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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BAGDONAVICIUS AND OTHERS v. RUSSIA - 19841/06 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Third Section)) French Text [2016] ECHR 871 (11 October 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/871.html
Cite as: CE:ECHR:2016:1011JUD001984106, [2016] ECHR 871, ECLI:CE:ECHR:2016:1011JUD001984106

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE BAGDONAVICIUS ET AUTRES c. RUSSIE

     

    (Requête no 19841/06)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    11 octobre 2016

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Bagdonavicius et autres c. Russie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Luis López Guerra, président,
              Helena Jäderblom,
              Helen Keller,
              Dmitry Dedov,
              Branko Lubarda,
              Pere Pastor Vilanova,
              Alena Poláčková, juges,
    et de Stephen Phillips, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 septembre 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19841/06) dirigée contre la Fédération de Russie par trente-trois individus, dont les noms, les dates de naissance et les nationalités figurent en annexe au présent arrêt (« les requérants »), qui ont saisi la Cour le 12 mai 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été représentés par Mes R. Skilbeck, J. Goldston, J. Harrington, M. Adjami, avocats à New York, et par Me V. Louzine, conseiller juridique à Nijni Novgorod (Russie). Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie à la Cour européenne des droits de l’homme.

    3.  Six requérants sont décédés à des dates différentes (voir l’annexe au présent arrêt) après l’introduction de la présente requête : Mme Nataliya Antano Alexandrovitch (la dixième requérante), M. Aleksandras Andreyaus Arlauskas (le onzième requérant), Mme Anastasiya Aleksandrovna Arlauskayte (la treizième requérante), M. Nikolay Ivanovitch Aleksandrovich (le vingt-deuxième requérant), M. Vitautas Mikolo Kasperavichus (le trentième requérant), M. Graf Viktorovich Kasperavichus (le trente-deuxième requérant). Mme Margarita Alekseyevna Matulevich (la vingt-quatrième requérante) est portée disparue.

    4.  Par une lettre du 6 avril 2016, le représentant des requérants a informé la Cour que les griefs de la requérante disparue et des requérants décédés, à l’exception de ceux de M. Vitautas Mikolo Kasperavichus (le trentième requérant) et de M. Graf Viktorovich Kasperavichus (le trente-deuxième requérant), étaient maintenus par leurs proches, également requérants, dont les noms figurent à l’annexe au présent arrêt.

    5.  Les requérants allèguent en particulier une violation de l’article 8 pris seul ou combiné avec l’article 14 de la Convention du fait de la démolition de leurs maisons et de leurs évictions forcées qui, selon eux, avaient été effectuées en raison de leur appartenance à la communauté rom. En se basant sur les mêmes faits, ils dénoncent également une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

    6.  Le 8 novembre 2013, les griefs concernant les articles 8 et 14 de la Convention ainsi que celui tiré de l’article 1 du Protocole no 1 ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du Règlement de la Cour. Ayant été informé, le 14 novembre 2013, de la possibilité de présenter des observations écrites en vertu des articles 36 § 1 de la Convention et 44 du règlement de la Cour, le gouvernement lithuanien n’a pas manifesté l’intention d’exercer ce droit.

    7.  Dans leurs observations du 16 juillet 2014, les requérants soutiennent en outre que les entretiens menés par la police avec certains d’entre eux après la communication de la présente requête au Gouvernement s’analysent en une entrave à l’exercice de leur droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    A.  Le contexte

    8.  Les requérants sont membres de six familles roms qui habitaient le village de Dorojnoé, situé dans le district de Gourievsk, dans la région de Kaliningrad, en Russie.

    9.  Par un décret no 450 du 5 octobre 1956 relatif à l’admission au travail des Roms nomades, le Conseil des Ministres de l’URSS criminalisa le mode de vie nomade et força les Roms à se sédentariser. Les autorités soviétiques choisirent les communes dans lesquelles les Roms devaient s’installer de manière permanente.

    10.  Les requérants soutiennent que, à la suite du décret du 5 octobre 1956, le village de Dorojnoé servit de lieu d’accueil pour les Roms et qu’il se développa jusqu’à former une banlieue presque exclusivement peuplée de familles issues de cette communauté. Plusieurs familles construisirent des maisons individuelles sur des terrains disponibles dans le village en question. Certains habitants firent enregistrer leur adresse auprès des autorités et obtinrent leurs documents d’identité officiels grâce à cet enregistrement.

    11.  Plusieurs habitants du village de Dorojnoé continuèrent à habiter leurs maisons après la dissolution de l’URSS sans légaliser les constructions ni obtenir le titre de propriété des terrains sur lesquels elles avaient été érigées.

    12.  Selon les requérants, chaque famille habitait dans une maison individuelle, sauf la famille Arlauskas qui disposait de deux maisons individuelles situées à proximité.

    13.  D’après les requérants, entre 2001 et 2002, les autorités locales envisagèrent de développer le village de Dorojnoé. Ainsi, en 2001, les autorités du district de Gourievsk auraient invité les habitants du village de Dorojnoé à prendre part à la mise en œuvre du plan de développement du village, qui prévoyait la construction d’infrastructures, dont un réseau d’électricité, et l’établissement d’autres services publics. Le 29 mars 2001, le conseil d’urbanisme de la région de Kaliningrad adopta un premier projet du plan de développement, projet qui devait être réexaminé après quelques modifications. Il ressortait de ce projet que plusieurs maisons du village devaient être démolies.

    14.  Selon les requérants, certains habitants du village de Dorojnoé, dont M. Kasperavichus (le trentième requérant) et M. Samulaytis (le vingt-sixième requérant), saisirent la justice afin de se faire reconnaître la propriété de leurs maisons en vertu de la prescription acquisitive. Ils n’obtinrent pas gain de cause (paragraphes 22 et 25 ci-dessous).

    15.  Toujours selon les requérants, vers la fin de l’année 2002, les autorités de la région changèrent de politique et abandonnèrent leurs plans de développement du village de Dorojnoé.

    16.  Les requérants soutiennent que, à partir de l’année 2005, les autorités régionales avaient fait des déclarations discriminatoires à l’égard des habitants du village. À l’appui de leur thèse, ils ont soumis un extrait d’une interview que le gouverneur de la région de Kaliningrad avait accordée le 20 février 2006 et dans laquelle il s’était exprimé ainsi :

    « En ce qui concerne le village de Dorojnoé, premièrement, j’aimerais qu’on comprenne exactement de quoi on parle et que l’on choisisse la bonne terminologie [étant donné que l’] on nous accuse d’avoir semé la discorde interethnique. Nous ne semons pas la discorde interethnique. Nous déracinons un centre, un foyer de toxicomanie, nous lutterons fermement contre toute manifestation de toxicomanie et nous l’éradiquerons. Nous avons été contactés par l’organisation non gouvernementale « Memorial » de Saint-Pétersbourg [...] Elle veut organiser une table ronde pour discuter de la nécessité ou non de démolir les constructions non autorisées dans le village de Dorojnoé. Faut-il prendre des mesures pour appliquer la loi et pour restaurer l’ordre ou pas ? Mon opinion à ce sujet est ferme et sans équivoque : nous allons appliquer la loi et restaurer l’ordre partout, y compris dans village de Dorojnoé. Là où il y aura du trafic de stupéfiants, nous l’éliminerons. »

    17.  Les requérants ont également soumis une information parue le 16 janvier 2006 sur le site web d’un journal en ligne. Le contenu de celle-ci aurait été basé sur un communiqué de presse du département de la région de Kaliningrad du service fédéral de la lutte antidrogue. Les passages pertinents en l’espèce se lisent ainsi :

    « La région de Kaliningrad va durcir la lutte contre le trafic de stupéfiants. Kaliningrad, le 16 janvier 2006.

    C’est ce qui a été déclaré par [V. D.], le chef du département du service fédéral de la lutte antidrogue de la région de Kaliningrad. Il y aura bientôt une « purge » de ce qui est connu comme étant le centre de trafic de stupéfiants le plus problématique - le village de Dorojnoé. Un contrôle de l’enregistrement officiel du domicile des Roms qui habitent ce village sera effectué : à son issue, les étrangers seront expulsés du pays et les citoyens russes y résidant illégalement seront [renvoyés] vers leur lieu de résidence d’origine. En parallèle, une série de mesures sera mise en place pour démolir les constructions non autorisées se trouvant sur le territoire du village de Dorojnoé (...) »

    B.  Les procédures judiciaires

    1.  Les procédures judiciaires engagées par le troisième et le vingt-sixième requérant tendant à faire reconnaître leur droit de propriété sur leurs maisons respectives

    18.  En février 2002, M. Kasperavichus (le trentième requérant) et M. Samulaytis (le vingt-sixième requérant) saisirent chacun la justice en vue de faire reconnaître leur droit de propriété sur leurs maisons, en vertu de la prescription acquisitive, sur le fondement de l’article 234 du code civil. Par deux jugements du 20 février 2002, le tribunal du district de Gourievsk fit droit à leurs demandes.

    19.  Néanmoins, le 24 juin 2002, les jugements susmentionnés furent annulés par l’instance de supervision au motif que le tribunal n’avait pas appliqué correctement la loi. Les affaires furent renvoyées pour un nouvel examen du fond.

    20.  En novembre 2002, l’examen des demandes des intéressés fut abandonné eu égard aux absences répétées de ces derniers aux audiences.

    21.  En juin 2005, M. Samulaytis demanda la réouverture de la procédure qui avait été rayée du rôle en novembre 2002.

    22.  Le 27 décembre 2005, le tribunal de district de Gourievsk débouta l’intéressé de son action. Le juge estima que ce dernier ne pouvait pas bénéficier de la prescription acquisitive telle que prévue par l’article 234 du code civil car il ne possédait pas de titre sur le terrain sur lequel la maison était construite.

    23.  Le 1er mars 2006, la cour régionale de Kaliningrad rejeta l’appel de M. Samulaytis dirigé contre le jugement du 27 décembre 2005.

    24.  M. Kasperavichus ne demanda pas la réouverture de la procédure suspendue en novembre 2002. Cependant, le 7 décembre 2005, il introduisit une demande reconventionnelle, toujours sur le fondement de l’article 234 du code civil, dans le cadre de l’action civile dirigée à son encontre par le service du procureur de Gourievsk (paragraphe 28 ci-dessous).

    25.  Par un jugement du 20 décembre 2005, le tribunal de district de Gourievsk débouta l’intéressé de sa demande reconventionnelle, à nouveau pour non-applicabilité de l’article 234 du code civil.

    26.  Le 22 février 2006, la cour régionale de Kaliningrad confirma en appel le jugement du 20 décembre 2005.

    2.  Les procédures judiciaires initiées par le procureur à l’encontre de certains requérants

    27.  À des dates différentes pendant les années 2005 et 2006, des représentants de l’administration du district de Gourievsk se rendirent dans le village de Dorojnoé afin de recenser les constructions non autorisées. Les résultats de ces vérifications furent consignés dans des procès-verbaux dans lesquels les contrôleurs indiquaient le nom des personnes « responsables » des maisons ainsi recensées ; chaque maison était répertoriée sous un numéro de référence (voir le tableau au paragraphe 29 ci-dessous).

    28.  En se basant sur ces données, le service du procureur du district de Gourievsk intenta des actions en justice en vue de qualifier les bâtiments répertoriés de constructions non autorisées aux termes de l’article 222 du code civil et d’ordonner leur démolition. Les actions furent dirigées à l’encontre des individus dont les noms avaient été retenus par l’administration du district de Gourievsk en tant que « responsables » des maisons litigieuses.

    29.  Aux dates figurant au tableau ci-dessous, les demandes du procureur furent accueillies par le tribunal de district de Gourievsk.

