YUDIN v. RUSSIA - 9904/09 (Judgment : Article 3 - Prohibition of torture : Third Section Committee) French Text [2018] ECHR 1015 (11 December 2018)


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European Court of Human Rights


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/1015.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2018:1211JUD000990409, CE:ECHR:2018:1211JUD000990409, [2018] ECHR 1015

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TROISIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE YUDIN c. RUSSIE

 

(Requête n o 9904/09)

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

 

 

 

 

STRASBOURG

 

11 décembre 2018

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Yudin c. Russie,

La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :

Helen Keller, présidente,
Pere Pastor Vilanova,
María Elósegui, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section ,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 novembre 2018,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (n o 9904/09) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Aleksey Mikhaylovich Yudin (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 décembre 2008 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par M es M. Ovchinnikov, F. Bagrianskiy et A. Mikhaylov, avocats exerçant à Vladimir. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l'homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.

3. Le 2 juillet 2013, les griefs concernant les conditions de détention et de transfert du requérant ainsi que l'équité de la procédure pénale dirigée à son encontre ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l'article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1980. Il est actuellement détenu à Krasnoyarsk.

5. Le 6 septembre 2006, il fut arrêté car il était soupçonné de plusieurs infractions en bande organisée. Il fut placé en détention provisoire.

A. Le procès pénal et la condamnation du requérant

6. Le 12 février 2008, la Cour suprême de la république de Mordovie commença l'examen du fond de l'affaire pénale dirigée à l'encontre de dix personnes, dont le requérant. Celui-ci était représenté par un avocat, M e S.

7. Par un jugement du 7 août 2008, la Cour suprême de la république de Mordovie reconnut le requérant coupable de la plupart des chefs d'accusation portés contre lui et le condamna à une peine de quinze ans d'emprisonnement assortie d'une amende.

8. Le requérant et certains de ses coaccusés interjetèrent appel dudit jugement. Dans son mémoire d'appel du 24 novembre 2008, le requérant demandait à comparaître personnellement devant l'instance d'appel. Entre-�temps, son avocat, M e S., avait cessé d'assurer sa représentation juridique.

9. Le 26 février 2009, la Cour suprême de la Fédération de Russie tint une audience lors de laquelle elle examina l'appel du requérant ainsi que ceux de ses autres coaccusés. L'audience eut lieu dans une salle d'audience située dans le bâtiment de la Cour suprême russe, à Moscou. Le requérant et deux de ses coaccusés, V. et L., y participèrent par vidéoconférence depuis une salle située dans le bâtiment de la maison d'arrêt n o IZ-�13/1 de la ville de Saransk. Dans cette salle se trouvaient également des agents d'escorte pénitentiaire.

10. Au début de l'audience, les juges informèrent le requérant que Ch., une avocate commise d'office et exerçant à Moscou, avait été nommée pour assurer sa défense. Le requérant sollicita une consultation en privé avec Ch., qui se trouvait dans la salle d'audience à Moscou. Selon lui, les juges quittèrent la salle d'audience pendant quelques minutes, mais ses coaccusés V. et L. et les agents d'escorte pénitentiaire ne sortirent pas de la salle de vidéoconférence dans la maison d'arrêt n o IZ-�13/1. Le requérant soutient avoir ainsi été empêché de discuter de sa situation personnelle avec son avocate hors de portée d'ouïe de ces derniers. Il soutient aussi que les juges n'ont pas répondu à sa nouvelle demande de consultation en privé avec Ch.

11 . Toujours le 26 février 2009, à la fin de l'audience, les juges se retirèrent dans la salle des délibérations. Selon le requérant, ils retournèrent dans la salle d'audience cinq minutes plus tard et donnèrent lecture du dispositif de l'arrêt adopté à cette même date. Par cet arrêt, la Cour suprême réforma le jugement du 7 août 2008 à l'égard du requérant ayant prononcé l'abandon de poursuites pénales pour un des chefs d'accusation et réduisit la condamnation du requérant à quatorze ans d'emprisonnement toujours assortie d'une amende. Le requérant soutient avoir reçu la version intégrale de l'arrêt quelques jours après l'audience du 26 février 2009.

