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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CALIN AND OTHERS v. ROMANIA - 25057/11 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section)) French Text [2016] ECHR 671 (19 July 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/671.html Cite as: [2016] ECHR 671 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE CĂLIN ET AUTRES c. ROUMANIE
(Requêtes nos 25057/11, 34739/11 et 20316/12)
ARRÊT
STRASBOURG
19 juillet 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Călin et autres c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Marko Bošnjak, juges,
et d’Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 juin 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 25057/11, 34739/11 et 20316/12) dirigées contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet État, M. Dumitru Leonard Călin (« le premier requérant »), Mme Antonia Miruna Moldovan (« la deuxième requérante ») et M. Andrei Marian Mihalcea (« le troisième requérant »), ont saisi la Cour les 23 mars 2011, 23 mai 2011 et 22 mars 2012 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le premier requérant, avocat à Iaşi, s’est représenté lui-même. La deuxième requérante a été représentée par Me N.A. Adam, avocat à Mureş, et le troisième requérant a été représenté par Me C.D. Dinu, avocate à Argeş. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants allèguent en particulier d’une atteinte à leur droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention en raison de leur impossibilité légale d’engager des actions en recherche de paternité compte tenu du délai de prescription prévu par la loi interne.
4. Le 25 octobre 2012, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1967, 2003 et 1989 et résident à Iaşi, à Ulieş et à Curtea de Argeş.
A. Le contexte général des affaires
6. Les requérants sont des enfants nés hors mariage.
7. À l’époque de leur naissance, le code de la famille (« CF ») prévoyait que l’action en recherche de paternité de l’enfant né hors mariage appartenait à l’enfant et pouvait être introduite en son nom par sa mère ou par son représentant légal dans un délai d’un an à compter de la naissance de l’enfant, ou, dans le cas de la cohabitation de la mère de l’enfant avec le père présumé, à partir de la fin de cette cohabitation.
8. Dans les présentes affaires, les mères des requérants n’ont pas valablement introduit les actions en recherche de paternité dans le délai légal.
9. Le 8 novembre 2007, la loi no 288/2007 portant modification du CF (« la loi no 288/2007 ») entra en vigueur. Cette loi compléta l’article 60 du CF avec un quatrième alinéa selon lequel le droit de l’enfant d’introduire une action en recherche de paternité était imprescriptible. L’article II de la même loi prévoyait que ses dispositions, y compris celles régissant l’action en recherche de paternité, étaient également applicables aux enfants nés avant l’entrée en vigueur de la loi (paragraphe 41 ci-dessous).
10. Par une décision du 9 décembre 2008, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnel l’article II de la loi no 288/2007. Elle jugea que le principe de non-rétroactivité de la loi civile ne permettait pas l’application des dispositions de la nouvelle loi aux personnes nées avant son entrée en vigueur (paragraphe 44 ci-dessus).
B. Les circonstances spécifiques à chacune des affaires
1. La requête no 25057/11
a) La première action en recherche de paternité engagée par le premier requérant
11. En 2001, se fondant sur les dispositions du CF telles qu’en vigueur à la date de sa naissance, le premier requérant saisit le tribunal de première instance de Iaşi d’une première action en recherche de paternité contre R.R.L. Dans le cadre de cette action, R.R.L. invoqua la prescription du droit du requérant d’engager l’action, faute de l’avoir introduite dans le délai d’un an à partir de sa naissance.
12. Le requérant souleva une exception d’inconstitutionnalité de l’article 60 du CF quant au délai d’un an prévu pour l’introduction d’une action en recherche de paternité. Par une décision du 6 mai 2003, la Cour constitutionnelle rejeta l’exception et jugea que le délai de prescription était conforme à la Constitution, compte tenu de la nécessité d’assurer la sécurité des rapports juridiques et la bonne administration de la justice.
13. Le 8 septembre 2003, le requérant renonça à son action.
b) L’action en recherche de paternité fondée sur les dispositions du CF complété par la loi no 288/2007
14. Le 6 mai 2008, se fondant sur l’article 60 § 4 du CF tel que prévu par la loi no 288/2007, le premier requérant saisit le tribunal de première instance de Iaşi d’une nouvelle action en recherche de paternité contre R.R.L.
15. Par un jugement du 4 mars 2010, le tribunal de première instance de Iaşi fit droit à l’action du requérant et constata que R.R.L. était son père. Le tribunal fonda son jugement sur les dépositions des témoins entendus et sur les conclusions de deux expertises médicolégales qui établissaient qu’il existait entre le requérant et R.R.L. des ressemblances spécifiques au lien de filiation entre un père et son fils.
16. R.R.L. interjeta appel de ce jugement, en soutenant que les résultats des expertises n’étaient pas fiables, qu’il n’avait pas eu de relation avec la mère du requérant et que la présente procédure, engagée si longtemps après la naissance de l’enfant, lui avait causé des désagréments au niveau personnel et social.
17. Par un arrêt du 25 octobre 2010, le tribunal départemental de Iaşi rejeta l’appel de R.R.L. en faisant valoir que le tribunal de première instance avait correctement établi les faits.
18. R.R.L. forma un pourvoi en recours devant la cour d’appel de Iaşi, en alléguant que la procédure de citation devant le tribunal départemental n’avait pas été correctement réalisée et qu’une expertise ADN aurait dû être ordonnée.
19. La cour d’appel soumit d’office au débat des parties l’exception portant sur la tardiveté de l’action, en se référant à la décision de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008 (paragraphe 10 ci-dessus).
20. Le requérant releva dans ses observations écrites que, lors de l’introduction de l’action, l’article 60 § 4 du CF prévoyait que l’action en recherche de paternité était imprescriptible et que les juridictions qui avaient examiné l’action auparavant n’avaient pas soumis cet aspect au débat des parties.
21. Par un arrêt définitif du 9 février 2011 rendu à la majorité, la cour d’appel déclara l’action prescrite. Pour en décider ainsi, la cour d’appel nota que, par la décision du 9 décembre 2008, la Cour constitutionnelle avait fait prévaloir le principe de non-rétroactivité de la loi civile. Elle expliqua également que l’article 8 de la Convention n’avait pas été violé par le rejet de l’action pour tardiveté, étant donné que le droit du requérant d’engager une telle action s’était éteint avant la ratification de la Convention par la Roumanie, de sorte qu’il n’avait aucune espérance légitime de voir réaliser son droit.
22. Dans une opinion séparée, l’un des juges de la cour d’appel considérait que l’action n’était pas prescrite, les intérêts de l’enfant privilégiés par le législateur lors de l’adoption de la loi no 288/2007 devant prévaloir sur le principe de non-rétroactivité de la loi civile. Il ajoutait que la décision de la Cour constitutionnelle susmentionnée n’avait pas remis en cause l’article 60 § 4 du CF et que la loi devait être interprétée afin de produire des effets juridiques. Il relevait en outre que, puisque l’action en recherche de paternité était un droit personnel extrapatrimonial, ce droit était imprescriptible.
2. La requête no 34739/11
a) L’action en établissement de paternité engagée par la mère de la deuxième requérante
23. Le 27 mars 2004, la mère de la deuxième requérante saisit le tribunal de première instance de Târgu-Mureş d’une action engagée en son nom propre contre B.C. pour établir sa paternité à l’égard de la requérante. Faute pour la mère de la requérante d’avoir satisfait à la demande du tribunal de faire réaliser une expertise médicolégale dans un certain délai, par un jugement définitif du 14 mars 2006, le tribunal de première instance constata la péremption de l’action.
b) L’action en recherche de paternité engagée par la deuxième requérante
24. Le 3 mars 2008, se fondant sur les articles 56, 59 et 60 § 4 du CF tel que modifié par la loi no 288/2007, la deuxième requérante, représentée par sa mère, saisit le tribunal de première instance de Târgu-Mureş d’une action en recherche de paternité contre B.C. Ce dernier contesta les allégations de la requérante et, en se référant à l’article 60 alinéa premier du CF, souleva une exception de prescription de l’action.
