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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> IBRAHIM KESKIN v. TURKEY - 10491/12 (Judgment : Article 8 - Right to respect for private and family life : Second Section) French Text [2018] ECHR 266 (27 March 2018)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/266.html
Cite as: [2018] ECHR 266, ECLI:CE:ECHR:2018:0327JUD001049112, CE:ECHR:2018:0327JUD001049112

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DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE İBRAHİM KESKİN c. TURQUIE

 

(Requête no 10491/12)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

27 mars 2018

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire İbrahim Keskin c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant

en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mars 2018,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 10491/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. İbrahim Keskin (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 janvier 2012 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me E. İnce, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait que sa fille avait subi une atteinte à son intégrité physique à la naissance en raison d'une erreur médicale.

4. Le 16 juin 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

5. Le requérant est né en 1972 et réside à Sivas.

6. Le 18 janvier 2001, l'épouse du requérant, Arife Keskin, fut admise à l'hôpital de la sécurité sociale de Sivas.

7. Aidée par une sage-femme, elle accoucha par voie naturelle d'une fille, M.K., qui pesait 4 kg à la naissance.

8. À la suite d'un électromyogramme pratiqué à une date ultérieure, il fut constaté que le nouveau-né souffrait d'une paralysie obstétricale du plexus brachial droit.

9. À différentes dates, M.K. subit quatre opérations chirurgicales. Selon le rapport médical de l'hôpital de l'université Cumhuriyet du 12 septembre 2014, l'enfant était invalide à 60 %.

A. La procédure pénale

10. Le 18 juin 2001, le requérant porta plainte contre la sage-femme K.A. pour manque de diligence lors de la naissance de sa fille. Il alléguait notamment que les lésions nerveuses du bras droit de sa fille avaient été causées par K.A., qui aurait manipulé le bébé par le bras plutôt que par la tête lors de la phase d'expulsion.

11. Le 10 septembre 2001, le procureur de la République de Sivas interrogea le docteur A.Ö., gynécologue de garde à l'hôpital de la sécurité sociale de Sivas au moment de la naissance de M.K. A.Ö. déclara qu'il n'avait pas eu connaissance d'un quelconque incident car il n'avait pas été appelé par les sages-femmes pour assister à l'accouchement.

12. Le 17 septembre 2001, le procureur interrogea la sage-femme K.A. qui réfuta toutes les accusations portées contre elle et déclara que l'accouchement s'était bien passé et que le bébé était en bonne santé à sa naissance.

13. Par un acte d'accusation du 28 septembre 2001, le procureur inculpa A.Ö. et K.A. de négligence dans l'exercice de leurs professions.

14. Le requérant se constitua partie intervenante dans la procédure.

15. Le tribunal correctionnel de Sivas entendit le docteur A.Ö., la sage-�femme K.A., le requérant, Arife Keskin, des témoins et le médecin orthopédiste qui avait diagnostiqué la paralysie obstétricale du plexus brachial droit de M.K.

16. Arife Keskin exposa que l'accouchement avait été difficile et que la sage-femme avait eu des gestes brusques. Elle ajouta qu'elle n'avait vu de médecin ni avant, ni pendant, ni après l'accouchement. Le médecin orthopédiste indiqua qu'il s'agissait d'un traumatisme par élongation du plexus brachial pendant l'accouchement et que celui-ci pouvait survenir au cours d'une naissance difficile. Il ajouta que cette paralysie était une complication de l'accouchement, plus particulièrement de la période d'expulsion, et qu'elle était souvent associée à un poids de naissance élevé et à une dystocie des épaules.

17. À l'issue de l'audience du 16 juillet 2002, le tribunal ordonna une expertise.

18. Le 6 septembre 2002, l'institut médicolégal demanda des informations sur les examens médicaux subis par Arife Keskin lors de sa grossesse ainsi que sur les procédures médicales suivies lors de l'admission de l'intéressée à l'hôpital de la sécurité sociale de Sivas. Il réclama également une copie du dossier médical de l'accouchement.

19. Le 5 février 2003, les médecins de l'institut médicolégal examinèrent M.K. et observèrent que les mouvements de son bras droit étaient limités.

20. Les 19 février et 16 juin 2003, l'institut médicolégal réitéra sa demande de renseignements médicaux concernant la grossesse et l'accouchement d'Arife Keskin, certains renseignements et documents précédemment demandés n'ayant pas été fournis. Il demanda également des informations détaillées concernant l'examen pédiatrique effectué après la naissance de M.K.

