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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BRAGADIREANU v. ROMANIA - 37075/14 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fourth Section Committee)) French Text [2016] ECHR 969 (08 November 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/969.html
Cite as: [2016] ECHR 969, CE:ECHR:2016:1108JUD003707514, ECLI:CE:ECHR:2016:1108JUD003707514

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    QUATRIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE BRAGADIREANU c. ROUMANIE

     

    (Requête no 37075/14)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    8 novembre 2016

     

     

     

     

    Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Bragadireanu c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

              Vincent A. De Gaetano, président,
              Egidijus Kūris,
              Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
    et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 octobre 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37075/14) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Alexandru Bragadireanu (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 juin 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me A. Grigoriu, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

    3.  Le 18 novembre 2014, les griefs concernant l’assistance médicale fournie au requérant pendant sa détention et le refus des autorités pénitentiaires d’autoriser l’intéressé à sortir de prison afin d’assister aux obsèques de sa mère ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

    4.  Le Gouvernement s’est opposé à l’examen de la requête par un comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour l’a rejetée.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1954 et réside à Bucarest.

    6.  Accusé d’avoir tué sa compagne, il fut placé en garde à vue le 9 juin 1993, puis en détention provisoire.

    7.  Le 30 mai 1997, alors que son pourvoi contre la décision l’ayant condamné du chef de meurtre aggravé était pendant devant la Cour suprême de justice, le requérant fut remis en liberté en raison de la gravité de son état de santé, eu égard notamment aux suites d’une opération d’un carcinome et à ses maladies oculaires (pour plus de détails, voir Bragadireanu c. Roumanie, no 22088/04, §§ 48-68, 6 décembre 2007).

    8.  En août 2003, une commission d’invalidité délivra un certificat au requérant. Ce document attestait que celui-ci était atteint d’un handicap grave et précisait que, selon la loi, ce handicap donnait le droit à l’intéressé de bénéficier d’un assistant personnel.

    9.  Le 10 mars 2004, le requérant fut réincarcéré après sa condamnation définitive à une peine de vingt ans de prison ferme par la Cour suprême de justice le 12 février 2004.

    A.  L’assistance médicale fournie au requérant

    10.  Depuis le 8 juillet 2009, le requérant est incarcéré à la prison de Jilava. Selon les documents médicaux versés au dossier, il souffre, entre autres (paragraphe 7 ci-dessus), d’une duodénite et de diabète.

    11.  Le 24 octobre 2011, le requérant, à qui il manquait la plupart de ses dents, sollicita la pose d’une prothèse dentaire. Pour les soins préparatoires et en l’absence de l’équipement nécessaire, il fut envoyé pendant de longues périodes à l’hôpital militaire de Bucarest pour des extractions des racines dentaires. Il subit ainsi des interventions chirurgicales les 16 et 18 janvier 2012 et le 27 février 2012. Il vit plusieurs autres interventions être ajournées pour différentes raisons : les 29 février et 12 mai 2012 en raison de l’indisponibilité du moyen de transport de la prison ; les 9 et 18 avril 2012 en raison du retard avec lequel il avait été déposé à l’hôpital ; le 7 mai 2012 en raison de ses problèmes de nature cardiaque ; et le 15 novembre 2012 en raison du retard avec lequel il avait été informé du rendez-vous médical, qui l’aurait mis dans l’impossibilité d’arrêter son traitement anticoagulant.

    12.  En 2012, une tumeur bénigne au niveau d’une dent fut décelée lors d’un contrôle et une intervention chirurgicale fut envisagée.

    13.  Le 15 juillet 2013, le requérant demanda la continuation du traitement opératoire à l’hôpital militaire.

    14.  Le 13 août 2013, après avoir examiné le requérant, le médecin stomatologue de la prison proposa à ce dernier de continuer le traitement opératoire dans le cabinet de la prison. Le requérant déclina cette proposition au motif qu’il souffrait d’affections graves, que celles-ci constituaient un risque sérieux pour toute intervention chirurgicale et que le cabinet en question était sous-équipé.

    15.  Le 3 octobre 2013, le requérant fut soumis à un examen radiologique à l’hôpital militaire. S’agissant de la tumeur bénigne identifiée en 2012 (paragraphe 12 ci-dessus), une nouvelle intervention chirurgicale fut proposée à l’intéressé, mais celui-ci s’y opposa. Selon le requérant, le médecin stomatologue l’avait informé à cette occasion que l’ablation de la tumeur devait être suivie d’une procédure d’ossification artificielle qui n’aurait pu être effectuée que dans une clinique spécialisée. Eu égard au coût de cette intervention - qui aurait été d’environ
    600-700 euros (EUR) - et à la circonstance que la commission chargée d’examiner la possibilité d’une libération conditionnelle se réunissait dans quelques mois, le requérant décida de reporter cette intervention après sa libération. Ayant été informé que l’intervention en question n’était pas indispensable pour la réalisation de la prothèse dentaire, et compte tenu de ses problèmes digestifs, il demanda au médecin l’accélération du traitement en vue de la pose d’une prothèse dentaire.

