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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CAZANBAEV v. THE REPUBLIC OF MOLDOVA - 32510/09 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 89 (19 January 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/89.html Cite as: [2016] ECHR 89 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CAZANBAEV c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 32510/09)
ARRÊT
STRASBOURG
19 janvier 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Cazanbaev c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Işıl Karakaş,
présidente,
Julia Laffranque,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 décembre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32510/09) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant de cet État, M. Iurie Cazanbaev (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 juin 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me A. Briceac, avocat à Chișinău. Le gouvernement moldave (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. Apostol.
3. Le requérant se plaignait qu’il avait été maltraité par des policiers lors de son arrestation et en détention, et que l’enquête menée relativement à ses allégations n’avait pas été effective.
4. Le 13 mai 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Le 26 mars 2014, le requérant est décédé. Le 15 mai 2014, Mme Tatiana Topală, son épouse, a exprimé le souhait de poursuivre l’instance devant la Cour. Elle a produit un acte de notoriété du 23 avril 2014 prouvant sa qualité d’héritière du requérant.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant était né en 1956 et résidait, à l’époque des faits, à Chişinău.
A. Les poursuites pénales à l’encontre du requérant et les mauvais traitements allégués
7. Le 18 août 2005 vers 19 heures, le requérant eut un différend avec A.A., son voisin de palier. Étant en état d’ivresse, il menaça ce dernier avec son arme et effectua un tir dans le mur. Ensuite, le requérant rentra chez soi.
8. Peu de temps après, les forces de l’ordre, alertées par A.A., se rendirent sur place et demandèrent au requérant d’ouvrir la porte de son appartement. Au bout d’un moment, ce dernier entrouvrit la porte ; les agents d’une unité spéciale entrèrent alors de force dans l’appartement et arrêtèrent l’intéressé. Lors des fouilles dans l’appartement, les policiers saisirent un pistolet et une arme de chasse appartenant au requérant, trouvés respectivement dans la chambre de celui-ci et dans un coffre situé au sous-sol.
9. Selon le requérant, lors de son arrestation, les policiers lui assénèrent des coups avec leurs armes, ainsi que des coups de pied et de poing. Les coups auraient été portés à la tête et au corps et auraient entraîné chez le requérant des vomissements et des saignements à la tête et au visage.
10. Par la suite, le requérant fut conduit au commissariat de police de Centru (Chișinău). D’après l’intéressé, les policiers continuèrent à le maltraiter au commissariat. À cause des coups reçus, le requérant aurait perdu connaissance.
11. Le même jour à 22 h 25, un médecin examina le requérant. Dans le procès-verbal correspondant, il fit état des constats suivants :
« Vêtements sales, dans la région orbitale gauche - une ecchymose de couleur violette, œdème dans la région orbitale des deux côtés, dans la région nasale - une plaie fraîche saignante. (...)
Ébriété alcoolique. »
12. Le 19 août 2005 à 2 h 41, une équipe du service d’aide médicale urgente se déplaça, à la demande de la police, au siège du commissariat afin de soigner le requérant. Selon l’attestation correspondante, celui-ci présentait une contusion sur la partie gauche de la cage thoracique et était en état d’ébriété.
13. Le 22 août 2005, le requérant, qui était placé en détention provisoire, tenta de se suicider.
14. Le 30 août 2005, une commission d’expertise légale psychiatrique l’examina. Les experts constatèrent la présence chez lui des ecchymoses dans la région suborbitale, d’une hémorragie du globe oculaire gauche, des traces de contusion des tissus mous du visage et des excoriations sur la main droite. Étant donné que le requérant se plaignait d’insomnie, de céphalées et avait des difficultés à se concentrer, la commission ordonna une expertise psychiatrique plus approfondie avec hospitalisation.
