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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> OOO KD-KONSALTING v. RUSSIA - 54184/11 (Judgment : Article 1 of Protocol No. 1 - Protection of property : Third Section) French Text [2018] ECHR 440 (29 May 2018)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/440.html
Cite as: [2018] ECHR 440, CE:ECHR:2018:0529JUD005418411, ECLI:CE:ECHR:2018:0529JUD005418411

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TROISIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE OOO KD-KONSALTING c. RUSSIE

 

(Requête no 54184/11)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

29 mai 2018

 

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l'affaire OOO KD-Konsalting c. Russie,

La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking,
María Elósegui, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 mai 2018,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 54184/11) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une société, OOO KD-Konsalting (« la société requérante »), a saisi la Cour le 8 août 2011 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La société requérante a été représentée par M. T. Khallayev, juriste à Vladikavkaz. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l'homme, puis par M. A. Fedorov, chef du bureau du représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l'homme, et enfin par son représentant actuel, M. M. Galperine.

3. La société requérante alléguait, en particulier, que le rejet par la justice de sa demande d'indemnisation pour le préjudice qu'elle disait avoir subi en raison de la saisie et de la rétention de ses biens par les autorités et de la perte desdits biens a violé son droit au respect de ses biens protégé par l'article 1 du Protocole no 1.

4. Le 24 janvier 2017, le grief concernant le droit au respect des biens a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l'article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5. La société requérante est une société à responsabilité limitée ayant son siège à Moscou.

A. L'enquête pénale pour acquisition frauduleuse de zinc

6. Soupçonnant la société Severo-Ossetinski Khimzavod (« la société Khimzavod ») de fabriquer du zinc de façon illicite et de le revendre, la police inspecta les ateliers de celle-ci le 8 avril 2007. Elle y découvrit 711 lingots de zinc d'un poids total de 15,5 tonnes, des moules portant la marque de la société Elektrotsink ainsi que des outils de moulage. Le même jour, tous ces objets furent saisis (изъяты) et déposés dans un entrepôt de la société Elektrotsink. Le directeur et quelques employés de la société dressèrent et signèrent un procès-verbal de réception (акт о принятии на ответственное хранение).

7. Le représentant de la société Khimzavod exposa, en présentant un contrat de fourniture, que le zinc appartenait à la société requérante et qu'il était destiné à être transformé en blanc de zinc pour être revendu. À son tour, la société requérante fournit des documents justifiant l'achat du métal auprès d'une autre société.

8. L'enquêteur ayant remarqué des incohérences dans les documents présentés, le 30 mai 2007, il ouvrit une enquête pénale contre X pour escroquerie aggravée, à savoir « acquisition frauduleuse de zinc depuis une source inconnue moyennant de faux papiers ». Personne ne fut déclaré victime ou partie civile.

9. Le 9 août 2007, les objets saisis et stockés dans l'entrepôt de la société Elektrotsink furent joints à l'affaire pénale en tant que preuves matérielles, conformément aux articles 81 et 82 du code de procédure pénale (« le CPP »). Ultérieurement, le 13 février 2008, un autre employé de cette société déclara que les lingots de zinc et les moules avaient été réceptionnés sous sa responsabilité (принял на ответственное хранение) à cette dernière date et qu'il les avait stockés dans un autre entrepôt scellé.

10. Le 10 août 2007, l'enquêteur, considérant que la société requérante avait bien démontré avoir acheté le métal, rendit une décision de non-lieu à poursuivre. Cependant, le 7 septembre 2007, le chef du département de l'Intérieur à Vladikavkaz annula cette décision et ordonna la poursuite de l'enquête pénale au motif que la société venderesse du zinc présentait certaines caractéristiques d'une société fictive.

11. Le 5 octobre 2007, la société Khimzavod forma un recours prévu par l'article 125 du CPP en son nom et au nom de la société requérante. Elle contestait les décisions d'ouverture de l'enquête et de saisie du zinc en tant que preuve ainsi que la rétention continue du métal. Le 22 octobre 2007, le tribunal du district Leninski de Vladikavkaz, en république d'Ossétie du Nord-�Alanie (« le tribunal du district »), rejeta ce recours. Il accueillit l'argument de l'enquêteur selon lequel la rétention du zinc était nécessaire pour effectuer des expertises. Cette décision ne fut pas contestée.

