérant que l’on ne pouvait retenir que la décision du 12 mai 2003 était revêtue de l’autorité de la chose jugée alors que « les décisions des juridictions d’instruction, qui tranchent un incident de procédure, ne se prononcent pas sur l’action publique ».

    4.  L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 24 septembre 2009 et l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 3 février 2011

    20.  La cour d’appel de Paris rejeta le recours des requérants par un arrêt du 24 septembre 2009.

    21.  Elle rappela que les poursuites étaient intentées sur la seule base de la transcription d’une conversation téléphonique entre M. Picart et la requérante, intervenue le 17 décembre 2002 à l’initiative de cette dernière, alors que la ligne téléphonique du premier était placée sous surveillance dans des conditions conformes aux articles 100 et suivants du code de procédure pénale. Elle rappela également que, ces surveillances ne portant pas sur une ligne téléphonique dépendant d’un cabinet d’avocat ou de son domicile, les dispositions de l’article 100-7 du code de procédure pénale n’avaient pas vocation à s’appliquer. Elle souligna ensuite que le pouvoir conféré au juge d’instruction par l’article 100 du code de procédure pénale de prescrire, lorsque les nécessités de l’information l’exige, l’interception et la transmission de correspondances émises par voie de télécommunication, trouvait sa limite dans le respect des droits de la défense, qui commande notamment la confidentialité des correspondances entre la personne mise en examen et l’avocat qu’elle a désigné. Elle releva cependant à cet égard que, le 17 décembre 2002, M. Picart n’était pas encore mis en examen, et - pour cause - n’avait pas désigné le requérant comme son avocat pour la suite de la procédure pénale. Elle ajouta qu’une conversation téléphonique entre une personne mise en examen et son avocat pouvait être transcrite et versée au dossier dès lors que son contenu et sa nature étaient propres à faire présumer la participation de cet avocat à une infraction, même si ces faits étaient étrangers à la saisine du juge d’instruction, et qu’il en allait a fortiori ainsi d’une conversation entre une personne non mise en examen et un avocat qui avait été son conseil habituel dans des matières non pénales.

    22.  Sur le fond, la cour d’appel de Paris constata qu’il ressortait de la transcription susmentionnée que la requérante avait rendu compte à M. Picart des entretiens qu’elle avait eus avec des collaborateurs de ce dernier alors qu’ils étaient en garde à vue. Elle se référa aux propos suivants : « je vous téléphone, je viens d’aller voir Monsieur [C.] et Monsieur [V.] en garde à vue, pour vous informer un petit peu de ce qui s’est passé et des questions qui leur ont été posées » ; « ils les ont interrogés principalement sur l’origine des produits après l’embargo à savoir si eux-mêmes avaient eu connaissance ou vu de la viande de provenance anglaise postérieurement à l’embargo de 1996 » ; « ils essayaient surtout de connaître les relations qui existaient entre eux, le fonctionnement de Districoupe, les relations qu’il y avait entre Monsieur [C.] et Monsieur [B.] par rapport à son train de vie à lui » ; « ils supposent que Monsieur [B.] aurait touché des enveloppes de fournisseurs » ; « Monsieur [V.] me disait qu’ils l’avaient interrogé là-dessus ». La cour d’appel jugea qu’en agissant de la sorte alors que l’article 63-4 du code de procédure pénale interdit à l’avocat désigné par une personne gardée à vue de faire état à quiconque, pendant la durée de la garde à vue, de son entretien avec cette personne, et malgré le secret professionnel qui s’imposait à elle, la première requérante avait manqué à l’honneur et à la probité et avait commis une faute disciplinaire. Elle jugea qu’il en allait de même pour le requérant dès lors qu’il avait demandé à sa collaboratrice, alors avocate stagiaire, d’accomplir une telle démarche contraire à la loi.

    23.  Les requérants se pourvurent en cassation, invoquant notamment le principe de la confidentialité de la correspondance entre les avocats et leurs clients et l’article 8 de la Convention. Par un arrêt du 3 février 2011, la première chambre civile de la Cour de cassation déclara le pourvoi non admis.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    A.  Code de procédure pénale

    24.  À l’époque des faits de la cause, l’article 63-4 du code de procédure pénale se lisait ainsi :

    « Lorsque vingt heures se sont écoulées depuis le début de la garde à vue, la personne peut demander à s’entretenir avec un avocat. Si elle n’est pas en mesure d’en désigner un ou si l’avocat choisi ne peut être contacté, elle peut demander qu’il lui en soit commis un d’office par le bâtonnier.

    (...)

    L’avocat désigné peut communiquer avec la personne gardée à vue dans des conditions qui garantissent la confidentialité de l’entretien. Il est informé par l’officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de celui-ci, par un agent de police judiciaire de la nature de l’infraction recherchée.

    (...)

    L’avocat ne peut faire état de cet entretien auprès de quiconque pendant la durée de la garde à vue.

    (...) ».

    25.  L’article 81 du code de procédure pénale est ainsi libellé :

    « Le juge d’instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité. Il instruit à charge et à décharge.

    Il est établi une copie de ces actes ainsi que de toutes les pièces de la procédure ; chaque copie est certifiée conforme par le greffier ou l’officier de police judiciaire commis mentionné à l’alinéa 4. Toutes les pièces du dossier sont cotées par le greffier au fur et à mesure de leur rédaction ou de leur réception par le juge d’instruction.

    (...)

    Si le juge d’instruction est dans l’impossibilité de procéder lui-même à tous les actes d’instruction, il peut donner commission rogatoire aux officiers de police judiciaire afin de leur faire exécuter tous les actes d’information nécessaires dans les conditions et sous les réserves prévues aux articles 151 et 152.

    Le juge d’instruction doit vérifier les éléments d’information ainsi recueillis. (...) ».

    26.  À l’époque des faits de la cause, les articles 100 à 100-7 du code de procédure pénale, relatifs aux interceptions de correspondances émises par la voie des télécommunications, étaient rédigés comme il suit :

    Article 100

    « En matière criminelle et en matière correctionnelle, si la peine encourue est égale ou supérieure à deux ans d’emprisonnement, le juge d’instruction peut, lorsque les nécessités de l’information l’exigent, prescrire l’interception, l’enregistrement et la transcription de correspondances émises par la voie des télécommunications. Ces opérations sont effectuées sous son autorité et son contrôle.

