BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?

No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £1, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!



BAILII [Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback]

European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> OTTAN v. FRANCE - 41841/12 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Fifth Section) French Text [2018] ECHR 355 (19 April 2018)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/355.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2018:0419JUD004184112, CE:ECHR:2018:0419JUD004184112, [2018] ECHR 355

[New search] [Contents list] [Help]


 

 

 

CINQUIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE OTTAN c. FRANCE

 

(Requête no 41841/12)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

 

STRASBOURG

 

19 avril 2018

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Ottan c. France,

La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Síofra O'Leary,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lado Chanturia, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 mars 2018,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 41841/12) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Alain Ottan (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 juin 2012 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me P. Expert, avocat à Nîmes. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.

3. Le requérant est avocat et allègue que la sanction disciplinaire qui lui a été infligée est contraire à l'article 10 de la Convention.

4. Le 26 juin 2015, le grief concernant l'article 10 a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l'article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1955 et réside à Lunel.

6. Avocat inscrit au barreau de Montpellier depuis 1978, le requérant assura la défense de M.B., partie civile dans le cadre de l'information judiciaire ouverte à Nîmes à la suite du décès de son fils mineur. Ce dernier a été tué par F.C., un gendarme qui a fait usage de son arme à feu dans la nuit du 2 au 3 mars 2003.

7. Par une ordonnance de mise en accusation et de non-lieu partiel du 26 juin 2007, le juge d'instruction ordonna le renvoi devant la cour d'assises du département du Gard de F.C. du chef de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, ne retenant comme fait justificatif ni la légitime défense au sens des articles 121 ou 122 du code pénal, ni l'usage des armes en conformité avec les prescriptions législatives ou réglementaires conformément à l'article 174 du décret du 20 mars 1903 (voir, sur ces dispositions, Guerdner et autres c. France, no 68780/10, §§ 37 et 41 et suivants, 17 avril 2014). Il ordonna également le renvoi devant cette cour de deux autres gendarmes collègues de F.C., pour avoir fait devant lui, sous serment, des témoignages mensongers.

8. Le 26 novembre 2007, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Nîmes confirma l'ordonnance, procédant toutefois au renvoi des deux gendarmes accusés de faux témoignages devant le tribunal correctionnel de Nîmes et non devant la cour d'assises.

9. L'audience devant la cour d'assises débuta le 28 septembre 2009. Les débats durèrent cinq jours. L'avocat général requit contre l'accusé une peine de cinq ans d'emprisonnement, sans qu'il ressorte clairement des éléments dont dispose la Cour si elle était assortie ou non d'un sursis.

10. Par un arrêt du 1er octobre 2009, la cour d'assises acquitta F.C.

11. Immédiatement après le verdict, à la sortie de la salle d'audience, les journalistes présents, notamment pour France bleu, RTL et Midi Libre, avec une retransmission en direct sur internet pour certains, posèrent des questions aux avocats des parties, en particulier au requérant. Ce dernier déclara tout d'abord ce qui suit :

« (...) le verdict est reçu par les victimes et par la communauté à laquelle ils appartiennent, c'est absolument évident que c'est dramatique en terme de paix sociale. »

12. Une journaliste lui ayant demandé si c'était « un permis de tuer », il répondit ainsi :

« Oh, je ne sais pas si on peut dire ça. Ce n'est pas forcément un permis de tuer. C'est un refus de regarder en face les réalités de ce pays et l'existence d'une société à deux vitesses, pas seulement d'une justice à deux vitesses, mais vraiment d'une société à deux vitesses qui se retrouve à tous les niveaux. On vit dans des tours, on est séparé des centres villes, on fait l'objet de poursuites pénales qui se terminent pour les uns par des condamnations, pour les autres par des acquittements. C'est tout le système social qui est à repenser, on est vraiment rentré dans une société à l'américaine où la guerre civile est à nos portes. »

13. En réponse aux questions suivantes posées par une journaliste de RTL : « Vous vous attendiez tout de même à ce verdict ? Sans commenter vraiment le verdict, vous le craigniez ? », le requérant fit la déclaration suivante :

« Oui, bien entendu. J'ai toujours su qu'il était possible. Un jury blanc, exclusivement blanc, où les communautés ne sont pas toutes représentées avec, on peut bien le dire, une accusation extrêmement molle, des débats dirigés de manière extrêmement orientée, la voie de l'acquittement était une voie royalement ouverte, ce n'est pas une surprise. »

14. Ces derniers propos firent l'objet d'une lettre du procureur général près la cour d'appel de Montpellier, datée du 6 octobre 2009 et adressée au bâtonnier de Montpellier dont il sollicitait l'avis « compte tenu de l'émoi suscité par cette déclaration dans les milieux judiciaires de Nîmes ».

15. Le 1er décembre 2009, après que le bâtonnier eut estimé que les propos tenus par le requérant n'étaient pas outranciers et n'excédaient pas la libre critique d'une décision de justice, le procureur général l'informa de sa décision d'engager une action disciplinaire à l'encontre du requérant en application de l'article 188 du décret du 27 novembre 1991 portant organisation de la profession d'avocat (paragraphe 29 ci-dessous).

16. Le 11 janvier 2010, le requérant fut entendu par la rapporteure du conseil de l'Ordre des avocats au barreau de Montpellier. Il insista notamment sur la nécessité de replacer ses propos dans leur contexte, s'agissant d'une affaire sensible qui avait provoqué des émeutes dans le quartier populaire dont était originaire la victime. Il souligna la longueur de l'instruction, l'absence de détention provisoire du gendarme et la disjonction de la procédure pour faux témoignages concernant des membres de la patrouille de gendarmerie présents le jour des faits, ainsi que les tensions durant les cinq jours de débat devant la cour d'assises. Il contesta avoir formulé une accusation de partialité raciale et xénophobe, soutenant qu'il ne s'agissait là que d'un constat de l'absence de certaines communautés composant le peuple français au nom duquel la justice criminelle est rendue. Il ajouta que la cour d'assises, le ministère public et la défense n'étaient pas visés.