25. Par un jugement du 9 novembre 2009, le tribunal de première instance rejeta l’action, sans administrer de preuves, au motif qu’elle était prescrite, faute d’avoir été introduite dans le délai d’un an à partir de la naissance de l’enfant. Il fonda son jugement sur la décision de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008 et expliqua que le délai de prescription appliqué en l’espèce était justifié par la nécessité d’assurer la sécurité des rapports juridiques et la bonne administration de la justice.
26. La deuxième requérante interjeta appel, en soutenant que les articles de loi sur lesquels elle avait fondé son action n’avaient pas été déclarés inconstitutionnels et que les droits extrapatrimoniaux (nepatrimoniale) étaient par leur nature imprescriptibles. Elle invoqua également l’article 8 de la Convention, en expliquant que le délai de prescription prévu par la loi au moment de sa naissance restreignait son droit d’établir son ascendance.
27. Par un arrêt du 25 mai 2010, le tribunal départemental de Mureş fit droit à son appel et ordonna le renvoi de l’affaire en première instance pour qu’elle soit jugée au fond. Le tribunal départemental jugea que le délai de prescription appliqué en l’espèce était contraire aux intérêts supérieurs de l’enfant, qui ne pouvait pas voir sa filiation paternelle établie légalement.
28. B.C. forma un pourvoi en recours, en faisant valoir, entre autres, que l’article 8 de la Convention protégeait non seulement les intérêts de l’enfant mais également ceux du prétendu père contre les actions abusives en établissement de paternité.
29. Par un arrêt définitif du 24 novembre 2010, rendu à la majorité, se fondant sur la décision de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008, la cour d’appel de Mureş fit droit au recours de B.C., rejeta l’appel de la deuxième requérante et maintint le jugement rendu en première instance. L’un des juges de la cour d’appel, dans une opinion séparée, estima que le fait d’avoir déclaré l’action prescrite contrevenait à l’article 8 de la Convention, lequel imposait à l’État l’obligation de prendre des mesures législatives afin de faire prévaloir la réalité biologique et sociale sur de simples présomptions. Il ajouta que la requérante restait dans l’incertitude quant à sa propre identité et ne pouvait pas établir son statut civil en ce qui concernait son ascendance.
3. La requête no 20316/12
30. La mère du troisième requérant et M.M., son père présumé, vécurent ensemble de 1987 jusqu’au décès de ce dernier, le 11 juillet 2004.
31. Le 10 janvier 2011, se fondant sur les articles 59 et 60 du CF, le troisième requérant saisit le tribunal de première instance de Curtea de Argeş d’une action en recherche de paternité contre feu M.M., représenté dans la procédure par ses héritiers légaux, M.A., P.P. et D.C.V. Il faisait valoir que sa mère et M.M. avaient entretenu une relation notoire et que, dans le cercle de leurs amis proches, il était connu comme étant le fils de M.M., qui avait d’ailleurs contribué à son entretien.
32. Par un jugement du 22 mars 2011, le tribunal de première instance rejeta l’action de ce requérant pour tardiveté, en faisant application de l’article 60 alinéa 3 du CF, tel qu’en vigueur à la date de la naissance du requérant.
33. Ce dernier interjeta appel. Il releva entre autres que le rejet de son action pour tardiveté, en application de la décision de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008, portait atteinte à son droit protégé par l’article 8 de la Convention. Il cita l’affaire Kroon et autres c. Pays-Bas (27 octobre 1994, série A no 297-C). Il ajouta que, en vertu de l’article 20 de la Constitution, la Convention était d’application directe en droit interne.
34. Par un arrêt du 30 juin 2011, le tribunal départemental d’Argeş rejeta l’appel du troisième requérant. Se référant à l’article 147 (1) de la Constitution, le tribunal départemental nota que, à partir du 31 août 2008, les dispositions de la loi no 288/2007 avaient cessé de produire des effets juridiques et que, dès lors, le droit applicable au requérant était celui défini à l’article 60 § 3 du CF. Il expliqua également que le fait de ne pas étendre l’imprescriptibilité de l’action aux personnes nées avant l’entrée en vigueur de la loi no 288/2007 poursuivait un but légitime, à savoir s’assurer du respect du principe de la non-rétroactivité de la loi civile prévu par l’article 15 (2) de la Constitution. Il ajouta que le législateur avait également pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant.
35. Pour ce qui était de la violation alléguée de l’article 8 de la Convention, le tribunal départemental nota ensuite que l’existence d’un délai de prescription n’était pas en soi contraire à l’article 8. Se référant aux faits de l’espèce, il releva que le père présumé du requérant était déjà décédé et que, avant son décès, il avait été en relation avec l’intéressé. Il jugea que la non-reconnaissance légale du requérant avait seulement des conséquences matérielles, le requérant n’étant pas en mesure de bénéficier des biens de celui-ci. Il estima également que l’affaire Kroon et autres, précitée, n’était pas applicable en l’espèce.
36. Le troisième requérant forma un pourvoi en recours en se référant également à l’article 8 de la Convention.
37. Par un arrêt définitif du 16 novembre 2011, la cour d’appel de Piteşti confirma le rejet de son action pour tardiveté. Elle jugea que les dispositions de la loi no 288/2007 n’étaient pas applicables en l’espèce compte tenu du libellé de la décision du 9 décembre 2008 de la Cour constitutionnelle. Elle indiqua que l’argument du requérant tiré de l’article 8 de la Convention en combinaison avec l’article 20 (2) de la Constitution n’opérait pas en l’espèce, étant donné que la réalité biologique des liens entre le père présumé et l’enfant n’avait été prouvée devant aucune instance.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
38. Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :
Article 15
« (2) La loi ne dispose que pour l’avenir, à l’exception de la loi portant dispositions en matière pénale ou contraventionnelle plus favorables. ».
Article 20
« (1) Les dispositions constitutionnelles relatives aux droits et libertés des citoyens seront interprétées et appliquées en concordance avec la Déclaration universelle des droits de l’homme, avec les pactes et les autres traités auxquels la Roumanie est partie.
(2) En cas de non-concordance entre les pactes et les traités portant sur les droits fondamentaux de l’homme auxquels la Roumanie est partie, et les lois internes, les réglementations internationales ont la primauté, sauf le cas des dispositions plus favorables prévues par la Constitution ou les lois internes. »
Article 26
« (1) Les autorités publiques respectent et protègent la vie intime, familiale et privée. »
Article 147
« (1) Les dispositions des lois et ordonnances en vigueur, ainsi que celles des règlements, qui ont été déclarées inconstitutionnelles cessent leurs effets juridiques dans un délai de 45 jours à partir de la publication de la décision de la Cour constitutionnelle si, pendant cette période, le parlement ou le gouvernement, selon le cas, n’a pas modifié les dispositions inconstitutionnelles pour qu’elles soient en accord avec la Constitution. Pendant ce délai, les dispositions déclarées inconstitutionnelles sont suspendues de droit.
(...)
(4) Les décisions de la Cour constitutionnelle sont publiées au Moniteur officiel. À partir de la date de leur publication, les décisions sont généralement obligatoires pour l’avenir. »
B. Les dispositions légales pertinentes sur l’état des personnes
1. Le décret no 31/1954 sur les personnes physiques et les personnes morales en vigueur à l’époque des faits
39. Selon l’article
8 du décret no 31/1954 susmentionné, la personne devient majeure et
acquiert la pleine capacité d’exercice à l’âge de
dix-huit ans. Selon l’article 11 du même décret, le mineur qui n’a pas
atteint l’âge de quatorze ans est dépourvu de toute capacité d’exercice.
2. Le CF en vigueur avant le 8 novembre 2007
40. Les dispositions pertinentes du CF en vigueur à l’époque de la naissance des requérants étaient ainsi libellées :
Article 56
« La filiation de l’enfant à l’égard du père peut être établie (...) par une déclaration de reconnaissance [de la part du père] ou par décision de justice. »
Article 59
« L’action en recherche de paternité de l’enfant né hors mariage appartient à l’enfant et peut être introduite en son nom par sa mère ou par son représentant légal. (...) »
Article 60
« (1) L’action en recherche de paternité doit (poate) être introduite dans un délai d’un an à compter de la naissance de l’enfant.