    La décision d’interception est écrite. Elle n’a pas de caractère juridictionnel et n’est susceptible d’aucun recours. »

    Article 100-1

    « La décision prise en application de l’article 100 doit comporter tous les éléments d’identification de la liaison à intercepter, l’infraction qui motive le recours à l’interception ainsi que la durée de celle-ci. »

    Article 100-2

    « Cette décision est prise pour une durée maximum de quatre mois. Elle ne peut être renouvelée que dans les mêmes conditions de forme et de durée. »

    Article 100-3

    « Le juge d’instruction ou l’officier de police judiciaire commis par lui peut requérir tout agent qualifié d’un service ou organisme placé sous l’autorité ou la tutelle du ministre chargé des télécommunications ou tout agent qualifié d’un exploitant de réseau ou fournisseur de services de télécommunications autorisé, en vue de procéder à l’installation d’un dispositif d’interception. »

    Article 100-4

    « Le juge d’instruction ou l’officier de police judiciaire commis par lui dresse procès-verbal de chacune des opérations d’interception et d’enregistrement. Ce procès-verbal mentionne la date et l’heure auxquelles l’opération a commencé et celles auxquelles elle s’est terminée.

    Les enregistrements sont placés sous scellés fermés. »

    Article 100-5

    « Le juge d’instruction ou l’officier de police judiciaire commis par lui transcrit la correspondance utile à la manifestation de la vérité. Il en est dressé procès-verbal. Cette transcription est versée au dossier.

    Les correspondances en langue étrangère sont transcrites en français avec l’assistance d’un interprète requis à cette fin. »

    Article 100-6

    « Les enregistrements sont détruits, à la diligence du procureur de la République ou du procureur général, à l’expiration du délai de prescription de l’action publique.

    Il est dressé procès-verbal de l’opération de destruction. »

    Article 100-7

    « Aucune interception ne peut avoir lieu sur la ligne d’un député ou d’un sénateur sans que le président de l’assemblée à laquelle il appartient en soit informé par le juge d’instruction.

    Aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d’un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d’instruction.

    Les formalités prévues par le présent article sont prescrites à peine de nullité. »

    27.  Dans un arrêt du 15 janvier 1997, la Cour de cassation a jugé que, « si le juge d’instruction est, selon l’article 100 du code de procédure pénale, investi du pouvoir de prescrire, lorsque les nécessités de l’information l’exigent, l’interception, l’enregistrement et la transcription de correspondances émises par la voie des télécommunications, ce pouvoir trouve sa limite dans le respect des droits de la défense, qui commande notamment la confidentialité des correspondances téléphoniques de l’avocat désigné par la personne mise en examen ; qu’il ne peut être dérogé à ce principe qu’à titre exceptionnel, s’il existe contre l’avocat des indices de participation à une infraction (Cass. Crim, 15 janver 1997, no 96-83753, Bulletin criminel, no 14). Elle a ajouté dans un arrêt du 8 novembre 2000, que, « même si elle est surprise à l’occasion d’une mesure d’instruction régulière, la conversation entre un avocat et son client ne peut être transcrite et versée au dossier de la procédure que s’il apparaît que son contenu est de nature à faire présumer la participation de cet avocat à une infraction » (Cass. crim., 8 novembre 2000, no 00-83570, Bulletin criminel 2000, no 335). Comme indiqué précédemment (paragraphe 12 ci-dessus), la Cour de cassation a jugé le 1er octobre 2003, dans un arrêt rendu dans le contexte de la présente affaire, que « le juge d’instruction tient des articles 81 et 100 du code de procédure pénale, le pouvoir de prescrire, lorsque les nécessités de l’information l’exigent, l’interception, l’enregistrement et la transcription des correspondances émises par la voie des télécommunications par une personne mise en examen, dès lors que n’est pas en cause l’exercice des droits de la défense », et que « le principe de la confidentialité des conversations échangées entre une personne mise en examen et son avocat, ne saurait s’opposer à la transcription de certaines d’entre elles, dès lors qu’il est établi, comme en l’espèce, que leur contenu est de nature à faire présumer la participation de cet avocat à des faits constitutifs d’une infraction, fussent-ils étrangers à la saisine du juge d’instruction » (Cass. Crim., 1er octobre 2003, no 03-82909).

    28.  L’article 100-5 du code de procédure pénale a par la suite été complété par, notamment, la disposition suivante (loi no 2005-1549 du 12 décembre 2005) : « à peine de nullité, ne peuvent être transcrites les correspondances avec un avocat relevant de l’exercice des droits de la défense. »

    29.  Par un arrêt du 7 décembre 2005 (Cass crim, 7 décembre 2005, pourvoi no 05-85.876), la Cour de cassation a admis que la chambre de l’instruction examine la régularité des écoutes téléphoniques accomplies dans le cadre d’une procédure distincte et annexées à la procédure dont elle est saisie. Le Gouvernement a précisé dans le cadre de la procédure d’exécution des arrêts Lambert c. France (24 août 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-V) et Matheron c. France (no 57752/00, 29 mars 2005), que la chambre de l’instruction vérifie ainsi, en particulier, la finalité de l’interception téléphonique ordonnée, la régularité des écoutes, leur nécessité et la proportionnalité de l’atteinte portée à la vie privée du requérant au regard de la gravité des infractions commises (voir la résolution CM/ResDH(2009)66 adoptée par le Comité des Ministres le 5 juin 2009 lors de la 1059ème réunion des délégués des ministres et son annexe).

    B.  Code pénal

    30.  Aux termes de l’article 226-13 du code pénal, la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

    C.  Éléments relatifs à la discipline des avocats

    31.  L’article 160 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat était ainsi rédigé à l’époque des faits :

    « L’avocat, en toute matière, ne doit commettre aucune divulgation contrevenant au secret professionnel.

    Il doit, notamment, respecter le secret de l’instruction en matière pénale, en s’abstenant de communiquer, sauf à son client pour les besoins de la défense, des renseignements extraits du dossier ou de publier des documents, pièces ou lettres intéressant une information en cours. »

    32.  L’article 183 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat précise ce qui suit :

    « Toute contravention aux lois et règlements, toute infraction aux règles professionnelles, tout manquement à la probité, à l’honneur ou à la délicatesse, même se rapportant à des faits extraprofessionnels, expose l’avocat qui en est l’auteur aux sanctions disciplinaires énumérées à l’article 184. »

    33.  À l’époque des faits de la cause, chaque conseil de l’ordre siégeant comme conseil de discipline poursuivait et réprimait les fautes disciplinaires commises par les avocats inscrits au tableau ou sur la liste du stage. Le conseil de l’ordre pouvait agir d’office, sur demande du procureur général ou à l’initiative du bâtonnier (article 22 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques).