B. Les conditions de détention et de transfert du requérant

1. Les conditions de détention dans la maison d'arrêt n o IZ-13/1

12. Du 6 octobre 2006 au 19 août 2008, le requérant fut détenu dans la maison d'arrêt n o IZ-13/1 située dans la ville de Saratov, dans la région de Mordovie. À ses dires, il y a été détenu dans des cellules surpeuplées et dans de mauvaises conditions d'hygiène.

2. Les conditions de transfert du requérant entre la maison d'arrêt n o IZ-�13/1 et la Cour suprême de la république de Mordovie

13. Le requérant indique que, entre le 12 février et le 8 août 2008, il a été transféré à cinquante-trois reprises entre la maison d'arrêt n o IZ-13/1 et la Cour suprême de la république de Mordovie. Il dit avoir été transporté dans des fourgons cellulaires qui disposaient d'un compartiment collectif conçu pour cinq personnes et de six compartiments individuels. Il allègue que le nombre de détenus placés dans ces fourgons variait entre cinq et onze personnes. Il soutient avoir été placé à quelques reprises dans un compartiment individuel avec un autre détenu et que, en raison du manque de place, l'un d'eux était assis sur un banc et l'autre sur les genoux du premier. Selon lui, la durée des trajets variait entre vingt minutes et une heure. Il affirme que les fourgons n'avaient pas été ventilés.

14 . Le Gouvernement déclare que le requérant a fait l'objet de quarante-�trois transferts entre la maison d'arrêt n o IZ-�13/1 et la Cour suprême de la république de Mordovie. Le trajet aurait pris dix minutes. Le Gouvernement allègue que le nombre de personnes transportées dans les fourgons spécialisés ne dépassait jamais le nombre maximal de places. Il soumet à cet effet des copies des registres des personnes transférées ( постовые ведомости ) établis aux dates de transfert du requérant. Il indique que la ventilation des fourgons s'effectuait par une fenêtre ou par des buses d'aération situées respectivement sur le toit et les parois des véhicules. En outre, s'agissant des caractéristiques des fourgons utilisés pour le transport du requérant, il indique que chaque personne disposait de 0,30 à 0,53 m 2 , tous types de compartiments confondus.

3. Les conditions de détention dans le bâtiment de la Cour suprême de la république de Mordovie

15 . Le requérant indique que les cellules du bâtiment du tribunal du district dans lesquelles il avait été détenu étaient dépourvues de fenêtres et de ventilation. Il soutient y avoir été détenu avec cinq ou sept autres personnes.

16 . Le Gouvernement déclare qu'il y avait quatre cellules d'une superficie variant entre 6,1 m 2 et 6,5 m 2 dans le bâtiment la Cour suprême de la république de Mordovie, qu'elles étaient prévues chacune pour six personnes, qu'elles étaient équipées d'un système de ventilation mais dépourvues de fenêtres. Selon le Gouvernement, il n'était pas possible d'établir dans quelle cellule le requérant avait été placé ni le nombre de personnes qui l'avaient occupée en même temps que lui puisque la législation interne ne prévoyait pas la tenue de registres à cet effet. Le Gouvernement soutient que le requérant n'a été placé dans ces cellules que pour de très brèves périodes avant et après les audiences judiciaires.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

17. Le requérant allègue que ses conditions de détention dans la maison d'arrêt n o IZ-�13/1 de la république de Mordovie et dans le bâtiment de la Cour suprême de la république de Mordovie ainsi que les conditions de son transfert vers et depuis celle-ci étaient contraires à l'article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur les conditions de détention dans la maison d'arrêt n o IZ-�13/1

1. Thèses des parties

18. Le 2 avril 2014, le Gouvernement a soumis une déclaration unilatérale dont les parties pertinentes en l'espèce se lisent ainsi :

« Je soussigné (...), représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l'homme, déclare par la présente que les autorités russes reconnaissent que, entre le 6 octobre 2006 et 19 août 2008, Aleksey Mikhaylovich Yudin a été détenu dans la maison d'arrêt n o IZ-�13/1 de la république de Mordovie dans des conditions qui ne répondaient pas aux normes fixées par l'article 3 de la Convention.

Le Gouvernement est prêt à verser la somme de 7 625 EUR au requérant à titre de satisfaction équitable.

En conséquence, [il] invite la Cour à rayer du rôle la présente requête. Il suggère à la Cour de considérer cette déclaration comme un « autre motif » justifiant de rayer la requête du rôle, aux termes de l'article 37 § 1 c) de la Convention.