    16.  Le 7 octobre 2013, le requérant subit une nouvelle extraction dentaire à l’hôpital militaire.

    17.  Le 8 octobre 2013, il sollicita à nouveau la pose d’une prothèse dentaire. À la suite de sa demande, il fut examiné le 24 octobre 2013 par le médecin dentiste de la prison. Celui-ci attira son attention sur la nécessité de procéder à une extraction supplémentaire. Le requérant demanda un autre rendez-vous à cette fin. D’après une lettre envoyée par l’Administration nationale des prisons (« l’ANP ») le 13 février 2015 à l’agent du Gouvernement, la prothèse dentaire ne pouvait être réalisée faute de matériaux nécessaires.

    18.  Le 9 janvier 2014, le requérant saisit le juge d’application des peines pour se plaindre d’une absence de démarches de la part des autorités pénitentiaires en vue de la continuation du traitement dentaire.

    19.  Sur demande du juge, les autorités pénitentiaires de la prison de Jilava informèrent ce dernier que le requérant avait été examiné le 24 octobre 2013 (paragraphe 17 ci-dessus) et qu’il lui avait été indiqué à cette occasion qu’une nouvelle extraction dentaire s’imposait en raison de la présence d’une carie compliquée. Elles précisaient que l’intéressé avait refusé de donner son accord à cette intervention au motif qu’il n’était pas psychologiquement prêt à subir une nouvelle extraction et qu’il solliciterait un rendez-vous quand son état de santé le permettrait. Le requérant aurait été informé en outre de ce que, en attendant la finalisation des soins préparatoires, le laboratoire était en train de se procurer les matériaux nécessaires pour la prothèse. Par ailleurs, le requérant n’aurait pas demandé la poursuite des soins après la date susmentionnée.

    20.  Par une décision du 21 janvier 2014, sur la base des informations fournies par les autorités pénitentiaires, le juge d’application des peines rejeta la plainte du requérant.

    21.  Le requérant contesta cette décision. En réponse aux informations fournies par les autorités de la prison de Jilava (paragraphe 19 ci-dessus), il soutenait qu’il avait demandé l’ajournement de l’extraction en raison d’une nécessité pour lui d’interrompre son traitement anticoagulant quelques jours avant une telle intervention, et non pas parce qu’il n’aurait pas été psychologiquement prêt. Il affirmait également que, après octobre 2013, il avait demandé à plusieurs reprises au surveillant de section de la prison de téléphoner pendant les heures d’ouverture au cabinet de stomatologie, qui aurait été joignable uniquement le mardi pendant deux heures, ce que ledit surveillant aurait fait, mais sans succès.

    22.  Par une décision définitive du 19 mars 2014, le tribunal de première instance du 4e arrondissement de Bucarest confirma la décision du juge d’application des peines du 21 janvier 2014 (paragraphe 20 ci-dessus). Il observait que, le 5 février 2014, le requérant avait déposé une nouvelle demande pour la pose de deux prothèses dentaires et que, le 11 février 2014, le médecin de la prison avait indiqué que le détenu devait avoir sur son compte la somme correspondant au coût des deux prothèses, à savoir 1 200 lei roumains (RON - soit environ 300 EUR). Le tribunal constatait ensuite que le détenu, dont la fonction masticatoire était gravement altérée et qui souffrait en conséquence de problèmes digestifs, ne disposait pas de la somme correspondant à sa quote-part du coût du traitement prothétique, et il relevait que, selon les dispositions légales en vigueur, le coût des soins et/ou de la prothèse devait être supporté par les autorités dans la mesure des fonds disponibles. À cet égard, il notait que le requérant avait produit devant lui un document délivré par les autorités financières attestant qu’il n’avait pas de revenus, mais qu’il ne ressortait pas du dossier qu’il avait fourni le même document aux autorités pénitentiaires.

    23.  En septembre et octobre 2014, le requérant subit, à sa demande, de nouveaux examens à l’hôpital militaire de Bucarest.

    24.  Le 11 janvier 2015, il fut soumis à un contrôle approfondi à l’hôpital pénitentiaire de Jilava. À cette occasion, un protocole thérapeutique comprenant un assainissement global de la cavité buccale et la réalisation de prothèses dentaires fut établi, et le médecin nota que le requérant demandait le report de l’ablation de la tumeur bénigne (paragraphes 12 et 15 ci-dessus). Faute de disponibilité d’un médecin stomatologue à la prison de Jilava, les examens suivants furent réalisés à l’hôpital militaire de Bucarest.

    25.  Le 25 mars 2015, le requérant fut à nouveau examiné par un médecin stomatologue, qui conseilla l’assainissement global de la cavité buccale ; il demanda le report de toute intervention après le 16 avril 2015.

    26.  Un autre examen fut prévu pour la date du 12 mai 2015. Toutefois, selon le requérant, l’examen a été reporté au motif que deux radiographies manquaient.

    27.  Le 24 juin 2015, le requérant fut soumis à un nouvel examen.

    28.  Par une lettre du 26 juin 2015, l’ANP informa l’agent du Gouvernement que le versement des frais nécessaires pour la réalisation des prothèses dentaires sollicitée par le requérant « serait approuvé après le début de l’intervention ».