(...)
(3) En cas de cohabitation de la mère de l’enfant avec le père présumé ou lorsque ce dernier avait participé à l’entretien de l’enfant (a prestat copilului întreținere), le délai d’un an commence à courir à la fin de la cohabitation ou de l’entretien. »
3. Les modifications apportées par la loi no 288/2007
41. La loi no 288/2007 portant modification du code de la famille (« la loi no 288/2007 ») entra en vigueur le 8 novembre 2007. Elle apporta les modifications suivantes :
Article I
« (...)
(5) L’article 60, après le troisième alinéa, sera complété par un nouvel alinéa, l’alinéa 4, ainsi rédigé :
‘L’action qui appartient à l’enfant ne se prescrit pas au cours de la vie de celui-ci.’ »
Article II
« Les dispositions de la présente loi concernant (...) l’action en recherche de paternité de l’enfant né hors mariage sont également applicables aux enfants nés avant l’entrée en vigueur de la loi, même si les procédures sont en cours de jugement. »
4. Les modifications apportées par la loi no 287/2009 portant nouveau code civil
42. La loi no 287/2009 portant nouveau code civil (« la loi no 287/2009 »), entrée en vigueur le 1er octobre 2011, prévoit ce qui suit :
Article 424 : L’établissement de la paternité par décision de justice
« Lorsque le père ne reconnaît pas l’enfant né hors mariage, la filiation paternelle de ce dernier peut être établie par décision de justice. »
Article 425 : L’action en recherche de paternité
«(1) L’action en recherche de paternité pour un enfant né hors mariage appartient à l’enfant et peut être introduite en son nom par sa mère, même si elle est mineure, ou par son représentant légal.
(...) »
Article 427 : Le délai de prescription
« (1) Le droit à l’action en recherche de paternité ne se prescrit pas pendant la vie de l’enfant.
(...) »
5. La loi no 71/2011 concernant la mise en application de la loi no 287/2009
43. La loi no 71/2011 relative à la mise en application de la loi no 287/2009 portant nouveau code civil (« la loi no 71/2011 »), entrée en vigueur le 1er octobre 2011, abrogea la loi no 288/2007. La disposition pertinente de la loi no 71/2011 relative à la mise en application de la loi no 287/2009 se lit ainsi :
Article 47
« L’établissement de la paternité (...) est régi par les dispositions du code civil et produit les effets prévus par celui-ci seulement dans le cas des enfants nés après son entrée en vigueur. »
C. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle
44. Par une décision no 1345 du 9 décembre 2008, publié au Moniteur officiel le 23 décembre 2008, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnel l’article II de la loi no 288/2007, en faisant prévaloir le principe de non-rétroactivité de la loi civile. Elle motiva son arrêt en ces termes :
« En examinant les motifs d’inconstitutionnalité invoqués, de la perspective [de la méconnaissance de l’article 15 alinéa 2 de la Constitution quant à la non-rétroactivité de la loi], la Cour [constitutionnelle] constate que les dispositions de l’article II de la loi no 288/2007 concernant l’action en recherche de paternité de l’enfant né hors mariage contreviennent aux dispositions constitutionnelles de l’article 15 alinéa 2 ; la non-rétroactivité est un principe constitutionnel, prévu de manière expresse, et le législateur ne peut adopter en matière civile des normes juridiques avec une application rétroactive, aussi bien des lois matérielles que des lois de procédure.
Ainsi, l’inconstitutionnalité de la disposition légale est due à l’application de la nouvelle loi aux enfants nés avant son entrée en vigueur, même si la demande est en cours de jugement, dans la mesure où elle est appliquée à un droit né sous l’empire de l’ancienne loi. »
45. Afin d’éviter une pratique divergente ou le non-respect de ses décisions, la Cour constitutionnelle présente dans ses décisions les effets que celles-ci doivent produire (voir, par exemple, les décisions no 665 du 5 juillet 2007 et no 1039 du 5 décembre 2012, dans lesquelles la Cour constitutionnelle a précisé les effets des constats d’inconstitutionnalité pour l’avenir).
III. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
46. La Convention internationale relative aux droits de l’enfant adoptée par l’assemblée générale des Nations Unies, le 20 novembre 1989, entrée en vigueur le 2 septembre 1990, prévoit notamment ce qui suit :
Article 7
« 1. L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux. »
IV. AUTRES TEXTES ÉMANANT DU CONSEIL DE L’EUROPE
47. La Convention européenne sur le statut juridique des enfants nés hors mariage adoptée le 15 septembre 1975 a été ratifiée par la Roumanie le 30 novembre 1992. Cette Convention se lit ainsi dans sa partie pertinente en l’espèce :
Article 3
« La filiation paternelle de tout enfant né hors mariage peut être constatée ou établie par reconnaissance volontaire ou par décision juridictionnelle. »
48. Le Rapport explicatif de cette Convention indique à l’égard de son article 3 précité ce qui suit :
« 16. Cet article énonce deux modes de constatation ou d’établissement de la filiation paternelle qui sont exposés ci-après ; il pose également la règle générale selon laquelle l’action en recherche de paternité doit, dans tous les cas, pouvoir être introduite.
(...)
20. La détermination des personnes ou autorités qui peuvent ou doivent agir en vue d’établir la paternité d’un enfant né hors mariage ainsi que celle des délais dans lesquels une telle action peut être intentée est laissée à l’appréciation des législations internes. »
49. Le comité d’experts sur le droit de la famille (CJ-FA) a préparé un « livre blanc » sur les principes relatifs à l’établissement et aux conséquences juridiques du lien de filiation adopté par le Comité européen de coopération juridique (CDCJ), lors de sa 79e réunion plénière du 11 au 14 mai 2004. Le principe no 8 était ainsi libellé :
« 1. Si la filiation paternelle n’est établie ni par présomption ni par reconnaissance volontaire, la législation doit prévoir la possibilité d’introduire une action pour qu’elle soit établie par décision judiciaire.
2. L’enfant ou son représentant ont le droit d’introduire une action en vue d’établir la filiation paternelle. Ce droit peut également être accordé à l’une ou à plusieurs des personnes suivantes:
- la mère;
- la personne prétendant être le père;
- toute personne justifiant d’un intérêt spécifique;
- autorité publique ;
3. Les États peuvent fixer des délais à l’engagement d’une action visant à établir la filiation paternelle. »
50. Le même rapport indiquait également ce qui suit :
« Le paragraphe 3 de l’article 8 mentionne la possibilité de fixer des délais pour l’engagement d’une action afin de permettre à la situation familiale des personnes concernées de se stabiliser avec le temps. Par conséquent, même le droit de l’enfant d’engager une action visant à établir sa filiation paternelle peut être limite (il peut ainsi l’être notamment dans le temps, après que l’enfant a atteint l’âge de la majorité). »
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
51. Compte tenu de la connexité des requêtes quant aux questions de fond qu’elles posent, la Cour juge approprié de les joindre, en application de l’article 42 § 1 de son règlement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
52. Invoquant l’article 8 de la Convention, tous les requérants se plaignent d’une atteinte à leur droit au respect de leur vie privée en raison de leur impossibilité de voir établie leur filiation paternelle compte tenu du délai de prescription qui leur est opposé en vertu du droit interne. Pour se plaindre de la même atteinte, le requérant dans la requête no 25057/11 cite également l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour estime que les allégations des requérants doivent être examinées uniquement sous l’angle de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
1. Les arguments des parties
53. Le Gouvernement reproche aux requérants d’avoir attendu plus de trois ans après la décision de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008 avant de saisir la Cour de leurs requêtes. Selon lui, puisque les intéressés estiment que cette décision de la Cour constitutionnelle avait eu comme finalité d’influencer l’issue de leurs actions en recherche de paternité, ils auraient dû saisir la Cour dans un délai de six mois à partir de cette décision.