La somme susmentionnée, destinée à couvrir tout dommage matériel et moral ainsi que les frais et dépens, ne sera soumise à aucun impôt. Elle sera payable dans un délai de trois mois à compter de la date de la notification de la décision de la Cour, en application de l'article 37 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et convertie en roubles russes au taux applicable à la date du paiement. Si elle n'était pas versée dans ce délai, le Gouvernement s'engage à la majorer, jusqu'au règlement, d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage. Le paiement vaudra règlement définitif de l'affaire. »

19. Les observations du requérant parvinrent à la Cour le 17 juillet 2014. Le requérant y acceptait les termes de la déclaration unilatérale mais insistait sur l'examen des autres aspects de l'affaire ne faisant pas l'objet de ladite déclaration.

2. Appréciation de la Cour

20. Eu égard au contenu de la déclaration du Gouvernement, ainsi qu'au montant de l'indemnisation proposée, la Cour estime qu'il ne se justifie plus de poursuivre l'examen de la requête en ce qui concerne le grief tiré de l'article 3 de la Convention relatif aux conditions de détention du requérant dans la maison d'arrêt n o IZ-�13/1 de la république de Mordovie (article 37 § 1 c) de la Convention).

21. En outre, à la lumière des considérations qui précèdent et, en particulier, de sa jurisprudence constante à ce sujet, la Cour estime que le respect des droits de l'homme garantis par la Convention et ses Protocoles n'exige pas qu'elle poursuive l'examen de cette partie de la requête (article 37 § 1 in fine de la Convention).

22. Enfin, elle souligne que, dans le cas où le Gouvernement ne respecterait pas les termes de sa déclaration unilatérale, la requête pourrait être réinscrite au rôle en vertu de l'article 37 § 2 de la Convention ( Josipović c. Serbie (déc.), nº 18369/07, 4 mars 2008).

B. Sur les conditions de transfert du requérant vers et depuis la Cour suprême de la république de Mordovie ainsi que les conditions de sa détention dans le bâtiment de celle-ci

1. Thèses des parties

23. Se référant à sa description des conditions de transfert et de détention du requérant dans le bâtiment de la Cour suprême de la république de Mordovie (paragraphes 14-�16 ci-�dessus), le Gouvernement soutient que celles-�ci étaient conformes à l'article 3 de la Convention.

24. Le requérant maintient son grief.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la recevabilité

25. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

b) Sur le fond

i. Sur les conditions de transfert du requérant

26. La Cour rappelle qu'elle a déjà eu l'occasion de juger que des conditions de transfert similaires à celles décrites par le requérant ont constitué un traitement inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la Convention ( Yevgeniy Bogdanov c. Russie , n o 22405/04, §§ 101-�105, 26 février 2015, Trepachkine c. Russie (n o 2) , n o 14248/05, §§ 131-�136, 16 décembre 2010, Moïsseïev c. Russie , n o 62936/00, §§ 131-136, 9 octobre 2008, et Khoudoyorov c. Russie , n o 6847/02, §§ 112-120, CEDH 2005-�X (extraits)). Rien en l'espèce ne lui permet de parvenir à une autre conclusion. En effet, selon les observations du Gouvernement, les fourgons utilisés pour le transfert du requérant offraient entre 0,30 et 0,57 m 2 d'espace individuel par personne (paragraphe 14 ci-�dessus). Elle estime que cette superficie ne peut être considérée qu'exiguë ( Trepachkine , précité, § 133).

27 . Eu égard à sa jurisprudence en la matière et aux arguments des parties, la Cour considère que les conditions de transfert dénoncées ont causé au requérant de vives souffrances physiques et mentales et ont constitué un traitement inhumain et dégradant. Il y a donc eu violation de l'article 3 de la Convention.

ii. Sur les conditions de détention du requérant dans le bâtiment de la Cour suprême de la république de Mordovie

28. Ayant conclu à la violation de l'article 3 de la Convention à raison des conditions du transport du requérant entre la maison d'arrêt n o IZ-13/1 et la Cour suprême de la république de Mordovie (paragraphe 27 ci-�dessus), la Cour estime qu'il n'est pas nécessaire d'examiner séparément la partie du grief concernant les conditions de détention de l'intéressé dans le bâtiment de ladite cour.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

29. Le requérant allègue que les conditions de sa détention et de son transfert vers et depuis la Cour suprême de la république de Mordovie ont considérablement nui à sa capacité à se défendre devant cette juridiction. Il se plaint également de ne pas avoir bénéficié d'une consultation en privé avec l'avocate Ch. pendant l'audience du 26 février 2009 devant la Cour suprême de la Fédération de Russie. Il allègue enfin que l'arrêt du 26 février 2009 n'a pas été rendu publiquement par l'instance d'appel. Il invoque l'article 6 §§ 1 et 3 b) et c) de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l'espèce :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public (...).