    29.  Un examen qui avait été prévu pour le 19 juillet 2015 fut également reporté. À cet égard, le requérant indique que l’ambulance de la prison était indisponible ce jour-là, qu’il lui avait été proposé d’être transporté dans un autre véhicule avec deux autres détenus et qu’il s’y était refusé aux motifs qu’il avait une autorisation pour un transport individuel et qu’il régnait une forte chaleur qui, finalement, aurait déterminé les deux autres détenus à renoncer au transport.

    30.  Un nouvel examen fut fixé pour le mois d’août 2015.

    31.  Le 23 juillet 2015, le requérant se vit octroyer la libération conditionnelle.

    32.  D’après le registre de la prison de Jilava, entre janvier 2014 et mars 2015, le requérant a reçu plusieurs sommes d’argent, comprises entre 100 et 900 RON par mois (environ entre 20 et 200 EUR), de la part de sa famille. Ces sommes auraient été utilisées dans leur intégralité pour des achats réalisés dans le magasin de la prison ou des communications téléphoniques.

    B.  La demande de sortie de prison pour les obsèques de la mère du requérant

    33.  Le 9 décembre 2013, le requérant demanda à la direction de la prison de Jilava l’autorisation de sortir afin de pouvoir assister aux obsèques de sa mère, qui devaient avoir lieu le 11 décembre 2013.

    34.  Le 11 décembre 2013, la « commission des récompenses » de la prison rejeta la demande au motif que, eu égard au crime pour lequel le requérant avait été condamné, à savoir un meurtre aggravé, il y avait un risque que l’intéressé commît à nouveau des infractions. Il ressortait de la décision de la commission que le requérant avait jusque-là reçu de nombreuses récompenses pour bon comportement et que le chef de la section de la prison où il était incarcéré avait donné un avis favorable à sa demande.

    35.  Par une décision du 22 janvier 2014, le juge d’application des peines rejeta la plainte que le requérant avait formée contre la décision susmentionnée. Pour ce faire, le juge notait que, selon les normes d’application de la loi no 275/2006 sur l’exécution des peines et des mesures privatives de liberté ordonnées par les autorités judiciaires au cours du procès pénal (« la loi no 275/2006 » - paragraphes 38-39 ci-après), l’autorisation de sortie était accordée en tant que récompense en cas de conduite constamment positive et s’il existait la conviction qu’une nouvelle infraction n’allait pas être perpétrée. Le juge estimait que, en l’espèce, le requérant avait fait preuve d’une conduite constamment positive étant donné qu’il ne s’était vu infliger aucune sanction au cours de ses quatorze années d’emprisonnement à la prison de Jilava, qu’il avait reçu plusieurs récompenses pour comportement adéquat et qu’il bénéficiait d’un régime « semi-ouvert ». Il considérait toutefois que, eu égard à la condamnation du requérant à une peine de vingt ans de prison ferme pour meurtre aggravé (paragraphe 9 ci-dessus), l’on ne pouvait pas accorder à l’intéressé, de manière suffisante, le crédit qu’il ne commettrait pas une nouvelle infraction. Le juge soulignait en outre que l’autorisation de sortie était une simple possibilité dont l’opportunité était appréciée par la « commission des récompenses », et non un droit pour le détenu.

    36.  Le 5 mars 2014, sur recours du requérant, le tribunal de première instance du 4e arrondissement de Bucarest confirma la décision du 22 janvier 2014 (paragraphe 35 ci-dessus). Le tribunal soulignait lui aussi que l’autorisation de sortie était une simple possibilité pour le détenu et précisait que le droit d’accorder une telle récompense appartenait, bien que de manière non discrétionnaire, à la commission compétente de la prison. Il mentionnait aussi les antécédents pénaux du requérant, sans plus de précisions. Il ajoutait que les réglementations en vigueur en la matière avaient été respectées et que la loi no 254/2013 sur l’application des peines, qui avait remplacé la loi no 275/2006, contenait des dispositions identiques en matière d’autorisation de sortie de la prison. Enfin, renvoyant à l’affaire Maiorano et autres c. Italie (no 28634/06, § 111, 15 décembre 2009), le tribunal relevait que, lorsqu’une personne purgeait une peine d’emprisonnement pour avoir commis un crime violent, la nature de l’infraction en cause et les antécédents pénaux de l’intéressé étaient suffisants pour faire naître dans le chef des autorités nationales l’obligation positive d’assurer une protection générale de la société contre les agissements éventuels de cette personne.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    37.  Les dispositions pertinentes en l’espèce en matière d’assistance médicale dentaire en prison sont décrites dans l’affaire Drăgan c. Roumanie (no 65158/09, §§ 56-59, 2 février 2016).

    38.  Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 275/2006 sont ainsi libellées :

    Chapitre IX

    Récompenses, fautes disciplinaires et sanctions

    Article 68 §§ 1 et 2 (Les récompenses)

    « 1.  Les personnes condamnées ayant une bonne conduite et qui ont fait preuve d’assiduité dans le travail ou dans le cadre des activités éducatives, culturelles, thérapeutiques, de conciliation psychologique ou d’assistance sociale, d’enseignement ou de formation professionnelle peuvent se voir accorder les récompenses suivantes : (...)

    e)  l’autorisation de sortie de la prison pour un jour, mais pas plus de quinze jours par an ;

    f)  l’autorisation de sortie de la prison pendant une période de cinq jours au maximum, mais pas plus de vingt-cinq jours par an ;

    g)  l’autorisation de sortie de la prison pour une période de dix jours au maximum, mais pas plus de trente jours par an.