54. Les requérants n’ont pas présenté d’observations sur l’exception tirée du non-respect du délai de six mois.
2. L’appréciation de la Cour
a) Les principes applicables
55. Le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention vise à assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention puissent être examinées dans un délai raisonnable et que les décisions passées ne soient pas indéfiniment susceptibles d’être remises en cause (Zorica Jovanović c. Serbie, no 21794/08, § 52, CEDH 2013). Cette règle marque la limite temporelle du contrôle effectué par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s’exercer (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 40, 29 juin 2012).
56. En règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. Seuls les recours normaux et effectifs peuvent être pris en compte pour le délai de six mois car un requérant ne peut pas repousser le délai strict imposé par la Convention en essayant d’adresser des requêtes inopportunes à des instances qui n’ont pas le pouvoir ou la compétence nécessaire pour accorder sur le fondement de la Convention une réparation effective concernant le grief en question (Fernie c. Royaume-Uni (déc.), no 14881/04, 5 janvier 2006).
57. Lorsqu’il est clair d’emblée que le requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai de six mois prend naissance à la date des actes ou mesures dénoncés ou à la date à laquelle l’intéressé en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice (Dennis et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 76573/01, 2 juillet 2002). La Cour rappelle enfin qu’une violation de la Convention ou de ses Protocoles peut revêtir la forme non seulement d’un acte instantané, mais également d’une situation continue. Le concept de « situation continue » désigne un état de choses résultant d’actions continues accomplies par l’État ou en son nom, dont les requérants sont victimes, et le délai de six mois ne commence pas à courir tant que la situation continue perdure (Daróczy c. Hongrie, no 44378/05, § 18, 1er juillet 2008).
b) L’application des principes précités
58. En l’espèce, la Cour constate que tous les requérants sont nés hors mariage et que, en vertu du droit applicable à la date de leur naissance, leur droit d’engager une action en recherche de paternité était prescrit une année après leur naissance (requêtes nos 25057/11 et 34739/11) ou une année après le décès du père présumé (requête no 20316/12). Tous les requérants étaient mineurs à la date où le délai de prescription prévu par la loi en vigueur lors de leur naissance était arrivé à échéance.
59. La Cour remarque ensuite que la loi no 288/2007, entrée en vigueur le 8 novembre 2007, a prévu que le droit de l’enfant d’engager une action en recherche de paternité était imprescriptible et a précisé que cette disposition était applicable aux enfants nés avant son entrée en vigueur. Dès lors, les requérants ont vu leur droit d’engager une action en recherche de paternité renaître et ils ont pu, sur le fondement de la nouvelle loi, légitimement saisir les juridictions internes d’une action pour voir établie leur filiation paternelle. La Cour note que, par sa décision du 9 décembre 2008, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnel l’article II de la loi no 288/2007. Étant donné que, en vertu du droit interne, la décision de la Cour constitutionnelle était obligatoire pour les juridictions internes à partir de sa publication au Moniteur officiel et que les dispositions légales déclarées inconstitutionnelles cessent de produire des effets juridiques dans un délai de quarante-cinq jours à partir de cette publication si elles ne sont pas rendues conformes à la Constitution (paragraphe 38 ci-dessus), la Cour constate que la disposition favorable aux requérants n’était plus applicable en droit interne après le 23 décembre 2008.
60. Dès lors, la Cour estime qu’il ne saurait s’agir en l’espèce d’une « situation continue » aux fins de la règle des six mois mais d’un événement particulier survenu à une date précise, à savoir la décision de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008, qui avait annulé au niveau interne le droit d’engager une action en recherche de paternité. Le fait qu’un événement ait des conséquences importantes étalées dans le temps ne signifie pas qu’il est à l’origine d’une « situation continue » (Posti et Rahko c. Finlande (no 27824/95, §§ 39-40, CEDH 2002-VII). En outre, la Cour estime que la décision de la Cour constitutionnelle susmentionnée indique clairement que, après son adoption, les requérants ne disposaient plus au niveau interne d’un recours effectif pour porter remède à leur grief tiré de l’article 8 de la Convention.
61. Compte tenu de ces constats préliminaires, la Cour doit examiner successivement si les requérants dans les affaires en présence l’ont saisie dans le respect de l’article 35 § 1 de la Convention.
i. Quant aux requêtes nos 25057/11 et 34739/11
62. La Cour observe que les requérants ayant introduit ces requêtes avaient engagé leurs actions en recherche de paternité quand les dispositions de la loi no 288/2007 étaient encore en vigueur. Ce n’était que lorsque les procédures étaient pendantes en première instance que la décision de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008 était devenue obligatoire pour les juridictions internes.
63. Or, pour ce qui est du premier requérant, les juridictions internes ont jugé l’affaire sur le fond en première instance et en appel. Seule la juridiction de recours souleva d’office l’exception concernant le délai de prescription imposé par la décision de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008. Pour ce qui est de la deuxième requérante, bien que son action ait été rejetée pour tardiveté en première instance, la juridiction statuant en appel renvoya l’affaire devant le tribunal de première instance pour un jugement au fond.
64. Dès lors, la Cour estime que l’on ne saurait reprocher à ces deux requérants d’avoir essayé d’engager une action qui leur semblait, au moins à l’époque, pouvoir porter remède à leur grief (Campos Costa et autres c. Portugal, no 10172/04, § 23, 30 octobre 2007). Il était donc raisonnable, de leur point de vue, d’attendre l’issue de la procédure en recherche de paternité qu’ils avaient valablement engagée avant de s’adresser à la Cour. Ce faisant, les requérants ont donné aux juridictions internes l’opportunité de redresser la situation litigieuse.
65. Il s’ensuit que les décisions internes définitives, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, sont bien celles rendues à la suite des actions en recherche de paternité, soit respectivement l’arrêt définitif de la cour d’appel de Iaşi du 9 février 2011 et celui de la cour d’appel de Mureş du 24 novembre 2010.
66. Compte tenu du fait que les requérants l’ont saisie dans le délai de six mois à partir de la décision interne définitive respective, la Cour estime que ces requêtes ne sont pas tardives. Il convient donc de rejeter l’exception du Gouvernement.
ii. Quant à la requête no 20316/12
67. La Cour rappelle que rien n’impose à un requérant d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, § 67, et Prystavska c. Ukraine (déc.), no 21287/02, CEDH 2002-X). L’usage de pareils recours a des conséquences sur la détermination de la « décision définitive » et donc sur la computation du point de départ du délai de six mois (voir, par exemple, Kucherenko c. Ukraine (déc.), no 41974/98, 4 mai 1999, et Rezgui c. France (déc.), no 49859/99, CEDH-XI).
68. La Cour rappelle qu’elle vient de conclure que la décision de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008 avait eu pour effet de suspendre puis d’annuler la base légale interne qui aurait permis au troisième requérant de saisir valablement les juridictions nationales (paragraphe 60 ci-dessus). Dans ce contexte, l’action en recherche de paternité engagée par le requérant, environ deux ans après que la décision de la Cour constitutionnelle susmentionnée ait été rendue, était vouée à l’échec et ne constituait pas une voie de recours à épuiser au sens de la Convention. Elle note également que, bien que le requérant ait fondé son action sur l’article 8 de la Convention outre les dispositions de droit commun, les juridictions internes ont déclaré son action irrecevable, sans aucun examen du fond de l’affaire, en estimant que l’intéressé ne s’appuyait pas sur une base légale en droit interne pour engager une telle action.
69. Partant, la Cour estime que le troisième requérant aurait dû la saisir de son grief au plus tard dans un délai de six mois à partir de la publication de la décision de la Cour constitutionnelle au Moniteur officiel, à savoir le 23 décembre 2008. L’exception du Gouvernement doit donc être accueillie.
c) Conclusion
70. La Cour constate que les requêtes nos 25057/11 et 34739/11 ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle les déclare donc recevables.