21. Le 3 décembre 2003, l'hôpital de la sécurité sociale de Sivas informa le procureur que les nouveau-nés n'étaient examinés par des pédiatres qu'en cas de problème médical. Il indiqua que, l'accouchement d'Arife Keskin s'étant déroulé normalement et aucun problème médical chez M.K. n'ayant été signalé, la mère et le nouveau-né avaient quitté l'hôpital le lendemain de l'accouchement sans qu'un pédiatre n'examine l'enfant.

22. Le 9 avril 2004, M.K. subit un électromyogramme. Le 30 avril 2004, elle fut une nouvelle fois examinée par des médecins légistes de l'institut médicolégal. Ceux-ci notèrent que la monoplégie de son membre supérieur droit persistait et que, par conséquent, le mouvement de son épaule droite était limité, mais que son coude et son poignet bougeaient normalement. Les médecins légistes constatèrent également une atrophie musculaire de la main droite.

23. Le 25 juin 2004, l'institut médicolégal rendit son rapport. Il concluait que la paralysie obstétricale du plexus brachial droit de M.K. était la conséquence d'un accouchement difficile et que la sage-femme K.A. avait une responsabilité de 2/8e quant à ce handicap au motif qu'elle avait été « négligente et [qu'elle n'avait pas été] consciencieuse ». Il ajoutait que le médecin A.Ö. n'avait aucune responsabilité car il n'avait pas assisté à l'accouchement.

24. Entre le 16 juillet 2002, date à laquelle le tribunal correctionnel avait ordonné une expertise, et le 25 juin 2004, date à laquelle l'institut médicolégal a rendu son rapport, onze audiences eurent lieu, lors desquelles il fut décidé d'attendre le rapport d'expertise médicale.

25. Le requérant s'opposa, par l'intermédiaire de son avocat, aux conclusions du rapport d'expertise de l'institut médicolégal. Il soutint que la part de responsabilité de la sage-femme K.A. dans l'incident en cause était plus élevée que 2/8e car, selon lui, non seulement K.A. n'avait pas procédé aux gestes corrects lors de la phase d'expulsion, mais elle avait aussi omis de faire appel au gynécologue de garde alors que l'accouchement aurait été difficile.

26. Par un jugement du 2 novembre 2004, le tribunal correctionnel, se fondant sur le rapport d'expertise de l'institut médicolégal, condamna la sage-femme K.A. à une peine d'amende de 115 069 000 livres turques (TRY) (environ 60 EUR) avec sursis. Il acquitta le docteur A.Ö.

27. Le requérant se pourvut en cassation de ce jugement. Il soutint que la sage-femme K.A. avait incontestablement une plus grande responsabilité dans la blessure de sa fille.

28. La sage-femme K.A. se pourvut également en cassation. Elle exposa qu'elle ne savait pas que l'accouchement d'Arife Keskin avait eu lieu après terme et que le bébé était en surpoids. Elle ajouta que l'accouchement aurait dû être effectué par un gynécologue-obstétricien et que le recours à la césarienne aurait éventuellement dû être envisagé. Elle soutint que ce n'était pas à elle de prendre une telle décision et que celle-ci aurait dû être prise par des médecins lors de l'admission de la patiente à l'hôpital.

29. Le 20 novembre 2005, le parquet près de la Cour de cassation renvoya l'affaire au tribunal correctionnel de Sivas pour que la peine de K.A. fût réévaluée à la lumière des dispositions du nouveau code pénal entré en vigueur le 1er juin 2005.

30. Le 16 février 2006, le tribunal correctionnel condamna K.A. à la même peine, compte tenu du fait que l'ancienne disposition du code pénal était favorable à l'accusée.

31. Le 17 septembre 2007, la Cour de cassation cassa le jugement attaqué. Elle considéra que l'avis du Conseil supérieur de la santé aurait dû être recueilli par le tribunal correctionnel de Sivas avant que celui-ci ne statue sur le fond de l'affaire. Elle ajouta également que la question du sursis à exécution devait une nouvelle fois être tranchée au regard du nouveau code pénal.

32. Le 29 janvier 2008, le tribunal correctionnel ordonna une expertise auprès du Conseil supérieur de la santé.

33. Les 7 et 9 avril 2008, le Conseil supérieur de la santé examina le dossier de M.K. et exonéra la sage-femme K.A. de toute responsabilité. Il estima que le recours à la césarienne n'avait pas été nécessaire et que le poids du bébé n'avait pas été un obstacle à l'accouchement par voie basse. Il conclut que les lésions nerveuses du bras droit du nouveau-né faisaient partie des complications qu'il était possible d'observer lors des accouchements.