    2.  Les récompenses énumérées [au point] e) [du premier alinéa] peuvent être accordées par une commission comprenant le directeur [de la prison], le directeur adjoint pour la sécurité de la détention et le régime pénitentiaire ainsi que le directeur adjoint pour l’éducation et l’assistance psychosociale, sur proposition du personnel menant des activités directes avec les personnes condamnées et de celui du département de la production, et après obtention de l’avis du chef de la section de la prison où est incarcéré l’intéressé (...). »

    Article 69 §§ 1 et 5 (L’autorisation de sortie de la prison)

    « 1.  L’autorisation de sortie de la prison peut être accordée, sur la base de l’article 68, dans les cas suivants : (...)

    c)  pour le maintien des relations de famille de la personne condamnée ; (...)

    e)  pour la participation de la personne condamnée aux obsèques du mari, de la femme, de l’enfant, du parent, du frère, de la sœur, du grand-père ou de la
    grand-mère. (...)

    5.  L’autorisation de sortie de la prison pour le cas prévu au point e) du premier alinéa peut être accordée pour une durée maximale de cinq jours à toute personne condamnée, indifféremment du régime de l’exécution de la peine, si elle remplit les conditions prévues à l’article 68 § 1. »

    39.  L’article 147 des normes d’application de la loi no 275/2006, approuvées par l’arrêté du Gouvernement no 1897/2006, était ainsi libellé :

    L’octroi de la récompense consistant en l’autorisation de sortie du centre de détention

    « L’autorisation de sortie du centre de détention prévue à l’article 68 § 1 e) -g) de la loi peut être accordée uniquement aux personnes privées de liberté qui ont eu une conduite constamment positive et à qui l’on peut accorder, de manière suffisante, le crédit qu’elles ne commettront pas une nouvelle infraction.

    2.  La commission prévue à l’article 68 § 2 de la loi octroie la récompense prévue à l’article 68 § 1 e) de la loi (...) après examen approfondi, selon la procédure fixée par une décision du directeur général de l’Administration nationale des prisons. »

    40.  Les dispositions pertinentes en l’espèce de la « procédure relative à l’octroi des récompenses sur la base d’un système de crédits », adoptée par l’ANP, en vigueur du 14 juin 2013 au 10 avril 2016, étaient ainsi libellées à l’époque des faits :

    Article 2

    « Le détenu se voit octroyer une seule récompense au cours d’un mois, à l’exception des situations prévues à l’article 69 § 1 (...) e) (...). »

    Article 4

    « 1.  Lors de l’examen des propositions d’octroi de la récompense consistant en l’autorisation de sortie de la prison, il est pris en compte dans quelle mesure les détenus :

    a)  ont une conduite constamment positive ;

    b)  démontrent de l’assiduité dans leur travail ;

    c)  participent activement aux activités éducatives, culturelles, thérapeutiques, de conciliation psychologique ou d’assistance sociale, d’enseignement ou de formation professionnelle ;

    d)  [se voient accorder le crédit] qu’ils ne commettront pas une nouvelle infraction ;

    e)  ne sont pas poursuivis dans d’autres affaires ;

    f)  sont visés par des affaires judiciaires [qui sont] inscrites au rôle des autorités [judiciaires et] dont l’objet peut influencer leur conduite ou leur comportement au cours de l’autorisation de sortie de la prison ;

    g)  sont classés dans la catégorie des personnes à risque pour la sécurité de la prison.

    2.  Afin d’établir si les conditions et critères cumulatifs prévus par la loi sont réunis, les éléments suivants concernant la personne du détenu seront pris en compte également :

    a)  la nature de l’infraction ;

    b)  la durée de la peine ;

    c)  le régime d’exécution ;

    d)  le nombre et la nature des récompenses déjà accordées ;

    e)  la durée de la peine déjà purgée par rapport au restant à purger jusqu’à l’examen par la commission de la libération conditionnelle ;

    f)  les antécédents pénaux ;

    g)  l’appartenance à des groupes de crime organisé ;

    h)  le comportement lors de la réincarcération après une autorisation de sortie de la prison accordée antérieurement ;

    i)  le comportement avant l’arrestation et l’image du détenu dans la communauté ; seront prises en compte notamment les données inscrites dans le dossier personnel de la personne privée de liberté ;

    j)  le maintien des liens familiaux ;

    k)  l’existence de soupçons quant à la possession, la consommation ou le trafic d’objets ou de substances interdits. »

    41.  Selon le règlement relatif à la sécurité des centres de détention relevant de l’ANP, adopté le 24 juin 2010, les personnes privées de liberté peuvent faire l’objet d’une escorte aux fins de leur présentation devant les autorités judiciaires, sur leur lieu de travail, aux cliniques, hôpitaux ou à d’autres endroits extérieurs au centre de détention, établis par le directeur du centre (article 146).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    42.  Le requérant dénonce un refus des autorités pénitentiaires de lui fournir les prothèses dentaires dont il dit avoir eu besoin. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Sur la recevabilité