17. La présidente de la cour d'assises et l'avocat général ayant participé aux débats refusèrent de donner suite à une demande d'audition présentée par la rapporteure. Celle-ci put en revanche auditionner l'un des avocats du gendarme acquitté, Me N.-P. Celui-ci confirma le climat de grande pression et de tension durant tout le procès, subi également par les avocats des parties civiles, soulignant qu'au prononcé du verdict les hurlements et les pleurs étaient très impressionnants, les caméramans se précipitant pour capter la scène. Me N.P. précisa que tous les avocats étaient sous le coup d'une grande émotion et qu'il était certain que le requérant avait commis une maladresse de vocabulaire, ayant voulu uniquement viser l'absence de représentation des communautés dans la justice criminelle.

18. En parallèle, par un jugement du 1er mars 2010, le tribunal correctionnel de Nîmes condamna les deux autres gendarmes à un mois d'emprisonnement avec sursis et à 1 000 euros (EUR) d'amende pour faux témoignage sous serment. Le tribunal releva notamment que les fausses déclarations s'étaient répétées dans le temps, y compris devant le juge d'instruction, et qu'elles étaient de nature à influer sur la décision du juge en ce qu'elles portaient sur des circonstances essentielles des faits poursuivis ou au moins des circonstances présentant un intérêt dans l'affaire.

19. Le 19 mars 2010, la rapporteure adressa au président du conseil de discipline, au bâtonnier, ainsi qu'au procureur général, son rapport d'enquête disciplinaire.

20. Le 2 avril 2010, le requérant reçut une convocation à comparaître devant le conseil de discipline, sur le fondement de l'article 183 du décret du 27 novembre 1991 précité (paragraphe 29 ci-dessous) « pour avoir, dans la salle des pas perdus de la cour d'appel de Nîmes, gravement manqué aux principes déontologiques essentiels de la profession d'avocat, notamment de délicatesse et de modération en tenant publiquement, les propos ci-après imputant à la cour et au jury une partialité raciale et xénophobe » :

« J'ai toujours su qu'il était possible. Un jury blanc, exclusivement blanc, où les communautés ne sont pas toutes représentées (...), la voie de l'acquittement était une voie royalement ouverte, ce n'est pas une surprise. »

21. Le conseil de discipline des barreaux du ressort de la cour d'appel de Montpellier, siégeant en formation plénière, tint son audience le 21 mai 2010. Reprenant ses explications, le requérant invoqua notamment l'article 10 de la Convention, soutenant par ailleurs que ses propos s'inscrivaient dans le cadre de la défense des intérêts de son client partie civile, à l'intérieur du délai d'appel de dix jours ouvert au procureur général pour contester l'acquittement.

22. Le 11 juin 2010, le conseil de discipline rendit sa décision. Il estima les faits non fautifs et relaxa le requérant. Il retint qu'il convenait de replacer les propos dans le double contexte d'une part, de leur intégralité, et, d'autre part des circonstances dans lesquelles ils avaient été tenus. Il souligna que les propos « un jury blanc, exclusivement blanc » étaient complétés par « où les communautés ne sont pas toutes représentées », et qu'ils n'imputaient pas au jury une partialité raciale ou xénophobe mais faisaient le constat d'une évidence, avec d'autres facteurs, selon laquelle « l'origine sociale des jurés participe, même inconsciemment et sans que leur probité et leur honnêteté intellectuelle soient en cause, à leur prise de décision qui a nécessairement une part de subjectivité ». Il souligna que les déclarations étaient dénuées d'animosité personnelle et qu'elles traduisaient « une idée, une opinion et une information susceptibles d'alimenter une réflexion ou un débat d'intérêt général (...) s'inscrivant par ailleurs dans le cadre d'un commentaire plus large de la décision de la cour d'assises (...) », ce qui relevait « de la protection du droit à la liberté d'expression prévue par l'article 10 de la Convention ». Le conseil considéra encore que les propos litigieux s'inscrivaient dans le cadre de la défense du client du requérant puisque seul le procureur général disposait de la possibilité d'interjeter appel de la décision d'acquittement. Ils étaient dès lors destinés « à alimenter un débat public de nature à peser sur la réflexion du Parquet Général (...) et sa décision de relever appel ou non de cette décision ». Il nota enfin que les propos avaient été « tenus oralement (...) lors d'un entretien audiovisuel, l'efficacité commandant compte tenu de la brièveté des diffusions et du temps de parole, l'emploi de formules concises voire 'chocs' et caricaturales ».

23. Le procureur général interjeta appel de la décision du conseil de discipline. Il requit une peine d'interdiction d'exercer pendant trois à six mois contre le requérant.

24. Dans son mémoire devant la cour d'appel, le requérant fit valoir que ses propos ne visaient que le jury - mais pas la réputation, la probité et l'honnêteté intellectuelle de ses membres (lesquels n'avaient d'ailleurs pas engagé d'action à son encontre) - à travers le constat factuellement et sociologiquement incontestable qu'il ne représentait pas la diversité de toute la communauté nationale alors que leur décision comporte nécessairement une part de subjectivité. Il indiqua que sa mission d'avocat n'était pas terminée avec l'énoncé du verdict puisqu'il appartenait au procureur général de décider d'un appel. Il regretta enfin que ce dernier ait préféré engager des poursuites à son encontre pour des propos qui relevaient d'un débat d'intérêt général et qui n'étaient pas contraires à l'ordre public, plutôt que d'interjeter appel de la décision d'acquittement comme l'espéraient son client et l'opinion.

25. Par un arrêt du 17 décembre 2010, la cour d'appel jugea que les faits constituaient un manquement à la délicatesse et à la modération. Elle indiqua que « en dehors du prétoire, l'avocat n'est pas protégé par l'immunité [du discours judiciaire] et la mesure appropriée de sa liberté de parole n'est plus appréciée par rapport aux nécessités de l'exercice des droits de la défense, mais seulement par rapport à la liberté d'expression ». Elle releva que les propos avaient été tenus en public, au sein du palais de justice, mais devant la presse et en dehors de tout débat judiciaire, alors que le verdict était connu et l'audience terminée. Elle retint que les cris du public à la fin de l'audience visaient la justice et que le requérant devait faire preuve de circonspection.