15. Entre le 13 septembre et le 25 octobre 2005, le requérant fut interné dans l’hôpital clinique de psychiatrie. Auprès des médecins, il se plaignit d’avoir subi en prison un état psychotique de courte durée, survenu, selon lui, à la suite des mauvais traitements infligés par les policiers. Il affirma également que, pendant sa détention, il avait perdu connaissance et avait eu des vomissements répétés. Selon les conclusions du neurologue du 16 septembre 2005, le requérant se trouvait dans un état consécutif à un traumatisme crânien aigu. Dans le rapport final dressé le 25 octobre 2005, les experts psychiatres notèrent, entre autres, que le requérant décrivait en détail son arrestation et les maltraitances des policiers. En outre, ils conclurent que le requérant ne souffrait pas de maladies psychiques chroniques et estimèrent qu’il était pénalement responsable.
16. Par un jugement du 22 décembre 2005, le tribunal de Centru (Chișinău) jugea le requérant coupable d’avoir commis l’infraction prévue à l’article 155 du code pénal (« menaces de mort ou d’atteinte grave à l’intégrité physique ou à la santé »). Le tribunal le condamna à une amende de 6 000 lei moldaves (environ 400 euros à l’époque des faits).
17. Selon une attestation médicale du 24 mars 2006, le requérant souffrait, entre autres, d’une insuffisance vertébro-basilaire post-traumatique consécutive à la contusion cérébrale répétée subie en août 2005 et du syndrome asthéno-dépressif stable décompensé.
B. La plainte pénale contre les policiers
18. Le 18 août 2006, le requérant déposa une plainte auprès du parquet général dénonçant, entre autres, les mauvais traitements subis lors de son arrestation et pendant sa détention au commissariat.
19. Le 25 septembre 2006, le procureur en charge de l’affaire classa sans suite la plainte. Il s’appuyait sur la déposition du policier ayant mené l’enquête pénale engagée contre le requérant, qui soutenait que, au moment de son arrestation, ce dernier était en état d’ivresse, que celui-ci avait refusé durant quarante minutes d’ouvrir la porte de son appartement et que les agents de l’unité spéciale avaient dû employer la force physique à l’encontre du requérant afin de l’immobiliser.
20. Le 17 novembre 2006, le procureur hiérarchique infirma la décision du 25 septembre 2006. Il estimait que l’enquête avait été superficielle et renvoya l’affaire.
21. Par la suite, le procureur en charge de l’enquête interrogea la mère et la nièce du requérant. Celles-ci affirmaient avoir vu le requérant respectivement les 19 et 20 août 2005, soit le lendemain et l’après-lendemain de son arrestation, et soutenaient que celui-ci avait de multiples blessures au visage. Le procureur recueillit entre autres la déposition du procureur chargé de l’enquête pénale à l’encontre du requérant, qui soutenait que ce dernier ne lui avait soumis aucune plainte de mauvais traitements infligés par des policiers.
22. Le 16 janvier 2007, le procureur en charge de l’affaire classa sans suite une nouvelle fois la plainte du requérant. Il notait que, lors de l’arrestation de ce dernier, les agents de l’unité spéciale avaient employé la force physique, car celui-ci était en état d’ébriété et détenait des armes à feu.
23. Par une décision du 7 mai 2007, un juge d’instruction du tribunal de Râșcani (Chișinău) annula, sur contestation du requérant, la décision du 16 janvier 2007. Il considérait que l’enquête n’avait pas été approfondie.
24. Par une ordonnance du 28 juin 2007, le procureur décida à nouveau de classer sans suite la plainte. Par rapport aux décisions antérieures adoptées par le parquet, il ajoutait que l’avocate du requérant à l’époque des faits ne se rappelait plus des circonstances de l’affaire et que, lors de son expertise psychiatrique achevée le 25 octobre 2005, le requérant ne s’était pas plaint d’avoir subi des mauvais traitements de la part des policiers.
25. Le 3 octobre 2007, un juge d’instruction du tribunal de Râșcani (Chișinău) annula, sur contestation du requérant, l’ordonnance du 28 juin 2007. Il estimait que l’enquête était incomplète, qu’il était encore nécessaire d’examiner tous les documents médicaux antérieurs à l’internement du requérant dans l’hôpital psychiatrique et qu’il existait suffisamment d’éléments pour engager des poursuites pénales.