    43.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Arguments des parties

    44.  Le requérant soutient que, selon le droit interne, et eu égard à son état de santé et à sa situation financière - caractérisée selon lui par une absence de ressources pécuniaires -, il était en droit d’obtenir une prothèse dentaire à titre gratuit. À ce sujet, il dit ne pas avoir refusé de traitements dentaires, avoir effectué des démarches diligentes et suffisantes pour bénéficier d’une prothèse dentaire et avoir été jusqu’à saisir les autorités judiciaires. Le requérant dénonce également l’existence d’un problème systémique dans les prisons roumaines s’agissant des personnes démunies qui auraient besoin de prothèses dentaires et qui ne pourraient pas en bénéficier en raison de défaillances dans le système d’assistance médicale. Il indique que les autorités ont récemment accepté de prendre en charge les frais d’une prothèse dentaire, mais que cet accord était tardif puisque sa remise en liberté serait intervenue avant l’intervention médicale.

    45.  Le Gouvernement soutient que les autorités roumaines ont effectué toutes les diligences nécessaires afin d’offrir au requérant les soins médicaux exigés par son état de santé et qu’elles ont ainsi respecté leur obligation positive d’assurer un suivi et un traitement adéquats à l’intéressé au cours de son incarcération. À cet égard, il précise que le requérant a été soumis à plusieurs examens médicaux et que des traitements spécifiques lui ont été recommandés. Il ajoute que les traitements dentaires nécessaires ont été retardés, notamment, tant par la négligence que par le comportement du requérant, puisque celui-ci aurait refusé de subir certaines interventions ou demandé leur report en se référant occasionnellement à son éventuelle future libération conditionnelle.

    46.  Le Gouvernement indique que le requérant n’a pas réitéré ses demandes de soins dentaires après octobre 2013, période à laquelle l’intéressé aurait été informé d’une impossibilité temporaire d’obtenir une prothèse dentaire ainsi que d’une nécessité de continuer les autres soins. En outre, le requérant n’aurait ni avancé les frais d’une telle prothèse ni invoqué une absence de ressources financières avant de saisir les autorités judiciaires d’une plainte. Le Gouvernement estime que, en réalité, le requérant a mûrement réfléchi à la situation et a choisi de ne pas bénéficier de la prothèse réclamée. Il indique d’ailleurs que l’intéressé a refusé d’avancer la somme de 1 200 RON (soit environ 300 EUR - paragraphe 22 ci-dessus) - modique à ses yeux - alors que sa famille lui aurait versé mensuellement certaines sommes (paragraphe 32 ci-dessus), et il considère que ce comportement illustre un manque d’intérêt de la part du requérant pour son état de santé. Il ajoute que le requérant a continué à manifester un désintérêt en 2014, puisqu’il n’aurait formulé aucune demande de traitement entre les mois de mars et septembre cette année-là.

    47.  Le Gouvernement estime que la passivité et la négligence dont le requérant aurait fait preuve concernant son état de santé font naître un doute quant au niveau de souffrance ressentie par celui-ci à cause de ses problèmes dentaires.

    2.  Appréciation de la Cour

    48.  La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants (voir, entre autres, Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 201, CEDH 2012). Toutefois, pour tomber sous le coup de l’interdiction prévue par cette disposition, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (M.S. c. Royaume-Uni, no 24527/08, § 38, 3 mai 2012, et Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 24, CEDH 2001-VII).

    49.  En outre, l’article 3 de la Convention impose à l’État de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté, notamment par l’administration des soins médicaux requis (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000-XI, Mouisel c. France, no 67263/01, § 40, CEDH 2002-IX, et Khoudobine c. Russie, no 59696/00, § 93, CEDH 2006-XII). Aussi la Cour a-t-elle jugé à maintes reprises que le manque de soins médicaux appropriés peut constituer un traitement contraire à l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, M.S. c. Royaume-Uni, précité, §§ 44-46, Wenerski c. Pologne, no 44369/02, §§ 56-65, 20 janvier 2009, et Popov c. Russie, no 26853/04, §§ 210-213 et 231-237, 13 juillet 2006).

    50.  En la matière, la question du caractère « approprié » ou non des soins médicaux est la plus difficile à trancher. La Cour rappelle que le simple fait qu’un détenu a été examiné par un médecin et qu’il s’est vu prescrire tel ou tel traitement ne saurait faire conclure automatiquement au caractère approprié des soins administrés (Hummatov c. Azerbaïdjan, nos 9852/03 et 13413/04, § 116, 29 novembre 2007). En outre, les autorités doivent s’assurer que les informations relatives à l’état de santé du détenu et aux soins reçus par celui-ci en détention soient consignées de manière exhaustive (Khoudobine, précité, § 83), que le détenu bénéficie promptement d’un diagnostic précis et d’une prise en charge adaptée (Melnik c. Ukraine, no 72286/01, §§ 104-106, 28 mars 2006, et Hummatov, précité, § 115), et qu’il fasse l’objet, lorsque la maladie dont il est atteint l’exige, d’une surveillance régulière et systématique associée à une stratégie thérapeutique globale ayant pour but de porter remède à ses problèmes de santé ou à prévenir leur aggravation plutôt qu’à traiter leurs symptômes (Popov, précité, § 211, Hummatov, précité, §§ 109 et 114, et Amirov c. Russie, no 51857/13, § 93, 27 novembre 2014). Par ailleurs, il incombe aux autorités de démontrer qu’elles ont créé les conditions nécessaires pour que le traitement prescrit soit effectivement suivi (Holomiov c. Moldova, n30649/05, § 117, 7 novembre 2006, et Hummatov, précité, § 116). En outre, les soins dispensés en milieu carcéral doivent être appropriés,
    c’est-à-dire d’un niveau comparable à celui que les autorités de l’
    État se sont engagées à fournir à l’ensemble de la population. Toutefois, cela n’implique pas que soit garanti à tout détenu le même niveau de soins médicaux que celui des meilleurs établissements de santé extérieurs au milieu carcéral (Cara-Damiani c. Italie, no 2447/05, § 66, 7 février 2012, et Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 137, CEDH 2016).