71. Concernant la requête no 20316/12, la Cour conclut qu’elle est tardive et doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
a) Les requérants
72. Les requérants indiquent que la durée des délais de prescription existants à l’époque de leur naissance rendait l’action en recherche de paternité illusoire, dans la mesure où celle-ci était subordonnée à la diligence de leur mère ou de leur représentant légal dans le délai d’un an à partir de leur naissance. Ainsi, ils n’avaient jamais bénéficié eux-mêmes du droit effectif d’engager une telle action ni d’une voie de recours alternative pour faire prévaloir la réalité biologique et sociale sur les présomptions légales.
i. La requête no 25057/11
73. Le premier requérant estime que la législation nationale devrait prévoir un mécanisme faisant prévaloir la réalité biologique sur les présomptions légales. Il rappelle que le droit de voir sa filiation paternelle établie est un droit extrapatrimonial qui doit être imprescriptible et que la législation doit être interprétée afin de produire des effets juridiques.
ii. La requête no 34739/11
74. La deuxième requérante souligne que, dans son cas, le délai de prescription était arrivé à échéance le jour de son premier anniversaire. Elle rappelle que, jusqu’à l’âge de quatorze ans, les enfants n’ont pas la capacité d’exercice et que leurs droits sont tributaires de la diligence de leur mère ou de leur représentant légal. Elle estime également qu’un enfant ne peut pas être sanctionné ni se voir nier ses droits de connaître la réalité biologique et d’avoir un père en raison de faits imputables à un tiers.
75. La requérante explique qu’elle avait engagé l’action en recherche de paternité dès qu’un tel droit lui avait été reconnu par le droit interne. Elle souligne que la loi no 288/2007 avait modifié le CF et rendu l’action en recherche de paternité imprescriptible. Elle ajoute que cette loi faisait prévaloir les intérêts de l’enfant et la possibilité d’établir la réalité biologique et sociale des liens entre l’enfant et son père.
76. Elle ajoute enfin qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’une application rétroactive d’une loi civile, compte tenu de la nature extrapatrimoniale du droit en cause. Selon elle, tout droit qui concerne l’état des personnes est perpétuel et imprescriptible. Elle explique que le délai de prescription prévu par la loi lors de sa naissance était une exception au droit commun concernant les droits de l’état des personnes et que, en droit interne, elle n’avait un droit actuel pour engager une action en recherche de paternité qu’après l’entrée en vigueur de la loi no 288/2007. Elle estime que la distinction qui est faite entre les personnes nées avant et celles nées après l’entrée en vigueur de la loi susmentionnée est dénuée de fondement.
b) Le Gouvernement
77. Le Gouvernement relève en premier lieu que les requérants n’ont pas agi avec diligence pour faire valoir leurs droits au niveau interne. À cet égard, il expose que les requérants ont engagé des actions en recherche de paternité sans respecter le délai prévu à cet effet par la loi en vigueur à la date de leur naissance. De plus, les requérants dans les requêtes nos 25057/11 et 34739/11 ont engagé ces actions après le rejet pour tardiveté ou pour méconnaissance des règles de procédure de leurs actions antérieures.
78. Le Gouvernement indique que la loi applicable aux requérants au moment de leur naissance et de l’introduction de leurs premières actions en recherche de paternité leur accordait pleinement la possibilité de découvrir l’identité de leur père tout en fixant des délais précis pour engager l’action. Selon lui, ces délais visaient à assurer la sécurité juridique, à empêcher la saisine de la justice par des plaintes tardives et à mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes vexatoires et non fondées. Le délai de prescription aurait incité les demandeurs à faire preuve de diligence dans la revendication de leurs droits. Le Gouvernement souligne l’absence de diligence des requérants en l’espèce qui avaient attendu de longues années avant de saisir les juridictions internes de leurs actions. Il ajoute que les intéressés avaient également attendu plusieurs années pour saisir la Cour après que la décision de la Cour constitutionnelle avait été rendue. En outre, les requérants n’ont pas invoqué de circonstances particulières susceptibles de justifier l’absence de toute démarche officielle de leur part pendant une si longue période.
79. En se référant à la jurisprudence de la Cour (Mizzi c. Malte, no 26111/02, CEDH 2006-I (extraits), Shofman c. Russie, no 74826/01, 24 novembre 2005, et, mutatis mutandis, Phinikaridou c. Chypre, no 23890/02, § 51, 20 décembre 2007), le Gouvernement indique que la fixation d’un délai de prescription n’est pas en soi incompatible avec la Convention et qu’il convient d’examiner dans chaque affaire la manière dont ce délai se concilie avec la Convention. Il souligne que l’article 8 de la Convention protège, outre les intérêts de l’enfant, les droits du père présumé, et qu’il convient de mettre ce dernier à l’abri de plaintes tardives relatives à des faits qui remontent à de nombreuses années. De même, il précise que les intérêts des tiers (pour l’essentiel, la famille du père présumé) entrent en jeu.
80. Le Gouvernement explique ensuite que rien n’oblige le législateur national à donner effet rétroactif à une loi déterminée. Se référant à l’affaire Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce (9 décembre 1994, série A no 301-B), il rappelle que le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable s’opposent, sauf pour impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement d’un litige. Selon lui, les autorités nationales se sont bornées, en l’espèce, à faire prévaloir les principes de la sécurité juridique et de la non-rétroactivité de la loi, conformément aux principes conventionnels.
81. Le Gouvernement indique enfin que les autorités roumaines ont modifié les dispositions légales régissant le délai de prescription et que, conformément à la loi no 288/2007, l’enfant bénéficie désormais du droit d’engager une action en recherche de paternité à tout moment. Il précise que le législateur roumain a ainsi décidé d’accorder la priorité à l’intérêt de l’enfant à faire établir un lien de filiation avec la personne qu’il prétend être son père biologique.
2. L’appréciation de la Cour
a) Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention
82. La Cour relève que les requérants, nés hors mariage, ont cherché par la voie judiciaire à faire reconnaître leur lien juridique avec les personnes qu’ils prétendent être leurs pères respectifs en établissant la vérité biologique. Devant la Cour, ils se plaignent de ce que le délai fixé par la loi lors de leur naissance et qui leur avait été opposé à la suite de la décision de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008 les avait privés de la possibilité de faire établir devant les juridictions internes leur filiation paternelle.
83. La Cour rappelle que la naissance, et singulièrement les circonstances de celle-ci, relève de la vie privée de l’enfant, puis de l’adulte, garantie par l’article 8 de la Convention (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 29, CEDH 2003-III). Le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d’être humain, et le droit d’un individu à de telles informations est essentiel du fait de leurs incidences sur la formation de la personnalité (voir, par exemple, Mikulić c. Croatie, no 53176/99, §§ 53-54, CEDH 2002-I, et Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, série A no 160, §§ 36-37 et 39). Ceci inclut l’obtention des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, par exemple l’identité de ses géniteurs (Jäggi c. Suisse, no 58757/00, § 25, CEDH 2006-X, et Backlund c. Finlande, no 36498/05, § 37, 6 juillet 2010).
84. Les faits de la cause relèvent en conséquence du champ d’application de l’article 8 de la Convention.
b) Sur l’observation de l’article 8 de la Convention
85. La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics et qu’à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Ces obligations positives peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Kroon et autres, précité, § 31, et Röman c. Finlande, no 13072/05, § 45, 29 janvier 2013). La frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de l’article 8 de la Convention ne se prête toutefois pas à une définition précise, même si les principes applicables en sont comparables. Pour déterminer si une obligation positive existe, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu ; de même, tant pour les obligations positives que pour les obligations négatives, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (Mikulić, précité, §§ 57-58, et Odièvre, précité, § 40).
86. La Cour rappelle également qu’elle n’a pas vocation à se substituer aux autorités internes compétentes pour trancher les litiges nationaux en matière de paternité ; son rôle est d’examiner sous l’angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Konstantinidis c. Grèce, no 58809/09, § 43, 3 avril 2014, Röman, précité, § 46, et Różański c. Pologne, no 55339/00, § 62, 18 mai 2006).
i. Sur la question de savoir si le rejet des actions des requérants était « prévu par la loi » et poursuivait un but légitime
87. La Cour relève que les requérants ne contestent pas que le rejet de leurs actions en recherche de paternité était « prévu par la loi ».