Elle indiqua en outre que tous les jurés étant citoyens français, le fait d'invoquer leur couleur de peau ne concernait pas leur origine sociale ou nationale, mais renvoyait à l'origine raciale. Elle ajouta que le terme de « blanc », utilisé de manière affirmative et répétitive, sans qu'il soit question d'ouvrir un débat ou une réflexion, présentait une connotation raciale jetant l'opprobre et la suspicion sur la probité des jurés. Elle considéra aussi que « les membres du jury, faisant partie de la cour d'assises, composée de trois magistrats professionnels et de neuf jurés populaires, ceci revient à discréditer l'ensemble de la juridiction et par voie de conséquence l'institution judiciaire elle-même en ne faisant aucun cas des trois autres membres de la cour d'assises ni surtout de la collégialité qui a justement pour objet d'éviter la partialité et d'offrir une meilleure garantie procédurale ».

La cour d'appel considéra encore que les propos ne participaient pas de l'exercice des droits de la défense, en l'absence de mention des possibilités de recours contre la décision de la cour d'assises. « Compte tenu de la nature et du degré des faits reprochés », la cour d'appel prononça « la peine disciplinaire la plus légère de l'avertissement » à l'encontre du requérant.

26. Le requérant forma un pourvoi en cassation. Outre les moyens de défense déjà invoqués devant l'instance disciplinaire et la cour d'appel, il fit valoir que cette dernière, à tort, avait retenu que la déclaration visait l'institution judiciaire et l'ensemble de la cour d'assises car les propos « (...) avec, on peut bien le dire, une accusation extrêmement molle, des débats dirigés de manière extrêmement orientée (...) » n'étaient pas visés par la poursuite (paragraphes 13 et 20 ci-dessus).

27. Dans son avis, l'avocat général devant la Cour de cassation conclut à la cassation de l'affaire sur le fondement de l'article 10 de la Convention. Il indiqua notamment que les propos ne manifestaient ni attaque ni animosité personnelle et qu'ils traduisaient, dans les suites immédiates d'un acquittement très contesté, un emportement irrépressible reposant sur le constat factuel de la composition du jury et faisant écho à des débats de société plus généraux. Parmi ces débats, il cita le sort judiciaire réservé aux fonctionnaires de police impliqués dans des affaires criminelles :

« Il suffit de rappeler les prolongements judiciaires apportés à deux affaires retentissantes et très médiatiques contemporaines à la procédure ayant abouti à l'acquittement du gendarme C : la course poursuite et la mort de Zyed B et Bouna T en 2005, [ayant déclenché des émeutes pendant des semaines, la décision de non-lieu rendue par la cour d'appel de Paris le 27 avril 2011 a relancé le débat], le décès d'Ali Z en 2009. À la suite de ces faits, dans un rapport publié le 2 avril 2009, Amnesty international s'inquiétait d'une augmentation des violences policières ainsi que de la faiblesse des suites judiciaires réservées à leurs auteurs. Au « taux faible de comparution en justice des responsables présumés » s'ajoutait selon l'organisation non gouvernementale un certain « laxisme » des peines prononcées, aboutissant à une véritable impunité des faits. .

28. Par un arrêt du 5 avril 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant dans les termes suivants:

« (...) attendu, d'une part, que le grief tiré de la méconnaissance des limites de la saisine de la juridiction disciplinaire est irrecevable, faute de production de l'acte de poursuite ;

Et attendu, d'autre part, qu'après avoir exactement énoncé qu'en dehors du prétoire, l'avocat n'est pas protégé par l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881, la cour d'appel a estimé que les propos poursuivis présentaient une connotation raciale jetant l'opprobre sur les jurés et la suspicion sur leur probité, caractérisant ainsi un manquement aux devoirs de modération et de délicatesse ; qu'en prononçant à l'encontre de l'avocat un simple avertissement, elle a, sans encourir aucun des autres griefs du moyen, légalement justifié sa décision ; »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

29. Les dispositions pertinentes du décret du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d'avocat se lisent ainsi :

Article 180

« Sauf à Paris, le conseil de discipline est constitué dans les conditions fixées ci-�après.

Après chaque renouvellement prévu à l'article 15 de la loi du 31 décembre 1971 susvisée, le conseil de l'Ordre désigne pour siéger au conseil de discipline :

Un membre titulaire et un membre suppléant dans les barreaux où le nombre des avocats disposant du droit de vote est de huit à quarante-neuf ;

Deux membres titulaires et deux membres suppléants dans les barreaux où le nombre des avocats disposant du droit de vote est de cinquante à quatre-�vingt-�dix-�neuf ;

Trois membres titulaires et trois membres suppléants dans les barreaux où le nombre des avocats disposant du droit de vote est de cent à deux cents.

(...)

Chaque barreau réunissant plus de deux cents avocats disposant du droit de vote désigne un représentant supplémentaire et son suppléant par tranche de deux cents, sous réserve que les membres de ce barreau ne composent pas plus de la moitié du conseil de discipline de la cour d'appel.

Les avocats disposant du droit de vote sont ceux qui sont inscrits au barreau au 1er septembre précédant le renouvellement du conseil de l'Ordre. (...) »

Article 183

« Toute contravention aux lois et règlements, toute infraction aux règles professionnelles, tout manquement à la probité, à l'honneur ou à la délicatesse, même se rapportant à des faits extraprofessionnels, expose l'avocat qui en est l'auteur aux sanctions disciplinaires énumérées à l'article 184. »

Article 184

« Les peines disciplinaires sont :

1o L'avertissement ;

2o Le blâme ;

3o L'interdiction temporaire, qui ne peut excéder trois années ;

4o La radiation du tableau des avocats, ou le retrait de l'honorariat. (...) »

Article 188

« Dans les cas prévus à l'article 183, directement ou après enquête déontologique, le bâtonnier dont relève l'avocat mis en cause ou le procureur général saisit l'instance disciplinaire par un acte motivé. Il en informe au préalable l'autorité qui n'est pas à l'initiative de l'action disciplinaire.

L'acte de saisine est notifié à l'avocat poursuivi par l'autorité qui a pris l'initiative de l'action disciplinaire, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception.

Copie en est communiquée au conseil de l'Ordre dont relève l'avocat poursuivi aux fins de désignation d'un rapporteur.

Dans les quinze jours de la notification, le conseil de l'Ordre dont relève l'avocat poursuivi désigne l'un de ses membres pour procéder à l'instruction de l'affaire. (...) »

Article 191

« Le rapporteur transmet le rapport d'instruction au président du conseil de discipline (...) au plus tard dans les quatre mois de sa désignation. (...)