26. Par une ordonnance du 20 novembre 2007, le procureur adopta un autre classement sans suite. Le texte de cette ordonnance était quasi-identique à celui de l’ordonnance précédente du 28 juin 2007.
27. Le 19 février 2008, un juge d’instruction du tribunal de Râșcani (Chișinău) annula, sur plainte du requérant, la dernière ordonnance du parquet. Il jugeait que l’enquête diligentée par le procureur avait été superficielle.
28. Par une ordonnance du 26 mai 2008, le procureur classa sans suite l’affaire. Outre le fait de reproduire le texte des ordonnances précédentes, il ajoutait que, selon le directeur des locaux de détention provisoire où le requérant avait été placé, ce dernier n’avait formulé aucune plainte concernant les mauvais traitements allégués.
29. Le 21 juillet 2008, le procureur hiérarchique annula cette ordonnance au motif que l’enquête diligentée avait été superficielle et incomplète. Il estimait que la conclusion selon laquelle le requérant n’avait pas été maltraité était hâtive et qu’elle ne tenait pas compte de la documentation médicale existante à l’égard de celui-ci.
30. Par une ordonnance du 6 octobre 2008, le procureur adopta un sixième classement sans suite. Il faisait référence aux déclarations de quatre témoins ayant aperçu le requérant peu de temps après l’arrestation de celui-ci, qui soutenaient ne pas avoir vu de blessures sur le visage ou le corps du requérant. Il citait également la déclaration d’un des avocats du requérant ayant rencontré ce dernier trois ou quatre jours après son arrestation, qui affirmait n’avoir vu qu’une tâche rouge sur le visage de son client. Le procureur réitérait enfin son constat selon lequel, lors de l’arrestation du requérant, les agents de l’unité spéciale avaient dû employer la force contre ce dernier, car celui-ci était en état d’ivresse et détenait des armes à feu.
31. Le 21 octobre 2008, le requérant contesta cette ordonnance.
32. Par un non-lieu définitif du 15 janvier 2009, un juge d’instruction du tribunal de Râșcani (Chișinău) confirma le classement sans suite du 6 octobre 2008. Le juge estimait qu’aucune infraction n’était caractérisée dans ses éléments constitutifs. Il tenait entre autres compte du fait que le requérant s’était plaint de maltraitances après sa condamnation pénale et que rien n’avait empêché celui-ci de formuler ses griefs avant la fin de son procès.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
33. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi sur la police du 18 décembre 1990 en vigueur à l’époque des faits se lisaient comme suit :
« Article 14. Conditions et limites de l’usage de la force, des moyens spéciaux et de[s] arme[s] à feu
Les agents de police sont en droit d’employer la force physique, les moyens spéciaux et [les] arme[s] à feu dans les cas et selon les modalités prévus par la présente loi.
L’usage de la force, des moyens spéciaux et de[s] arme[s] à feu doit être précédé d’un avertissement concernant l’intention de les employer et un temps suffisant doit être accordé pour la réponse, hormis les cas où le retard dans l’usage de la force, des moyens spéciaux et de[s] arme[s] à feu met directement en danger la vie et la santé des citoyens et des agents de police ou peut engendrer d’autres conséquences graves.
(...)
Lorsque l’usage de la force ne peut être évité, les agents de police sont dans l’obligation de s’efforcer de causer le moins de dommages possible à la santé, à l’honneur, à la dignité et aux biens des citoyens, ainsi que d’assurer l’octroi des soins médicaux aux victimes.
En cas de blessures ou de décès des citoyens à la suite de l’usage de la force physique, des moyens spéciaux [ou] de[s] arme[s] à feu, l’agent de police est tenu d’en informer son chef direct afin que ce dernier en informe le procureur.
L’abus de pouvoir (...) [dans] l’usage de la force, des moyens spéciaux et de[s] arme[s] à feu est puni, conformément à la loi.