     

     

    Nom de la personne assignée en justice, no de référence de la maison

    Date du jugement du tribunal de district de Gourievsk

    Appel dirigé contre le jugement

    1

    M. Bagdonavicius (le premier requérant), maison no 44

    7 février 2006

    oui

    2

    M. Arlauskas (le onzième requérant), maison no 43

    8 février 2006

    oui

    3

    Mme Arlauskayte (la treizième requérante), maison no 45

    9 février 2006

    non

    4

    Mme Zhguleva (la vingtième requérante), maison no 54

    9 février 2006

    oui

    5

    M. Aleksandrovich (le vingt-deuxième requérant) et Mme Aleksandrovich (la vingt-troisième requérante), maison noo3

    8 février 2006

    oui

    6

    M. Samulaytis (le vingt-sixième requérant) et Mme Petravichute (la vingt-septième requérante), maison no 41

    7 février 2006

    non

    7

    M. Samulaytis (le vingt-sixième requérant) et Mme Arlauskayte (la vingt-huitième requérante), maison no 32

    7 février 2006

    non

    8

    M. Kasperavichus (le trentième requérant), maison no 37

    20 décembre 2005

    oui

     

    30.  En faisant droit aux demandes du procureur, le tribunal du district de Gourievsk établit que les maisons litigieuses avaient été érigées sans permis de construire et étaient situées sur des terrains sur lesquels les parties défenderesses n’avaient aucun titre. Le tribunal jugea dès lors que les bâtiments en question étaient des constructions non autorisées et, se fondant sur l’article 222 § 2 du code civil, ordonna la démolition de celles-ci.

    31.  Certains requérants cités dans le tableau précédent interjetèrent appel des jugements rendus à leur encontre. Ils se plaignaient, entre autres, que le tribunal de première instance avait examiné leurs recours en leur absence, qu’il n’avait pas établi la composition de leurs foyers familiaux respectifs et qu’il avait refusé l’intervention des membres de leurs familles dans la procédure. Tous les requérants, sauf Mme Zhguleva, alléguèrent également que les maisons litigieuses étaient leur unique foyer et que, si elles étaient démolies, leurs familles se retrouveraient sans abri.

    32.  Par une décision du 22 février 2006, la cour régionale de Kaliningrad rejeta l’appel de M. Kasperavichus (le trentième requérant). Par des décisions séparées, datées du 3 mai 2006, la même cour rejeta les autres appels interjetés par les intéressés.

    33.  L’instance d’appel fit siennes les conclusions du tribunal du district de Gourievsk relatives à l’application de l’article 222 § 2 du code civil. Elle jugea que l’article 222 § 3 du même code, qui prévoyait des conditions particulières à la reconnaissance du droit de propriété sur une construction non autorisée, n’était pas applicable faute de réunion de ces dernières. Elle rejeta également l’argument relatif à l’enregistrement officiel du domicile des membres des familles des intéressés aux adresses correspondantes au motif que la loi en vigueur ne permettait pas d’effectuer un tel enregistrement à une adresse correspondant à une construction non autorisée. Elle jugea en outre qu’il ne lui appartenait pas de prendre en considération la composition du foyer familial des défendeurs ni l’absence d’autre habitation invoquée par certains d’entre eux au motif que ces circonstances n’avaient pas d’incidence sur l’objet du litige, à savoir l’illégalité des constructions litigieuses.

    C.  Les événements postérieurs à l’adoption des décisions de justice ordonnant la démolition des maisons litigieuses

    1.  La démolition des maisons litigieuses

    34.  Les requérants indiquent que leurs maisons furent démolies entre le 29 mai et le 2 juin 2006, conformément aux décisions de justice devenues exécutoires. Ils soutiennent que les huissiers de justice étaient arrivés sur les lieux sans préavis et qu’ils avaient demandé aux habitants des maisons concernées d’en sortir. Ces derniers n’auraient eu que peu de temps pour rassembler leurs affaires personnelles et objets mobiliers avant que leurs maisons ne fussent démolies par des bulldozers. La démolition de chaque maison aurait duré environ une heure. En tout, quarante-trois maisons du village Dorojnoé auraient été démolies, dont celles des requérants. Les requérants allèguent que les deux seules maisons non démolies appartenaient à des familles russes.

    35.  Les requérants se plaignent que, après la démolition de leurs maisons, ils avaient dû vivre dans des cabanes, des tentes ou dans des wagons réaménagés dans des conditions précaires, et, souvent, séparés de leurs proches.

    2.  Les entretiens avec la police

    36.  En 2014, un officier de police procéda à des entretiens avec M. Bagdonavicius (le premier requérant), Mme Arlauskene (la douzième requérante) et Mme Zhguleva (la vingtième requérante). Pendant ces entretiens, les requérants répondirent à des questions portant sur la démolition de leurs maisons, sur leur lieu actuel d’habitation ou celui des anciens habitants du village de Dorojnoé ainsi que sur leurs liens de parenté avec les membres de leurs familles.

    D.  Les éléments soumis par le Gouvernement

    1.  Sur le casier judiciaire, l’enregistrement du domicile et le patrimoine de certains requérants

    37.  Le Gouvernement a produit une lettre d’information du ministère de l’Intérieur russe du 4 septembre 2014 dont il ressort que, pendant la période de 1997 à 2013, dix requérants (le premier, troisième, cinquième, dixième, onzième, treizième, vingtième, vingt-troisième, trente et unième et trente-troisième) ont été soit mis en examen soit condamnés pour des infractions relevant du domaine du trafic de stupéfiants.

    38.  Le Gouvernement a produit une lettre d’information du service du procureur général russe qui contient des données relatives à l’enregistrement officiel du domicile des requérants.

    39.  Le Gouvernement a également soumis des données extraites le 10 avril 2014 du registre central des droits sur la propriété immobilière et des mutations immobilières concernant le deuxième, onzième, quatorzième, vingt-septième et vingt-huitième requérant. Ces données consistent en une liste de biens immobiliers sur laquelle figurent notamment des appartements, des maisons et des terrains à bâtir dont les requérants susmentionnés avaient disposé pendant la période allant de 1997 à 2014 ou dont ils jouissaient toujours à la date de l’établissement de cette liste.

    2.  Sur les possibilités de relogement des requérants

    40.  Le Gouvernement a soumis une copie de l’ordonnance no 288 du gouvernement de la région de Kaliningrad du 28 avril 2006 portant sur l’octroi d’une aide financière en vue de la stabilisation de la situation sociale dans le village de Dorojnoé. L’ordonnance prévoyait l’octroi de 5 713 157 roubles russes (RUB) (approximativement 166 700 euros (EUR) à la date de son adoption) aux municipalités énumérées dans son annexe dans le but de créer un fonds de « logements à usage spécifique ». Selon le paragraphe 2 de ladite ordonnance, la municipalité de Gourievsk se vit imposer l’obligation d’organiser le déménagement des personnes « sans domicile fixe » du village de Dorojnoé vers les logements susmentionnés.

    II.  LE DROIT INTERNE ET LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

    A.  Le droit interne

    41.  L’article 222 du code civil russe, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, qualifiait de construction non autorisée tout immeuble à usage d’habitation ou destiné à un autre usage, bâtiment ou autre bien immeuble construit : a) sur un terrain non attribué à ces fins par la loi ; b) sans permis de construire, ou c) en violation des normes de l’urbanisme. Il précisait que la personne ayant érigé la construction non autorisée n’en obtient pas le droit de propriété ; elle n’a pas le droit d’en disposer, c’est-à-dire de la vendre, de la donner, de la mettre en location ou de conclure tout autre contrat. Selon le paragraphe 3 de cet article, une construction non autorisée doit être démolie par la personne qui l’a érigée, ou aux frais de cette personne, à l’exception de la situation où le terrain sur lequel se trouve la construction a été transmis à la personne en question conformément à la législation.

    42.  L’article 234 du code civil russe prévoit que toute personne qui, n’étant pas propriétaire d’un bien immeuble, a joui de la possession sur ce bien ouvertement, de bonne foi et d’une manière continue pendant quinze ans en devient propriétaire en vertu de la prescription acquisitive.

    B.  Les textes internationaux

    43.  Un certain nombre de textes internationaux relatifs à la protection des Roms, notamment en cas d’expulsions forcées, sont résumés dans l’arrêt Winterstein et autres c. France (no 27013/07, §§ 80-102, 17 octobre 2013).

    1.  Le Conseil de l’Europe

    44.  Dans sa recommandation de politique générale no 13 sur la lutte contre l’anti-tsiganisme et les discriminations envers les Roms, adoptée le 24 juin 2001, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) recommande aux gouvernements des États membres, notamment, de lutter contre l’anti-tsiganisme dans le domaine du logement et du droit au respect du domicile et, à cet effet, de veiller à ce que les Roms ne fassent pas l’objet d’expulsions forcées sans préavis et sans possibilité de relogement décent.

    45.  Dans son quatrième rapport sur la Fédération de Russie adopté le 20 juin 2013, l’ECRI note que, en ce qui concerne le domaine du logement, les expulsions et les destructions de campements illégaux ont cessé depuis quelques années, même si les menaces persistent. Elle indique que les demandes de terrain sont souvent rejetées et que, si la plupart des Roms ont aujourd’hui un logement décent, certains continuent de vivre dans des bidonvilles.

    2.  Les Nations unies

    46.  Dans ses observations finales sur le cinquième rapport périodique de la Fédération de Russie sur l’application du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adoptées le 20 mai 2011 (E/C.12/RUS/CO/5), le Comité des droits économiques, sociaux et culturels s’est notamment exprimé en ces termes :

    « Le Comité constate avec préoccupation l’absence persistante de plan d’action au niveau fédéral qui permettrait de remédier à la marginalisation sociale et économique des Roms. Le Comité demeure aussi préoccupé par l’absence de réponse appropriée à sa demande (formulée dans la liste des points à traiter) d’informations détaillées sur la situation des campements roms, et par les expulsions de Roms de leurs logements et la destruction desdits logements dans certaines villes et régions de l’État partie, souvent sans qu’un relogement leur soit proposé (art. 2, par. 2).

    Le Comité invite l’État partie à adopter un programme d’action national visant à promouvoir les droits économiques, sociaux et culturels des Roms, en le dotant de ressources suffisantes pour qu’il soit bien appliqué. Il lui recommande également de revoir sa politique d’expulsion et de destruction des logements occupés par les Roms, conformément à l’Observation générale no 7 (1997) du Comité « Sur le droit à un logement suffisant : expulsions forcées. »

    EN DROIT

    I.  QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

    47.  Le Gouvernement estime que les personnes qui ont exprimé le souhait de maintenir la requête au nom des requérants décédés et de la requérante disparue n’ont pas la qualité pour se substituer à ceux-ci. Il indique à cet égard que les droits garantis par l’article 8 de la Convention, dont les requérants tirent leurs griefs, ont un caractère personnel et non transférable.

    48.  La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans l’arrêt Hristozov et autres c. Bulgarie (nos 47039/11 et 358/12, §§ 71 et 73, CEDH 2012 (extraits), et la jurisprudence y citée). Il en ressort que, dans des cas où un requérant décède après l’introduction de la requête, un proche parent ou un héritier peut en principe poursuivre la procédure dès lors qu’il a un intérêt suffisant dans l’affaire.

    49.  La Cour note que les griefs des requérants décédés et de la requérante disparue sont maintenus par leurs proches, également requérants. Elle considère que ces derniers ont un intérêt suffisant au maintien de la requête et leur reconnaît qualité pour se substituer aux requérants décédés et à la requérante disparue (voir, dans un contexte similaire, Winterstein et autres c. France (satisfaction équitable), no 27013/07, § 14, 28 avril 2016).

    50.  Cependant, aucun ayant droit ou proche de M. Vitautas Mikolo Kasperavichus (le trentième requérant) et de M. Graf Viktorovich Kasperavichus (le trente-deuxième requérant) n’a exprimé son intention de poursuivre la procédure en leur nom au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention.

    51.  Eu égard à ce qui précède et en l’absence de circonstances particulières touchant au respect des droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, la Cour considère qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête à l’égard de M. Vitautas Mikolo Kasperavichus (le trentième requérant) et de M. Graf Viktorovich Kasperavichus (le trente-deuxième requérant) au sens de l’article 37 § 1 in fine de la Convention et qu’il y a lieu de rayer l’affaire du rôle à leur égard.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

    52.  Les requérants allèguent que leur éviction de leurs maisons et la démolition de celles-ci constitue une violation de leur droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile et invoquent l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

    « 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

    2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

    53.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

    A.  Sur la recevabilité

    1.  Arguments des parties

    (a)  Le Gouvernement

    54.  Le Gouvernement soulève les exceptions d’irrecevabilité relatives au non-épuisement des voies de recours internes, à l’abus du droit de recours individuel et à la qualité de victimes de certains requérants.

    55.  Premièrement, le Gouvernement estime qu’il convient de rejeter, pour non-épuisement des voies de recours internes, les griefs de tous les requérants qui n’ont pas interjeté appel des jugements du tribunal du district de Gourievsk les concernant.