Copie en est adressée au bâtonnier et au procureur général si ce dernier a pris l'initiative de l'action disciplinaire.

La date de l'audience est fixée par le président du conseil de discipline (...) »

Article 192

« Aucune peine disciplinaire ne peut être prononcée sans que l'avocat mis en cause ait été entendu ou appelé au moins huit jours à l'avance (...) »

Article 197

« L'avocat qui fait l'objet d'une décision en matière disciplinaire, le procureur général et le bâtonnier peuvent former un recours contre la décision. La cour d'appel est saisie et statue dans les conditions prévues à l'article 16, le procureur général entendu. La publicité des débats est assurée conformément aux dispositions de l'article 194.

Le greffier en chef de la cour d'appel notifie l'appel à toutes les parties, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, en indiquant la date à laquelle l'affaire sera appelée.

Le délai du recours incident est de quinze jours à compter de la notification du recours principal.

Le procureur général assure et surveille l'exécution des peines disciplinaires. »

30. Selon l'article 380-2 du code de procédure pénale, seul le procureur général peut interjeter appel des arrêts d'acquittement. La cour d'assises est composée de trois magistrats professionnels et d'un jury composé de six citoyens tirés au sort en première instance et de neuf en appel. Le droit de récusation des jurés n'appartient qu'à l'accusé ou à son avocat ainsi qu'au ministère public mais pas à la partie civile. S'agissant de la description de la procédure devant la cour d'assises avec un jury populaire, la Cour renvoie à l'arrêt Agnelet c. France (no 61198/08, § 29 et suivants, 10 janvier 2013).

31. En France, la question de la représentativité «raciale» ou ethnique du jury n'est pas débattue car la reconnaissance de l'existence de groupes parmi les citoyens est contraire à la Constitution. Ainsi, dans une décision du 9 mai 1991 (no 91-290 DC), le Conseil constitutionnel a considéré que la mention faite par le législateur du peuple corse, composante du peuple français est contraire à la Constitution, « laquelle ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d'origine, de race ou de religion ». De même, dans une décision du 15 novembre 2007 (no 2007-557 DC), le Conseil constitutionnel a considéré que les « statistiques ethniques » ne sont pas autorisées au motif qu'elles méconnaissent l'article 1er de la Constitution selon lequel « La France (...) assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion » :

« (..) si les traitements nécessaires à la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l'intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient sans méconnaitre le principe énoncé à l'article 1er de la Constitution, reposer sur l'origine ethnique ou la race ; (...)

32. La suppression du mot « race » de la Constitution française fait l'objet de débats depuis plusieurs années. Une proposition de loi préparée en ce sens en 2013 n'a pas abouti. Par ailleurs, le législateur a remplacé le mot « race » par la formule « prétendue race » dans les dispositions du code pénal suivantes : l'article 225-1 qui définit la discrimination (loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle), les articles 132-76 et 222-13 qui énoncent les circonstances aggravantes d'un crime ou d'un délit (loi du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté) et l'article R. 625-7 concernant les provocations, diffamations et injures non publiques (Décret du 3 août 2017 relatif aux provocations, diffamations et injures non publiques présentant un caractère raciste ou discriminatoire). La notice de ce décret souligne que le mot « race » «n'est pas applicable aux êtres humains ».

III. ÉLÉMENTS DE DROIT ET DE PRATIQUE COMPARÉS

33. La Cour relève que la question de la diversité et de la représentativité du corps judiciaire fait l'objet de débats dans plusieurs autres États membres du Conseil de l'Europe et que certains ont choisi de la traiter d'une manière très différente de la France. Ainsi, au Royaume-Uni, la sous-représentation des femmes et des personnes issues de minorités visibles parmi les juges, notamment aux degrés de juridiction les plus élevés, a conduit les autorités à mettre en œuvre une politique volontariste de promotion de la diversité avec la création en 2013 d'un Judicial diversity committee sous l'autorité du Lord Chief Justice. Ce comité a publié en avril 2017 ses premières statistiques officielles sur la composition du corps judiciaire et un plan d'action pratique pour encourager sa diversification (Judicial Diversity Committee of the Judges' Council - Report on Progress and Action Plan 2016-17, 13 avril 2017). Aux Pays-Bas, le Conseil de la magistrature a commandé dès 2007 une étude sur la représentation des minorités ethniques dans les corps judiciaires de plusieurs pays d'immigration ancienne ou plus récente (Pays-Bas, Allemagne, France, Canada et États-Unis). Dans un livret publié par ce même Conseil en 2015 et consacré à la réforme du processus de sélection, de recrutement et de formation des juges, la représentation de la diversité de la société par la magistrature est un objectif clairement affiché (« Judicial reform in the Netherlands : A new process for the recruitment, selection and training of judges », Scientific magazine for the judiciary organisation of the Netherlands, 2015).

34. À titre de comparaison, en Amérique du Nord, la diversité des jurys et son impact sur la prise de décision font l'objet de nombreuses études et de décisions judiciaires. Ainsi, aux États-Unis, la Cour suprême a jugé dans son arrêt Batson v. Kentucky (476 US 79 (1986)), que la faculté de récusation des avocats de la défense et de l'accusation ne pouvait être exercée en fonction de critères « raciaux » (voir, également, pour un exemple récent, l'affaire Timothy Throne Foster v. Bruce Chatman (578 U.S - (2016)). Dans l'arrêt Peters v. Kiff (407 US 493 (1972)) de la Cour suprême, au sujet de l'exclusion systématique des Afro-Américains des jurys, le juge Thurgood Marshall a estimé dans une opinion dissidente qu'écarter du jury une large partie de la communauté avait pour effet de réduire la diversité des expériences et des qualités humaines qui trouvaient à s'exprimer lors des délibérations. Au Canada, dans plusieurs affaires récentes, des individus accusés du meurtre de personnes « autochtones » ont été acquittés par des jurys dans lesquels aucun juré n'était lui-même autochtone. Ces jugements ont provoqué un débat sur la représentativité des jurys canadiens et les réformes à mener dans la sélection des jurés pour promouvoir la participation des membres des communautés autochtones, avec notamment un rapport rendu en 2013 par un ancien juge de la Cour suprême, concernant la province de l'Ontario. En 2015, la Cour suprême a jugé (R v. Kokopenace, 2015 SCC 28) que les provinces ont l'obligation de déployer des « efforts raisonnables » pour « donner à un large échantillon de la société une possibilité honnête de participer au processus de sélection des jurés ». Toutefois, elles ne sont pas tenues de garantir que la composition finale du jury reflète fidèlement et proportionnellement les différents groupes constitutifs de la population canadienne.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