    EN DROIT

    SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

    34.  Les requérants se plaignent de l’interception et de la transcription des conversations qu’ils ont eues avec leur client, et de l’utilisation contre eux, dans le cadre de la procédure disciplinaire dont ils ont fait l’objet, des procès-verbaux correspondants. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, aux termes duquel :

    « 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

    2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

    A.  Arguments des parties

    1.  Le Gouvernement

    35.  Le Gouvernement, qui déclare admettre que l’interception de la communication téléphonique dont il est question entre dans le champ de l’article 8 de la Convention, soutient que cette mesure était prévue par la loi : les articles 100 et suivants du code de procédure pénale. S’agissant de l’argument des requérants tiré de l’insuffisance de garanties dans l’hypothèse particulière où ce n’est pas une ligne téléphonique de l’avocat qui est sous écoute mais celle de son interlocuteur, il renvoie au raisonnement qu’il développe au titre de la proportionnalité. Il ajoute que l’ingérence litigieuse avait pour but légitime « la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales », et qu’elle était « nécessaire dans une société démocratique ».

    36.  Sur ce dernier point, le Gouvernement soutient que l’atteinte au respect de la correspondance était proportionnée au but poursuivi. Il fait valoir que le principe de confidentialité qui s’impose aux avocats est lié au fait que ces derniers sont des auxiliaires de justice, et a pour objet principal de garantir au client que son avocat ne révèlera pas ce qu’il lui aura confié, et qu’il peut donc lui parler librement afin qu’il organise sa défense en connaissance de cause. Il en déduit que ce principe revêt une importance primordiale dans le fonctionnement de l’institution judiciaire. Il estime cependant qu’il n’est pas sans limite : il n’autorise pas l’avocat à méconnaître les règles essentielles au respect des droits de la défense et à la bonne administration de la justice. Le Gouvernement ajoute qu’en l’espèce, la validité de l’interception téléphonique du 17 décembre 2002 a fait l’objet d’un contrôle juridictionnel à la fois dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre M. Picart et dans le cadre de la procédure disciplinaire dont les requérants ont été l’objet. Ces derniers auraient donc bénéficié d’un contrôle efficace, tel que voulu par la prééminence du droit, et apte à limiter cette ingérence à ce qui était nécessaire dans une société démocratique.

    37.  Le Gouvernement estime de plus que le principe de confidentialité auquel étaient tenus les requérants a été méconnu au regard de l’obligation faite aux auxiliaires de justice de ne pas faire état d’une garde à vue à un tiers. Il conviendrait de s’interroger sur le sort qui a été réservé au secret professionnel s’agissant des personnes gardées à vue dont la requérante était l’avocate, qui ont vus les propos qu’ils ont tenus durant leur garde à vue révélés par cette dernière à un tiers. Selon le Gouvernement, dans ce contexte très particulier, il n’est pas sans paradoxe que la présente requête repose sur une allégation de méconnaissance du secret professionnel alors que les requérants ont manifestement failli à assurer le respect de ce principe.

    38.  Précisant ensuite qu’en vertu de l’article 100-7 du code de procédure pénale, la mise sous écoute des lignes téléphoniques des avocats est soumise à l’information préalable du bâtonnier, il souligne que l’extension d’une telle garantie au cas de la mise sous écoute d’une ligne téléphonique d’une personne qui n’est pas avocate serait matériellement difficilement envisageable. Cela reviendrait à exiger que toutes les mises sous écoute soient notifiées au bâtonnier pour prévenir l’hypothèse dans laquelle la personne écoutée s’entretiendrait téléphoniquement avec un avocat. Selon lui, il est douteux qu’un tel dispositif puisse permettre d’accroître les garanties d’encadrement de l’ingérence potentielle. Dans ce cas, les juges seraient les garants les plus efficaces du respect des droits de la défense et de la correspondance.

    39.  Enfin, le Gouvernement fait sienne une opinion doctrinale selon laquelle la Chambre criminelle avait eu raison de refuser d’annuler la transcription. Il observe que les requérants voudraient faire reconnaître une immunité totale des avocats dans leurs relations avec leurs clients. Or une telle dérogation générale et absolue au profit des seuls avocats ne serait pas conforme à la lettre de la Convention, qui prévoit la possibilité d’ingérences dans le droit au respect de la vie privée et familiale dans la mesure où elles poursuivent un but légitime et où elles sont proportionnées à cet objectif. Elle ne serait pas non plus conforme à son esprit en ce qu’elle permettrait à une catégorie de citoyens de méconnaître la loi.

    2.  Les requérants

    40.   Selon les requérants, l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée et de la correspondance qu’ils dénoncent n’était pas « prévue par la loi », au sens de l’article 8 de la Convention. Ils soutiennent à cet égard que la base légale des interceptions de conversations téléphoniques est insuffisante dans le cas où sont effectués des enregistrements de conversations téléphoniques entre un avocat et son client, alors même que le premier n’est pas suspecté, lors de la décision de mise sur écoute, d’être impliqué dans la commission d’une infraction. Ils font valoir que le droit positif applicable à l’époque des faits de leur cause prohibait toute atteinte au secret professionnel de l’avocat, à l’exception de la circonstance particulière où il était lui-même soupçonné d’être impliqué dans l’infraction justifiant l’information judiciaire. Ils estiment qu’en tout état de cause, le droit français n’indique pas avec assez de clarté la possibilité d’une atteinte au secret professionnel, ainsi que l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation des autorités dans ce domaine. Ils renvoient à cet égard à l’arrêt Matheron (précité, §§ 31-32), dans lequel la Cour a indiqué qu’il n’apparaissait pas que la situation des personnes écoutées dans le cadre d’une procédure à laquelle elles sont étrangères soit couverte par les articles 100 et suivants du code de procédure pénale, et soulignent qu’il est avéré que tel est le cas des avocats. Ils indiquent à cet égard que, si la mise sous écoute d’une ligne appartenant à un avocat répond à des critères légaux et déterminés, il en va tout autrement des écoutes incidentes, réalisées à l’occasion d’une interception entre l’avocat et son client, lorsque c’est la ligne de ce dernier qui est mise sous écoute. D’après eux, aucune condition de fond ni aucune garantie substantielle n’encadre l’atteinte au secret professionnel qui résulte de la captation des conversations de l’avocat.