    56.  Deuxièmement, le Gouvernement invite la Cour à rejeter les griefs de Mme Elena Bagdonavichute (la quatrième requérante) et de Mlle Anna Bagdonavichute (la septième requérante) pour abus du droit de recours individuel. Il soutient que la septième requérante n’était entrée sur le territoire de la Russie qu’au mois de mars 2007 et que la quatrième requérante aurait essayé d’entrer sur le territoire russe via la frontière lituanienne entre le 1er et le 2 mars 2007. Il se réfère à cet effet aux renseignements communiqués par le service fédéral des migrations de Russie. Le Gouvernement en déduit, qu’elles n’habitaient pas dans la maison du premier requérant au moment de la démolition de celle-ci, et qu’elles avaient délibérément communiqué de fausses informations à la Cour à ce sujet.

    57.  Enfin, le Gouvernement soutient que seuls les dix requérants qui ont participé en tant que parties défenderesses aux procédures civiles portant sur la démolition des maisons (voir le tableau au paragraphe 29 ci-dessus) peuvent se prétendre être directement concernés par les mesures litigieuses. Il indique que les autres requérants qui n’ont pas été parties défenderesses dans les procédures civiles initiées par le procureur ont failli à prouver qu’ils habitaient réellement dans les maisons litigieuses au moment de la démolition de celles-ci. En s’appuyant sur les données concernant l’enregistrement officiel du domicile des requérants produites par le service fédéral des migrations, le Gouvernement indique que le domicile de treize de ces requérants n’a jamais été officiellement enregistré dans la région de Kaliningrad et que l’adresse de deux autres requérants (le premier et la deuxième) avait été enregistrée en dehors du village de Dorojnoé.

    (b)  Les requérants

    58.  Les requérants soutiennent que leurs demandes visant à faire intervenir les membres de leurs familles dans les procédures civiles ont été rejetées par les juridictions internes au motif que ni la composition de leur foyer familial ni l’enregistrement officiel du domicile de certains requérants à des adresses situées dans le village de Dorojnoé n’avaient d’incidence sur le caractère illégal des constructions litigieuses. Ils allèguent que l’approche formaliste des tribunaux internes concernant la situation de leurs familles a rendu cette voie de recours ineffective en pratique. Les requérants invitent la Cour, dans le cadre de l’examen de la question de l’épuisement de voies de recours internes, à tenir compte des circonstances particulières de l’espèce, à savoir la position vulnérable des requérants en tant que membres d’une communauté rom et l’attitude prétendument discriminatoire des autorités locales à leur égard.

    59.  Les requérants indiquent ensuite que la quatrième et la septième requérante habitaient la maison du premier requérant et qu’elles étaient présentes en Russie en 2006. Ils invoquent à cet égard le fait que, au mois de mai 2006, la quatrième requérante avait signé une procuration afin de soumettre la présente requête à la Cour. Selon les requérants, les allégations du Gouvernement quant au franchissement de la frontière en 2007 par la quatrième et la septième requérante ne contredisent pas l’exposé des faits de ces dernières en ce qui concerne la démolition des maisons qui avait eu lieu au mois de mai 2006.

    60.  Enfin, en ce qui concerne l’absence d’enregistrement officiel du domicile ou l’enregistrement de celui-ci à une adresse située en dehors du village de Dorojnoé, les requérants rétorquent que ces éléments n’ont pas d’incidence sur la question du lieu d’habitation réel et maintiennent qu’ils étaient tous domiciliés dans les maisons situées dans le village de Dorojnoé.

    2.  L’appréciation de la Cour

    (a)  Sur l’épuisement des voies de recours internes

    61.  La Cour rappelle que l’article 35 § 1 de la Convention vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit saisie. Cette disposition ne prescrit toutefois que l’épuisement des recours effectifs et disponibles, c’est-à-dire existant à un degré suffisant de certitude et aptes à redresser directement les violations alléguées de la Convention. Un requérant ne peut être considéré comme n’ayant pas épuisé les voies de recours internes s’il peut démontrer, en produisant des décisions internes ou d’autres preuves pertinentes, que le recours disponible qu’il n’a pas exercé était voué à l’échec (Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98, 39651/98, 43147/98 et 46664/99, § 156, CEDH 2003-VI).

    62.  En l’espèce, quatre requérants n’ont pas interjeté appel contre les jugements respectifs du tribunal de première instance (voir le tableau au paragraphe 29 ci-dessus). Cependant, la Cour relève que la cour régionale de Kaliningrad, saisie en appel par six autres requérants, a expressément refusé de prendre en considération leurs arguments relatifs à la composition de leur foyer familial et à l’absence d’un autre domicile au motif que ces circonstances n’avaient pas d’incidence sur l’objet du litige. La Cour ne voit pas comment l’appel qui aurait pu être interjeté par les quatre requérants aurait pu donner lieu à une décision différente. Elle considère par conséquent que, dans les circonstances particulières de la cause, un tel appel aurait été voué à l’échec.

    63.  Dans ces conditions, la requête ne peut être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention et l’exception du Gouvernement ne peut donc être retenue.

    (b)  Sur l’abus du droit de recours

    64.  La Cour rappelle que, sauf cas exceptionnels, une requête ne peut être rejetée comme étant abusive que si elle a été fondée sciemment sur des faits controuvés (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, p. 1206, §§ 53-54 ; I.S. c. Bulgarie (déc.), n32438/96, CEDH, 6 avril 2000, Aslan c. Turquie, requête n22497/93, décision de la Commission du 20 février 1995, Décisions et rapports (DR) 80-B, p. 138, Assenov et autres c. Bulgarie, requête n24760/94, décision de la Commission du 27 juin 1996, DR 86-B, pp. 54, 68).

    65.  En l’espèce, le Gouvernement s’appuie sur l’information relative au passage et à la tentative de passage de la frontière russe en mars 2007 par la septième et la quatrième requérante respectivement pour en tirer la conclusion qu’elles avaient délibérément soumis une fausse information quant à leur domicile véritable au moment de la démolition de la maison du premier requérant. La Cour note que le Gouvernement n’a produit aucun document susceptible d’étayer sa thèse. Par conséquent, elle considère qu’aucun élément du dossier dont elle dispose ne démontre que les requérants avaient sciemment fondé leur requête sur des faits controuvés.

    66.  L’exception du Gouvernement est donc rejetée.

    (c)  Sur la qualité de victime

    67.  La Cour considère que l’exception relative à la qualité de victime de ceux qui, parmi les requérants, auraient failli à prouver qu’ils habitaient réellement dans les maisons litigieuses au moment de leur démolition est si étroitement liée à la substance du grief tiré de l’article 8 de la Convention qu’il y a lieu de la joindre au fond.

    (d)  Conclusion quant à la recevabilité

    68.  Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Arguments des parties

    (a)  Le Gouvernement

    69.  Le Gouvernement soutient que les décisions des juridictions internes étaient conformes aux exigences de l’article 8 de la Convention.

    70.   Le Gouvernement indique que les mesures litigieuses ont été prises en vertu de l’article 222 du code civil tel qu’en vigueur au moment des faits. Le paragraphe 3 dudit article prévoyait la possibilité de reconnaître le droit de propriété d’une construction non autorisée si le propriétaire du terrain sur lequel la construction illégale était érigée donnait son accord à l’attribution de ce terrain. Or les tribunaux internes avaient établi que la municipalité de Gourievsk, en tant que propriétaire des terrains sur lesquels les maisons étaient érigées, n’avait pas d’intention de les attribuer aux requérants. Citant la décision Burton c. Royaume Uni (no 31600/96, décision de la Commission du 10 septembre 1996), le Gouvernement soutient que l’article 8 de la Convention ne peut pas être interprété comme imposant l’obligation d’accorder aux gens du voyage des emplacements pour qu’ils puissent s’installer sur des terrains détenus par des tiers. Le Gouvernement estime que le décret no 450 du 5 octobre 1956 du Conseil des Ministres de l’URSS ne confère pas non plus un tel droit aux requérants.

    71.  En ce qui concerne les buts de l’ingérence dans le droit au respect du domicile des requérants, le Gouvernement soutient que celle-ci visait, premièrement, la protection du droit du propriétaire des terrains d’en jouir librement et, deuxièmement, la protection de la santé publique et des mœurs et notamment la lutte contre le trafic de stupéfiants.

    72.  En ce qui concerne le premier but invoqué, le Gouvernement indique que, selon le plan d’occupation des sols, les terrains occupés par les maisons des requérants se situaient dans une zone industrielle et que les mesures litigieuses de démolition ordonnées par les tribunaux internes avaient pour but la mise en conformité de l’utilisation des terrains avec le plan d’occupation des sols. Il s’appuie à cet égard sur l’arrêt Saliba c. Malte (no 4251/02, §§ 44-47, 8 novembre 2005).

    73.  S’agissant du second but allégué, le Gouvernement fait valoir que, depuis 1996, le village de Dorojnoé était devenu un lieu important de trafic de stupéfiants dans lequel douze des requérants étaient directement impliqués. Le Gouvernement soumet des statistiques quant au nombre de poursuites pénales engagées pour des infractions de vente ou de possession illicites de stupéfiants commises sur le territoire du village de Dorojnoé entre 2000 et 2008 ainsi qu’au nombre de décès par overdose survenus entre 2004 et 2005. En particulier, il indique que, entre 2000 et 2005, 60 % des infractions liées au trafic de stupéfiants dans la région de Kaliningrad ont été commises dans le village de Dorojnoé. Entre 2006 et 2008, seulement 5 à 8 % de ces infractions y ont été enregistrées, pour descendre à 0 % en 2008. Le Gouvernement s’appuie sur ces chiffres pour différencier le cas d’espèce de l’affaire Yordanova et autres c. Bulgarie (no 25446/06, § 141, 24 avril 2012), dans laquelle la Cour a constaté que les autorités bulgares n’avaient pas démontré qu’elles avaient pris des mesures pour enquêter sur les infractions commises et sanctionner les auteurs présumés des infractions.

    74.  En se référant à l’arrêt Chapman c. Royaume-Uni [GC] (no 27238/95, § 102, CEDH 2001-I), le Gouvernement fait ensuite valoir que, pour déterminer si l’obligation imposée à une personne de quitter son domicile est proportionnée au but légitime poursuivi, il est tout à fait pertinent de savoir si ce domicile a été établi illégalement et que, dans l’affirmative, la personne qui conteste la légalité d’un ordre de partir est dans une position moins forte.

    75.  Le Gouvernement souligne que, comme la Cour l’a dit dans l’affaire Coster c. Royaume-Uni [GC] (no 24876/94, § 113, 18 janvier 2001), ni l’article 8 de la Convention ni la jurisprudence de la Cour ne reconnaissent comme tel le droit de se voir fournir un domicile, et la question de savoir si l’État accorde des fonds pour que tout le monde ait un toit relève du domaine politique et non judiciaire. Ensuite, le Gouvernement différencie le cas d’espèce de l’affaire Yordanova et autres précitée, dans laquelle la Cour a jugé que les autorités bulgares avaient failli à leur obligation de prendre des mesures adéquates pour assurer le relogement de membres de la communauté des gens du voyage. De l’avis du Gouvernement, les autorités de la région de Kaliningrad, en adoptant l’arrêté no 228 du 28 avril 2006, ont pris des mesures spéciales qui visaient à créer un fonds de logements pour reloger les requérants. Or, selon le Gouvernement, aucun d’eux n’aurait adressé à l’administration de Gourievsk une demande d’attribution de logement. Le Gouvernement ajoute que l’article 8 de la Convention ne confère pas le droit de choisir un certain type de logement et se réfère à cet égard à la décision de la Cour dans l’affaire Codona c  Royaume-Uni (n485/05, 7 février 2006).

    76.  Le Gouvernement estime que les allégations des requérants selon lesquelles, après la démolition de leurs maisons, ils avaient dû vivre dans des cabanes, des tentes ou dans des wagons réaménagés sont dénuées de fondement puisque, selon lui, trois requérants étaient propriétaires de divers logements avant la démolition de leurs maisons tandis que d’autres étaient devenus propriétaires de biens immobiliers habitables a posteriori. Il s’appuie à cet effet sur les déclarations de certains requérants pendant les entretiens qui ont eu lieu en 2014, sur les données d’enregistrement officiel de leur domicile et sur les données extraites du registre de propriété immobilière (paragraphes 36, 38 et 39 ci-dessus).