35. Le requérant allègue que la sanction disciplinaire qui lui a été infligée est contraire à l'article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, (...) pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

36. Constatant que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

37. Le requérant considère que l'ingérence ne poursuivait pas le but légitime de protection des droits et libertés d'autrui. Il explique que les propos litigieux ne manifestaient aucune animosité personnelle envers les membres du jury, et ne visaient ni leur probité ni leur honorabilité. Le requérant estime par ailleurs que l'objectif de garantie de l'autorité et de l'impartialité de l'autorité judiciaire ne justifie pas l'ingérence car la liberté d'expression des avocats, fut-elle à l'occasion critique envers des tribunaux, peut contribuer à l'amélioration et au renforcement de l'autorité judiciaire.

38. Le requérant soutient que les propos litigieux s'inscrivent dans le cadre d'un débat d'intérêt général relatif au fonctionnement du pouvoir judiciaire, impliquant un niveau élevé de protection de la liberté d'expression, avec une marge d'appréciation particulièrement restreinte. Il renvoie sur ce point à l'avis de l'avocat général devant la Cour de cassation (paragraphe 27 ci-dessus).

39. Le requérant considère que les propos relatifs à la composition du jury constituent une déclaration de fait dont la réalité objective ne peut être contestée. En toute hypothèse, si la Cour devait estimer qu'ils sont assortis d'un jugement de valeur, ils reposent sur une base factuelle très solide. Tenus dès la fin de l'audience, ils avaient un lien indissociable avec l'affaire dans laquelle il représentait les intérêts de son client. Ils ne peuvent, selon le requérant, être analysés isolément car les déclarations qui les précèdent dénoncent également les risques d'une société à deux vitesses et la nécessité d'éviter le cloisonnement social et communautaire. Ils constituent à chaud, et en un temps où la décision de la justice n'est pas définitive, la description d'une situation répandue sur le territoire national et plus encore dans le département où la cour d'assises venait de siéger.

40. Ainsi, selon le requérant, ses propos présentent un caractère sociologique et politique, et non racial ou raciste. Il conteste le présupposé dénoncé par le Gouvernement et selon lequel la couleur de peau d'un jury détermine le verdict de la cour d'assises ; la référence à un « jury blanc » n'était qu'un élément parmi d'autres (direction des débats, rôle passif de l'accusation) pour dire que le verdict d'acquittement n'était pas une surprise.

41. Le requérant considère enfin que ses propos doivent être replacés dans leur contexte. Il prend acte de la reconnaissance par le Gouvernement du contexte exceptionnel de tension dans lequel s'est tenu le procès. Ensuite, il ajoute les éléments suivants : en tant qu'avocat de la partie civile, il ne disposait pas du droit de récusation. Après l'exercice des récusations, les jurés ne sont plus de simples particuliers mais constituent un organe du pouvoir judiciaire qui doit présenter des garanties ostensibles d'impartialité. Aussitôt le verdict prononcé, il a interrogé le représentant du ministère public sur ses intentions, la partie civile ne disposant, contrairement à lui, d'aucune voie de recours pour contester un verdict d'acquittement ; celui-ci lui a répondu que l'éventualité d'un appel devrait être discutée au sein du parquet général de la cour d'appel de Montpellier. Compte tenu du déroulement du procès, en particulier du refus de la présidente de la cour d'assises d'interroger les deux gendarmes prévenus d'avoir menti au juge d'instruction, et des hésitations du représentant du ministère public, il a compris qu'un appel était improbable et a tenté d'influencer le choix de celui-ci. Si les débats étaient clos, c'est en robe, depuis le banc de la partie civile, dans la salle d'audience, de même que l'avocat de la défense qui était interrogé dans les mêmes circonstances par d'autres journalistes, qu'il a estimé en conscience, face à la position réticente du ministère public, ne pouvoir se dérober à sa mission d'avocat.

b) Le Gouvernement

42. Le Gouvernement soutient que l'ingérence litigieuse était prévue par la loi et qu'elle poursuivait les buts légitimes de protection de la réputation ou des droits d'autrui, les membres du jury d'assises, et de garantie de l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.

43. Compte tenu de la médiatisation de l'affaire dès l'origine, le Gouvernement reconnaît que l'intervention du requérant, qui concernait le fonctionnement du pouvoir judiciaire et le déroulement du procès, s'inscrivait dans le cadre d'un débat d'intérêt général.

44. Le Gouvernement soutient que les propos constituaient des jugements de valeur mettant en cause l'impartialité et la loyauté du jury d'assises en raison de son appartenance « communautaire ». Il considère que le requérant a tenu des propos sur la justice, hors du prétoire, d'une gravité dépassant le commentaire admissible, et sans solide base factuelle. Il a ainsi imposé un présupposé ou une corrélation abstraite entre la couleur de peau d'un jury et le sens d'un délibéré, ce qui est susceptible de ruiner la confiance du public dans la justice.

45. Le Gouvernement reconnait que le contexte était tendu et peu propice à une réflexion posée sur la bonne marche de la justice. Cela étant, et aussi concevable que soit la déception du requérant, il estime que ce dernier n'aurait pas dû répondre dans l'emportement aux questions du journaliste sur une affaire non définitivement jugée.

46. Le Gouvernement ajoute que, si le requérant espérait influencer la décision du ministère public de faire appel du verdict d'acquittement, la déclaration litigieuse ne constituait pas l'unique moyen de faire valoir les droits de la défense : la démarche appropriée était de s'entretenir avec lui à l'issue de l'audience. Au lieu de cela, le requérant, dépassant le cadre de la défense pénale, a préféré se livrer à une pure vindicte à l'égard de magistrats professionnels mais aussi et surtout à l'égard du jury en raison de sa race et de sa couleur.