    41.  S’agissant de la « nécessité » de l’ingérence, renvoyant notamment à l’arrêt Klass et autres c. Allemagne (6 septembre 1978, § 42, série A no 28), les requérants rappellent tout d’abord que le paragraphe 2 de l’article 8 exige une interprétation étroite, et que le pouvoir de surveiller en secret les citoyens n’est tolérable que dans la mesure strictement nécessaire à la sauvegarde des institutions démocratiques. Ils citent par ailleurs les arrêts S. c. Suisse (28 novembre 1991, série A no 220), Campbell c. Royaume-Uni (25 mars 1992, série A no 233) et André et autre c. France (no 18603/03, 24 juillet 2008) pour illustrer la vigilance particulière dont fait preuve la Cour face à des mesures de surveillance concernant des avocats.

    42.  Ils critiquent ensuite les motifs retenus par la cour d’appel et confortés par la Cour de cassation. Selon eux, il doit être considéré qu’ils étaient les avocats de M. Picart lorsque la conversation litigieuse a été interceptée dès lors que cette conversation avait pour objet la préparation de la défense de ce dernier dans une affaire dans laquelle il était mis en cause. Ils estiment en outre qu’il n’y a pas lieu de distinguer, aux fins de l’article 8, selon que l’interception de la conversation entre l’avocat et son client s’opère depuis l’une ou l’autre des lignes téléphoniques correspondantes. Ils ajoutent que, dans des affaires comparables, dans lesquelles des mesures portant atteinte au secret professionnel de l’avocat étaient dénoncées devant elle (telles qu’une perquisition dans un cabinet d’avocat), la Cour a vérifié si la législation et la pratique internes offraient des garanties adéquates et suffisantes contre les abus et l’arbitraire, s’il existait des garanties spéciales de procédure - comme l’intervention du bâtonnier - et si l’intéressé a pu bénéficier d’un contrôle efficace. Or, constatent-ils, l’interception litigieuse n’a fait l’objet d’aucune autorisation juridictionnelle spécifique préalable et le bâtonnier n’en a pas été avisé. Selon eux, il n’existe aucune garantie quant au déroulement des opérations, les services de police destinataires de la commission rogatoire disposant des pouvoirs les plus larges. En conséquence, alors que le législateur aurait entendu encadrer strictement la mise sur écoute de l’avocat, celui-ci perdrait le bénéfice du principe de la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client - qui conditionne l’effectivité même des droits de la défense et du procès équitable, et dont la Cour a souligné l’importance dans l’arrêt Michaud c. France (no 12323/11, CEDH 2012) - lorsque c’est son client qui est écouté. Les requérants ajoutent que, dans un tel cas de figure, l’avocat ne dispose lui-même d’aucun recours efficace pour obtenir la nullité des transcriptions. Il aurait certes, dans le cas de poursuites disciplinaires à raison des propos interceptés, la possibilité de demander qu’elles soient écartées des débats, mais cette possibilité ne pourrait passer pour une voie de recours efficace dès lors que de telles poursuites compromettent son renom aux yeux de ses clients et du public.

    43.  Enfin, renvoyant aux arrêts André (précité, § 46-47) et Xavier Da Silveira c. France (no 43757/05, § 43, 21 janvier 2010), les requérants soulignent que la Cour n’admet les ingérences des autorités dans les relations entre un avocat et son client que s’il existe des indices plausibles de participation de l’avocat à une infraction. Or ils n’auraient eux-mêmes jamais été soupçonnés d’avoir participé à l’infraction pour laquelle M. Picart était poursuivi. Selon eux, l’écoute des conversations qu’ils ont eues avec leur client est manifestement disproportionnée à l’objectif poursuivi dès lors qu’il n’existait aucun indice préalable de leur participation à une infraction. Ils s’insurgent par ailleurs contre l’idée défendue par le Gouvernement selon laquelle les écoutes incidentes d’une conversation entre un avocat et son client seraient justifiées a posteriori lorsque les éléments captés révèlent des manquements déontologiques ou des infractions. Selon eux, le seul fait que des propos ainsi interceptés puissent potentiellement être utilisés contre l’un ou l’autre est de nature à susciter un effet dissuasif comparable à celui que la Cour a critiqué dans les affaires Nikula c. Finlande (no 31611/96, § 54, CEDH 2002-II, Steur c. Pays-Bas (n39657/98, § 44, CEDH 2003-XI) et Kyprianou c. Chypre [GC] (n73797/01, § 175, CEDH 2005-XIII), et de brider ainsi la liberté de discussion pourtant indispensable aux droits de la défense

    44.  Les requérants admettent qu’il est légitime de vouloir réprimer des manquements déontologiques imputables à un avocat, mais estiment que, pour ce faire, les autorités pourraient emprunter une voie plus équilibrée et plus conforme aux exigences conventionnelles, en se bornant à utiliser les éléments captés lors d’écoutes incidentes comme des « indices plausibles de participation d’un avocat à une infraction » susceptibles de déclencher une procédure d’enquête contre lui.

    B.  Appréciation de la Cour

    1.  Sur la recevabilité

    45.  La Cour constate que, dans sa lettre au bâtonnier du 27 février 2003, le procureur général près la cour d’appel de Paris dénonçait les requérants à raison de propos distincts tenus par chacun d’eux lors d’échanges téléphoniques qu’ils avaient eues avec M. Picart, le 17 décembre 2002 quant à la requérante, et le 14 janvier 2003 quant au requérant. Le bâtonnier a toutefois décidé de ne pas donner suite s’agissant de la conversation du requérant avec M. Picart du 14 janvier 2003. La procédure disciplinaire qui a suivi n’a ainsi porté que sur la communication téléphonique du 17 décembre 2002, entre la requérante et M. Picart, à laquelle le requérant n’avait pas pris part. Elle ne concernait donc pas les droits que ce dernier tire de l’article 8 de la Convention.

    46.  La Cour relève que le requérant indique dans sa requête qu’il ne disposait pas d’une autre voie de recours pour faire valoir ces droits dans le contexte de l’interception de sa communication du 14 janvier 2003, ce que le Gouvernement ne conteste pas. Le requérant aurait donc dû saisir la Cour dans les six mois suivant la date à laquelle il a eu connaissance de cette mesure (voir, par exemple, Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 157, CEDH 2009). Or il ressort manifestement du dossier (paragraphes 14-17 ci-dessus) qu’il en a eu connaissance plus de six mois avant le 1er août 2011, date d’introduction de la présente requête.

    47.  En conséquence, pour autant qu’elle a été introduite par le requérant, la requête est tardive au regard du délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention ; elle est donc irrecevable et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

    48.  Cela étant, la Cour constate qu’ainsi délimitée, la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. La Cour la déclare donc recevable pour autant qu’elle est présentée par la requérante.