88. À ce propos, il y a lieu d’observer que les juridictions internes ont rejeté les actions des intéressés en se fondant sur la décision de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008 qui était, selon l’article 147 § 4 de la Constitution, d’application immédiate, même dans les litiges en cours (paragraphe 38 ci-dessus). En vertu de cette décision, les juridictions internes ont donc appliqué l’article 60 § 1 du code de la famille qui prévoyait que l’action en recherche de paternité devait être introduite dans un délai d’un an à compter de la naissance de l’enfant. Dès lors, la Cour estime que le rejet des actions des requérants était « prévu par la loi ».
89. La Cour constate ensuite que la Cour constitutionnelle et les juridictions internes ont jugé nécessaire de protéger le principe de non-rétroactivité de la loi civile et, ainsi, de s’assurer de la sécurité juridique.
90. La Cour admet en effet que l’établissement d’une filiation peut avoir des répercussions considérables non seulement sur la vie privée et familiale des proches parents du père présumé, mais aussi sur leur situation patrimoniale, ce qui permet au législateur de réglementer les questions liées à la filiation (Konstantinidis, précité, § 52, et Pascaud c. France, no 19535/08, §§ 59 et 62, 16 juin 2011). L’ingérence litigieuse tendait donc à la protection des « droits et libertés d’autrui ».
91. Il reste à déterminer si, dans les circonstances particulières des présentes espèces, l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
ii. Sur la nécessité de l’ingérence
92. Pour dire si l’article 8 de la Convention a ou non été observé, la Cour doit non seulement mesurer les intérêts de l’individu à l’intérêt général de la collectivité prise dans son ensemble, mais encore peser les intérêts privés concurrents en jeu. À cet égard, il y a lieu de noter que l’expression « toute personne » figurant à l’article 8 de la Convention s’applique à l’enfant comme au père présumé. D’un côté, il y a le droit à la connaissance de ses origines qui trouve son fondement dans l’interprétation extensive de la notion de vie privée (Odièvre, précité, § 42). Les personnes qui se trouvent dans la situation des requérants ont un intérêt vital, défendu par la Convention, à obtenir les informations qui leur sont indispensables pour découvrir la vérité sur un aspect important de leur identité personnelle et dissiper toute incertitude à cet égard (Mikulić, précité, §§ 64 et 65). D’un autre côté, on ne saurait nier l’intérêt d’un père présumé à être à l’abri de plaintes tardives se rapportant à des faits qui remontent à de nombreuses années. Enfin, outre les intérêts concurrents qui viennent d’être évoqués peuvent entrer en jeu d’autres intérêts, par exemple ceux de tiers, pour l’essentiel la famille du père présumé, et l’intérêt général avec la sécurité juridique (Backlund, précité, § 46 et Röman, précité, § 51).
93. En l’occurrence, la Cour constate que la situation des requérants est d’une certaine manière différente de celle exposée dans les affaires examinées jusqu’à présent. Si, dans les affaires Phinikaridou, Konstantinidis et Backlund, susmentionnées, les requérants n’ont pas pu engager d’action en recherche de paternité dans le délai prévu par la loi au motif qu’ils ne connaissaient pas l’identité de leur père biologique présumé, en l’espèce, la raison tient à l’absence de pleine capacité d’exercice des intéressés pour introduire une telle action pendant la durée du délai de prescription.
94. À cet égard, il convient de noter que la loi applicable en l’espèce prévoyait comme point de départ du délai de prescription d’un an un moment objectif, à savoir le jour de la naissance des requérants. Ainsi, les dispositions du code de la famille telles qu’elles étaient en vigueur au moment de la naissance des requérants protégeaient les intérêts d’un enfant dont la mère ou le représentant légal avait engagé une action en recherche de paternité dans le délai prévu par la loi. En revanche, le code de la famille ne prévoyait rien pour les personnes se trouvant dans la situation des requérants, dont les responsables légaux n’avaient pas engagé d’actions en recherche de paternité dans le délai légal.
95. En effet, dans les affaires en présence, le délai de prescription pour engager une action en recherche de paternité était arrivé à échéance lorsque les requérants avaient atteint l’âge d’un an, donc bien avant qu’ils aient la pleine capacité d’exercice pour engager eux-mêmes une action en recherche de paternité. Dès lors, les intéressés étaient tributaires de la diligence de leur mère ou de leur représentant légal pour engager une action en recherche de paternité et, vu que ces derniers ne l’avaient pas fait, les requérants n’ont jamais eu la possibilité d’intenter personnellement une telle action. Si, le premier requérant s’est vu opposer la prescription en raison de l’inaction de sa mère, le même constat vaut pour la deuxième requérante pour laquelle sa mère n’a pas suivi valablement la procédure interne.
96. Dans ce contexte, la Cour estime important de relever que, à l’occasion de l’examen de l’affaire Phinikaridou, précitée, elle a mené une recherche comparative concernant la législation des États contractants sur les actions en reconnaissance de paternité. Cette recherche avait fait apparaître qu’il n’existait pas d’approche uniforme en la matière. Contrairement à ce qu’ils faisaient pour les procédures en reconnaissance ou en désaveu de paternité engagées par des pères, selon ce rapport, un nombre important d’États n’instituaient pas de délai de prescription pour les actions en recherche de paternité engagées par des enfants. Il a été constaté, en effet, une tendance à protéger davantage le droit de l’enfant à voir établir sa filiation paternelle (Phinikaridou, précité, § 58).
97. Dans les États prévoyant un délai de prescription pour les actions engagées par des enfants, la durée de ce délai variait entre un an et trente ans. Bien qu’il existe des différences dans la définition du dies a quo, la plupart de ces États faisaient courir le délai soit à partir de la majorité de l’enfant, soit à partir du prononcé d’un jugement définitif démentant la paternité même si l’enfant a pu avoir connaissance d’éléments sur l’identité de son père, et ce sans exception (Phinikaridou, précité, § 59).
98. La Cour considère qu’en principe, le délai d’un an existant dans la législation roumaine n’est pas déraisonnable du point de vue de sa durée. En revanche, le dies a quo pose problème, étant donné que, dans ces affaires, il fait courir un délai qui ne permet aucunement à l’enfant de pallier l’absence d’action entreprise durant sa minorité par la mère ou son représentant légal (comparer avec l’affaire Konstantinidis, précitée, § 54, dans laquelle la Cour a estimé que le délai de prescription d’un an prévu par la loi grecque au bénéfice de l’enfant n’était pas déraisonnable étant donné qu’il commençait à courir à partir de sa majorité et permettait ainsi de pallier l’absence d’action entreprise pendant sa minorité). La Cour constate ainsi que la fixation du délai de prescription, tel qu’il a produit ses effets en l’espèce, a restreint le droit des intéressés à engager des actions en recherche de paternité au point d’éteindre ce droit.
99. La Cour rappelle ensuite qu’elle a déjà estimé que des délais de prescription rigides ou d’autres obstacles aux actions en recherche de paternité qui s’appliquent même si les intéressés n’ont pas connaissance de l’identité de leur père présumé avant l’écoulement du délai de prescription (Phinikaridou, précité, § 56, Backlund, précité, § 48, et Röman, précité, § 52) méconnaissent l’article 8 de la Convention. La Cour estime que ce critère doit être pris en compte dans les présentes affaires. Elle constate à ce sujet que le droit interne ne prévoit aucune exception qui aurait permis aux intéressés d’engager eux-mêmes une action en recherche de paternité dès leur majorité (Konstantinidis, précité) ou dans un certain délai après l’entrée en vigueur de la loi no 288/2007, qui a rendu imprescriptible le droit des enfants nés après son entrée en vigueur d’engager une action en recherche de paternité.
100. En outre, la Cour remarque qu’il ressort clairement de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008 et des décisions rendues par les juridictions internes qu’un plus grand poids a été accordé à l’intérêt général représenté par la sécurité juridique et aux droits et intérêts concurrents du père et de sa famille qu’au droit des requérants à connaître leurs origines. La Cour estime toutefois qu’une restriction aussi radicale apportée au droit des requérants à engager une procédure en recherche de paternité devait appeler de la part des juridictions roumaines une mise en balance des intérêts en cause. Or la Cour relève que, pour débouter les requérants de leurs actions, les juridictions internes n’ont, à aucun moment, pris en considération leur droit à connaître leur ascendance et à voir établir leur filiation paternelle.