47. Le Gouvernement observe encore que le requérant s'est vu infliger la peine disciplinaire la plus légère, qui n'a eu aucune répercussion sur son activité professionnelle.

48. Le Gouvernement conclut, pour les motifs retenus par la cour d'appel, que l'absence de mesure et de prudence dans l'expression du requérant a rendu nécessaire l'ingérence litigieuse. Compte tenu de la teneur des propos, de leur diffusion par voie de presse, du contexte, de la qualité d'avocat du requérant, des personnes visées et du caractère mesurée de la sanction, il estime qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

49. La Cour considère que la sanction disciplinaire infligée au requérant constitue une ingérence dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression et observe que les parties sont d'accord sur ce point. Pareille immixtion enfreint l'article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des « buts légitimes » énumérés au paragraphe 2 de l'article 10 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a) Prévue par la loi

50. À l'instar des juridictions nationales, la Cour estime que l'ingérence était « prévue par la loi », à savoir l'article 183 du décret du 27 novembre 1991.

b) But légitime

51. Les positions des parties divergent sur le ou les buts légitimes de l'ingérence (paragraphes 37 et 42 ci-dessus).

52. La Cour considère que les arguments du requérant relèvent de l'appréciation de la nécessité de l'ingérence, s'agissant du but de « protection de la réputation ou des droits d'autrui ». Ensuite, elle admet, avec le Gouvernement, que l'ingérence poursuivait ce but, chacun des jurés ayant pu se sentir directement visé par la référence à sa couleur de peau. Enfin, elle considère qu'elle tendait également à garantir «l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire» dont le jury, à côté des juges professionnels, fait partie.

c) Nécessité dans une société démocratique

53. La Cour renvoie aux principes généraux maintes fois réaffirmés par elle depuis l'arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976 (série A no 24), et rappelés récemment dans l'affaire Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 124 à 127, CEDH 2015).

54. Elle renvoie également à ce second arrêt pour les principes relatifs au statut et à la liberté d'expression des avocats, et notamment, à la distinction qu'elle opère selon que les avocats s'expriment dans le prétoire ou en dehors de celui-ci (§§ 132 à 138).

55. En l'espèce, la Cour constate que, même si le requérant se trouvait dans l'enceinte du palais de justice lorsqu'il a prononcé les paroles qui lui sont reprochées, sa déclaration a été faite en réponse à la question d'un journaliste, alors que le verdict d'acquittement avait déjà été prononcé et que l'audience de la cour d'assises était terminée. Dès lors, au regard de la distinction mentionnée ci-dessus, la Cour estime que les propos litigieux ne constituent pas des « faits d'audience » et doivent être considérés comme ceux d'un avocat s'exprimant en-dehors du prétoire. Elle observe que la cour d'appel a fait la même analyse et en a déduit que l'immunité judiciaire dont bénéficie l'avocat en droit interne pour les « faits d'audience » ne s'appliquait pas.

56. Concernant les propos tenus hors du prétoire, la Cour a jugé que la défense d'un client peut, dans certaines circonstances, se poursuivre dans les médias si les propos ne constituent pas des attaques gravement préjudiciables à l'action des tribunaux, et si les avocats s'expriment dans le cadre d'un débat d'intérêt général relatif au fonctionnement de la justice et dans le cadre d'une procédure qui suscite l'intérêt des médias et du public, qu'ils ne dépassent pas le commentaire admissible sans solide base factuelle et qu'ils ont exercé les voies de recours disponibles dans l'intérêt de leur client (Morice, précité, §§ 138, 139 et 174). La Cour a précisé à cette occasion que l'avocat agit en qualité d'acteur de la justice directement impliqué dans le fonctionnement de celle-ci et dans la défense d'une partie et qu'il ne peut être assimilé à un témoin extérieur chargé d'informer le public (idem, § 148).

57. Lors de l'examen du grief qui lui est soumis, la Cour prendra en compte les éléments retenus par elle dans l'arrêt Morice, à savoir : la qualité du requérant et la participation de sa déclaration à la mission de défense de son client, la contribution à un débat d'intérêt général, la nature des propos litigieux, les circonstances particulières de l'espèce et la nature de la sanction infligée.

i. La qualité d'avocat du requérant

58. La Cour rappelle que la défense d'un client par son avocat doit se dérouler non pas dans les médias, sauf circonstances particulières, mais devant les tribunaux compétents, ce qui inclut l'exercice des voies de droit disponibles (Morice, précité, § 171). Or, en l'espèce, si le verdict d'acquittement venait d'être prononcé, l'arrêt rendu n'était pas définitif : le procureur général disposait d'un délai de dix jours pour interjeter appel de la décision, à la différence de la partie civile, que représentait le requérant, dépourvue d'un tel droit. La Cour considère, comme le conseil de discipline des barreaux du ressort de la cour d'appel de Montpellier (paragraphe 22 ci-�dessus), que la déclaration litigieuse prononcée à la sortie de la salle d'audience, s'inscrivait dans une démarche critique pouvant contribuer à ce que le procureur général fasse appel de la décision d'acquittement. Elle remarque également que le Gouvernement a soutenu que le dossier ne contient aucun élément tendant à montrer que ce mode d'expression constituait l'unique moyen de faire valoir la défense des intérêts de son client (paragraphe 46 ci-dessus). Elle retient que par cette formule, le Gouvernement critique l'usage des propos litigieux et non l'affirmation du requérant selon laquelle ils étaient destinés à servir la défense de la partie civile. La Cour estime donc que par cette intervention, le requérant cherchait ainsi à disposer d'une possibilité de proroger la défense de son client par la poursuite de la procédure devant une cour d'assises d'appel statuant dans une composition élargie (mutatis mutandis, Mor c. France, no 28198/09, § 59, 15 décembre 2011).

ii. La contribution à un débat d'intérêt général

59. Le requérant invoque son droit d'informer le public sur une question d'intérêt général comme celle du sort judiciaire réservé aux policiers impliqués dans des affaires criminelles. Le Gouvernement reconnaît que les propos du requérant portent sur le fonctionnement du pouvoir judiciaire et relèvent d'un sujet d'intérêt général, eu égard notamment à la large médiatisation de l'affaire.

60. La Cour note que cet élément n'a pas été pris en considération par la cour d'appel, qui a limité son examen à la conformité de la déclaration litigieuse aux obligations de modération et de délicatesse imposées aux avocats.