12. En 2007 et 2008, trois expertises furent effectuées : l'une détermina la composition chimique des lingots saisis et les deux autres conclurent que ces lingots avaient été moulés dans d'autres moules que ceux qui avaient été saisis.

13. Il apparaît que, après ces expertises, plus aucune mesure d'instruction ne fut effectuée dans le cadre de l'enquête pénale. Celle-ci fut suspendue à plusieurs reprises en raison de l'impossibilité d'identifier un suspect. Elle fut reprise pour la dernière fois le 28 avril 2017.

B. L'enquête pénale concernant le vol du zinc

14. À une date indéterminée entre juin et septembre 2009, le zinc stocké dans l'entrepôt de la société Elektrotsink disparut. Le 13 septembre 2009, une enquête pénale pour vol aggravé fut ouverte. Il apparaît que la société requérante en a été informée en mai 2010.

15. Le Gouvernement ayant omis de fournir l'intégralité du dossier de l'enquête demandé lors de la communication de la présente requête, il est impossible de savoir, avec certitude, quelles mesures d'instruction ont été effectuées. Entre 2009 et 2017, l'enquête fut plusieurs fois suspendue en raison de l'impossibilité d'identifier un suspect. Elle fut reprise pour la dernière fois le 28 avril 2017.

C. Le recours formé par la société requérante sur le fondement de l'article 125 du CPP

16. À une date non précisée, la société requérante forma un recours en justice en vertu de l'article 125 du CPP. Elle contestait la rétention continue du zinc par les autorités.

17. Le 24 novembre 2009, le tribunal de district accueillit le recours de la société requérante. Il estima que, conformément à la décision de la Cour constitutionnelle du 16 juillet 2008 (paragraphe 31 ci-dessous), il lui incombait de déterminer si la mesure de saisie était le seul moyen d'atteindre les objectifs de la procédure pénale ou s'il existait des moyens moins contraignants. Il considéra qu'il y avait suffisamment d'éléments dans le dossier démontrant que la société requérante avait acquis le zinc légalement, que sa mauvaise foi n'était pas prouvée, que personne d'autre n'avait soulevé de prétentions à l'égard du métal et que la rétention prolongée de celui-ci causait un préjudice à la plaignante. Il jugea que la rétention du zinc n'était plus justifiée à ce stade et enjoignit (обязать) à l'enquêteur en chef du département de l'Intérieur de remédier à cette défaillance.

18. La décision du tribunal du district ne fut pas contestée en cassation. Cependant, le zinc ne fut jamais restitué à la société requérante en raison de sa disparition de l'endroit où il avait été stocké (paragraphe 14 ci-dessus).

19. Le 8 novembre 2010, le présidium de la cour suprême d'Ossétie du Nord-Alanie, statuant sur le pourvoi en révision formé par le procureur régional, annula la décision du 24 novembre 2009 et renvoya le dossier pour réexamen.

20. Il apparaît que, lors du réexamen du recours devant le tribunal du district, la société requérante modifia l'objet du recours. Elle reprochait en effet à l'enquêteur de ne pas avoir assuré la conservation du zinc, en violation de l'instruction du 20 août 2002 (paragraphe 33 ci-dessous).

21. Le 30 novembre 2010, le tribunal de district rejeta le recours de la société requérante. Il rappela que ce type de contentieux ne donnait pas de pouvoirs aux tribunaux pour superviser l'enquête pénale dans sa globalité. Ainsi, il se déclara incompétent pour statuer sur la légalité de la saisie du zinc et du dépôt de celui-ci dans un entrepôt de la société Elektrotsink et il considéra que seul un tribunal qui statuerait sur la responsabilité pénale des personnes accusées du vol des preuves matérielles pourrait examiner les griefs soulevés par la société requérante.

22. Le 19 janvier 2011, la cour suprême d'Ossétie du Nord-Alanie rejeta le pourvoi en cassation de la société requérante.