    77.  Finalement, le Gouvernement indique qu’aucun des requérants n’avait déposé de plainte pénale ni contesté au civil les agissements des huissiers concernant l’exécution des décisions de justice en question.

    (b)  Les requérants

    78.  Les requérants demandent à la Cour de constater qu’il y a eu une ingérence de l’État dans leur droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile. Ils soulignent que le Gouvernement suit la même approche formaliste que celle des tribunaux internes, à savoir une approche basée sur l’irrégularité du statut de leurs maisons, sans mesurer la proportionnalité de l’ingérence dans leur droit protégé par l’article 8 de la Convention. Ils allèguent que, suite à l’exécution des décisions de justice prononcées à leur encontre, ils se sont retrouvés dans une situation extrêmement précaire, sans logements adéquats et souvent séparés de leurs proches. Selon eux, la démolition d’un village presque entier a eu pour conséquence de détruire leur communauté.

    79.  Les requérants soutiennent que l’ingérence dans leur droit au respect de leur domicile n’était pas régulière eu égard au manque de garanties procédurales lors des procédures judiciaires auxquelles certains d’entre eux étaient parties. Pour les requérants, les juridictions nationales, en autorisant la démolition de leurs maisons, ont failli à prendre en compte leur vulnérabilité en tant que membres de la communauté rom ainsi que le temps depuis lequel ils habitaient le village de Dorojnoé.

    80.  Les requérants s’opposent aux arguments du Gouvernement selon lesquels la démolition de maisons dans le village de Dorojnoé avait servi à protéger les droits du propriétaire des terrains et à lutter contre le trafic de stupéfiants. Sur ce dernier point, ils avancent que l’argument en lui-même est basé sur une représentation stéréotypée et discriminatoire des Roms comme étant des personnes impliquées dans des activités criminelles. Selon leur propre analyse des données statistiques soumises par le Gouvernement, ils indiquent que le nombre des infractions à la législation sur les stupéfiants a atteint un pic en 2001 et qu’il ensuite diminué jusqu’en 2004, sans que les autorités aient considéré de démolir le village pendant cette période. Pour les requérants, c’est en 2005 que, à la suite de la prise de position du gouverneur de la région, un revirement de la politique régionale a eu lieu envers les habitants du village de Dorojnoé. Ce changement d’attitude se serait également reflété dans l’augmentation du nombre de poursuites pénales engagées en 2005 pour des infractions prétendument commises dans le village de Dorojnoé : alors que le nombre de poursuites lancées par le procureur avait pratiquement doublé par rapport à l’année 2004, moins de la moitié de ces poursuites avaient abouti à des condamnations pénales et le nombre de ces dernières était inférieur à celui des condamnations prononcées l’année précédente.

    81.  Les requérants indiquent ensuite que l’ordonnance no 288 du gouverneur de la région de Kaliningrad du 28 avril 2006 ne précise ni les modalités d’octroi de logements ni la procédure à suivre pour en bénéficier. Le montant de la subvention prévu par l’ordonnance en question, calculée selon le nombre d’habitants du village de Dorojnoé selon les données soumises par le Gouvernement, reviendrait à 500 euros (EUR) par personne. Selon les requérants, cette somme est manifestement insuffisante pour leur assurer un logement de substitution. En outre, l’ordonnance avait été adoptée à la fin du mois d’avril, donc peu de temps avant la démolition des maisons des requérants, sans consultation préalable des habitants du village de Dorojnoé. Selon les requérants, après la démolition des maisons, certains habitants du village avaient été informés de la possibilité de recevoir une compensation, mais aucune information concrète n’avait été donnée à ce sujet.

    (c)  Les tiers intervenants

    82.  Le Groupement international pour le droit des minorités (Minority Rights Group International, « le MRG ») et le Centre européen pour les droits des Roms (European Roma Rights Center, « le ERRC ») soulignent que le problème des évictions forcées des gens du voyage, en tant que l’une des facettes de leur exclusion sociale, a pris de l’ampleur ces dernières années dans toute l’Europe et en particulier en France, en Italie, en Roumanie et en Slovaquie.

    83.  Pour les tiers intervenants, la jurisprudence de la Cour, notamment les affaires Yordanova et autres et Winterstein et autres précitées, coïncide avec les standards internationaux, selon lesquels les membres des communautés roms ont le droit à la protection de leur domicile, nonobstant le fait que ce dernier soit situé sur des terrains occupés illégalement. Ils se réfèrent à cet égard aux opinions du Comité des droits de l’homme des Nations Unies dans les affaires Naidenova et autres c. Bulgarie (communication no 2073/2011, 30 octobre 2012) et Georgopoulos c. Grèce (communication no 1799/2008, 14 septembre 2010).

    84.  Le MRG et le ERRC s’appuient par ailleurs sur les observations générales nos 4 et 7 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, qui estime que les décisions d’éviction forcée sont prima facie contraires aux dispositions du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et ne peuvent être justifiées que dans les situations les plus exceptionnelles et conformément aux principes applicables du droit international. Les tiers intervenants citent notamment les paragraphes 14 et 15 de l’observation générale no 7 qui prévoit que, lorsque l’expulsion forcée est considérée comme justifiée, elle doit se faire dans le strict respect des dispositions pertinentes de la législation internationale relative aux droits de l’homme et en conformité avec le principe général de proportionnalité ; par ailleurs, des mesures de protection en matière de procédure doivent être appliquées : a) possibilité de consulter véritablement les intéressés ; b) délai de préavis suffisant et raisonnable à toutes les personnes concernées ; c) informations sur l’expulsion envisagée et, le cas échéant, sur la réaffectation du terrain ou du logement, fournies dans un délai raisonnable à toutes les personnes concernées : d) présence, en particulier lorsque des groupes de personnes sont visés, des agents ou des représentants du gouvernement, lors de l’expulsion ; e) identification de toutes les personnes exécutant l’arrêté d’expulsion ; f) pas d’expulsion par temps particulièrement mauvais ou de nuit, à moins que les intéressés n’y consentent ; g) accès aux recours prévus par la loi ; h) octroi d’une aide judiciaire, le cas échéant, aux personnes qui en ont besoin pour introduire un recours devant les tribunaux.

    85.  Enfin, les tiers intervenants invitent la Cour à renforcer sa jurisprudence existante à l’égard des groupes vulnérables, notamment des Roms, et de souligner expressément que le processus décisionnel, en cas d’ingérence dans le droit au respect du domicile prenant la forme d’une éviction, doit comporter des mesures de protection similaires à celles énumérées ci-dessus.

    2.  L’appréciation de la Cour

    (a)  Sur la question de savoir si les maisons litigieuses constituaient le « domicile » des requérants

    86.  La Cour constate que le Gouvernement ne conteste pas la qualité d’habitants des maisons démolies de M. Leonas Ionon Bagdonavicius, M. Aleksandras Andreyaus Arlauskas, Mme Zhguleva, M. Nikolay Ivanovich Aleksandrovich, Mme Tamara Alekseevna Alexandrovich et M. Vitautas Mikolo Kasperavichus.

    87.  Le Gouvernement conteste en revanche cette qualité aux autres requérants. Il leur reproche de ne pas avoir démontré qu’ils habitaient réellement dans ces maisons au moment de leur démolition. Il s’appuie sur la circonstance que leur domicile était officiellement enregistré ailleurs et que certains d’entre eux étaient propriétaires d’autres biens immobiliers au moment des faits (paragraphe 57 ci-dessus).

    88.   La Cour rappelle que la notion de « domicile » au sens de l’article 8 de la Convention ne se limite pas au domicile légalement occupé ou établi, mais qu’il s’agit d’un concept autonome qui ne dépend pas de sa qualification en droit interne. La question de savoir si une habitation particulière constitue un « domicile » relevant de la protection de l’article 8 dépend des circonstances factuelles, notamment de l’existence de liens suffisants et continus avec un lieu déterminé (Buckley c. Royaume-Uni, 25 septembre 1996, § 54, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, McCann c. Royaume-Uni, no 19009/04, § 46, CEDH 2008, Prokopovitch c. Russie, no 58255/00, § 36, CEDH 2004-XI (extraits), et Orlić c. Croatie, no 48833/07, § 54, 21 juin 2011).

    89.  En l’espèce, le fait que les maisons litigieuses ne correspondent pas au domicile officiellement enregistré des requérants n’est donc pas déterminant. Il l’est d’autant moins que les juridictions internes ont indiqué qu’un tel enregistrement n’était pas possible lorsque l’habitation en question était une construction non autorisée. Du reste, le Gouvernement se contredit dans une certaine mesure en invoquant cette circonstance alors qu’il admet par ailleurs que M. Leonas Iono Bagdonavicius était domicilié dans l’une de ces maisons. Quant au fait que certains requérants étaient propriétaires de biens immobiliers situés ailleurs, il ne s’en déduit pas nécessairement qu’ils y avaient établi leur domicile.

    90.  La Cour constate ensuite que les juridictions internes n’ont pas donné suite aux demandes tendant à l’intervention des membres des familles des six requérants désignés au paragraphe 86 ci-dessus dans les procédures relatives à la démolition de leurs maisons et à la prise en compte de la composition de leurs foyers (paragraphe 33 ci-dessus). Ce faisant, elles se sont privées de la possibilité de clarifier la situation quant aux personnes dont ces maisons constituaient le domicile et, en particulier, de déterminer si, comme le soutient le Gouvernement, tel n’était pas le cas pour certaines d’entre elles. Selon la Cour, il serait particulièrement excessif, dans ces conditions, de faire entièrement peser la charge de la preuve sur les requérants.

    91.  Cela étant souligné, la Cour relève que les six requérants susnommés étaient, dans la plupart des cas, le père, la mère, le grand-père ou la grand-mère des autres requérants, dont certains étaient d’ailleurs mineurs au moment des faits. Au regard des liens familiaux directs et très proches existant entre les requérants, elle juge crédible l’allégation de ces derniers selon laquelle ils vivaient en famille dans les maisons litigieuses.

    92.  Ainsi, dans les circonstances particulières de la cause, en l’absence d’éléments contredisant les déclarations des requérants (voir, mutatis mutandis, Orphanides c. Turquie, n36705/97, § 39, 20 janvier 2009), la Cour estime suffisamment établi qu’ils avaient tous leur « domicile », au sens de l’article 8 de la Convention, dans ces maisons. Il s’ensuit qu’il convient de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement selon laquelle ils ne seraient pas en mesure de se prétendre victimes d’une violation de l’article 8.

    (b)  Existence d’une ingérence

    93.  La Cour constate que, en l’espèce, les décisions de justice ordonnant la démolition des maisons litigieuses sont devenues définitives et que, de surcroît, elles ont été mises à exécution par le service des huissiers (paragraphe 77 ci-dessus), ce qui n’est pas contesté par le Gouvernement. La Cour estime que, eu égard à ce double constat, l’existence de l’ingérence ne prête pas à controverse.

    (c)  Ingérence prévue par la loi

    94.  Il ressort des décisions des juridictions internes que, pour ordonner la démolition des maisons des requérants, elles se sont fondées sur l’article 222 du code civil russe. La Cour relève que cette disposition était accessible, claire et prévisible et conclut donc que l’ingérence était prévue par la loi, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

    (d)  But légitime

    95.  La Cour note que le Gouvernement a mis en avant deux buts de l’ingérence : la protection des droits du propriétaire des terrains, à savoir la municipalité de Gourievsk, et la protection de la santé publique et des mœurs, notamment la lutte contre les stupéfiants (paragraphe 71 ci-dessus).

    96.  La Cour est prête à accepter que la protection du droit de la municipalité de Gourievsk de récupérer les terrains occupés par les maisons construites sans autorisation peut constituer un but légitime au sens de l’article 8 de la Convention (Yordanova et autres, précité, § 111 avec les références qui y sont incluses). Dans ces circonstances, la Cour n’estime pas nécessaire de se pencher sur le second but invoqué par le Gouvernement, à savoir la lutte contre le trafic de stupéfiants.