61. Sur ce point, la Cour relève, d'une part, que l'affaire s'est déroulée dans un climat de grande tension provoquant des émeutes dans le quartier dont la victime était originaire (paragraphes 16 et 17 ci-dessus) et qu'elle a connu un retentissement local et national important, attesté et développé par la présence des médias audiovisuels au moment du prononcé du verdict. La Cour rappelle, d'autre part, que le public a un intérêt légitime à être informé et à s'informer sur les procédures en matière pénale, et que les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire concernent un sujet d'intérêt général (Morice, précité, § 152, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 63, CEDH 2016). En l'espèce, la Cour estime que les propos reprochés au requérant, qui concernaient le fonctionnement du pouvoir judiciaire, en particulier la procédure devant la cour d'assises avec participation d'un jury populaire, et le déroulement d'un procès criminel portant sur l'usage des armes à feux par les forces de l'ordre, s'inscrivaient dans le cadre d'un débat d'intérêt général. Dès lors, il incombait en premier lieu aux autorités nationales d'assurer un niveau élevé de protection de la liberté d'expression allant de pair avec une marge d'appréciation particulièrement restreinte.

iii. La nature des propos litigieux

62. La Cour observe que la cour d'appel, et partant la Cour de cassation, n'ont pas retenu dans leurs arrêts les reproches clairement formulés par le requérant contre la façon dont l'accusation avait été soutenue et les débats conduits. L'ingérence dont se plaint le requérant n'est donc motivée que par l'appréciation qu'il a portée sur le jury de la cour d'assises.

63. La Cour note que les propos litigieux ne traduisent pas une animosité personnelle du requérant à l'égard d'un membre du jury précisément désigné ou d'un magistrat professionnel. Elle ne relève ainsi aucune vindicte mais une affirmation générale sur le lien pouvant exister entre la composition du jury et l'acquittement du gendarme.

64. La Cour souligne qu'en utilisant l'expression « blanc, exclusivement blanc » à propos du jury pour expliquer que, avec d'autres circonstances, cet élément rendait l'acquittement possible, le requérant s'est référé à une caractéristique ethnique objet de débats, de critiques et même de prohibition en raison des drames historiques auxquels elle se rattache et des discriminations qu'elle peut encore fréquemment receler. Toutefois, il n'apparaît pas à la Cour que le requérant ait voulu reprocher aux jurés des préjugés de nature raciale. Elle considère plutôt que sa déclaration se rattachait à une analyse assez largement développée selon laquelle l'impartialité des juges, qu'ils soient professionnels ou occasionnels, n'est pas une vertu désincarnée mais le résultat d'un travail approfondi les conduisant à se défaire de préjugés inconscients pouvant s'enraciner notamment dans les origines géographiques ou sociales et susceptibles de faire craindre à ceux qu'ils jugent qu'ils ne peuvent être compris par des personnes apparemment différentes d'eux (voir, à cet égard, la jurisprudence de la Cour relative à l'impartialité des tribunaux en cas d'allégation de racisme de la part d'un juré, Remli c. France, 23 avril 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-�II, Gregory c. Royaume-Uni, 25 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-�I, Sander c. Royaume-Uni, no 34129/96, CEDH 2000-�V). La Cour estime que cette interprétation résulte d'une remise en contexte des propos retenus contre le requérant, qui contenaient également la mention « (un jury) où les communautés ne sont pas toutes représentées » et qui étaient précédés d'un commentaire social sur l'effet du verdict, à savoir : le « verdict reçu [est] (...) dramatique en terme de paix sociale », il existe une « société à deux vitesses » dans laquelle « on vit dans des tours, on est séparé des centres villes, on fait l'objet de poursuites pénales qui se terminent pour les uns par des condamnations pour les autres par des acquittements (...) c'est tout le système social qu'il faut repenser » (paragraphes 11 et 12 ci-dessus).

De plus, il doit être retenu que le requérant, qui a également mentionné la façon dont l'accusation et la direction des débats avaient été assumées, n'a pas affirmé que l'acquittement était certain mais qu'il avait « toujours su qu'il était possible », ce qui relève d'un débat critique et non d'une accusation de partialité systématique, constitutive d'un outrage à l'égard d'un jury qu'il aurait soupçonné de racisme, incompatible avec le respect dû à la justice.

65. La Cour est consciente que la référence verbale faite par le requérant à l'origine ou à la couleur des jurés porte sur une question particulièrement sensible dans l'État défendeur, dont le droit interdit la prise en compte des origines « raciales » ou ethniques (paragraphes 31 et 32 ci-dessus). Elle comprend qu'elle a ainsi pu heurter une partie de l'opinion et des autorités judiciaires. Elle considère néanmoins que l'interprétation de la mention de la composition « communautaire » du jury ne pouvait être réduite à la volonté d'imputer aux jurés des préjugés à connotation raciale, mais faisait appel à un débat plus large sur la question de la diversité dans la sélection des jurés et, comme l'indique les autorités ordinales, sur le lien entre leur origine et la prise de décision (paragraphes 22, 27, 33 et 34 ci-dessus).

66. Dans ce contexte, la Cour estime que la déclaration litigieuse peut être analysée comme une assertion générale sur l'organisation de la justice criminelle par un avocat « faisant écho à des débats de société plus généraux » (paragraphe 27 ci-dessus) et qu'elle constitue un jugement de valeur. La Cour rappelle à cet égard que des assertions sur des questions d'intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel c. France, no 54968/00, § 37, 22 décembre 2005, Boykanov c. Bulgarie, no 18288/06, § 37, 10 novembre 2016).

67. Il reste à savoir si le jugement de valeur reposait sur une base factuelle suffisante. La Cour est d'avis que cette condition est remplie en l'espèce. Elle observe, premièrement, que la déclaration litigieuse s'inscrivait dans le droit-fil de débats nationaux auxquels l'avocat général a fait référence devant la Cour de cassation (paragraphe 27 ci-dessus) et, au-�delà, à des débats politiques et scientifiques sur la justice menés dans divers pays (paragraphes 33 et 34 ci-dessus). Elle considère, en second lieu, que le propos présentait un lien suffisamment étroit avec les faits de l'espèce au regard du contexte social et politique de l'affaire.