D. Le contentieux de réparation du préjudice

23. Le 16 juin 2010, la société requérante assigna l'État russe en justice. Elle demandait une indemnisation de son préjudice découlant de la saisie, la rétention et la disparition du zinc.

24. La société Elektrotsink, participant au procès comme tierce partie, indiqua qu'elle n'avait pas conclu de contrat de dépôt du zinc avec les organes chargés des poursuites et que sa direction n'avait pas autorisé ses employés à réceptionner le métal en question.

25. Le 9 novembre 2010, le tribunal de commerce d'Ossétie du Nord-�Alanie accueillit l'action de la société requérante. Il considéra que le zinc avait disparu alors qu'il était sous la responsabilité du département de l'Intérieur, qui n'avait pas conclu de contrat de dépôt et qui n'avait pas respecté les dispositions régissant la saisie et la conservation des preuves matérielles. Le tribunal examina les contrats conclus par la société requérante avec la société lui ayant vendu le zinc et avec la société Khimzavod, ainsi que d'autres documents, pour conclure que la société requérante avait acheté le métal de bonne foi et que, au moment de la saisie de celui-ci par la police, elle en était le propriétaire.

26. Le 31 janvier 2011, la 16e cour de commerce d'appel annula ce jugement et rejeta la demande au motif qu'aucune faute du département de l'Intérieur n'avait été prouvée et que l'enquête pénale pour escroquerie restait pendante malgré la disparition des preuves matérielles.

27. Le 19 avril 2011, la cour fédérale de commerce de la circonscription du Caucase du Nord (« la cour fédérale ») rejeta le pourvoi en cassation de la société requérante. Elle se prononça en particulier comme suit :

« (...) [en demandant une indemnisation pour le préjudice qu'elle aurait subi] avant qu'une décision ne soit rendue dans l'affaire pénale, la demanderesse n'a pas démontré que, indépendamment des résultats de l'enquête pénale (y compris dans le cas où il aurait été prouvé qu'elle avait acquis des biens dérobés), les biens litigieux devaient lui être restitués (...) »

28. La cour fédérale souligna que les juridictions commerciales ne pouvaient pas s'immiscer dans l'activité des organes de poursuite, leur imposer une stratégie à suivre pour l'enquête et statuer sur le délit d'acquisition frauduleuse de zinc. Enfin, elle estima, en se référant aux articles 81, 213 et 309 du CPP (paragraphes 30 et 32 ci-dessous), que les preuves matérielles ne pouvaient être restituées que par une décision de non-lieu à poursuivre ou par un jugement de condamnation ou de relaxe et que, en l'absence d'une telle décision dans l'affaire pénale concernant l'escroquerie, la société requérante ne pouvait demander ni la restitution du zinc, ni une indemnisation pour la perte de celui-ci.

29. Le 29 juin 2011, la Cour supérieure de commerce de Russie rejeta le pourvoi en révision de la société requérante.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le régime juridique des preuves matérielles

30. Selon l'article 82 § 1 du CPP, quand une contestation relative à la propriété des biens saisis comme preuves doit être tranchée par les juridictions civiles ou commerciales, ces biens doivent être conservés dans le dossier de l'enquête pénale jusqu'à ce qu'un jugement définitif soit rendu. Selon l'article 82 § 2 du CPP, les preuves matérielles volumineuses qui ne peuvent pas être conservées dans le dossier de l'enquête pénale sont soit conservées dans un endroit indiqué par l'enquêteur, soit restituées à leur possesseur légitime si cela n'est pas préjudiciable aux résultats de l'enquête pénale, soit vendues aux enchères. D'autres dispositions pertinentes en l'espèce des articles 81 et 82 du CPP sont exposées dans les arrêts Lachikhina c. Russie (no 38783/07, § 30, 10 octobre 2017), et Uniya OOO et Belcourt Trading Company c. Russie (nos 4437/03 et 13290/03, § 234, 19 juin 2014).