101. En effet, dans son arrêt du 9 décembre 2008, la Cour constitutionnelle n’a pas examiné les intérêts des personnes se trouvant dans la situation des requérants et a fait prévaloir le principe de non-rétroactivité de la loi civile sans aucune mise en balance des intérêts en cause (paragraphe 44 ci-dessus). S’il est vrai que la Cour constitutionnelle est le garant de la constitutionnalité des lois et du principe de non-rétroactivité de la loi civile, il n’en reste pas moins que la Constitution prévoit la protection de la vie privée et la primauté des dispositions internationales, de sorte qu’une mise en balance de tous ces intérêts aurait pu donner lieu à un débat au niveau interne. Par la suite, les juridictions internes ont suivi la décision de la Cour constitutionnelle. De l’avis de la Cour, il n’a donc pas été suffisamment démontré en quoi l’intérêt général qu’il y avait à protéger la sécurité juridique des liens familiaux ou l’intérêt du père présumé l’emportait sur le droit des requérantes à avoir au moins une chance de faire établir en justice leur filiation paternelle. La Cour rappelle à cet égard que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, mutatis mutandis, Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37 et Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 84, CEDH 2011 (extraits)).
102. Par ailleurs, la Cour prend note de l’évolution du droit roumain dans le domaine de la filiation, évolution qui se montre favorable à la prévalence de la réalité biologique sur les fictions légales. Ainsi, selon le nouveau code civil, l’action en recherche de paternité est imprescriptible tout au long de la vie de l’enfant (paragraphe 42 ci-dessus). Toutefois, en raison de la décision de la Cour constitutionnelle du 9 décembre 2008, cette évolution du droit roumain n’a pas pu profiter aux requérants.
103. Eu égard à ce qui précède, et même en prenant en compte la marge d’appréciation dont dispose l’État, la Cour considère que les juridictions internes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu et que, dès lors, l’ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée n’a pas été proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
104. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLEGUÉES
105. Dans ses observations du 9 avril 2013, la deuxième requérante se réfère également à l’article 6 § 1 de la Convention pour se plaindre d’une méconnaissance de son droit d’accès à un tribunal. La Cour estime qu’il s’agit d’un nouveau grief, que la requérante n’avait pas indiqué dans son formulaire de requête, et qu’il ne constitue pas un grief sur lequel les parties ont échangé leurs observations. Dès lors, il convient de ne pas examiner ce grief dans la présente requête (Piryanik c. Ukraine, no 75788/01, §§ 19-20, 19 avril 2005, M.C. et autres c. Italie, no 5376/11, § 54, 3 septembre 2013, et Dumitrescu c. Roumanie (déc.), no 23858/08, §§ 38-39).
III. SUR LES ARTICLES 46 ET 41 DE LA CONVENTION
A. Sur l’article 46 de la Convention
106. Les parties pertinentes de l’article 46 de la Convention se lisent comme suit :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »
107. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 46 les Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de ses obligations conventionnelles est appelé à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer dans la mesure du possible les conséquences, que le requérant ait ou non sollicité l’octroi d’une satisfaction équitable. L’État défendeur reste libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (McCaughey et autres c. Royaume-Uni, no 43098/09, § 142, CEDH 2013 et les références y citées).
108. Toutefois, pour aider l’État défendeur à remplir ses obligations au titre de l’article 46, la Cour peut chercher à indiquer le type de mesures, individuelles et/ou générales, qui pourraient être prises pour mettre un terme à la situation constatée (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 194, CEDH 2004-V, Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 255, CEDH 2012, et M.D. et autres c. Malte, no 64791/10, § 87, 17 juillet 2012).
109. En l’espèce, la Cour considère qu’il est nécessaire, au regard de son constat de violation de l’article 8 de la Convention, d’indiquer des mesures individuelles d’exécution du présent arrêt. Elle rappelle avoir conclu à la violation de cette disposition en raison principalement de l’impossibilité pour les deux premiers requérants d’engager valablement une action en recherche de paternité devant les juridictions internes. Elle a également relevé des défaillances quant à la mise en balance par les juridictions internes de tous les intérêts en cause lors de l’examen des affaires. La Cour estime que, pour effacer les conséquences de la violation des droits des deux premiers requérants, les autorités devraient s’assurer qu’ils auront la possibilité de saisir les juridictions internes d’une action en recherche de paternité dans le cadre de laquelle tous les intérêts en cause seront mis en balance. Cependant, rien dans ce jugement ne doit être interprété comme l’expression d’une opinion sur ce que serait l’issue d’une telle procédure.
110. En outre, la Cour estime que les lacunes identifiées dans les présentes affaires peuvent encore donner lieu à l’avenir à de requêtes bien fondées. Dès lors, elle recommande à l’État défendeur d’envisager les mesures générales pour assurer le respect du droit à la vie privée des personnes concernées.
B. Sur l’article 41 de la Convention
111. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
112. Le premier requérant sollicite la somme de 485 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il prétend avoir subi en raison de l’angoisse provoquée par l’incertitude quant à sa filiation et des atteintes à son image d’avocat en raison du rejet de son action en justice.
113. La deuxième requérante réclame la somme de 42 020 EUR pour préjudice matériel, représentant l’équivalent de l’obligation d’entretien à laquelle elle estime qu’elle aurait eu droit si elle avait pu voir déterminer sa filiation paternelle. Elle réclame également 100 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi en raison de l’angoisse provoquée par l’incertitude quant à sa filiation et l’absence d’affection paternelle.
114. Pour ce qui est du préjudice matériel sollicité par la deuxième requérante, le Gouvernement indique qu’il ne peut pas être calculé en fonction du succès d’une action en recherche de paternité ni sur les sommes que le tribunal compétent aurait pu accorder à la suite d’une telle action.
115. Le Gouvernement invite la Cour à constater qu’un éventuel constat de violation pourrait constituer par lui-même une réparation suffisante du préjudice moral. Il considère également que les sommes sollicitées par le premier et la deuxième requérante sont excessives par rapport à la jurisprudence de la Cour en la matière.
116. La Cour considère que le dommage matériel allégué par la deuxième requérante n’est pas suffisamment établi et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 4 500 EUR pour préjudice moral.
2. Frais et dépens
117. Le premier requérant demande la somme de 6 000 EUR, correspondant à ses dépens engagés lors de la procédure interne pour les expertises, la comparution des témoins et les droits de timbre. Les justificatifs versés au dossier correspondent à environ 300 EUR.
118. La deuxième requérante demande la somme de 4 104 EUR pour les honoraires d’avocat exposés au cours des procédures internes et devant la Cour et pour les frais de correspondance. Elle a versé au dossier les factures attestant des sommes payées à l’avocat pour la représenter devant les juridictions internes et devant la Cour et des frais de traduction et de correspondance avec la Cour.
119. Le Gouvernement indique que les frais sollicités par le premier requérant ne sont qu’en partie étayés par des justificatifs. En outre, il remarque que la deuxième requérante avait omis d’envoyer la copie de l’éventuel contrat d’assistance judiciaire ou des détails sur le nombre d’heures d’assistance judiciaire dont elle avait bénéficié. Il considère également que les honoraires demandés sont excessifs par rapport à l’assistance judiciaire que l’avocat a effectivement offerte à sa cliente. En ce qui concerne la justification des frais de correspondance, d’un montant de 25 lei roumains (RON), le Gouvernement remarque que le récépissé envoyé est illisible et qu’il ne permet pas de déceler si celui-ci a un lien avec la procédure devant la Cour.
120. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI). En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’octroyer 300 EUR au titre des frais engagés dans la procédure interne pour le premier requérant, et, pour la deuxième requérante, la somme de 4 104 EUR au titre des frais et dépens engagés pour la procédure nationale et pour la procédure devant la Cour.