    (e)  Nécessité de l’ingérence

    i.  Les principes généraux

    97.  La Cour a récemment rappelé les principes généraux relatifs au respect du domicile dans le contexte de l’expulsion d’une communauté de Roms sédentaires d’un terrain qu’ils occupaient depuis de nombreuses années dans l’affaire Winterstein et autres précitée :

    « 147.  Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, demeure proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». S’il appartient aux autorités nationales de juger les premières si toutes ces conditions se trouvent remplies, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention (Chapman, précité, § 90 et S. et Marper c  Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101).

    148.  Il faut reconnaître à cet égard une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales compétentes. L’étendue de la marge dépend de la nature du droit en cause garanti par la Convention, de son importance pour la personne concernée et de la nature des activités soumises à des restrictions comme de la finalité de celles-ci (Chapman, précité, § 91, S. et Marper précité, § 102 et Nada précité, § 184). Les points suivants se dégagent de la jurisprudence de la Cour (Yordanova et autres, précité, § 118) :

    α) Lorsque sont en jeu des politiques sociales ou économiques, y compris dans le domaine du logement, la Cour accorde aux autorités nationales une grande latitude. En cette matière, elle a jugé que « dans la mesure où l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire portant sur une multitude de facteurs locaux [était] inhérent au choix et à l’application de politiques d’aménagement foncier, les autorités nationales jouiss[aient] en principe d’une marge d’appréciation étendue » (Buckley, précité, § 75 in fine, et Ćosić, précité, § 20), même si la Cour demeure habilitée à conclure qu’elles ont commis une erreur manifeste d’appréciation (Chapman, précité, § 92)  ;

    β) En revanche, la marge d’appréciation laissée aux autorités est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre « intime » qui lui sont reconnus. Cela est notamment le cas pour les droits garantis par l’article 8, qui sont des droits d’une importance cruciale pour l’identité de la personne, l’autodétermination de celle-ci, son intégrité physique et morale, le maintien de ses relations sociales ainsi que la stabilité et la sécurité de sa position au sein de la société (voir parmi d’autres Connors, précité, § 82) ;

    γ) Il convient d’examiner les garanties procédurales dont dispose l’individu pour déterminer si l’État défendeur n’a pas fixé le cadre réglementaire en outrepassant sa marge d’appréciation. En particulier, la Cour doit rechercher si le processus décisionnel ayant débouché sur des mesures d’ingérence était équitable et respectait comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par l’article 8 (voir les arrêts Buckley, précité, § 76, et Chapman, précité, § 92). L’exigence de la « nécessité » de l’ingérence vaut sur le plan tant procédural que matériel (McCann, précité, § 49) ;

    δ) La perte d’un logement est une atteinte des plus graves au droit au respect du domicile. Toute personne qui risque d’en être victime doit en principe pouvoir faire examiner la proportionnalité de cette mesure par un tribunal indépendant à la lumière des principes pertinents qui découlent de l’article 8 de la Convention, quand bien même son droit d’occuper les lieux aurait été éteint par l’application du droit interne (Kay et autres c. Royaume-Uni, no 37341/06, § 68, 21 septembre 2010, et Orlić, précité, § 65). Cela signifie, entre autres, que lorsque des arguments pertinents concernant la proportionnalité de l’ingérence ont été soulevés par le requérant dans les procédures judiciaires internes, les juridictions nationales doivent les examiner en détail et y répondre par une motivation adéquate (Orlić, précité, §§ 67 et 71) ;

    ε) Pour apprécier la proportionnalité d’une mesure d’expulsion, il y a lieu de tenir compte en particulier des considérations suivantes : si le domicile a été établi légalement, cela amoindrit la légitimité de toute mesure d’expulsion  et à l’inverse, s’il a été établi illégalement, la personne concernée est dans une position moins forte ; par ailleurs si aucun hébergement de rechange n’est disponible, l’ingérence est plus grave que si un tel hébergement est disponible, son caractère adapté ou pas s’appréciant au regard, d’une part, des besoins particuliers de l’individu et, d’autre part, du droit de la communauté à voir protéger l’environnement (Chapman, précité, §§ 102-104) ;

    ζ) Enfin, la vulnérabilité des Roms et gens du voyage, du fait qu’ils constituent une minorité, implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre tant dans le cadre réglementaire valable en matière d’aménagement que lors de la prise de décision dans des cas particuliers (Chapman, précité, § 96, et Connors, précité, § 84) ; dans cette mesure, l’article 8 impose donc aux États contractants l’obligation positive de permettre aux Roms et gens du voyage de suivre leur mode de vie (Chapman, précité, § 96, et la jurisprudence citée). »

    98.  Dans l’arrêt Winterstein et autres précité, la Cour s’est par ailleurs appuyée sur l’arrêt Yordanova et autres précité pour s’exprimer ainsi :

    « 151. Pour conclure, dans l’arrêt Yordanova et autres, que l’exigence de proportionnalité qui découle de l’article 8 § 2 n’avait pas été respectée, la Cour a en premier lieu tenu compte de ce que, d’une part, les autorités municipales, conformément au droit interne applicable, n’avaient pas mentionné dans l’ordre d’expulsion d’autres motifs que l’illégalité de l’occupation du terrain et, d’autre part, que les juridictions internes avaient refusé d’entendre les arguments des requérants relatifs à la proportionnalité et à la longue période d’occupation paisible du terrain par eux-mêmes et leurs familles (§ 122). »

    ii.  Application au cas d’espèce

    99.  La Cour constate que les requérants n’ont pas démontré devant elle qu’ils avaient un titre quelconque sur les terrains où leurs maisons étaient situées. Elle note que, dans le cadre des procédures judiciaires lancées par M. Kasperavichus (le trentième requérant) et M. Samulaytis (le vingt-sixième requérant), les tribunaux internes ont refusé de reconnaître aux intéressés la prescription acquisitive (usucapio) de leurs maisons étant donné qu’ils n’avaient pas de titre sur leurs terrains respectifs (paragraphes 22 et 25 ci-dessus). Dans le cadre des procédures judiciaires engagées par le procureur, les juridictions nationales ont également refusé d’accorder aux requérants le bénéfice de l’article 222 § 3 du code civil au motif que les conditions nécessaires à son application n’étaient pas réunies (paragraphe 33 ci-dessus). Partant, la Cour estime que le cas d’espèce se rapproche de l’affaire Yordanova et autres en ce que les requérants occupaient des terrains municipaux illégalement (Yordanova et autres, précité, § 111).

    100.  Cependant, dans l’arrêt Yordanova et autres, la Cour a relevé que, si les autorités avaient en principe le droit d’expulser les requérants qui occupaient un terrain communal illégalement, elles n’avaient accompli aucune démarche en ce sens pendant de nombreuses années et avaient ainsi de facto toléré cette occupation illégale. Dès lors, la Cour a estimé que ce fait était hautement pertinent et qu’il aurait dû être pris en considération ; si les occupants sans titre ne pouvaient prétendre avoir une espérance légitime de rester sur le terrain, l’inactivité des autorités avait eu pour conséquence que les intéressés avaient développé des liens étroits avec le lieu et qu’ils y avaient établi une vie communautaire. La Cour a conclu que le principe de proportionnalité exigeait que de telles situations, où il s’agissait d’une communauté entière et d’une longue période de temps, soient traitées de façon totalement différente de situations courantes où un individu est expulsé d’une propriété qu’il occupe illégalement (Yordanova et autres, précité, § 121).

    101.  La Cour estime que cette approche est transposable à la présente affaire. L’occupation des terrains dans le village de Dorojnoé par des constructions non autorisées, dont les maisons des requérants, était suffisamment longue et remontait à l’époque soviétique (paragraphe 10 ci-dessus). Les requérants ont donc pu développer des liens suffisamment étroits avec ce lieu et y établir une vie communautaire. La Cour doit par conséquent rechercher si les circonstances susmentionnées ont été suffisamment prises en considération par les juridictions nationales.

    102.  La Cour note que les juridictions internes ont ordonné la démolition des maisons des requérants sans invoquer d’autres motifs que l’absence d’autorisation de construire et l’illégalité de l’occupation des terrains. La Cour rappelle à cet égard que la perte d’un logement est une atteinte des plus graves au droit au respect du domicile et que toute personne qui risque d’en être victime doit en principe pouvoir en faire examiner la proportionnalité par un tribunal ; en particulier, lorsque des arguments pertinents concernant la proportionnalité de l’ingérence ont été soulevés, les juridictions nationales doivent les examiner en détail et y répondre par une motivation adéquate (Winterstein et autres, précité, §148 (δ)). Or les juridictions internes, dans le cas présent, ont ordonné la démolition des maisons des requérants sans avoir analysé la proportionnalité de cette mesure : une fois constatée l’illégalité des constructions, elles ont accordé à cet aspect une importance prépondérante, sans le mettre en balance avec les arguments invoqués par les requérants. Elles ont expressément rejeté non seulement les moyens fondés sur l’ancienneté de l’installation des intéressés sur les terrains municipaux, mais aussi ceux relatifs à la composition de leur foyer familial et, pour la plupart d’entre eux, à l’absence de logement de remplacement (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour réitère qu’une telle approche est en soi problématique et ne respecte pas le principe de proportionnalité : en effet, l’ingérence des autorités, qui a pris la forme de la démolition des maisons des requérants, ne peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » que si elle répond à un « besoin social impérieux » qu’il appartenait en premier lieu aux juridictions nationales d’apprécier (Winterstein et autres, précité, § 156). En l’espèce, cette question se posait d’autant plus que les juridictions nationales n’avaient avancé aucune explication ni aucun argument quant à la « nécessité » de l’ingérence.

    103.  La Cour conclut donc que les requérants n’ont pas bénéficié, dans le cadre des procédures portant sur la démolition de leurs maisons, d’un examen de la proportionnalité de l’ingérence conforme aux exigences de l’article 8.

    104.  La Cour rappelle également qu’elle a déclaré, dans les arrêts Yordanova et autres, précité, § 126, et Winterstein et autres, précité, § 159, qu’une attention particulière devait être portée aux conséquences de l’expulsion des membres d’une communauté rom de leurs maisons et au risque qu’ils deviennent sans abri, compte tenu de l’ancienneté de la présence des intéressés, de leurs familles et de la communauté qu’ils avaient formée. Elle a également souligné, en se basant sur de nombreux textes internationaux ou adoptés dans le cadre du Conseil de l’Europe, la nécessité, en cas d’expulsions forcées de Roms et gens du voyage, de leur fournir un relogement, sauf en cas de force majeure. La Cour a en outre réaffirmé le principe que l’appartenance des intéressés à un groupe socialement défavorisé et leurs besoins particuliers à ce titre doivent être pris en compte dans l’examen de proportionnalité que les autorités nationales sont tenues d’effectuer, non seulement lorsqu’elles envisagent des solutions à l’occupation illégale des lieux, mais encore, si l’expulsion est nécessaire, lorsqu’elles décident de sa date, de ses modalités et, si possible, d’offres de relogement (Winterstein et autres, précité, § 160). La Cour note d’ailleurs que la Russie a été appelée à mettre en œuvre ces principes tant dans le cadre du Conseil de l’Europe que dans celui de l’ONU (paragraphes 44-46 ci-dessus).

    105.  En l’espèce, comme la Cour l’a constaté ci-dessus, les conséquences éventuelles de la démolition des maisons litigieuses et de l’expulsion forcée des requérants n’ont pas été prises en compte par les juridictions internes pendant ou à l’issue des procédures judiciaires lancées par le procureur. En ce qui concerne la date et les modalités de l’expulsion, la Cour constate que le Gouvernement n’a pas démontré que les requérants avaient été dûment informés de l’intervention des huissiers chargés de procéder à la démolition des maisons ni des modalités de celle-ci.

    106.  Quant aux offres de relogement, le Gouvernement fait valoir que les autorités de la région de Kaliningrad avaient adopté l’arrêté no 228 du 28 avril 2006 qui visait à créer un fonds spécial pour reloger les requérants et que, de ce fait, les autorités nationales avaient rempli l’obligation de relogement en question. Cependant, le Gouvernement n’a pas démontré que l’arrêté no 228 avait été mis en œuvre en pratique, c’est-à-dire que son adoption avait été suivie par une création effective du fonds de logements, et que de tels logements avaient été disponibles et effectivement proposés aux intéressés. De manière plus générale, rien ne démontre que les autorités nationales ont mené une véritable consultation avec les intéressés sur les possibilités de relogement (voir, a contrario, Winterstein, précité, §§ 33-37), qui, sans être nécessairement à titre gratuit, auraient tenu compte tant de la situation des familles que de leurs besoins, et ce, la Cour tient à le souligner, préalablement à la démolition de leurs maisons. Dans ce contexte, la passivité alléguée des requérants qui, selon le Gouvernement, n’avaient pas adressé à l’administration locale des demandes d’attribution de logements ne peut pas leur être reprochée.