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c) se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent ;

(...) »

A. Arguments des parties

30. S'agissant des audiences devant la Cour suprême de la république de Mordovie, le Gouvernement argue que tant le requérant que son avocat ont activement pris part à l'examen de l'affaire pénale en s'exprimant sur diverses questions procédurales ainsi que sur le fond de l'affaire. Il soutient qu'à aucun moment du procès pénal le requérant n'a déclaré qu'il était épuisé physiquement ou moralement au point de ne pas pouvoir assurer sa défense.

31 . Le Gouvernement déclare que l'arrêt du 26 février 2009 de la Cour suprême de la Fédération de Russie a été rendu publiquement dans sa version intégrale à la fin de l'audience tenue à cette même date. Il indique que l'un des coaccusés, B., dans sa demande de révision de l'arrêt du 26 février 2009 introduite en octobre 2009, ne s'est pas plaint des défauts procéduraux allégués par le requérant, à savoir l'absence de lecture de l'arrêt dans son intégralité ou l'impossibilité pour le requérant de consulter en privé l'avocate Ch.

32 . S'agissant de l'audience du 26 février 2009 devant la Cour suprême de la Fédération de Russie, le Gouvernement soutient que le requérant a été autorisé à avoir une consultation en privé avec son avocate. Il allègue également qu'à l'époque des faits l'établissement d'un procès-�verbal de l'audience devant une instance d'appel n'était pas prévu par la législation interne. Ainsi, les allégations du requérant quant au déroulement de l'audience du 26 février 2009 ne peuvent être ni confirmées ni infirmées.

33 . Le requérant réitère son grief. Il soumet en outre des déclarations de ses coaccusés V. et L. confirmant sa thèse relative au déroulement de l'audience du 26 février 2009. Il indique également que son coaccusé B. n'a pas pris part à cette audience, ce qui expliquerait le fait que ce dernier n'avait pas formulé de grief quant au déroulement de celle-ci dans sa demande de révision introduite en octobre 2009.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

34. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond

a) Sur la publicité du prononcé de l'arrêt du 26 février 2009

35. La Cour rappelle que, malgré l'absence de restrictions, l'exigence selon laquelle le jugement doit être rendu publiquement a été interprétée avec une certaine souplesse. Ainsi, elle a estimé qu'il convenait, dans chaque cas, d'apprécier à la lumière des particularités de la procédure dont il s'agit, et en fonction du but et de l'objet de l'article 6 § 1 de la Convention, la forme de publicité du « jugement » prévue par le droit interne de l'État en cause ( Pretto et autres c. Italie, 8 décembre 1983, série A n o 71, p. 12, § 26, et B. et P. c. Royaume-Uni , n os 36337/97et 35974/97, §§ 45-46, 24 avril 2001) .

36. La Cour a conclu à l'absence de violation de l'article 6 § 1 de la Convention dans des affaires dans lesquelles des juridictions supérieures n'avaient pas prononcé en audience publique des décisions rejetant des pourvois en cassation, ayant accordé une attention particulière au stade de la procédure et au contrôle opéré par ces juridictions, qui se limitait aux points de droit, ainsi qu'aux arrêts rendus par elles, faisant passer en force de chose jugée les décisions des tribunaux inférieurs, sans rien changer aux conséquences pour les requérants. Eu égard à ces considérations, elle a estimé que l'exigence de publicité était remplie lorsque, par un dépôt au greffe, le texte intégral d'un jugement était accessible à chacun ( Pretto et autres , précité, §§ 27-�28), ou lorsqu'un arrêt, rendu sans audience, confirmait un jugement qui, lui, avait été rendu en audience publique ( Axen c. Allemagne , 8 décembre 1983, § 32, série A n o 72) ou encore lorsque quiconque justifiant d'un intérêt avait la possibilité de consulter le texte intégral de décisions d'une juridiction dont les plus importantes seraient publiées ultérieurement dans un recueil officiel ( Sutter c. Suisse , 22 février 1984, § 34, série A n o 74). En revanche, elle a conclu à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention dans des affaires dans lesquelles les jugements rendus n'étaient pas accessibles au public ni pendant ni après leur prononcé ( Fazliyski c. Bulgarie , n o 40908/05, §§ 64-�70, 16 avril 2013, Ryakib Biryoukov c. Russie , n o 14810/02, §§ 38-�46, CEDH 2008, et Moser c. Autriche , n o 12643/02, §§ 99-�104, 21 septembre 2006).