    51.  De manière générale, la Cour se réserve une souplesse suffisante pour définir le niveau de soins requis, se prononçant sur cette question au cas par cas. Si ce niveau doit être « compatible avec la dignité humaine » du détenu, il doit aussi tenir compte des « exigences pratiques de l’emprisonnement » (Aleksanian c. Russie, no 46468/06, § 140, 22 décembre 2008). En général, la dégradation de la santé du détenu ne joue pas, en soi, un rôle déterminant quant au respect de l’article 3 de la Convention. La Cour examinera à chaque fois si la détérioration de l’état de santé de l’intéressé était imputable à des lacunes dans les soins médicaux dispensés (Kotsaftis c. Grèce, no 39780/06, § 53, 12 juin 2008, et Cirillo c. Italie, no 36276/10, § 37, 29 janvier 2013).

    52.  En l’espèce, la Cour note que le requérant souffrait de sérieux problèmes dentaires, que ceux-ci l’ont amené, en octobre 2011, à réclamer la pose d’une prothèse dentaire et que, par la suite, l’intéressé n’a cessé de réitérer sa demande devant les autorités pénitentiaires (paragraphes 11, 13, 15, 17, 22 et 23 ci-dessus). Or l’absence d’un médecin stomatologue permanent à la prison où était incarcéré le requérant (paragraphe 24
    ci-dessus) et l’indisponibilité fréquente des moyens de transport adéquats vers d’autres centres médicaux (paragraphes 11 et 29 ci-dessus) ont contribué à allonger la durée des soins nécessaires à la pose d’une prothèse. S’est également ajoutée l’absence de suivi d’un protocole thérapeutique par les autorités sans que le requérant eût pour cela à demander la continuation de son traitement (voir, mutatis mutandis, Drăgan, précité, § 87). Par ailleurs, les demandes d’ajournement de certains actes médicaux ont la plupart du temps été justifiées par l’incidence sur ceux-ci des autres maladies dont le requérant souffrait (paragraphes 11 in fine, 14 et 21 ci-dessus).

    53.  S’agissant de la pose d’une prothèse dentaire, la Cour note que, dans un premier temps, elle a été refusée en raison de l’absence des matériaux nécessaires (paragraphe 17 ci-dessus) et que, dans un deuxième temps, après l’engagement d’une procédure judiciaire (paragraphe 18 ci-dessus), les autorités ont accepté la fourniture d’une prothèse dentaire sous condition du versement intégral de son coût par le requérant (paragraphe 22 ci-dessus).

    54.  La Cour ne saurait accueillir la thèse du Gouvernement selon laquelle le requérant n’a pas informé les autorités pénitentiaires de son état d’indigence, qui lui aurait permis de bénéficier de prothèses à titre gratuit (paragraphe 46 ci-dessus). En effet, non seulement ces autorités tenaient un registre spécial relativement aux sommes reçues par le requérant dans la prison (paragraphe 32 ci-dessus), mais, de surcroît, lors de la procédure judiciaire entamée en janvier 2014 et finalisée en mars de la même année, l’intéressé avait fourni un document délivré par les autorités financières attestant qu’il n’avait pas de revenus (paragraphe 22 ci-dessus). L’argument fondé sur le versement de certaines sommes d’argent au requérant par sa famille n’est pas en mesure d’influer sur cette conclusion, d’autant plus que, tel qu’il ressort du registre produit par le Gouvernement, ces sommes étaient utilisées dans leur intégralité pour des achats courants et des communications téléphoniques (paragraphe 32 ci-dessus). Qui plus est, il n’apparaît pas que les autorités aient jamais opposé au requérant cet argument de manière formelle (voir, mutatis mutandis, V.D. c. Roumanie, n7078/02, § 95, 16 février 2010).

    55.  Enfin, la Cour rappelle que, dans l’affaire V.D. c. Roumanie (précité, § 96), elle a conclu que la réglementation en matière de couverture sociale pour les détenus, qui établissait le taux de participation aux coûts exigés pour des prothèses dentaires, était inopérante car mise en échec par des obstacles de nature administrative (voir également, Fane Ciobanu c. Roumanie, no 27240/03, § 84, 11 octobre 2011). De même, dans l’affaire Drăgan (précité, § 90), elle a conclu que le Gouvernement n’avait pas démontré l’efficacité des nouvelles dispositions, entrées en vigueur en 2012, enjoignant aux centres de détention de supporter, à partir d’un budget spécial, les frais incombant aux détenus dépourvus de ressources financières.