    2.  Sur le fond

    49.  La Cour souligne tout d’abord que l’interception, l’enregistrement et la transcription de la conversation téléphonique du 17 décembre 2002 entre M. Picart et la requérante constituent une ingérence non seulement dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et de la correspondance du premier (ce que la Cour a constaté dans la décision Picart précitée, qui s’inscrit dans le même contexte que la présente affaire), mais aussi dans celui de la seconde. Cette ingérence s’est poursuivie dans le cas de la requérante par l’utilisation de la transcription de cette conversation dans le cadre de la procédure disciplinaire conduite contre elle.

    50.  Pareille ingérence enfreint l’article 8 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et est « nécessaire » « dans une société démocratique » pour les atteindre.

    a)  « Prévue par la loi »

    51.  La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (voir, notamment, précités, Lambert, § 23, et Matheron, § 29 ; voir aussi Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, §§ 228-230, CEDH 2015). Lorsqu’il s’agit de l’interception d’une communication, la condition de prévisibilité exige que le droit interne précise notamment la définition des catégories de personnes susceptibles d’être mises sur écoute judiciaire, la nature des infractions pouvant y donner lieu, la fixation d’une limite à la durée de l’exécution de la mesure, les conditions d’établissement des procès-verbaux de synthèse consignant les conversations interceptées, et l’utilisation et l’effacement des enregistrements réalisés (Valenzuela Contreras c. Espagne, 30 juillet 1998, § 59, Recueil des arrêts et décisions 1998-V ; voir aussi R.E. c. Royaume-Uni, no 62498/11, § 123, 27 octobre 2015, ainsi que Roman Zakharov, précité, § 231).

    52.  S’agissant de la base légale de l’ingérence litigieuse, la Cour ne voit pas de raison de conclure différemment que dans les arrêts Lambert (précité, §§ 24-25) et Matheron (précité, § 30) : la base légale se trouve dans les articles 100 et suivants du code de procédure pénale, dès lors que l’interception, l’enregistrement et la transcription de la conversation entre la requérante et M. Picart ont été réalisés en exécution d’écoutes téléphoniques décidées par un juge d’instruction sur le fondement de ces dispositions. Le fait que la requérante n’était pas la titulaire de la ligne téléphonique ainsi mise sous écoute est à cet égard indifférent. Par définition, une telle opération a pour conséquence que des conversations avec des tiers soient écoutées et implique donc l’interception de propos émanant de personnes qui ne sont pas visées par la mesure ordonnée par le juge d’instruction.

    53.  L’accessibilité de ces dispositions n’ayant pas prêté à controverse, il reste à déterminer si elles remplissent la condition de prévisibilité s’agissant comme en l’espèce, de l’interception, l’enregistrement et la transcription d’une conversation entre le titulaire de la ligne téléphonique mise sous écoute et un avocat, et de l’utilisation subséquente de la transcription dans une procédure dirigée contre ce dernier.

    54.  La Cour rappelle à cet égard qu’elle a admis que les articles 100 et suivants du code de procédure pénale répondaient à l’exigence de « qualité de la loi » dès lors qu’ils « pos[ai]ent des règles claires et détaillées et précis[ai]ent, a priori, avec suffisamment de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré (Lambert, précité, § 28 ; voir aussi Matheron, précité, § 41). Elle observe cependant que ces dispositions ne couvrent pas la situation des personnes dont les propos ont été interceptés à l’occasion de la mise sous écoute de la ligne téléphonique d’une autre personne. En particulier, elles ne prévoient pas la possibilité d’utiliser les propos interceptés contre leur auteur dans le cadre d’une autre procédure que celle dans le contexte de laquelle la mise sous écoute a été ordonnée. Ainsi, dans l’affaire Matheron (précitée, §§ 31-32 ; voir aussi Pruteanu c. Roumanie, n30181/05, §§ 44-45, 3 février 2015), renvoyant à l’arrêt Amann c. Suisse [GC] (no 27798/95, CEDH 2000-II) et constatant qu’« il n’appara[issait] pas que la situation des personnes écoutées dans le cadre d’une procédure à laquelle elles sont étrangères soit couverte par ces dispositions », la Cour a souligné qu’elle « pourrait être amenée à se poser la question de savoir si l’ingérence litigieuse était ou non « prévue par la loi » (relevant que la violation de l’article 8 était encourue pour un autre motif, elle ne s’est toutefois pas prononcée sur ce point).

    55.  La Cour constate cependant que, s’agissant spécifiquement de propos tenus dans un tel contexte par un avocat au titulaire de la ligne mise sous écoute, la Cour de cassation avait déjà, à l’époque des faits de la cause, précisé que, par exception, une conversation entre un avocat et son client surprise à l’occasion d’une mesure d’instruction régulière pouvait être transcrite et versée au dossier de la procédure lorsqu’il apparaissait que son contenu était de nature à faire présumer la participation de cet avocat à des faits constitutifs d’une infraction (Cass. crim., 8 novembre 2000, no 00-83570, Bulletin criminel 2000, no 335). Certes, la Cour de cassation n’a expressément indiqué que dans un arrêt rendu le 1er octobre 2003 dans le contexte de la présente espèce que cela vaut également lorsque ces faits sont étrangers à la saisine du juge d’instruction (Cass. Crim., 1er octobre 2003, no 03-82909). La Cour estime toutefois qu’au vu des articles 100 et suivants du code de procédure pénale et de l’arrêt de la Cour de cassation du 8 novembre 2000, la requérante, professionnelle du droit, pouvait, dans le contexte de l’espèce, prévoir que la ligne téléphonique de M. Picart était susceptible d’être placée sous écoute sur le fondement de ces articles, que ceux des propos qu’elle lui tiendrait sur cette ligne qui seraient de nature à faire présumer sa participation à une infraction pourraient être enregistrés et transcrits malgré sa qualité d’avocate, et qu’elle risquait des poursuites à raison de tels propos. En particulier, elle pouvait prévoir que révéler à cette occasion une information couverte par le secret professionnel l’exposerait à des poursuites sur le fondement de l’article 226-13 du code pénal (paragraphe 30 ci-dessus). Au vu de l’article 22 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques et des articles 160 et 183 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat (paragraphes 31-33 ci-dessus), elle pouvait également prévoir qu’un manquement de cette nature l’exposerait à des poursuites disciplinaires devant le conseil de l’ordre des avocats, qui pouvait notamment agir sur demande du procureur général.