    107.  La Cour estime par conséquent que les autorités nationales n’ont pas mené de véritable consultation avec les intéressés sur les possibilités de relogement en fonction de leurs besoins préalablement à leur expulsion forcée.

    iii.  Conclusion

    108.  Au regard de l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention puisque les requérants n’ont pas bénéficié, dans le cadre des procédures judiciaires portant sur la démolition de leurs maisons, d’un examen de la proportionnalité de l’ingérence conforme aux exigences de cet article, et où les autorités ont failli à mener une véritable consultation avec les intéressés sur les possibilités de relogement en fonction de leurs besoins préalablement à leur expulsion forcée.

    III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

    109.  Les requérants dénoncent une violation de leur droit au respect des biens du fait de la démolition de leurs maisons ainsi que du mobilier s’y trouvant pendant leur éviction forcée. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

    « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

    Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

    1.  Arguments des parties

    110.  Le Gouvernement estime d’abord que la partie du grief concernant la démolition des maisons des requérants est irrecevable et renvoie aux exceptions d’irrecevabilité formulées sur le terrain de l’article 8 (paragraphes 57-56 ci-dessus). À titre subsidiaire, le Gouvernement conteste qu’il y ait eu violation de la disposition invoquée. Il avance que la démolition des maisons litigieuses a été fondée sur l’article 222 du code civil et poursuivait le but de la mise en conformité des terrains avec le plan d’occupation des sols (voir les arguments exposés aux paragraphes 70 et 72 ci-dessus). Il argue que les requérants étaient conscients du fait que leurs maisons étaient érigées sur des terrains occupés illégalement. Il ajoute que la tolérance de la présence de ces maisons par la municipalité de Gourievsk n’accordait pas aux requérants une espérance légitime d’acquérir un quelconque droit sur lesdites maisons. Selon le Gouvernement, les juridictions internes étaient les mieux placées pour choisir la mesure la plus appropriée pour protéger les droits du propriétaire des terrains eu égard à la large marge d’appréciation dans le domaine de la défense de l’intérêt public. Le Gouvernement soutient par conséquent que les mesures imposées par les juridictions internes étaient proportionnelles au but poursuivi. Il renvoie à cet égard aux conclusions de la Cour dans les affaires Hamer c. Belgique (no 21861/03, CEDH 2007-V (extraits)), Depalle c. France [GC] (no 34044/02, 29 mars 2010), et Brosset-Triboulet et autres c. France [GC] (no 34078/02, 29 mars 2010).

    111.  Quant à la partie du grief relative à la destruction des biens mobiliers, le Gouvernement invite la Cour à la rejeter pour non-épuisement des voies de recours internes à l’égard de tous les requérants, car aucun d’entre eux n’a déposé plainte ni saisi la justice pour contester les agissements des huissiers de justice ou afin de demander une compensation pour les dommages éventuellement causés.

    112.  Les requérants estiment que l’ingérence dans leur droit au respect de leurs biens a été disproportionnée. Ils contestent l’interprétation de la loi interne opérée par les juridictions nationales et estiment qu’ils avaient l’espérance de se voir reconnaître un droit de propriété sur les maisons litigieuses. En tout état de cause, ils considèrent que l’absence de titre de propriété des terrains et des maisons ne devrait pas être décisive dans l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence au cas où les autorités détruisent délibérément des maisons et laissent sans abri ses occupants. Ils se réfèrent à cet égard à l’arrêt Ayder et autres c. Turquie (no 23656/94, §§ 119-120, 8 janvier 2004).

    2.  Appréciation de la Cour

    113.  La Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur chacune des exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement puisqu’elle trouve le grief manifestement mal fondé pour les raisons suivantes.

    a)  Sur les maisons litigieuses

    114.  La Cour rappelle d’emblée qu’elle n’a pas à connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I), et qu’il appartient au juge national de trancher les problèmes d’interprétation et d’application de la législation interne (X c. Lettonie [GC], n27853/09, § 62, CEDH 2013). En l’espèce, les requérants allèguent que les juridictions nationales n’ont pas correctement appliqué la loi interne en refusant de leur reconnaître le droit à la prescription acquisitive en vertu de l’article 234 du code civil. Or la Cour ne considère ni arbitraire ni déraisonnable l’interprétation de l’article 234 du code civil opérée par les juridictions internes selon laquelle les intéressés ne pouvaient pas bénéficier de la prescription acquisitive en l’absence d’un titre valable sur les terrains où les maisons avaient été édifiées (paragraphes 22, 23, 25 et 26 ci-dessus). Elle ne voit donc pas de raison de s’écarter des conclusions des juridictions internes et considère que les requérants ne disposaient pas de titres valides au sens de la législation nationale sur leurs maisons. D’ailleurs, les requérants ne contestent pas qu’ils ne disposaient pas d’un quelconque titre sur les terrains où leurs maisons étaient érigées.

    115.  La Cour note ensuite qu’elle a conclu, dans un certain nombre d’affaires qui portaient sur l’occupation de terrains n’appartenant pas aux requérants, à l’existence d’un intérêt patrimonial des requérants à jouir de leurs maisons, lequel était suffisamment reconnu et important pour constituer un « bien » (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 129, CEDH 2004-XII, Hamer, précité, § 76, Depalle, précité, § 68, et Brosset-Triboulet, précité, § 71).

    116.  Dans l’affaire Öneryildiz, la Cour, pour arriver à la conclusion que l’intérêt patrimonial de l’intéressé relatif à son habitation était suffisamment important et reconnu pour constituer un intérêt substantiel, donc un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, a tenu compte du fait qu’il s’était vu imposer une taxe d’habitation et avait été admis au bénéfice des services publics payants (Öneryildiz, précité, §§ 105 et 127). Elle a en outre tenu compte du défaut d’action en temps utile de la part des autorités turques face au risque provenant d’une activité économique dangereuse et de l’incertitude existant au moment des faits en Turquie quant à l’application des lois réprimant les agglomérations illégales (idem, § 128). En ce qui concerne l’affaire Hamer, la Cour, pour arriver à la même conclusion d’applicabilité de l’article 1 du Protocole n1, a également pris en compte le paiement d’impôts par l’intéressée et par son père pendant plus de vingt-sept ans et le laps de temps écoulé avant l’établissement de l’infraction aux règles d’urbanisme et après celui-ci (Hamer, précité, § 76). Enfin, dans les arrêts Depalle et Brosset-Triboulet, la Cour a relevé que les titres de propriété des intéressés ne portaient pas à controverse au regard du droit interne, ces derniers pouvant légitimement se croire en situation de « sécurité juridique » quant à leur validité (Depalle, précité, § 64, et Brosset-Triboulet, précité, § 67).

    117.  Or la présente affaire se distingue des affaires susmentionnées à plusieurs égards. Premièrement, les requérants, dans le cas d’espèce, ne disposaient d’aucun titre valide sur les maisons litigieuses et ne pouvaient donc se croire en situation de « sécurité juridique ». Deuxièmement, rien ne démontre non plus qu’ils aient jamais payé des impôts afférents à la possession des maisons ou qu’ils aient été admis au bénéfice des services publics payants. Troisièmement, la Cour ne relève pas qu’il y ait eu une incertitude quelconque quant à l’application de l’article 222 du code civil russe qui aurait fait naître chez les requérants l’espérance que leurs maisons ne tomberaient pas sous son champ d’application. L’absence de réaction des autorités pendant un certain laps de temps ne pouvait pas donner aux intéressés l’impression d’être à l’abri des poursuites qui avaient été effectivement engagées en 2005 et 2006. Enfin, la durée de la possession des maisons, sans qu’elle soit combinée à un ou plusieurs éléments énumérés ci-dessus, n’est pas suffisante en tant que telle pour constituer un intérêt patrimonial « suffisamment reconnu et important ».

    118.  Au vu de l’ensemble des considérations ci-dessus, la Cour estime que les intérêts patrimoniaux des intéressés relatifs à leurs habitations n’étaient suffisamment importants et reconnus pour constituer des intérêts substantiels et donc des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole n1.

    119.  Il s’ensuit que cette partie du grief tiré de l’article 1 du Protocole n1 est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

    b)  Sur les biens mobiliers

    120.  En ce qui concerne la partie du grief concernant la destruction des biens mobiliers des requérants pendant l’opération de démolition des maisons dans le village de Dorojnoé, la Cour observe que les requérants n’ont pas porté plainte concernant la destruction de leurs biens et n’ont pas davantage saisi la justice pour demander un dédommagement. Il s’ensuit que cette partie du grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

    IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION

    121.  Les requérants allèguent que les entretiens de certains d’entre eux avec la police les 26 et 27 août 2014 s’analysent en une entrave à l’exercice de leur droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée dans ses parties pertinentes en l’espèce :

    « La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique (...) qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

    A.  Arguments des parties

    122.  Les requérants affirment qu’ils ont été convoqués à ces entretiens directement, sans passer par leur représentant devant la Cour, sous prétexte qu’il s’agissait de leur proposer une éventuelle compensation ou une attribution de logement. Selon eux, les questions posées par la police ne visaient pas uniquement la mise à jour de l’information sur leur situation, mais également les faits survenus en 2006. Enfin, les requérants font valoir que le Gouvernement a utilisé les informations obtenues lors de ces entretiens pour contrer leurs arguments. Pour les requérants, ces entretiens avaient pour but de faire pression sur eux.

    123.  Le Gouvernement indique que les entretiens en question ont été effectués à la demande du représentant de la Russie auprès de la Cour afin de recueillir des informations concernant la situation dans le village de Dorojnoé pendant la démolition des maisons en 2006, le comportement des agents de l’État à l’époque ainsi que le lieu d’habitation des requérants après ces événements. Les requérants ont répondu aux questions posées et ont signé les procès-verbaux sans exprimer d’objections à ce sujet. Le Gouvernement conclut que les autorités russes n’ont nullement entravé l’exercice par les requérants de leur droit de recours individuel.

    B.  Appréciation de la Cour

    124.  La Cour a souligné à maintes reprises qu’il n’est en principe guère approprié que les autorités d’un État défendeur entrent en contact direct avec un requérant au sujet de l’affaire dont celui-ci l’a saisie (Riabov c. Russie, no 3896/04, §§ 59-65, 31 janvier 2008, Akdeniz et autres c. Turquie, no 23954/94, §§ 118-121, 31 mai 2001, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 169-171, Recueil 1998-VIII, et Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, § 105, Recueil 1998-IV). En particulier, si un gouvernement a des raisons de croire que, dans une affaire donnée, il y a abus du droit de recours individuel, il doit en avertir la Cour et lui faire part de ses doutes. Un questionnement par les autorités locales peut très bien être interprété par le requérant comme une tentative d’intimidation (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 131-133, CEDH 1999-IV).

    125.  Parallèlement, la Cour réaffirme qu’il ne s’agit pas de considérer toute enquête de la part des autorités au sujet d’une requête pendante devant elle comme une mesure d’« intimidation ». Par exemple, elle a jugé que les contacts organisés entre les autorités et un requérant en vue de parvenir à un règlement amiable ne constituaient pas une entrave à l’exercice du droit de recours, à condition que les mesures prises par l’État dans le cadre des négociations à cet égard ne comportent aucune forme de pression, d’intimidation ou de coercition (Yevgeniy Alekseyenko c. Russie, no 41833/04, §§ 168-174, 27 janvier 2011). Dans d’autres affaires portant sur l’interrogatoire d’un requérant par les autorités locales au sujet des circonstances à l’origine de sa requête, la Cour, en l’absence d’éléments de preuve attestant de mesures de pression ou d’intimidation, n’a pas non plus jugé que le requérant avait été entravé dans l’exercice de son droit de recours individuel (Manoussos c. République tchèque et Allemagne (déc.), n46468/99, 9 juillet 2002, et Matyar c. Turquie, no 23423/94, §§ 158-159, 21 février 2002).