34. Le 18 novembre 2008, le tribunal décida d'ordonner une nouvelle expertise. Un comité de trois experts en gynécologie et obstétrique fut nommé à cet effet.

35. Le 5 mai 2009, les experts publièrent leur rapport. Ils estimaient, pour les mêmes raisons que celles retenues par le Conseil supérieur de la santé, que la sage-femme K.A. n'avait commis aucune faute dans l'exercice de sa profession et qu'il s'agissait d'une complication de l'accouchement. Ils ajoutaient que le poids du bébé n'était considéré comme une indication à la césarienne que s'il était supérieur à 4,5 kg. Or M.K. n'atteignait pas ce poids.

36. Le 18 juin 2009, le tribunal correctionnel déclara l'action publique éteinte par prescription.

B. La procédure civile

37. Le 23 décembre 2004, le requérant engagea une procédure en indemnisation devant le tribunal de grande instance de Sivas (« le TGI ») à l'encontre de l'hôpital de la sécurité sociale de Sivas et de la sage-femme K.A. pour le préjudice qu'aurait subi sa fille lors de sa naissance.

38. Le 19 février 2005, par la loi no 5283, les hôpitaux rattachés à la sécurité sociale furent transférés au ministère de la Santé. Conformément à l'article 4 (c) de cette loi, toute action en cours contre les hôpitaux rattachés à la sécurité sociale concernant les services de la santé devait désormais être engagée contre le ministère de la Santé.

Le 9 juin 2005, le requérant demanda le changement de la partie défenderesse en conséquence.

39. Le ministère de la Santé soutint que le TGI n'était pas compétent pour connaître de l'affaire qui, selon lui, aurait dû être portée devant le tribunal administratif.

40. Le 20 septembre 2005, le TGI rejeta l'objection du ministère, considérant que le litige en question concernait une question de droit privé résultant des fautes et négligences alléguées d'une personne physique, à savoir la sage-femme K.A., et non une question relative à l'allégation d'une faute de service de l'administration.

41. Il décida également d'attendre l'issue de la procédure pénale avant de statuer sur le fond de l'affaire.

42. Le 1er octobre 2009, se fondant sur les conclusions des deux derniers rapports d'expertises médicales soumis au dossier pénal, le TGI conclut à l'absence de faute ou de négligence de K.A. lors de la naissance de M.K. et débouta en conséquence le requérant de sa demande en indemnisation.

43. Le 25 novembre 2009, le requérant se pourvut en cassation de ce jugement. Il soutenait notamment que le TGI aurait dû ordonner une nouvelle expertise avant de statuer sur l'affaire car, selon lui, il existait des contradictions dans les rapports d'expertises nécessitant une clarification.

44. Le 23 décembre 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. En revanche, elle considéra que le TGI n'était pas compétent pour juger l'administration défenderesse et que le recours en indemnisation à l'encontre du ministère de la Santé aurait dû être porté devant les juridictions administratives.

45. Le 7 avril 2011, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification de l'arrêt, introduite par le ministère.

46. Le 16 juin 2011, le TGI se déclara incompétent pour ce qui était de l'action en indemnisation engagée à l'encontre du ministère de la Santé, au profit de la compétence du tribunal administratif.

Il rejeta également l'action en indemnisation engagée à l'encontre de la sage-femme K.A. pour les mêmes raisons que celles développées dans son jugement du 1er octobre 2009.

47. Le 18 juillet 2011, le requérant se pourvut en cassation de ce jugement.

48. Le 14 novembre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi et confirma le jugement attaqué en toutes ses dispositions.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

49. Le requérant soutient que sa fille a été empêchée de mener une vie normale en raison d'erreurs médicales commises par le personnel de l'hôpital de la sécurité sociale de Sivas lors de sa naissance. Il allègue en outre que sa cause n'a pas été entendue équitablement devant les juridictions nationales. Il invoque à ces égards les articles 6 et 8 de la Convention.

50. Le Gouvernement conteste ces thèses.

51. La Cour estime qu'il convient d'examiner sous l'angle du seul article 8 de la Convention les griefs formulés par le requérant, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n'est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015).

52. L'article 8 de la Convention se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-�être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

A. Sur la recevabilité

53. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il estime que le requérant aurait préalablement dû saisir les juridictions administratives d'une demande en indemnisation.

54. La Cour rappelle qu'il ne lui appartient pas de déterminer si la fille du requérant a été victime d'une négligence médicale. Son rôle est de déterminer si le système juridique national a répondu de manière compatible avec la Convention aux allégations de négligence médicale du requérant.