    56.  La Cour admet en conséquence que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

    b)  But légitime

    57.  La Cour a déjà eu l’occasion de préciser qu’ayant eu lieu dans le cadre d’une procédure criminelle, l’interception, l’enregistrement et la transcription des communications téléphoniques de M. Picart en exécution de la commission rogatoire du 2 décembre 2002 - dont celle qu’il a eue avec la requérante le 17 décembre 2002 - poursuivaient l’un des buts légitimes énumérés par le second paragraphe de l’article 8 de la Convention : « la défense de l’ordre » (voir la décision Picart précitée). Elle estime qu’il en va de même de l’utilisation de la transcription de la conversation téléphonique du 17 décembre 2002 dans le cadre de la procédure disciplinaire conduite contre la requérante pour manquement au secret professionnel.

    c)  « Nécessaire » « dans une société démocratique »

    58.  La Cour rappelle que la notion de nécessité, au sens de l’article 8 de la Convention, implique l’existence d’un besoin social impérieux et, en particulier, la proportionnalité de l’ingérence au but légitime poursuivi (voir, parmi d’autres, Michaud, précité, § 120).

    59.  Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence au regard du but légitime poursuivi. Cette marge va cependant de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles-ci émanent d’une juridiction indépendante (voir, notamment, précités, Lambert, § 30 Matheron, précité, § 34, et Pruteanu, § 47).

    60.  Quel que soit le système de surveillance retenu, la Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus. Cette appréciation ne revêt qu’un caractère relatif, elle dépend, entre autres, du type de recours fourni par le droit interne. Par conséquent, il y a lieu de rechercher si les procédures destinées au contrôle de l’adoption et de l’application des mesures restrictives sont aptes à limiter à ce qui est nécessaire dans une société démocratique l’ingérence résultant de la législation incriminée (voir, notamment, précités, Lambert, § 31, Matheron, § 35, et Pruteanu, § 48).

    61.  La Cour va donc s’attacher à vérifier en l’espèce si la requérante a disposé d’un « contrôle efficace » (Matheron, précité, §§ 36-44) de l’interception, l’enregistrement et la transcription de la communication téléphonique qu’elle a eue avec M. Picart le 17 décembre 2002. Se pose aussi la question du poids à accorder dans l’évaluation de la nécessité de la transcription de cette conversation au fait qu’elle communiquait ainsi en sa qualité d’avocate (Pruteanu, précité, §§ 49-58).

    i.     Sur la question de savoir si la requérante a disposé d’une contrôle efficace

    62.  La Cour estime qu’il faut rapprocher la présente affaire de l’affaire Matheron précitée.

    63.  Dans cette affaire, le requérant se plaignait du versement au dossier de poursuites pénales dont il était l’objet, de la transcription de conversations téléphoniques qu’il avait eues avec le titulaire d’une ligne téléphonique mise sous écoute dans le cadre d’une information judiciaire à laquelle il était étranger. Il n’avait pu obtenir un contrôle juridictionnel de cette mesure dans le cadre de la procédure pénale dans le contexte de laquelle elle avait été ordonnée parce qu’il n’était pas partie à celle-ci. Il avait tenté d’obtenir un tel contrôle dans le cadre de la procédure pénale dirigée ensuite contre lui. La chambre d’accusation avait toutefois jugé, d’une part, qu’en sollicitant régulièrement la communication des écoutes litigieuses et en ordonnant leur transcription, le juge d’instruction n’avait fait qu’user des prérogatives que lui conférait l’article 81 du code de procédure pénale et, d’autre part, qu’il n’appartenait pas à la chambre d’accusation d’apprécier la régularité de décisions prises dans une procédure autre que celle dont elle était saisie, extérieure à son ressort, décisions par ailleurs insusceptibles de recours en application de l’article 100 du code précité. La Cour de cassation avait ensuite conclu qu’en se prononçant ainsi la chambre d’accusation avait justifié sa décision. La Cour avait observé qu’en conséquence, pour la Cour de cassation, la chambre d’accusation devait se contenter de contrôler la régularité de la demande de versement au dossier du requérant des pièces relatives aux écoutes, à l’exclusion de tout contrôle sur les écoutes elles-mêmes.

    64.  La Cour a estimé qu’un tel raisonnement pourrait conduire à des décisions privant de la protection de la loi les personnes qui se verraient opposer le résultat d’écoutes téléphoniques réalisées dans des procédures étrangères à la leur, ce qui reviendrait, en pratique, à vider le mécanisme protecteur mis en œuvre par les articles 100 et suivants du code de procédure pénale d’une large partie de sa substance. Elle a ensuite constaté que tel avait été le cas pour le requérant qui n’avait pas joui de la protection effective de la loi nationale, laquelle n’opère pas de distinction selon la procédure dans le cadre de laquelle les écoutes ont été ordonnées. Elle en a déduit qu’il n’avait pas bénéficié d’un « contrôle efficace » tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter à ce qui était « nécessaire dans une société démocratique » l’ingérence litigieuse. Elle a donc conclu à la violation de l’article 8 de la Convention (§§ 36-44).

    65.  Certes, la Cour de cassation a par la suite admis que la chambre de l’instruction puisse examiner la régularité des écoutes téléphoniques accomplies dans le cadre d’une procédure distincte et annexées à la procédure dont elle est saisie. Le Gouvernement a par ailleurs précisé dans le cadre de la procédure d’exécution de l’arrêt Matheron, que la chambre de l’instruction vérifie ainsi, en particulier, la finalité de l’interception téléphonique ordonnée, la régularité des écoutes, leur nécessité et la proportionnalité de l’atteinte portée à la vie privée du requérant au regard de la gravité des infractions commises (paragraphe 29 ci-dessus). Cependant, en l’espèce, faute d’avoir été poursuivie pénalement à raison des propos tenus le 17 décembre 2002, la requérante n’a pas eu la possibilité de saisir la chambre de l’instruction.

    66.  La requérante se trouve donc à cet égard dans une situation comparable à celle du requérant Matheron.

    67.  La Cour doit cependant prendre en compte les circonstances particulières de l’espèce.

    68.  Ce faisant, elle observe tout d’abord que l’écoute litigieuse a été ordonnée par un magistrat et réalisée sous son contrôle. Si cette circonstance n’est pas déterminante (voir, précités, Pruteanu, § 50, et Matheron, § 40) et ne distingue pas la présente affaire de l’affaire Matheron, la Cour lui accorde néanmoins une certaine importance.