    126.  Quant aux circonstances de l’espèce, la Cour relève que les entretiens en question n’ont visé que la collecte, en vue de la préparation des observations du Gouvernement à la Cour, des renseignements sur les événements qui avaient eu lieu sept ans avant la communication de la requête au gouvernement défendeur ainsi que sur le domicile des requérants après ces événements. Il ne ressort pas des procès-verbaux soumis par le Gouvernement que les requérants aient exprimé des objections ou des commentaires quant au déroulement des entretiens ou au comportement de l’officier de police qui les avaient menés. De l’avis de la Cour, rien n’indique que les entretiens en question aient été destinés à pousser les requérants à retirer ou modifier leur requête ou à les gêner de toute autre manière dans l’exercice effectif de leur droit de recours individuel, ni qu’ils aient eu un tel effet. Les autorités de l’État défendeur ne peuvent ainsi passer pour avoir entravé les requérants dans l’exercice de leur droit de recours individuel. Dès lors, l’État défendeur n’a pas manqué aux obligations qui lui incombaient au titre de l’article 34 de la Convention.

    V.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

    127.  Les requérants allèguent par ailleurs avoir été victimes de violations de leurs droits découlant de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

    128.  La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné sous l’article 8 de la Convention et doit donc aussi être déclaré recevable. Toutefois, eu égard au constat relatif à l’article 8 (paragraphe 108 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

    VI.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    129.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    130.  Les requérants réclament, au titre du préjudice matériel qu’ils prétendent avoir subi :

    -  des sommes s’échelonnant de 49 000 EUR à 215 000 EUR par famille pour la destruction de leurs maisons ;

    -  des sommes s’échelonnant de 8 400 EUR à 30 720 EUR par requérant ou par groupe de requérants pour les frais liés à leur relogement après la démolition de leurs maisons ;

    -  8 000 EUR par famille pour la destruction de leurs biens mobiliers.

    Ils sollicitent en outre, pour dommage moral, 35 000 EUR chacun et 5 000 EUR supplémentaires pour chaque requérant mineur à l’époque des faits.

    131.  Le Gouvernement soutient, à titre principal, qu’aucune réparation ne s’impose en ce qui concerne la destruction des maisons des requérants. À titre subsidiaire, il conteste la méthode de calcul employée par les requérants pour évaluer le prix des maisons en question en indiquant qu’une telle évaluation ne peut pas se baser sur le prix de l’immobilier légalement construit. Pour ce qui est des dépenses liées à la location des logements après la destruction des maisons des requérants ainsi qu’au coût des biens mobiliers prétendument détruits lors de l’expulsion des intéressés, le Gouvernement souligne l’absence d’un quelconque document justifiant les sommes réclamées. Enfin, il conteste l’existence d’un préjudice moral.

    132.  En l’espèce, la violation de l’article 8 constatée par la Cour tient au fait que les juridictions internes ont ordonné la démolition des maisons des requérants sans avoir analysé la proportionnalité de cette mesure et que les autorités internes ont failli à mener une véritable consultation avec les intéressés sur les possibilités de relogement. Si l’on ne peut spéculer sur ce qu’aurait été l’issue de la procédure dans le cas contraire, la Cour estime probable que, en dépit de l’illégalité de l’occupation du sol, la décision d’expulsion des requérants aurait pu être assortie de délais et de garanties permettant à ces derniers de préparer dans de meilleures conditions leur départ. Or il ressort du dossier que les requérants sont partis dans l’urgence à la suite de la procédure d’expulsion. Leur maisons ayant été démolies en peu de temps, les requérants ont dû supporter des frais immédiats pour leur relogement. La Cour estime donc que cet aspect de leur préjudice matériel est en lien avec la violation constatée et qu’il y a lieu de l’indemniser. En revanche, la Cour observe que toutes les prétentions des requérants quant aux pertes qu’ils estiment avoir subies ne sont étayées par aucun document justifiant le montant revendiqué. Cela étant, et nonobstant la difficulté de chiffrer précisément les pertes subies, la Cour considère que les intéressés ont subi un certain dommage matériel et décide de leur allouer forfaitairement à ce titre 500 EUR chacun, à l’exception de ceux désignés au point 1 du dispositif du présent arrêt.

    133.   De surcroît, eu égard au constat de violation de l’article 8 de la Convention auquel elle est parvenue, la Cour considère que les intéressés ont nécessairement subi un préjudice moral que le constat de violation n’a pas suffisamment réparé. Elle estime toutefois que les sommes réclamées au titre du dommage moral sont excessives. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose et statuant en équité, la Cour juge raisonnable d’accorder 7 500 EUR au titre du préjudice moral à chacun des requérants, à l’exception de ceux désignés au point 1 du dispositif du présent arrêt.

    B.  Frais et dépens

    134.  Les requérants n’ont pas soumis de demande de remboursement de frais et dépens.

    C.  Intérêts moratoires

    135.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR

    1.  Décide, à l’unanimité, de rayer du rôle, au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention, la requête en tant qu’elle concerne les requérants indiqués aux nos 30 et 32 de l’annexe au présent arrêt ;

     

    2.  Rejette, à l’unanimité, les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement pour non-épuisement des voies de recours internes et pour abus du droit de recours individuel quant au grief tiré de l’article 8 de la Convention ;

     

    3.  Joint au fond, à l’unanimité, l’exception préliminaire quant au défaut de statut de victimes soulevé par le Gouvernement sur le terrain de l’article 8 de la Convention, et la rejette ;

     

    4.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 8 et 14 de la Convention et irrecevable quant au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

    5.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

     

    6.  Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur n’a pas manqué aux obligations lui incombant au titre de l’article 34 de la Convention ;

     

    7.  Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le bien-fondé du grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ;

     

    8.  Dit, à l’unanimité,

    a)  que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants à l’exception de ceux désignés au point 1 du dispositif du présent arrêt, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

    i.  500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

    ii.  7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    9.  Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 octobre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

      Stephen Phillips                                                                 Luis López Guerra
            Greffier                                                                               Président

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Keller.

    L.L.G.
    J.S.P.


     

    ANNEXE: Liste des requérants par famille

     

    La famille BAGDONAVICIUS

     

    1. Leonas Iono BAGDONAVICIUS, né le 16/11/1950, de nationalité lituanienne et russe.
    2. Magdalena BAGDONAVICIENE, née le 06/02/1953, est une ressortissante lituanienne. Elle est la femme du premier requérant.
    3. Aleksandr BAGDONAVICIUS, né le 14/03/1978, est un ressortissant lituanien. Il est le fils du premier requérant.
    4. Helena BAGDONAVICIUTE, née le 13/04/1972, est une ressortissante lituanienne. Elle est la fille du premier requérant.
    5. Olegas BAGDONAVICIUS, né le 14/02/1970, est un ressortissant lituanien. Il est le fils du premier requérant.
    6. Tamila BAGDONAVICIUTE, née le 16/01/1988, est une ressortissante lituanienne. Elle est la petite-fille du premier requérant et la fille de la quatrième requérante.
    7. Ana BAGDONAVICIUTE, née le 28/09/2004, est une ressortissante lituanienne. Elle est la petite-fille du premier requérant et la fille de la quatrième requérante.
    8. Leonid Olegovich ALEKSANDROVICH, né le 06/05/1998, est un ressortissant russe. Il est le petit-fils du premier requérant et le fils du cinquième requérant.
    9. Nikita Olegovich ALEKSANDROVICH, né le 14/03/2000, est un ressortissant russe. Il est le petit-fils du premier requérant et le fils du cinquième requérant.
    10. Nataliya Antano ALEKSANDROVICH, née le 07/08/1978, était une ressortissante russe. Elle était la femme du cinquième requérant. Elle est décédée le 2 septembre 2013. Son beau-père, le premier requérant, poursuit la procédure en son nom.

     

    La famille ARLAUSKAS

     

    1. Aleksandras Andreyaus ARLAUSKAS, né le 15/05/1956, était un ressortissant russe. Il est décédé le 5 janvier 2013. Sa veuve, la douzième requérante, poursuit la procédure en son nom.
    2. Mariya Savelyevna ARLAUSKENE, née le 08/04/1958, est une ressortissante russe. Elle était la femme du onzième requérant.
    3. Anastasiya Aleksandrovna ARLAUSKAYTE, née le 26/02/1981, était une ressortissante russe. Elle était la fille du onzième requérant. Elle est décédée le 15 août 2006. Sa mère, la douzième requérante, poursuit la procédure en son nom.
    4. Mikhail Aleksandrovich ARLAUSKAS, né le 25/11/1976, est un ressortissant russe. Il est le fils du onzième requérant.
    5. Angela Aleksandrovna ARLAUSKAYTE, née le 22/08/1983, est une ressortissante russe. Elle est la fille du onzième requérant.
    6. Mikhail Mikhaylovich ARLAUSKAS, né le 14/06/1995, est un ressortissant russe. Il est le petit-fils du onzième requérant et le fils du quatorzième requérant.
    7. Vanya Aleksandrovich ARLAUSKAS, né le 10/04/2001, est un ressortissant russe. Il est le petit-fils du onzième requérant et le fils du quinzième requérant.
    8. Olga Aleksandrovna ARLAUSKAYTE, née le 13/04/2002, est une ressortissante russe. Elle est la petite-fille du onzième requérant et la fille du quinzième requérant.
    9. Rustam Alekseyevich ARLAUSKAS, né le 06/05/2002, est un ressortissant russe. Il est le petit-fils du onzième requérant et le fils du treizième requérant.

     

    La famille ZHGULEV

     

    1. Nonna Alekseyevna ZHGULEVA, née le 26/12/1970, est une ressortissante russe.
    2. Dinari Arunovich ZHGULEV, né le 21/04/2002, est un ressortissant russe. Il est le fils de la vingtième requérante.

     

    La famille ALEKSANDROVICH

     

    1. Nikolay Ivanovitch ALEKSANDROVICH, né le 05/05/1946, était un ressortissant russe. Il est décédé le 17 janvier 2008. Sa veuve, la vingt-troisième requérante, poursuit la procédure en son nom.
    2. Tamara Alekseyevna ALEKSANDROVICH, née le 17/11/1949, est une ressortissante russe. Elle était la femme du vingt-deuxième requérant.
    3. Margarita Alekseyevna MATULEVICH, née le 22/03/1969, est une ressortissante russe. Elle est la fille du vingt-deuxième requérant. Elle est portée disparue depuis août 2006. Sa mère, la vingt-troisième requérante, poursuit la procédure en son nom.
    4. Lyubov Grafovna MATULEVICH, née le 10/04/1992, est une ressortissante russe. Elle est la petite-fille du vingt-deuxième requérant et la fille de la vingt-quatrième requérante.

     

    La famille SAMULAYTIS-PETRAVICHUTE

     

    1. Konstantin Sergeyevitch SAMULAYTIS, né le 04/08/1961, est un ressortissant russe. Il est le frère de la vingt-septième requérante.
    2. Anastasiya Silvestras PETRAVICHUTE, née le 16/02/1975, est une ressortissante russe. Elle est la sœur du vingt-sixième requérant.
    3. Rada Viktorovna ARLAUSKAYTE, née le 18/10/1973, est une ressortissante russe. Elle est la femme du vingt-sixième requérant.
    4. Ramina Ruslanovna ARLAUSKAYTE, née le 28/04/1997, est une ressortissante russe. Elle la fille de la vingt-septième requérante.

     

    La famille KASPERAVICHUS

     

    1. Vitautas Mikolo KASPERAVICHUS, né le 10/10/1951, était un ressortissant russe. Il est décédé le 13 décembre 2006.
    2. Aleksandr Vitautovich KASPERAVICHUS, né le 01/11/1977, est un ressortissant russe. Il est le fils du trentième requérant.
    3. Graf Viktorovich KASPERAVICHUS, né le 27/06/1980, était un ressortissant russe. Il était le fils du trentième requérant. Il est décédé le 1er juin 2008.
    4. Kristina Aleksandrovna KASPERAVICHUTE, née le 18/03/1999, est une ressortissante russe. Elle est la petite-fille du trentième requérant et la fille du trente-et-unième requérant.

    OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE KELLER

    1.  Je partage entièrement la position de la majorité qui s’est exprimée en faveur d’une violation de l’article 8 de la Convention au motif, d’une part, que les requérants n’ont pas bénéficié, dans le cadre des procédures judiciaires relatives à la démolition de leurs logements, d’un examen adéquat de la proportionnalité de l’ingérence et, d’autre part, que les autorités russes se sont affranchies de consulter les requérants au sujet des possibilités de relogement préalablement à leur expulsion forcée. En revanche, et avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne peux souscrire à son raisonnement, estimant, pour ma part, que l’affaire en cause nécessitait un examen de l’article 8 lu en combinaison avec l’article 14.

    2.  Au paragraphe 128 de son jugement, la Cour, dans sa majorité, confirme sa jurisprudence antérieure selon laquelle, dès lors qu’une disposition substantielle de la Convention a été invoquée à la fois seule et en combinaison avec l’article 14, et qu’une violation de cette disposition substantielle a été expressément reconnue par la Cour, il est en principe superflu d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 14, hormis dans le cas où « une nette inégalité de traitement dans la jouissance du droit en cause constitue un aspect fondamental du litige » (voir notamment l’arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 67, Série A, no 45). À mon avis, cette dernière condition est, en l’espèce, remplie. J’aborderai donc successivement la question de savoir si les requérants ont présenté un grief défendable (I.) et si les autorités nationales ont fait preuve d’un comportement stéréotypé (II.) pour finalement arriver à la conclusion d’une violation de l’article 14 en combinaison avec l’article 8 de la Convention (III.).

    I.  L’existence prima facie de griefs défendables

    3.  Il me semble, contrairement à la majorité, que les requérants ont fait valoir un moyen opérant, étant donné que l’attitude des autorités russes laisse transparaître une pratique largement discriminante à l’égard de la communauté rom de Dorojnoé, ce qui constitue à mon sens à un aspect fondamental du litige. On ne peut que constater à regret qu’un traitement différent a été réservé aux requérants en raison de leur appartenance à une minorité ethnique. En effet, le principe de non-discrimination et le droit au logement ont été manifestement violés en l’espèce, dans la mesure où les autorités russes, en expulsant les requérants et en détruisant leurs biens, ont réservé un traitement plus sévère à une communauté spécifique tout entière (en l’occurrence, la communauté rom) par rapport à celui qui s’applique généralement à toute autre catégorie de personne[1]. En la matière, la marginalisation sociale et économique grandissante des Roms installés en Russie n’est plus à démontrer[2].

    4.  La Cour elle-même a solennellement reconnu que, du fait de leur histoire mouvementée et de leur perpétuel déracinement, les Roms sont devenus, par la force des choses, une minorité spécifique particulièrement vulnérable et défavorisée[3], exigeant ainsi, de la part des autorités nationales, une protection renforcée (voir notamment l’arrêt Horvath et Kiss c. Hongrie, 29 janvier 2013, no 11146/11, § 102, et surtout Oršuš et autres c. Croatie [GC], 16 mars 2010, no 15766/03, § 147, CEDH 2010, Alajos Kiss c. Hongrie, 20 mai 2010, no 38832/06, § 42, et D.H. et autres c. République tchèque [GC], 13 novembre 2007, no 57325/00, § 182, CEDH 2007-IV) dont on peut légitimement penser qu’elle devait bénéficier en l’espèce aux requérants. À l’inverse, l’approche rigoureusement légaliste de l’administration russe lorsqu’il s’est agi, pour les requérants, de régulariser leur situation (par l’obtention, entre autres, de titres de propriété valides et par l’enregistrement officiel de leur domicile auprès de la commune) ne correspond nullement au traitement privilégié qui aurait dû être le leur, mais dénote plutôt un formalisme excessif.

    5.  En vertu d’une jurisprudence bien établie, il n’est pas rare que la Grande Chambre « invite, dans certains cas où est dénoncée une discrimination, le gouvernement défendeur à réfuter un grief défendable de discrimination et, s’il ne le fait pas, [à] conclure à la violation de l’article 14 de la Convention » (voir, par exemple, l’arrêt Nachova et autres c. Bulgarie [GC], 6 juillet 2005, no 43577/98 et 43579/98, § 157, CEDH 2005-VII, et plus récemment, D.H. et autres c. République tchèque [GC], 13 novembre 2007, no 57325/00, § 179, CEDH 2007-IV). Dès lors, la charge de la preuve aurait dû, en bonne logique, peser sur l’État défendeur, auquel il appartenait de démontrer l’absence de discrimination des instances administratives locales envers les requérants dans le cadre de leurs démarches. Le sort de ces derniers était visiblement tributaire du bon vouloir des autorités russes, notamment pour la délivrance des titres de propriété.

    II.  L’approche stéréotypée des autorités nationales

    6.  La prétention des requérants, alléguant un traitement discriminatoire à leur détriment, apparaît donc fondée prima facie. Elle se trouve, de surcroît, corroborée par certains éléments factuels qui dénotent la vision stéréotypée des autorités nationales. D’une part, le gouvernement défendeur tente de justifier l’éviction forcée des parties requérantes et de leurs familles de leurs maisons ainsi que la destruction de celles-ci au regard de considérations liées à la lutte contre le trafic de stupéfiants. Ce faisant, son raisonnement consiste ici à regarder la communauté rom dans son ensemble comme étant une organisation criminelle. Un tel mode de pensée ne devrait pas être admis par la Cour, compte tenu, notamment, de la vulnérabilité extrême des populations roms et, par conséquent, de leur besoin de protection accrue (paragraphe 4 ci-dessus).

    7.  Eu égard aux circonstances de l’espèce, les instances policières et judiciaires auraient dû procéder à l’arrestation ciblée puis au jugement des trafiquants de drogue supposés. Or, dans la pratique, les autorités compétentes ont expulsé les habitants du village de Dorojnoé, pour la plupart d’origine rom, et démoli leurs logements. Cette attitude radicale fait naître un sentiment d’injustice ; l’objectif est ici très clair : il s’agit d’infliger une sanction collective à la communauté rom de Dorojnoé. À ce stade, la discrimination paraît évidente et se trouve en porte-à-faux avec la jurisprudence constante de la Cour[4]. Parmi la communauté rom de Dorojnoé, on ne dénombre que deux condamnations pour trafic de stupéfiants au cours des trois années qui ont précédé 2006. À l’époque des faits, les personnes condamnées étaient âgées de 16 et 17 ans et ont depuis purgé leur peine. Par conséquent, l’allégation du gouvernement défendeur consistant à voir dans la communauté rom de Dorojnoé un foyer de criminalité paraît peu crédible.

    8.  D’un point de vue strictement quantitatif, il apparaît que, au cours de la démolition, seules deux habitations ont été épargnées et que celles-ci appartenaient, semble-t-il, à des familles russes. Par conséquent, l’intégralité des habitations roms a été détruite, et ce en dépit de la régularisation d’une partie d’entre elles[5]. Le traitement différencié et clairement discriminatoire, sous-tendu par l’origine des requérants, ne fait aucun doute en l’espèce. Par ailleurs, il est pour le moins étrange que, durant des décennies[6], l’installation (forcée) prétendument illégale de la communauté rom dans le village de Dorojnoé ait été parfaitement tolérée et que, subitement, pour des motifs liés soi-disant à la mise en conformité de l’utilisation des terrains avec le plan d’occupation des sols, la municipalité ait décidé, dans un laps de temps très réduit et sans que la situation ne réponde à l’urgence, de détruire les habitations des requérants. Une fois de plus, les autorités ont fait preuve d’une subjectivité qui confine au racisme.

    9.  Finalement, des déclarations particulièrement inquiétantes confortent également les présomptions de discrimination. Tout d’abord, l’entretien accordé par le gouverneur de la région de Kaliningrad le 20 février 2006 révèle, de manière latente, des propos partiellement racistes et, dans tous les cas, sujets à controverse. À l’évidence, celui-ci fait l’amalgame entre la communauté rom et la hausse de la criminalité dans la région de Kaliningrad[7]. Il n’hésite pas à dénoncer, à mots couverts, les habitants de Dorojnoé comme étant des trafiquants de drogue notoires, mais il n’apporte aucune preuve à l’appui de son assertion. Les termes employés ne laissent aucune place au doute : le registre lexical est clairement martial et s’accompagne d’une terminologie qui suggère l’affrontement. Le rétablissement de l’ordre semble être une priorité absolue[8]. Parallèlement, les parties requérantes invoquent un extrait d’un journal en ligne, publié le 16 janvier 2006, qui relaye un communiqué de presse du département de la région de Kaliningrad du service fédéral de la lutte antidrogue. Il est question, dans cet extrait, de procéder à la « purge » du village de Dorojnoé, en ce qu’il constitue « le centre de trafic de stupéfiants le plus problématique » (paragraphe 17 de l’arrêt). Étant donné que la population du village visé se compose, dans sa grande majorité, de Roms, il paraît plus que contestable d’assimiler les villageois à un groupe d’individus qui tirerait l’essentiel de ses moyens de subsistance du trafic de drogue, de sorte que l’on a affaire, en l’espèce, à une discrimination apparente.

    III.  Conclusion

    10.  Force est de constater, au vu de l’ensemble des éléments qui précèdent, que la Cour aurait dû examiner cette affaire sous l’angle de l’article 14 de la Convention. L’aspect discriminatoire demeure, dans notre affaire, une composante majeure qui aurait mérité une analyse per se. En définitive, la qualité de « Rom » des victimes s’est avérée véritablement décisive dans l’attitude des autorités nationales. La teneur de l’article 8, dont la violation a été justement reconnue dans le cas d’espèce, diffère grandement de celle de l’article 14 : nous étions indubitablement en présence de pratiques discriminatoires qui auraient dû amener la Cour à sanctionner la violation de l’article 14 en combinaison avec l’article 8 de la Convention.

    11.  Sur le plan de la satisfaction équitable qui plus est, la reconnaissance d’une violation de l’article 14 de la Convention aurait permis d’augmenter la somme allouée aux requérants au titre du dommage moral, ce qui me semble être davantage en adéquation avec la réalité du préjudice subi.



    [1] Voir, dans le même sens, la Recommandation du Commissaire aux droits de l’homme du 30 juin 2009 relative à l’application du droit au logement, CommDH(2009)5, pt. 4.2, p. 15.

    [2] Aux côtés des ONG, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU a fait part de ses inquiétudes et s’est dit vivement préoccupé par la situation actuelle, caractérisée par « l’absence persistante de plan d’action au niveau fédéral » (voir, sur ce point, les observations finales du Comité, jointes au cinquième rapport périodique de la Fédération de Russie sur l’application du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adoptées le 20 mai 2011 (E/C.12/RUS/CO/5)).

    [3] Voir, à ce sujet, les observations générales de la Recommandation n° 1203 (1993) de l’Assemblée parlementaire relative aux Tsiganes en Europe, ainsi que le point 4 de sa Recommandation n° 1557 (2002) relative à la situation juridique des Roms en Europe.

    [4] En vertu de laquelle « la vulnérabilité des Roms/Tsiganes implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre tant dans le cadre réglementaire considéré que lors de la prise de décision dans des cas particuliers » (Chapman c. Royaume-Uni [GC], 18 janvier 2001, n° 27238/95, § 96, CEDH 2001-I, et Connors c. Royaume-Uni, 27 mai 2004, n° 66746/01, § 84).

    [5] Au nombre desquelles figurent, par exemple, les maisons des familles Samulaytis et Kasperavichus.

     

    [6] Le décret n° 450, promulgué par le Conseil des Ministres de l’URSS le 5 octobre 1956, a criminalisé le mode de vie nomade et forcé les Roms à se sédentariser. À la suite de ce décret, le village de Dorojnoé a servi de lieu d’accueil pour cette communauté, qui a occupé les lieux paisiblement pendant plusieurs décennies, sans que les autorités russes ne s’en soucient.

    [7] Par exemple, relativement au village de Dorojnoé : « Nous déracinons un centre, un foyer de toxicomanie, nous lutterons fermement contre toute manifestation de toxicomanie et nous l’éradiquerons » (paragraphe 16 de l’arrêt).

    [8] Plus loin, on relève les affirmations suivantes: « Faut-il prendre des mesures pour appliquer la loi et pour restaurer l’ordre ou pas ? Mon opinion à ce sujet est ferme et sans équivoque : nous allons appliquer la loi et restaurer l’ordre partout, y compris dans le village de Dorojnoé. Là où il y aura du trafic de stupéfiants, nous l’éliminerons » (paragraphe 16 de l’arrêt).


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