68. En définitive, si les propos reprochés au requérant avaient une connotation négative, la Cour estime qu'ils se rapportaient davantage à une critique générale du fonctionnement de la justice pénale et des rapports sociaux qu'à une attaque injurieuse à l'égard du jury populaire ou de la cour d'assises dans son ensemble. La Cour rappelle à ce titre que la liberté d'expression « vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent » (Morice, précité, § 161).

iv. Les circonstances particulières de l'espèce

α) La prise en compte de l'ensemble du contexte

69. La Cour observe que les propos litigieux s'inscrivent dans un contexte de grande tension sociale. Elle note également que l'instruction avait permis d'établir que des collègues du gendarme avaient commis un faux témoignage pour le disculper - ce pour quoi ils ont été condamnés ultérieurement -, et que l'affaire était suivie de près par les médias et l'opinion publique, ce qui a contribué à maintenir un climat tendu tout au long du procès. Cette tension a atteint son comble, six ans après les faits, lors du prononcé du verdict d'acquittement du gendarme, auteur des coups de feu mortels. Dans ces circonstances, la Cour accepte l'affirmation du requérant qui estime qu'il convient de replacer ses propos dans le contexte agité dans lequel a été rendu le verdict. Ainsi, s'agissant de la formulation de la déclaration qui lui est reprochée, la Cour retient qu'elle a été prononcée immédiatement après le prononcé de la décision de la cour d'assises et dans le cadre d'un échange oral rapide, fait de questions-�réponses, qui ne permet pas de reformuler, parfaire ou retirer les propos avant qu'ils ne soient rendus publics (voir, parmi d'autres, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 54, CEDH 2011).

β) La garantie de l'autorité du pouvoir judiciaire

70. La Cour relève que la cour d'appel a considéré que les propos visant le jury populaire tendaient à discréditer la cour d'assises dans son ensemble, le requérant ayant omis de mentionner la réalité des débats en collégialité, et par voie de conséquence l'institution judiciaire toute entière.

71. Jurés et magistrats professionnels délibérant à égalité sur la culpabilité et la peine, la Cour estime qu'il y a lieu de considérer que les limites de la critique admissible à l'égard des premiers sont les mêmes, lorsqu'ils participent au jugement des crimes, que celles applicables aux magistrats (voir, à cet égard, Morice, précité, §§ 128 et 168). Ainsi, en l'espèce, la seule mention du jury populaire dans les propos reprochés au requérant ne saurait conférer à ce dernier un droit de critique plus large de l'autorité judicaire que celui qui vient d'être rappelé.

72. Cela étant dit, la Cour convient avec la cour d'appel que les propos du requérant s'appliquaient à l'ensemble de la cour d'assises. Elle considère que tel était le cas de la mention du « jury blanc » mais aussi et surtout de la suite de celle-ci : « la voie de l'acquittement royalement ouverte, ce n'est pas une surprise ». Elle rappelle à cet égard l'importance, dans un État de droit et une société démocratique, de préserver l'autorité du pouvoir judiciaire. Le bon fonctionnement des tribunaux ne saurait être possible sans des relations fondées sur la considération et le respect mutuels entre les différents acteurs de la justice, au premier rang desquels les magistrats et les avocats (Morice, précité, § 170). Toutefois, pour les raisons déjà exposées ci-dessus (paragraphes 64 à 67 ci-dessus), la Cour estime que les faits de l'espèce ne permettent pas d'établir une atteinte à l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire suffisante pour justifier la condamnation du requérant.

e) La sanction

73. La Cour constate que le requérant s'est vu infliger la sanction la plus faible possible en matière disciplinaire, un « simple avertissement » selon la Cour de cassation. Elle rappelle toutefois que cet élément n'est pas neutre pour un avocat (voir paragraphe 77 ci-dessous) et que même lorsque la sanction est la plus modérée possible, cela ne peut suffire, en soi à justifier l'ingérence dans le droit d'expression du requérant (Morice, précité, § 176 et la jurisprudence citée).

f) Conclusion

74. La Cour estime que les propos reprochés au requérant constituaient une critique à l'égard du jury et des magistrats de la cour d'assises ayant prononcé le verdict d'acquittement mais qu'ils s'inscrivaient dans un débat d'intérêt général relatif au fonctionnement de la justice pénale dans le contexte d'une affaire médiatique. S'ils étaient susceptibles de choquer, ils n'en constituaient pas moins un jugement de valeur reposant sur une base factuelle suffisante et s'inscrivant dans le cadre de la défense pénale de son client.

75. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant s'analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d'expression de l'intéressé, qui n'était donc pas nécessaire dans une société démocratique. Partant, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

76. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

77. Se fondant sur la somme allouée au requérant dans l'affaire Morice, le requérant réclame 15 000 EUR au titre du préjudice moral subi. Il fait valoir que les poursuites disciplinaires ont donné lieu à une importante couverture médiatique dans le ressort de la cour d'appel de Nîmes et des publications virulentes sur internet de nature à entacher sa réputation et son honorabilité. Il ajoute que l'arrêt de la Cour de cassation a été assorti d'une publicité maximale (publicité au bulletin des arrêts de la chambre criminelle, au bulletin d'information de la Cour de cassation et sur le site internet de la juridiction), provoquant un grand retentissement au sein des milieux judiciaires où il exerce sa profession.

78. Le Gouvernement considère cette somme excessive. Il rappelle que le requérant a fait l'objet de la sanction disciplinaire la plus légère. Il rappelle également que, dans l'affaire Bono c. France (no 29024/11, § 60, 15 décembre 2015), qui concernait la condamnation d'un avocat à une sanction disciplinaire plus lourde, la Cour a alloué 5 000 EUR au titre du préjudice moral. Il estime qu'une indemnisation à hauteur de 4 000 EUR serait suffisante.

79. La Cour estime que dans les circonstances de la cause, le constat de violation figurant dans le présent arrêt constitue en soi une satisfaction équitable.

B. Frais et dépens

80. Le requérant ne formule aucune demande au titre des frais et dépens. En conséquence, la Cour ne lui octroie aucune somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

 

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;

 

3. Dit que le constat d'une violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 avril 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente


BAILII: Copyright Policy | Disclaimers | Privacy Policy | Feedback | Donate to BAILII
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/355.html