    69.  Elle relève ensuite qu’un contrôle juridictionnel a eu lieu a posteriori dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre M. Picart. Celui-ci, ainsi que le juge d’instruction, avaient en effet saisi la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris afin qu’elle statue sur la régularité des procès-verbaux de transcription des écoutes en cause, y compris celle du 17 décembre 2002. La chambre de l’instruction avait annulé la transcription d’une conversation intervenue le 24 janvier 2003 entre M. Picart et le requérant, au motif qu’elle se rapportait à l’exercice des droits de la défense du mis en examen et que son contenu comme sa nature n’étaient pas propres à faire présumer la participation de l’avocat à une infraction. Elle avait en revanche refusé d’annuler les autres transcriptions, estimant que les propos tenus par les requérants étaient de nature à révéler de leur part une violation du secret professionnel et un outrage à magistrat. La Cour de cassation avait ensuite rejeté le pourvoi formé par M. Picart (paragraphes 11-12 ci-dessus), lequel avait alors saisi la Cour d’un grief tiré de l’article 8 de la Convention. Examinant la nécessité de l’ingérence et constatant que la chambre de l’instruction de la cour d’appel avait annulé la transcription de la conversation du 24 janvier 2003 au motif qu’elle concernait les droits de la défense de ce dernier, la Cour a jugé qu’il avait bénéficié « d’un contrôle efficace tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter l’ingérence litigieuse à ce qui était nécessaire dans une société démocratique », et a conclu au défaut manifeste de fondement du grief (voir la décision Picart précitée).

    70.  Cela ne suffit pas en l’espèce pour répondre à l’exigence rappelée ci-dessus dès lors que la requérante ne pouvait être partie à cette procédure. Il en résulte néanmoins que la conformité des interceptions téléphoniques réalisées avec les exigences des articles 100 et suivants du code de procédure pénale a fait l’objet d’un contrôle juridictionnel, ce que la Cour ne peut ignorer dans le cadre de l’examen de la présente cause.

    71.  La Cour constate par ailleurs que la requérante a fait l’objet de poursuites disciplinaires à raison de ces mêmes propos et sur le fondement de leur transcription. Or, dans le cadre de cette procédure, elle a pu demander que cette transcription soit écartée des débats en raison de son illégalité, en arguant de son caractère déloyal et illicite et en invoquant la liberté de communication entre l’avocat et son client.

    72.  En première instance, le conseil de l’ordre des avocats, siégeant comme conseil de discipline (paragraphes 16-17 ci-dessus), a dûment examiné ce moyen. Procédant à un examen approfondi des circonstances de la cause, il a relevé que les transcriptions de conversations intéressant les droits de la défense de M. Picart avaient été annulées par la chambre de l’instruction, ce qui privait de pertinence le moyen tiré de la violation prétendue des droits de ce dernier. Il a ensuite constaté que les propos tenus par la requérante le 17 décembre 2002 étaient de nature à faire présumer la commission par elle du délit de violation du secret professionnel, si bien qu’elle ne pouvait utilement arguer du secret attaché aux conversations entre l’avocat et son client pour contester la légalité de la transcription de ceux-ci, et souligné que le secret professionnel et la protection qui s’y attachent, trouvaient leur limite dans la violation de la loi par l’avocat. Il a conclu que la validité de l’écoute ne pouvait être contestée dès lors qu’il résultait des mentions figurant au procès-verbal de transcription que la ligne placée sur écoute l’avait été en exécution d’une commission rogatoire ordonnant la surveillance de l’abonné Picart et non celle de la requérante, avocate, et que les règles légales relatives à l’interception des correspondances émises par la voie des télécommunications avaient été respectées dès lors que la commission rogatoire précisait encore la durée de l’interception et les infractions la motivant.

    73.  La cour d’appel de Paris a conclu dans le même sens (paragraphes 20-22). Elle a notamment rappelé que les poursuites étaient intentées sur la seule base de la transcription d’une conversation téléphonique entre M. Picart et la requérante, intervenue à l’initiative de cette dernière, alors que la ligne téléphonique du premier était placée sous surveillance dans des conditions conformes aux articles 100 et suivants du code de procédure pénale. Elle a également rappelé que le pouvoir conféré au juge d’instruction par l’article 100 du code de procédure pénale de prescrire, lorsque les nécessités de l’information l’exigent, l’interception et la transmission de correspondances émises par voie de télécommunication, trouvait sa limite dans le respect des droits de la défense, qui commande notamment la confidentialité des correspondances entre la personne mise en examen et l’avocat qu’elle a désigné. Elle a toutefois retenu, en particulier, qu’une conversation téléphonique entre une personne mise en examen et son avocat pouvait être transcrite et versée au dossier dès lors que son contenu et sa nature étaient propres à faire présumer la participation de cet avocat à une infraction, même si ces faits étaient étrangers à la saisine du juge d’instruction, et qu’il en allait a fortiori ainsi d’une conversation entre une personne non mise en examen et un avocat qui avait été son conseil habituel dans des matières non pénales.

    74.  Selon la Cour, il y a lieu de prendre en compte l’ensemble de ces éléments : l’écoute et la transcription litigieuses ont été ordonnées par un magistrat et réalisées sous son contrôle, un contrôle juridictionnel a eu lieu dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre M. Picart et la requérante a obtenu un examen de la légalité de la transcription de cette écoute dans le cadre de la procédure disciplinaire dont elle a été l’objet. Ce faisant, la Cour estime que, même si elle n’a pas eu la possibilité de saisir un juge d’une demande d’annulation de la transcription de la communication téléphonique du 17 décembre 2002, il y a eu dans les circonstances particulières de l’espèce un contrôle efficace, apte à limiter l’ingérence litigieuse à ce qui était nécessaire dans une société démocratique.

    ii.  Sur le poids à accorder au fait que, le 17 décembre 2002, la requérante communiquait avec M. Picart en sa qualité d’avocate

    75.  La requérante invite la Cour à juger qu’une ingérence dans une conversation entre un avocat et son client est en toutes circonstances contraire à l’article 8 de la Convention dès lors que cela porte atteinte au principe de la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client et au principe de la protection spécifique du secret professionnel des avocats.

    76.  Il est vrai que la Cour accorde une importance particulière à ces principes. Elle rappelle à cet égard que, si l’article 8 protège la confidentialité de toute « correspondance » entre individus, il accorde une protection renforcée aux échanges entre les avocats et leurs clients. Cela se justifie par le fait que les avocats se voient confier une mission fondamentale dans une société démocratique : la défense des justiciables. Or un avocat ne peut mener à bien cette mission fondamentale s’il n’est pas à même de garantir à ceux dont il assure la défense que leurs échanges demeureront confidentiels. C’est la relation de confiance entre eux, indispensable à l’accomplissement de cette mission, qui est en jeu. En dépend en outre, indirectement mais nécessairement, le respect du droit du justiciable à un procès équitable, notamment en ce qu’il comprend le droit de tout « accusé » de ne pas contribuer à sa propre incrimination (Michaud, précité, § 118). Cette « protection renforcée » que l’article 8 confère à la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients et les raisons qui la fondent, ont conduit la Cour à constater que, pris sous cet angle, le secret professionnel des avocats est spécifiquement protégé par cette disposition (ibidem, § 119).