Article 15. L’emploi de la force physique
Les agents de police sont autorisés à employer la force physique, y compris les procédés spéciaux de lutte, afin de mettre fin aux infractions et de neutraliser la résistance opposée aux demandes légales, seulement lorsque les méthodes non violentes ne leur permettent pas de remplir leurs obligations. »
EN DROIT
I. QUANT AU LOCUS STANDI DE MME TATIANA TOPALĂ
34. La Cour note que le requérant est décédé le 26 mars 2014 et que son épouse et héritière, Mme Tatiana Topală, a exprimé le souhait de poursuivre l’instance.
35. La Cour rappelle que, dans des cas où un requérant était décédé après l’introduction de la requête, elle a admis qu’un proche parent ou un héritier pouvait en principe poursuivre la procédure dès lors qu’il avait un intérêt suffisant dans l’affaire (Hristozov et autres c. Bulgarie, nos 47039/11 et 358/12, § 71, CEDH 2012 (extraits), et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 97, CEDH 2014, avec d’autres références).
36. En l’espèce, la Cour considère que Mme T. Topală, en tant qu’épouse et héritière du requérant, a un intérêt légitime à poursuivre la procédure. Elle note d’ailleurs que le Gouvernement n’a pas formulé d’objections à cet égard.
37. Partant, la Cour reconnaît à Mme T. Topală la qualité pour se substituer au requérant dans la présente instance.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
38. Invoquant les articles 3 et 13 de la Convention, le requérant se plaignait d’avoir subi de mauvais traitements infligés par les policiers lors de son arrestation et pendant sa détention provisoire, ainsi que de ne pas avoir bénéficié d’une enquête effective à cet égard. La Cour estime qu’en l’espèce le grief du requérant appelle un examen sur le seul terrain de l’article 3 de la Convention, qui se lit comme suit :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
39. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
40. Le requérant soutenait que les mauvais traitements qui lui auraient été infligés par les policiers étaient confirmés par les différentes attestations médicales délivrées à partir du 18 août 2005, ainsi que par les déclarations de ses proches qui l’avaient vu quelques jours après son arrestation. Il alléguait que la force qui aurait été employée par les policiers était injustifiée et disproportionnée. Il soulignait le fait que, avant le dépôt de sa plainte contre les policiers, il s’était à plusieurs reprises plaint aux médecins et aux experts qui l’avaient examiné des mauvais traitements allégués. Enfin, il affirmait que l’enquête diligentée par les autorités compétentes n’avait pas été effective et objective.
41. Le Gouvernement indique que les blessures constatées chez le requérant n’étaient pas graves et que ce dernier ne s’est plaint d’avoir été maltraité qu’un an après les faits. Il estime que les autorités compétentes ont mené une enquête complète et objective et se rallie à leur position.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
42. La Cour a déclaré à maintes reprises que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et qu’il ne prévoit pas d’exceptions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV). Elle a confirmé que même dans les circonstances les plus difficiles, telles que la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, Labita, précité, § 119, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 81, 28 septembre 2015).
43. La Cour rappelle également que, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). Il appartient donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur les origines de pareilles blessures et de produire des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni, précité, § 87, Soner Önder c. Turquie, no 39813/98, § 34, 12 juillet 2005, et Dönmüş et Kaplan c. Turquie, no 9908/03, § 44, 31 janvier 2008). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur (voir, notamment, El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 152, CEDH 2012). Cela est justifié par le fait que les personnes placées en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Bouyid, précité, § 83 in fine). Le principe énoncé dans ce paragraphe vaut dans tous les cas où une personne se trouve entre les mains de la police ou d’une autorité comparable (ibidem, § 84).
44. La Cour rappelle en outre que, lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « [reconnaître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (Georgiy Bykov c. Russie, no 24271/03, § 60, 14 octobre 2010, Corsacov c. Moldova, no 18944/02, § 68, 4 avril 2006, et Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998-VIII).