55. Le problème dénoncé en l'espèce, à savoir la paralysie obstétricale du plexus brachial droit de la fille du requérant causée lors de sa naissance, se présente comme une négligence médicale. En la matière, la Cour a déjà dit que, en droit turc, la voie à emprunter par les requérants est, en principe, de nature civile ou administrative (Karakoca c. Turquie (déc.), no 46156/11, 21 mai 2013, et Bilsen Tamer et autres c. Turquie (déc.), no 60108/10, 26 août 2014), selon que le service de santé mis en cause relève du secteur privé ou du secteur public.

56. En l'espèce, indépendamment de la procédure pénale diligentée contre A.Ö. et K.A. dans laquelle le requérant s'est constitué partie intervenante (paragraphe 14 ci-dessus), celui-ci a intenté contre la sage-femme K.A. et l'hôpital de la sécurité sociale de Sivas une action en indemnisation qui était susceptible non seulement de faire établir les éventuelles responsabilités dans l'incident litigieux mais aussi de lui permettre d'obtenir une réparation (paragraphe 37 ci-dessus). Le tribunal de grande instance s'est déclaré compétent en estimant que le litige concernait une question de droit privé résultant des fautes et négligences alléguées d'une personne physique, à savoir la sage-femme K.A. (paragraphe 40 ci-�dessus). Il a débouté le requérant de sa demande en indemnisation au motif que K.A. n'avait commis aucune faute ou négligence lors de la naissance de M.K. (paragraphe 42 ci-dessus). La Cour de cassation a confirmé cette partie de la requête. En revanche, elle a considéré que le tribunal de grande instance n'était pas compétent pour juger l'administration défenderesse et que l'action en indemnisation contre le ministère de la Santé devait être introduite devant les juridictions administratives (paragraphe 44 ci-dessus).

57. Dans ces circonstances, la Cour estime que, outre la procédure en indemnisation engagée contre la sage-femme, le requérant n'était pas tenu, environ sept ans après le début de l'introduction de l'action en indemnisation, d'intenter en plus une action de pleine juridiction devant les juridictions administratives contre le ministère de la Santé, d'autant plus que les griefs de l'intéressé portaient principalement sur la négligence individuelle de la sage-femme qui avait procédé à l'accouchement. Aussi le requérant doit-il passer pour avoir emprunté une voie a priori effective, au sens de l'article 35 § 1 de la Convention, et assurément en adéquation avec son grief principal, tel que présenté au niveau interne puis porté devant la Cour. Il s'ensuit que l'exception du Gouvernement ne saurait être accueillie.

58. La Cour considère que la requête pose des questions de fait et de droit qui nécessitent un examen au fond de l'affaire. Constatant dès lors que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité, elle la déclare recevable.

B. Sur le fond

59. Selon le requérant, la paralysie obstétricale du plexus brachial droit de sa fille est le résultat d'une négligence lors de l'accouchement de son épouse. L'intéressé tient notamment la sage-femme pour responsable du handicap dont souffre sa fille. Il allègue en outre que sa cause n'a pas été entendue équitablement devant les juridictions nationales et que, de ce fait, il n'a pas disposé d'une voie de recours effective en droit interne permettant de déterminer les éventuelles responsabilités.

60. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il déclare notamment que les investigations ont permis d'établir les circonstances de l'incident et que les juridictions nationales ont exclu toute faute ou négligence dans la survenance du préjudice en se fondant sur des rapports d'expertise médicale. Il ajoute que les experts ont procédé à un examen détaillé du dossier médical de l'épouse du requérant et qu'ils se sont fondés sur des recherches et des articles scientifiques pour conclure que le nouveau-né M.K. a été victime d'une complication survenue lors de sa naissance en raison d'un accouchement difficile.

61. La Cour rappelle qu'il est bien établi que, bien que le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives sous l'article 2 de la Convention, une obligation positive sous son article 8, d'une part, de mettre en place une réglementation obligeant les hôpitaux publics et privés à adopter des mesures appropriées pour protéger l'intégrité physique de leurs patients et, d'autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure apte à leur procurer, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y figurent). Elle rappelle également que ces principes, qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l'article 2 de la Convention, s'appliquent également sous l'angle de l'article 8 lorsqu'il s'agit d'atteintes à l'intégrité physique ne mettant pas en cause le droit à la vie (voir, entre autres, Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 101, 2 juin 2009, et Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016).