    77.  La Cour a cependant également souligné que, si le secret professionnel des avocats a une grande importance tant pour l’avocat et son client que pour le bon fonctionnement de la justice, et s’il s’agit de l’un des principes fondamentaux sur lesquels repose l’organisation de la justice dans une société démocratique, il n’est pas pour autant intangible (ibidem, § 123). Elle a ajouté qu’il se décline avant tout en obligations à la charge des avocats (ibidem, § 119) et que c’est dans la mission de défense dont ils sont chargés qu’il trouve son fondement (ibidem, §§ 118 et 128). Elle a ainsi jugé dans l’affaire Michaud précitée que l’obligation pour les avocats de déclarer les soupçons qu’ils peuvent avoir à l’égard de clients en matière de blanchiment d’argent est compatible avec l’article 8 de la Convention dès lors qu’elle ne s’impose à eux que lorsqu’ils exercent pour le compte de ceux-ci un certain type d’activités éloignées de leur mission de défense et qu’elle est assortie d’un filtre protecteur du secret professionnel (les avocats ne communiquent pas les déclarations directement à Tracffin, l’organisme chargé du traitement du renseignement et de l’action contre les circuits financiers clandestins, mais, selon le cas, au président de l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation ou au bâtonnier de l’ordre auprès duquel ils sont inscrits).

    78.  Cela étant rappelé, la Cour observe que le droit français énonce très clairement que le respect des droits de la défense commande la confidentialité des conversations téléphoniques entre un avocat et son client, et fait en conséquence obstacle à la transcription de telles conversations, même lorsqu’elles ont été surprises à l’occasion d’une mesure d’instruction régulière. Il n’admet à cette règle qu’une seule exception : la transcription est possible lorsqu’il est établi que le contenu d’une conversation ainsi surprise est de nature à faire présumer la participation de l’avocat lui-même à des faits constitutifs d’une infraction (paragraphe 27 ci-dessus). Par ailleurs, l’article 100-5 du code de procédure pénale établit désormais expressément qu’à peine de nullité, les correspondances avec un avocat relevant de l’exercice des droits de la défense ne peuvent être transcrites (paragraphe 28 ci-dessus).

    79.  Selon la Cour, cette approche est compatible avec la jurisprudence rappelée ci-dessus en ce qu’elle revient à retenir que, par exception, le secret professionnel des avocats, qui trouve son fondement dans le respect des droits de la défense du client, ne fait pas obstacle à la transcription d’un échange entre un avocat et son client dans le cadre de l’interception régulière de la ligne du second lorsque le contenu de cet échange est de nature à faire présumer la participation de l’avocat lui-même à une infraction, et dans la mesure où cette transcription n’affecte pas les droits de la défense du client. Autrement dit, la Cour admet qu’ainsi restrictivement énoncée, cette exception au principe de la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client contient une garantie adéquate et suffisante contre les abus.

    80.  La Cour réitère que ce qui importe avant tout dans ce contexte est que les droits de la défense du client ne soient pas altérés, c’est-à-dire que les propos ainsi transcrits ne soient pas utilisés contre lui dans la procédure dont il est l’objet.

    81.  Or, en l’espèce, précisément, la chambre de l’instruction a annulé certaines autres transcriptions au motif que les conversations qu’elles retraçaient concernaient l’exercice des droits de la défense de M. Picart. Si elle a refusé d’annuler la transcription du 17 décembre 2002, c’est parce qu’elle a jugé que les propos tenus par la requérante étaient de nature à révéler la commission par elle du délit de violation du secret professionnel, et non parce qu’ils constituaient un élément à charge pour son client. Elle a très clairement souligné que le pouvoir conféré au juge d’instruction de prescrire l’interception, l’enregistrement et la transcription de correspondances téléphoniques « trouv[ait] sa limite dans le respect des droits de la défense qui commande notamment la confidentialité des correspondances entre la personne mise en examen et l’avocat qu’elle a désigné » et « qu’une conversation téléphonique intervenant entre eux ne peut être transcrite et versée au dossier que si son contenu et sa nature sont propres à faire présumer la participation de cet avocat à une infraction ». Autrement dit, selon la chambre de l’instruction, la transcription d’une conversation entre un avocat et son client ne peut être retenue à charge du client mis en examen ; elle peut cependant être retenue à charge de l’avocat si elle révèle une infraction de sa part.

    82.  Ainsi, dès lors que la transcription de la conversation du 17 décembre 2002 entre la requérante et M. Picart était fondée sur le fait que son contenu était de nature à faire présumer que la requérante avait elle-même commis une infraction, et que le juge interne s’est assuré que cette transcription ne portait pas atteinte aux droits de la défense de M. Picart, la Cour estime que la circonstance que la première était l’avocate du second ne suffit pas pour caractériser une violation de l’article 8 de la Convention à l’égard de celle-ci.

    83.  La Cour observe que la requérante estime néanmoins que la possibilité de poursuites de l’avocat sur le fondement d’une telle transcription pourrait avoir un effet dissuasif sur la liberté des échanges entre l’avocat et son client et donc sur la défense de ce dernier. La Cour considère toutefois que cette thèse n’est pas défendable dès lors qu’il s’agit de propos tenus par l’avocat lui-même, susceptibles de caractériser un comportement illégal de celui-ci. Elle souligne à cet égard qu’un professionnel du droit tel qu’un avocat est particulièrement bien armé pour savoir où se trouvent les limites de la légalité et, notamment, pour réaliser le cas échéant que les propos qu’il tient à un client sont de nature à faire présumer qu’il a lui-même commis une infraction. Il en va d’autant plus ainsi lorsque ce sont ses propos eux-mêmes qui sont susceptibles de constituer une infraction, comme lorsqu’ils tendent à caractériser le délit de violation du secret professionnel prévu par l’article 226-13 du code pénal (paragraphe 30 ci-dessus).

    84.  Il résulte de ce qui précède que l’ingérence litigieuse n’est pas disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi - la « défense de l’ordre » - et qu’elle peut passer pour « nécessaire » « dans une société démocratique », au sens de l’article 8 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable pour autant qu’elle est présentée par la requérante, et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention dans le chef de la requérante.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Claudia Westerdiek                                                           Angelika Nußberger
           Greffière                                                                             Présidente

     


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