37. En l'espèce, la Cour note que les parties sont en désaccord quant à la question de savoir si, lors de l'audience du 26 février 2009, la Cour suprême de la Fédération de Russie a donné lecture de l'arrêt dans son intégralité ou seulement de son dispositif. Elle relève à cet égard que la thèse du requérant selon laquelle les juges de la Cour suprême de la Fédération de Russie n'ont donné lecture que du dispositif de l'arrêt rendu à l'audience du 26 février 2009 est étayée par les déclarations que lui ont soumises les coaccusés du requérant V. et L. (paragraphe 33 ci-�dessus). Elle estime donc que le requérant a soumis des éléments suffisamment convaincants à l'appui de sa thèse. Quant à l'argument du Gouvernement selon lequel le coaccusé B., en introduisant sa demande de révision de l'arrêt du 26 février 2009, n'a pas fait mention des défauts de procédure allégués par le requérant (paragraphe 31 ci-�dessus), elle observe qu'il ne ressort pas dudit arrêt que B. ait participé à l'audience devant la Cour suprême de la Fédération de Russie à cette date. Elle ne peut donc prendre en compte la demande de révision introduite par celui-�ci en octobre 2009 comme un élément étayant la thèse du Gouvernement selon laquelle l'arrêt du 26 février 2009 avait été lu dans son intégralité par les juges de la juridiction suprême.

38. La Cour prend note de l'argument du Gouvernement selon lequel il n'est pas possible de confirmer ou d'infirmer l'allégation du requérant quant au déroulement de l'audience du 26 février 2009 au motif que la législation interne ne prévoyait pas l'établissement d'un procès-verbal de l'audience au moment des faits (paragraphe 32 ci-�dessus). Cependant, elle estime que le Gouvernement avait la possibilité d'étayer sa thèse par des éléments autres qu'un procès-verbal de l'audience en question, par exemple par des déclarations de personnes y ayant participé. Elle considère donc que le requérant a pu démontrer que, lors de l'audience du 26 février 2009, les juges de la Cour suprême de la Fédération de Russie n'ont donné lecture que du dispositif de l'arrêt rendu à cette même date.

39. La Cour observe ensuite qu'il n'est pas contesté par les parties que le jugement de première instance du 7 août 2008 a été prononcé dans sa version intégrale par la Cour suprême de la république de Mordovie (voir, a contrario , Werner c. Autriche , 24 novembre 1997, §§ 56-60, Recueil des arrêts et décisions 1997-�VII). Cependant, elle relève que, par l'arrêt du 26 février 2009, la Cour suprême de la Fédération de Russie, compétente pour examiner l'affaire pénale dirigée à l'encontre du requérant et de ses coaccusés tant en fait qu'en droit (voir, sur ce dernier point, Eduard Rozhkov c. Russie , n o 11469/05, § 21, 31 octobre 2013), a modifié la condamnation de l'intéressé en excluant un chef d'accusation dirigé à son encontre et en ordonnant l'abandon des poursuites pénales à cet égard (paragraphe 11 ci-�dessus). Elle observe que, les motifs sous-tendant cette modification ne figurant pas dans le dispositif de l'arrêt, le public n'a pas pu prendre connaissance des motifs de fond sur lesquels la juridiction suprême a fondé sa décision sur cet aspect de l'affaire pénale dirigée contre le requérant. Elle note enfin que le Gouvernement n'a soumis aucun élément qui aurait permis de démontrer que le texte de l'arrêt 26 février 2009 dans sa version intégrale était accessible au public par des voies autres que celle de sa lecture à haute voix lors de l'audience (voir, mutatis mutandis , Ryakib Biryoukov , précité, §§ 41-�42).