45. La Cour rappelle enfin que l’enquête rendue nécessaire par des allégations graves de mauvais traitements doit être à la fois rapide et approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leurs décisions (Assenov et autres, précité, § 103, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004-IV). Les autorités doivent de plus prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises criminalistiques (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 104, CEDH 1999-IV, et Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000). Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les causes des préjudices subis ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Boicenco c. Moldova, no 41088/05, § 123, 11 juillet 2006).
b) Application en l’espèce des principes ci-dessus
i. Volet matériel de l’article 3 de la Convention
46. La Cour note que, après l’arrestation du requérant, plusieurs blessures, notamment au visage et sur la partie gauche de la cage thoracique, ont été constatées chez lui (paragraphes 11, 12 et 14 ci-dessus) et que les parties sont en désaccord partiel sur leur origine. Le requérant affirmait que les lésions en question lui avaient été causées lors de son arrestation et au cours de sa détention, tandis que le Gouvernement adopte la position des autorités internes selon laquelle ces blessures ont exclusivement été provoquées lors de l’arrestation de l’intéressé. La Cour relève que, en tout état de cause, il n’est pas contesté entre les parties que les policiers ont employé la force. À ce sujet, elle rappelle que l’article 3 de la Convention n’interdit pas l’usage de la force dans certaines situations bien définies, telle une arrestation. Toutefois, cette force peut être employée seulement lorsqu’elle est indispensable eu égard aux circonstances et elle ne doit pas être excessive (voir, parmi d’autres, Kurnaz et autres c. Turquie, no 36672/97, § 52, 24 juillet 2007).
47. Or, dans le cas d’espèce, les autorités internes ont conclu à la nécessité de l’usage de la force lors de l’arrestation du requérant au motif que celui-ci était en état d’ivresse et qu’il détenait des armes. Cependant, la Cour remarque que les autorités n’ont pas établi que ce dernier était agressif au moment de son arrestation ou qu’il avait résisté aux policiers. Il ne ressort pas non plus des éléments de l’affaire que le requérant était armé au moment même de l’arrestation. À ce sujet, elle note que l’arrestation du requérant a vraisemblablement eu lieu dans l’entrée de son appartement et que les deux armes de l’intéressé n’ont été trouvées que lors de la perquisition, respectivement dans la chambre et dans le sous-sol de cet appartement (paragraphe 8 ci-dessus). La Cour observe enfin que l’intéressé était seul au moment de l’arrestation face à plusieurs agents des forces spéciales.
48. Cela étant, à supposer même que le comportement du requérant ait pu justifier un recours à la force au moment de son arrestation, la Cour estime, au regard des circonstances de l’affaire, que la force qui a été employée n’était pas proportionnée. En effet, le requérant a été blessé à ses organes vitaux, en l’occurrence à la tête et à la cage thoracique, et souffrait, selon le neurologue, d’un traumatisme crânien aigu (paragraphe 15 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, ces blessures révèlent en soi le caractère excessif de la force employée par les policiers (voir, mutatis mutandis, Günaydın c. Turquie, no 27526/95, § 32, 13 octobre 2005).
49. À la lumière de ce qui précède et compte tenu de l’ensemble des éléments soumis à son examen, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas établi que l’usage de la force à l’égard du requérant a été rendu strictement nécessaire par le comportement de ce dernier. De surcroît, elle considère que, en tout état de cause, la force employée était excessive.
Partant, il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.