    En l’espèce, la Cour estime que ces mêmes conclusions s’imposent d’autant plus que, plus de trois ans et neuf mois après sa première demande tendant à la pose d’une prothèse dentaire (paragraphe 11 ci-dessus), soit jusqu’à sa remise en liberté en juillet 2015 (paragraphe 31 ci-dessus), le requérant n’a finalement pas bénéficié de pareil soin.

    56.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le requérant n’a pas bénéficié d’une assistance médicale adéquate en prison et que, en soi, ce traitement, eu égard à la longue période de détention de l’intéressé, a dépassé le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention.

    Partant, il y a eu violation de cette disposition.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

    57.  Le requérant se plaint du refus des autorités pénitentiaires de l’autoriser à sortir de la prison pour assister aux obsèques de sa mère, en décembre 2013. Il invoque en substance l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

    « 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

    2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

    A.  Sur la recevabilité

    58.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Arguments des parties

    59.  Le requérant estime que le rejet de sa demande de sortie de la prison afin d’assister aux obsèques de sa mère constituait une ingérence prévue par la loi, mais que pareille ingérence n’était pas nécessaire dans une société démocratique et qu’elle n’était pas non plus proportionnée par rapport au but poursuivi. À cet égard, il indique d’abord que, au moment de sa demande, il avait déjà passé dix ans en prison. Il ajoute qu’il ne représentait pas un danger pour la société : à cet égard, il précise qu’il était gravement malade et atteint d’un handicap sévère, qu’il n’avait pas fait l’objet de sanctions disciplinaires et qu’il avait eu un bon comportement au cours de son incarcération, ce qui lui aurait permis de bénéficier d’un régime « semi-ouvert » au lieu d’un régime « fermé » et de recevoir de nombreuses récompenses. À la lumière de tous ces éléments, le requérant estime qu’il remplissait les critères requis par la loi en matière d’autorisation de sortie de prison pour assister aux obsèques d’un proche.

    60.  Le Gouvernement avance que l’article 8 de la Convention ne garantit pas un droit absolu pour les personnes incarcérées à obtenir une autorisation de sortie pour participer aux obsèques de leurs proches et que les États disposent d’une grande marge d’appréciation dans ce domaine. Il indique que, en droit roumain, l’autorisation de sortie pour les personnes condamnées n’est pas un droit et que celles-ci ont la simple possibilité de bénéficier de cette récompense.

    61.  Il admet que le refus opposé au requérant constituait une ingérence dans l’exercice du droit au respect de celui-ci de sa vie familiale. Toutefois, selon lui, cette ingérence était prévue par la loi, poursuivait un but légitime et était proportionnée par rapport à ce but.

    62.  Pour ce qui est de la légalité de la mesure litigieuse, le Gouvernement indique que l’autorisation de sortie était régie par un cadre législatif spécifique, à savoir les articles 68 et 69 de la loi no 275/2006 et leurs normes d’application (paragraphes 38-39 ci-dessus). Il ajoute que le refus opposé au requérant par les autorités pénitentiaires visait à la défense de l’ordre et de la sécurité publics ainsi qu’à la prévention de nouveaux actes illicites. S’agissant de la nécessité de la mesure en cause dans une société démocratique, le Gouvernement estime que les autorités judiciaires nationales ont procédé à une analyse approfondie de la situation du requérant, de sa conduite et du danger que celui-ci représentait pour la société. Il ajoute qu’elles ont fait prévaloir la gravité du crime commis par l’intéressé et l’état de récidive dans lequel celui-ci aurait été.

    2.  Appréciation de la Cour

    63.  La Cour rappelle que la détention, comme toute autre mesure privative de liberté, entraîne par nature des restrictions à la vie privée et familiale de la personne concernée. Il est cependant essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire autorise le détenu et l’aide au besoin à maintenir le contact avec sa famille proche (Messina c. Italie (no 2), no 25498/94, § 61, CEDH 2000-X, et Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 106, CEDH 2015). La Cour reconnaît en même temps qu’un certain contrôle des contacts des détenus avec le monde extérieur est recommandé et qu’il ne se heurte pas en soi à la Convention (Schemkamper c. France, no 75833/01, § 30, 18 octobre 2005).

    64.  En l’espèce, la Cour estime que le refus opposé au requérant de sortir de prison pour assister aux obsèques de sa mère doit s’analyser en une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de sa vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention (Płoski c. Pologne, no 26761/95, § 32, 12 novembre 2002).

    65.  Pareille ingérence n’enfreint pas la Convention si elle est « prévue par la loi », vise au moins un but légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention et peut passer pour une mesure « nécessaire dans une société démocratique » (idem, § 30).

    66.  Dans la présente affaire, la Cour relève que l’ingérence en cause était prévue par la loi, à savoir les articles 68 § 1 et 69 § 1 de la loi no 275/2006 et leurs normes d’application (paragraphes 38-39 ci-dessus).