40 . Eu égard aux éléments soumis par les parties et à sa jurisprudence, la Cour estime que l'exigence de publicité du prononcé de l'arrêt du 26 février 2009 n'a pas été respectée dans les circonstances particulières de l'espèce et qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention à cet égard.

b) Sur la possibilité pour le requérant de bénéficier d'une consultation en privé avec l'avocate Ch. lors de l'audience du 26 février 2009 devant la Cour suprême de la Fédération de Russie

41. La Cour dit avoir rappelé, dans son arrêt Sakhnovski c. Russie ([GC], n o 21272/03, § 97, 2 novembre 2010) que le droit, pour l'accusé, de communiquer avec son avocat hors de portée d'ouïe d'un tiers figure parmi les exigences élémentaires du procès équitable dans une société démocratique et découle de l'article 6 § 3 c) de la Convention. Si un avocat ne pouvait s'entretenir avec son client sans une telle surveillance et en recevoir des instructions confidentielles, son assistance perdrait beaucoup de son utilité, alors que le but de la Convention consiste à protéger des droits concrets et effectifs ( ibidem) .

42. La Cour a par ailleurs conclu à la violation de l'article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention dans des affaires dans lesquelles les requérants, lors d'audiences devant une instance d'appel, n'ont pu communiquer avec des avocats commis d'office que pendant de brefs laps de temps et alors la confidentialité de leurs échanges n'était pas assurée en raison, notamment, de la présence de coaccusés ou d'agents d'escorte pénitentiaire (voir, à titre d'exemples, Ichetovkina et autres c. Russie , n os 12584/05et 5 autres, §§ 26-�32, 4 juillet 2017, Gorbunov et Gorbachev c. Russie , n os 43183/06et 27412/07, §§ 32-�46, 1 er mars 2016, et Sakhnovski , précité, §§ 99-�107).

43. Eu égard aux arguments des parties et à sa jurisprudence en la matière, la Cour considère que le Gouvernement n'a présenté aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre d'adopter une conclusion différente en l'espèce. En effet, elle estime que le Gouvernement n'a pas démontré que, lors de l'audience du 26 février 2009, le requérant avait pu s'entretenir avec l'avocate Ch. dans des conditions assurant la confidentialité de leurs échanges.

44 . Partant, il y a eu violation de l'article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

c) Sur la capacité du requérant à se défendre durant le procès pénal devant la juridiction de première instance compte tenu de ses conditions de détention et de transfert

45. Eu égard aux constats de violation de l'article 6 §§1 et 3 c) de la Convention auxquels la Cour est parvenue aux paragraphes 40 et 44 ci-�dessus, elle estime qu'il n'est pas nécessaire d'examiner séparément le grief tiré de l'article 6 § 3 b) relatif à la capacité du requérant à se défendre durant le procès pénal devant la juridiction de première instance compte tenu des conditions de sa détention et de son transport.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

46. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

47. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu'il estime avoir subi.

48. Le Gouvernement argue que, dans l'hypothèse où la Cour conclurait à la violation de l'article 6 de la Convention en l'espèce, un constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral allégué par le requérant. Il soutient en effet que, en vertu de l'article 41 de la Convention, la Cour est habilitée à accorder à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée, si le droit national ne permet pas ou ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de la violation. Le Gouvernement se réfère ensuite à la jurisprudence de la Cour, notamment aux arrêts Öcalan c. Turquie ([GC], n o 46221/99, § 210, CEDH 2005-�IV) et Popov c. Russie (n o 26853/04, § 264, 13 juillet 2006), selon laquelle lorsqu'un requérant a été condamné en dépit d'un potentiel manquement à ses droits garantis par l'article 6 de la Convention, il doit, dans toute la mesure du possible, être replacé dans la situation où il se serait trouvé si les exigences de cette disposition n'avaient pas été méconnues, et un nouveau procès ou la réouverture de la procédure, à la demande de l'intéressé, représente en principe le moyen le plus approprié de redresser la violation constatée. Le Gouvernement indique à cet égard que l'ordre juridique russe permet la réouverture du procès au cas où la Cour conclurait à la violation de l'article 6 de la Convention et, par conséquent, il lui demande de ne pas octroyer au requérant de compensation monétaire sur la base de l'article 41 de la Convention.