ii. Volet procédural de l’article 3 de la Convention
50. La Cour note que le Gouvernement reproche au requérant d’avoir formellement déposé sa plainte de mauvais traitements le 18 août 2006, soit un an après les faits. Cependant, elle constate que, quelques semaines après son arrestation, le requérant avait évoqué auprès des médecins qui l’avaient examiné les brutalités policières subies et que ces allégations figuraient dans le rapport d’expertise psychiatrique du 25 octobre 2005 (paragraphe 15 ci-dessus). Il ne fait pas de doute que les autorités avaient connaissance de ce rapport puisque c’étaient elles-mêmes qui l’avaient réclamé afin d’établir si le requérant était pénalement responsable. Dans ces conditions, le constat du parquet selon lequel le requérant ne s’était pas plaint, lors de son expertise psychiatrique achevée le 25 octobre 2005, d’avoir subi des mauvais traitements de la part des policiers (paragraphe 24 ci-dessus) n’apparaît pas dûment fondé. Quoi qu’il en soit, la Cour rappelle à cet égard que l’introduction formelle par un requérant d’une plainte pénale n’est pas décisive dès lors que les éléments portés à la connaissance des autorités relativement à des violations de l’article 3 font naître ipso facto pour l’État, en vertu de l’article 3 de la Convention, une obligation de mener une enquête effective (El-Masri, précité, § 186 in fine, et Gorgiev c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 26984/05, § 64, 19 avril 2012). Or, en l’espèce, le parquet est resté inactif jusqu’au dépôt par le requérant de sa plainte pénale, soit durant une période de presque dix mois. Rien dans le dossier n’explique ce délai.
51. La Cour relève ensuite que les classements sans suite adoptés dans l’affaire par le parquet ont été annulés à cinq reprises, par le procureur hiérarchique ou par le juge d’instruction, au motif que l’enquête n’avait pas été effective. Elle note que le procureur hiérarchique a notamment demandé de tenir compte de la documentation médicale existante à l’égard du requérant (paragraphe 29 ci-dessus) mais que les procureurs en charge de l’affaire sont restés en défaut de le faire. Elle souligne en outre que les annulations successives des classements sans suite susvisés ont eu comme conséquence de prolonger l’enquête des autorités de sorte que celle-ci a duré près de deux ans et cinq mois. Cette durée apparaît comme excessive au vu des circonstances de l’affaire et elle ne saurait être imputable au requérant.
52. Outre les omissions évoquées au paragraphe 47 ci-dessus, la Cour observe que le parquet n’a apporté aucune réponse à la question de savoir si l’infliction des diverses blessures au requérant a été indispensable pour le maîtriser. Elle relève également que les procureurs n’ont pas procédé à l’identification des policiers responsables des mauvais traitements et encore moins à une confrontation desdits policiers avec le requérant. Elle constate donc que les autorités compétentes n’ont pas pris les mesures décisives qui auraient permis d’élucider les circonstances de l’affaire et qu’elles ont accepté sans réserve la version des faits fournie par les policiers.
53. Au vu de ce qui précède, la Cour juge que l’enquête menée par les autorités étatiques ne répondait pas aux critères de célérité et d’effectivité voulus par l’article 3 de la Convention. Partant, il y a également eu violation du volet procédural de cette disposition.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
54. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
55. Mme T. Topală réclame 25 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel que son époux aurait subi. Cette somme correspond aux frais médicaux encourus par le requérant après 2010. Elle demande également 50 000 EUR au titre du préjudice moral.
56. Le Gouvernement soutient que les prétentions relatives au préjudice matériel sont infondées. Il estime également que le montant du dédommagement moral réclamé est excessif.
57. La Cour rappelle que le constat de violation de l’article 3 de la Convention auquel elle parvient résulte des mauvais traitements infligés au requérant en août 2005 et de l’enquête ineffective y relative. Elle trouve que les éléments fournis par Mme T. Topală ne lui permettent pas d’établir un lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel dont le requérant aurait eu à souffrir. Il y a donc lieu de rejeter la demande présentée à ce titre. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour admet en revanche que le requérant a subi un tort moral certain à raison des violations constatées ci-dessus. Statuant en équité, elle accorde à son héritière 12 000 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
58. Mme T. Topală demande également 2 100 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Selon elle, cette somme correspond à la rémunération de l’avocat pour trente heures de travail à raison de 70 EUR de l’heure. Elle présente le détail des heures passées par l’avocat pour présenter l’affaire devant la Cour.
59. Le Gouvernement estime que ce montant est excessif.
60. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde à la partie requérante.
C. Intérêts moratoires
61. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans ses volets matériel et procédural ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à Mme T. Topală, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i) 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii) 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par Mme T. Topală à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 janvier 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley Naismith Işıl Karakaş
Greffier Présidente