    67.  De plus, eu égard en particulier à la gravité du crime commis en l’espèce, puni par une lourde peine privative de liberté, il apparaît que cette ingérence avait pour but d’empêcher le requérant d’utiliser la sortie afin de commettre des délits ou de troubler l’ordre ou la sécurité́ publics. Cette ingérence poursuivait donc un but légitime, sous l’angle du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et de la sûreté publics, ainsi que la prévention des infractions pénales.

    68.  Il reste à savoir si la mesure en question était nécessaire dans une société démocratique.

    69.  La Cour rappelle que, pour préciser les obligations que les États contractants assument en vertu de l’article 8 de la Convention en la matière, il faut avoir égard aux exigences normales et raisonnables de l’emprisonnement et à l’étendue de la marge d’appréciation à réserver en conséquence aux autorités nationales lorsqu’elles réglementent les contacts d’un détenu avec sa famille (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 141, 28 novembre 2002). Il appartient néanmoins à l’État de démontrer que les restrictions inhérentes aux droits et libertés du détenu sont nécessaires dans une société démocratique et qu’elles se fondent sur un besoin social impérieux (Ploski, précité, § 35).

    70.  En l’espèce, la Cour note que la demande d’autorisation de sortie de la prison a été rejetée au motif que le requérant avait commis un crime grave, à savoir un meurtre aggravé, ayant ainsi été condamné à une lourde sanction consistant en une peine de vingt ans de prison ferme ; le tribunal de première instance du 4e arrondissement de Bucarest a en outre mentionné que l’intéressé avait des antécédents pénaux (paragraphes 34-36 ci-dessus).

    71.  S’agissant du crime pour lequel le requérant a été condamné, la Cour rappelle ne pas avoir attaché une importance primordiale à cet élément dans des affaires portant sur la question de l’autorisation de sortie de la prison pour des raisons familiales (Schemkamper, précité, §§ 33-36 - affaire dans laquelle le requérant, coupable d’homicide, purgeait une peine de vingt ans de réclusion criminelle -, et Giszczak c. Pologne, no 40195/08, §§ 36-41, 29 novembre 2011 - affaire dans laquelle le requérant, coupable d’incitation au meurtre, purgeait une peine de treize ans de prison ferme).

    72.  Par ailleurs, en l’espèce, la Cour relève qu’il ressortait de la décision de la commission compétente que, au cours de sa détention - qui, à l’époque, durait depuis près de treize ans et neuf mois -, le requérant avait déjà reçu de nombreuses récompenses en raison de son bon comportement et que le chef de la section de la prison où il était incarcéré avait donné un avis favorable à sa demande (paragraphe 34 in fine ci-dessus). L’intéressé n’avait en outre fait l’objet d’aucune sanction disciplinaire. Qui plus est, avant sa condamnation pénale définitive, il avait déjà été remis en liberté, en raison de la gravité de son état de santé, pendant plus de six ans et neuf mois (paragraphe 7
    ci-dessus), au cours desquels il n’avait commis aucune infraction.

    73.  De plus, pour ce qui est de l’argument tiré des antécédents pénaux, la Cour constate que le tribunal de première instance n’a pas apporté de précisions quant à la nature de ces antécédents ou leur impact sur le danger que la libération du requérant aurait pu présenter (paragraphe 36 ci-dessus).

    74.  Enfin, la Cour note que les autorités pénitentiaires n’ont nullement examiné la possibilité d’avoir recours à une escorte pour le transfert du requérant sur le lieu des obsèques (Ploski, précité, § 37, Czarnowski c. Pologne, no 28586/03, § 32, 20 janvier 2009, et Császy c. Hongrie, no 14447/11, § 19, 21 octobre 2014 ; voir également, a contrario, Sannino c. Italie (déc.), no 72639/01, 3 mai 2005).

    75.  La Cour tient à rappeler que le droit de bénéficier d’autorisations de sortie n’est pas garanti en tant que tel par la Convention (Marinicola et Sestito c. Italie (déc.) no 42662/98, 25 novembre 1999). Il incombe aux autorités nationales d’examiner le bien-fondé de chaque demande, et, lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour se limite à vérifier les mesures prises sous l’angle des droits garantis par la Convention, tout en tenant compte de la marge d’appréciation dont bénéficient les États contractants (Płoski, précité, § 38).

    76.  Dans les circonstances de l’espèce, et nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur, la Cour estime que les raisons invoquées par les autorités nationales pour refuser au requérant l’autorisation de sortie sollicitée ne suffisent pas à démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ».

    Dès lors, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    77.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    78.  Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.

    79.  Le Gouvernement soutient qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante en l’espèce et qu’en tout état de cause le montant sollicité est excessif par rapport à la jurisprudence de la Cour en la matière.

    80.  La Cour estime que le requérant a subi un dommage moral certain, qui ne se trouve pas suffisamment réparé par le constat de violation des articles 3 et 8 de la Convention. Statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 10 000 EUR à ce titre.

    B.  Frais et dépens

    81.  Le requérant ne formule aucune demande à ce titre. La Cour n’est donc pas appelée à se prononcer à cet égard.

    C.  Intérêts moratoires

    82.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 novembre 2016 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

         Andrea Tamietti                                                         Vincent A. De Gaetano
    Greffier adjoint                                                                    
    Président

     


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