49. La Cour prend note de la thèse du Gouvernement quant à la possibilité de réouverture du procès pénal dirigé à l'encontre du requérant conformément au droit interne. Cependant, elle rappelle avoir conclu dans la présente affaire à la violation non seulement de l'article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention mais également de l'article 3 de la Convention à raison des conditions de transfert du requérant (paragraphes 27 ci-�dessus). Elle estime donc qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 2 800 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

50. Le requérant demande également 200 402 roubles russes (RUB) pour les frais et dépens qu'il dit avoir engagés devant la Cour, dont 180 000 RUB pour des frais de conseil et de représentation, 17 765 pour des frais de transport de M e Bagrianskiy et 2 637 RUB pour des frais postaux. Il soumet à l'appui de sa demande une copie de convention d'assistance juridique conclue entre lui et M es M. Ovchinnikov, F. Bagrianskiy et A. Mikhaylov, des copies de trois attestations de paiement sur la base de ladite convention, des copies de billets de train au nom de M e Bagrianskiy ainsi que des copies de factures pour des envois postaux.

51. Le Gouvernement considère que la somme réclamée est excessive eu égard à la complexité de l'affaire, qu'il qualifie de faible. Il estime en outre qu'une partie des frais réclamés, notamment les frais de transport engagés par M e Bagrianskiy, n'étaient pas « nécessaires ».

52. S'agissant des frais de conseil et de représentation engagés devant elle, la Cour note que le requérant n'a pas soumis de décompte horaire du travail accompli par M es M. Ovchinnikov, F. Bagrianskiy et A. Mikhaylov. Elle constate qu'il n'a pas non plus démontré la nécessité des frais liés aux déplacements de M e Bagrianskiy. Eu égard à ce qui précède et compte tenu des documents dont elle dispose, de sa jurisprudence et du fait qu'une partie de la requête a été déclarée irrecevable, la Cour estime raisonnable la somme de 850 EUR tous frais confondus et l'accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

53. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Décide , eu égard aux termes de la déclaration du gouvernement défendeur concernant l'article 3 de la Convention et aux modalités prévues pour assurer le respect des engagements, de rayer du rôle la requête en ce qui concerne le grief relatif aux conditions de détention du requérant dans la maison d'arrêt n o IZ-�13/1 entre le 6 octobre 2006 et le 19 août 2008 ;

 

2. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l'article 3 de la Convention en ce qui concerne les conditions de transfert du requérant vers et depuis la Cour suprême de la république de Mordovie et les conditions de détention dans le bâtiment de celle-ci ainsi que quant aux griefs tirés de l'article 6 §§ 1 et 3 b) et c) de la Convention en ce qui concerne la publicité du prononcé de l'arrêt du 26 février 2009, la capacité du requérant à se défendre, compte tenu de ses conditions de détention et de transfert, durant le procès pénal devant la juridiction de première instance et la possibilité pour le requérant de bénéficier d'une consultation en privé avec l'avocate Ch. lors de l'audience du 26 février 2009 devant la Cour suprême de la Fédération de Russie ;

 

3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention à raison des conditions de transfert du requérant vers et depuis la Cour suprême de la république de Mordovie ;

 

4. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner le grief tiré de l'article 3 de la Convention relatif aux conditions de détention du requérant dans le bâtiment de la Cour suprême de la république de Mordovie ;

 

5. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention à raison de l'absence de publicité du prononcé de l'arrêt de la Cour suprême de la Fédération de Russie du 26 février 2009 ainsi qu'à raison de l'impossibilité pour le requérant de bénéficier d'une consultation en privé avec l'avocate Ch. lors de l'audience du 26 février 2009 devant ladite Cour suprême ;

 

6. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner le grief tiré de l'article 6 § 3 b) de la Convention relatif à la capacité du requérant à se défendre, compte tenu des conditions de détention et de transfert de l'intéressé, durant le procès pénal devant la juridiction de première instance ;

 

7. Dit

a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 2 800 EUR (deux mille huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;

ii. 850 EUR (huit cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d'impôt, pour frais et dépens ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 décembre 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Fatoş Aracı Helen Keller
              Greffière adjointe Présidente


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