62. L'État doit non seulement s'abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie et de l'intégrité physique des personnes relevant de sa juridiction. Ces principes s'appliquent également dans le domaine de la santé publique (voir, par exemple, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002-�I). En effet, on ne saurait exclure que les actes et omissions des autorités dans le cadre des politiques de santé publique peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l'angle du volet matériel des articles 2 et 8 de la Convention (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000-�V).

63. Les obligations positives que ces dispositions font peser sur l'État impliquent la mise en place par lui d'un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu'ils soient privés ou publics, l'adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie et de l'intégrité physique des malades. Cette obligation repose sur la nécessité de préserver ces derniers, autant que faire se peut, des conséquences graves que peuvent avoir à cet égard les interventions médicales (Codarcea, précité, § 104).

64. Les articles 2 et 8 de la Convention impliquent également l'obligation d'instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d'établir la cause du décès ou des atteintes à l'intégrité physique d'un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu'ils agissent dans le cadre du secteur public ou qu'ils travaillent dans des structures privées et, le cas échéant, d'obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Calvelli et Ciglio, précité, § 49).

65. L'obligation de l'État au regard des articles 2 et 8 de la Convention ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n'existent qu'en théorie : il faut surtout qu'ils fonctionnent effectivement en pratique (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009).

66. La Cour observe que la fille du requérant a été blessée au bras droit lors de sa naissance. Malgré plusieurs interventions chirurgicales, son bras est resté paralysé, ce qui l'a rendue invalide à hauteur de 60 %. Le requérant tient notamment la sage-femme pour responsable du handicap dont souffre désormais sa fille et considère que les autorités judiciaires ont été inefficaces dans l'établissement des responsabilités.

67. La Cour relève que, en l'espèce, la contestation porte sur la capacité du système judiciaire à vérifier le respect par l'équipe médicale de ses obligations professionnelles et à en sanctionner l'éventuelle méconnaissance.

68. Dès lors, la tâche de la Cour consiste à contrôler l'effectivité des recours dont le requérant a usé et, ainsi, à déterminer si le système judiciaire a assuré la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire conçu pour protéger le droit à l'intégrité physique des patients. Cette tâche implique de vérifier que lesdits recours ont réellement permis au requérant de faire examiner ses allégations et de faire sanctionner toute méconnaissance de la réglementation par le corps médical qui aurait éventuellement été constatée.

69. En l'espèce, la Cour note que le système judiciaire interne offrait au requérant deux recours, l'un de nature civile et l'autre de nature pénale.

S'agissant de la procédure pénale, la Cour relève qu'elle a connu une durée excessive que ni le comportement du requérant ni la complexité de l'affaire ne suffisent à expliquer, et qu'il a fallu aux tribunaux nationaux plus de huit ans pour conclure finalement que l'action publique était éteinte par prescription.

Quant à la procédure civile, qui, comme indiqué précédemment (paragraphe 56 ci-dessus), était en principe la procédure à même de fournir au requérant la réparation la plus appropriée pour l'handicap de sa fille, elle a duré près de sept ans. Une telle durée ne répond pas non plus à l'exigence du délai raisonnable.

70. La Cour ne saurait admettre que les procédures engagées aux fins de faire la lumière sur les accusations de négligence médicale puissent durer aussi longtemps (Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 120, 18 décembre 2012, et Süleyman Ege c. Turquie, no 45721/09, § 59, 25 juin 2013). À cet égard, il appartient à l'État d'agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention.

71. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime le requérant n'a pas bénéficié d'une réaction judiciaire adéquate respectant les exigences inhérentes à la protection du droit à l'intégrité physique de sa fille M.K.

72. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à une violation de l'article 8 de la Convention.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

73. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

74. Le requérant réclame 300 000 euros (EUR) pour préjudice matériel. Il demande également 100 000 EUR pour préjudice moral. S'agissant des frais et dépens, le requérant sollicite 10 000 EUR.

75. Le Gouvernement conteste les prétentions relatives au dommage matériel et aux frais et dépens. Il laisse à la discrétion de la Cour le montant du dommage moral en cas de constat de violation de la Convention.

76. La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, lequel n'est du reste nullement appuyé par des justificatifs, et rejette cette demande. En revanche, elle considère que le requérant a subi un préjudice moral certain et estime raisonnable de lui accorder 7 500 EUR à ce titre. S'agissant des frais et dépens, la Cour constate que le dossier ne contient aucun document à titre de justificatif. Elle ne saurait donc accueillir favorablement cette prétention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

 

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;

 

3. Dit

a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mars 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

              Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


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