3. Intérêts moratoires
121. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes nos 25057/11 et 34739/11 recevables ;
3. Déclare, à la majorité, la requête no 20316/12 irrecevable ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans les requêtes nos 25057/11 et 34739/11 ;
5. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i) 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à chacun des requérants dans les requêtes nos 25057/11 et 34739/11, pour dommage moral ;
ii) 300 EUR (trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, au requérant dans la requête no 25057/11 ;
iii) 4 104 EUR (quatre mille cent quatre euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens, à la requérante dans l’affaire no 34739/11 ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
6. Rejette, à l’unanimité, les demandes de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 juillet 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Andrea Tamietti András Sajó
Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
- opinion partiellement dissidente du juge Kūris ;
- déclaration de désaccord du juge Bošnjak.
A.S.
A.N.T.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DU JUGE KŪRIS
(Traduction)
1. Le fait que la requête du troisième requérant ait été déclarée irrecevable est gênant. Je suis en total désaccord avec la majorité sur ce point. Nous, membres de la chambre, avons faire preuve d’un formalisme excessif sur cette question, et, en conséquence, avons été trop stricts avec ce requérant. Trop insensibles.
2. La Cour a répété à maintes reprises, pour la première fois dans la décision Walker c. Royaume-Uni ((déc.), no 34979/97 CEDH 2000-I), que « la règle des six mois (...) sert les intérêts de la sécurité juridique ». Il s’agit là de l’ABC de la justification de la recevabilité des requêtes en vertu de l’article 35 de la Convention.
Cependant, pour que l’application de cette règle non seulement semble apparemment servir les intérêts de la sécurité juridique, mais pour qu’elle les serve réellement, le point de départ du délai de six mois doit lui-même être certain.
Or, tel n’est pas le cas en l’espèce.
3. D’un point de vue formel, la requête en question a été introduite en dehors du délai de six mois, si l’on compte à partir du jour de l’entrée en vigueur de la décision rendue le 9 décembre 2008 par la Cour constitutionnelle. Je pense que, dans les circonstances de l’espèce, ce n’est pas cette date qu’il faut prendre comme point de départ du délai, parce qu’elle ne prend pas en compte des éléments importants.
4. Le requérant avait 15 ans lors du décès de l’homme que, selon ses dires, tout le monde considérait comme son père (je pense que, en l’absence de toute information en sens contraire, nous pouvons désigner cet homme comme étant « le père du requérant »). Il avait tout au plus 19 ans lorsque la Cour constitutionnelle a rendu sa décision. À ce moment-là, il peut avoir légitimement pensé que le lien paternel entre son père décédé et lui-même était établi formellement au-delà de tout doute et ne pouvait raisonnablement pas être contesté. Savait-il que cette question n’était pas réglée une fois pour toutes ? On peut légitimement présumer que non, étant donné que lui-même, son père et sa mère vivaient ensemble comme une famille (paragraphe 31 de l’arrêt). Aucun élément démontrant qu’il avait une raison quelconque de penser autrement n’a été produit.
Mais nous ne savons pas avec certitude.
5. Au moment où la Cour constitutionnelle a rendu sa décision, il est possible que le requérant n’ait pas soupçonné que cette décision avait un lien quelconque avec sa situation. Après tout, cette décision n’était pas adoptée dans son affaire, elle n’était pas rendue à son égard. Le fait que le requérant n’ait engagé aucune procédure en vue d’établir son lien de filiation paternelle avec son père décédé immédiatement après le 8 novembre 2007, lorsque la loi autorisant cette mesure est enfin entrée en vigueur, tend dans une certaine mesure à confirmer cette présomption.
De nouveau, nous ne savons pas.
6. À d’autres occasions, où elle a qualifié la règle des six mois de stricte, la Cour n’a cependant pas considéré qu’elle était gravée dans le marbre. Par exemple, elle a estimé que « [l]orsqu’un requérant utilise un recours apparemment disponible et ne prend conscience que par la suite de l’existence de circonstances qui le rendent ineffectif, il peut être indiqué de considérer comme point de départ de la période de six mois la date à laquelle le requérant s’est rendu compte ou aurait dû se rendre compte de l’existence de ces circonstances (voir, parmi d’autres, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni (déc.), no 46477/99, 7 juin 2001 ; Manukyan c. Géorgie (déc.), no 53073/07, 14 novembre 2007 ; italique ajouté). Dans ces affaires, l’application de la règle des six mois était fonction de la connaissance qu’avait ou non le requérant du manque d’effectivité du recours. On voit difficilement pourquoi on n’adopte pas un raisonnement similaire pour appliquer cette règle en fonction de la connaissance qu’a ou non le requérant de l’existence de décisions susceptibles de porter atteinte à ses droits au titre de la Convention. Qui pourrait raisonnablement reprocher à quelqu’un de ne pas introduire un grief « à temps », avec la diligence et la célérité nécessaires, si cette personne n’avait même pas conscience que ses droits pouvaient avoir été violés ?
7. Aux paragraphes 98 et 99 de l’arrêt, la législation roumaine, aussi bien celle qui était applicable avant la modification de 2007 que celle qui est entrée en vigueur après le prononcé de la décision de la Cour constitutionnelle, est à juste titre critiquée pour ne pas avoir pris en compte le fait évident que le moment où une personne concernée prend réellement conscience du problème d’identité de son parent peut survenir beaucoup plus tard que l’expiration du délai rigide établi par la loi. En conséquence, la fixation d’un délai impératif, surtout s’il est très court, à cette personne pour engager la procédure d’établissement du lien de filiation paternelle et expirant légalement avant même que cette personne ne prenne conscience qu’il existe des motifs factuels pour engager cette procédure, revient à exiger l’impossible. Cette législation ignore (et continue d’ignorer) l’adage lex non cogit ad impossibilia.
En outre, les individus dans des situations similaires à celles du troisième requérant se retrouvent par le jeu de cette législation otages de la bonne (ou mauvaise) volonté de tierces personnes. Cela ressort sans équivoque du présent arrêt.
8. La décision de la Cour constitutionnelle est également trop formaliste. L’article 15 de la Constitution roumaine semble avoir été interprété sans égard aux exigences de l’état de droit, qui est également un principe constitutionnel. Selon cette interprétation, la maxime, établie par cet article, devient une valeur en soi, alors même qu’elle porte atteinte gratuitement aux intérêts de tant de gens. La loi pour la loi uniquement.
9. De plus, la loi autorisant l’engagement de cette procédure à tout moment dans l’avenir était en vigueur, et le requérant, comme beaucoup d’autres personnes se trouvant dans une situation similaire, pouvait légitimement s’attendre à ce que les effets de cette loi ne soit pas brutalement interrompus un an après son adoption.
Qu’en est-il de la sécurité juridique en ce qui concerne ces personnes ?
10. Après avoir dûment pris note du formalisme excessif de la loi roumaine, la chambre suit elle-même une approche indûment formaliste. Elle ne traite la question de savoir à quel moment le requérant a réalisé que la question juridique de son lien de filiation paternelle n’était pas réglée.
Oui, nous ne savons pas - mais pourquoi ne voulons-nous pas savoir ?!
Et pourquoi interprétons nous ce flou, que nous n’avons même pas tenté de dissiper, au détriment du requérant !?
11. En demandant à ce que le troisième requérant introduise sa requête dans les six mois suivant la publication de la décision rendue le 9 décembre 2008 par la Cour constitutionnelle, sans prendre en compte le fait que, à cette date, l’intéressé pouvait ne même pas savoir que cette décision était applicable à sa situation, nous avons nous-mêmes méconnus l’adage lex non cogit ad impossibilia. C’est là un déni de justice.
12. Le présent arrêt est très honnête et très juste à de nombreux égards. Cependant, ce seul point en fait également - cohabitation regrettable ! - une manifestation du triomphe d’un formalisme aveugle.
« La lettre tue » (2 Corinthiens 3:6).
DÉCLARATION DE DÉSACCORD DU JUGE BOŠNJAK
(Traduction)
À mon regret, je ne peux pas partager l’opinion de la majorité que la requête no 20316/12 doit être déclarée irrecevable. De même, à mon avis il y a eu une violation de l’article 8 en ce qui concerne le troisième requérant.