31. Dans une série de décisions, la Cour constitutionnelle a expliqué la portée de l'article 82 du CPP. Elle a indiqué en particulier que la saisie (изъятие) des biens, en tant que mesure temporaire, ne violait pas les droits constitutionnels à condition qu'un contrôle judiciaire de la mesure puisse être exercé. Les juridictions appréciant la légalité et le bien-fondé de ladite mesure ne devaient pas se limiter à vérifier si les organes de poursuite étaient « formellement » compétents pour adopter celle-ci, mais elles devaient apprécier tous les facteurs pertinents, notamment les conséquences négatives éventuelles pour les personnes affectées. Elles étaient tenues de veiller à ce que la saisie des objets constitue le seul moyen permettant d'atteindre les objectifs de la procédure pénale (décisions du 10 mars 2005 no 97-O, du 16 juillet 2008 no 9-P et du 14 mai 2015 no 1127-O). En outre, dans la décision précitée du 14 mai 2015 no 1127-O, la Cour constitutionnelle a indiqué que l'article 82 § 2 du CPP n'autorisait ni des restrictions arbitraires (произвольного) au droit de propriété des tiers à la procédure pénale ni des restrictions illimitées dans le temps, c'est-à-dire que celles-ci ne devaient pas rester en vigueur pendant toute la durée de l'enquête pénale et, de préférence, devaient être levées avant la prescription de l'action publique.

32. Selon les articles 213, 299 et 309 du CPP, respectivement l'enquêteur, dans la décision de non-lieu à poursuivre, et le tribunal, dans le jugement de condamnation ou de relaxe, doivent statuer sur le sort des preuves matérielles.

33. Selon l'instruction relative à la conservation des preuves matérielles, adoptée par l'arrêté du Gouvernement du 20 août 2002 no 620, l'organe de poursuite compétent peut soit conserver lui-même les preuves matérielles volumineuses, soit en confier la conservation à un tiers (dépositaire) qui peut en assurer la conservation dans des conditions appropriées. Dans ce dernier cas, il conclut un contrat avec le dépositaire. En cas d'endommagement ou de perte des preuves matérielles, l'organe de poursuite et le dépositaire engagent leur responsabilité conformément à la législation.

B. D'autres dispositions internes pertinentes

34. Les dispositions pertinentes en l'espèce du code civil relatives à l'engagement de la responsabilité délictuelle de l'État sont exposées dans l'arrêt précité Uniya OOO et Belcourt Trading Company, §§ 256-257.

35. L'article 125 du CPP prévoit le contrôle juridictionnel des décisions, agissements et omissions d'un enquêteur ou d'un procureur susceptibles de porter atteinte aux droits ou libertés constitutionnels des participants à une procédure pénale. Après examen du recours, le tribunal soit le rejette, soit constate le caractère illégal ou injustifié de la décision, de l'acte ou de l'omission litigieux et enjoint à l'agent responsable de réparer la défaillance constatée.

36. Selon l'article 78 du code pénal, la prescription de l'action publique pour escroquerie aggravée et pour vol aggravé est de dix ans à compter de la commission de l'infraction.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

37. La société requérante se plaint d'une ingérence dans son droit de propriété en raison de la saisie et de la rétention selon elle injustifiées de ses marchandises, de la disparition de celles-ci et du refus des juridictions internes de l'indemniser pour le préjudice qu'elle estime avoir subi. Elle dénonce, à cet égard, une violation de l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

1. Les arguments des parties

38. Le Gouvernement considère que la société requérante n'avait pas de « biens » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 et que la requête est donc incompatible ratione materiae avec cette disposition.

39. Il argue que les circonstances de l'acquisition du zinc par l'intéressée ont été examinées dans le cadre de l'enquête pénale pour escroquerie et que le « propriétaire légitime » du métal n'a pas été identifié. Analysant différents documents du dossier de l'enquête, il conteste la thèse de la société requérante selon laquelle celle-ci avait acheté le zinc auprès d'une société tierce. Dans ses observations en réponse, il qualifie de fictif le contrat d'achat de zinc par la société requérante. Il allègue que, pour justifier l'acquisition du métal, l'intéressée a présenté de faux documents au lieu de « documents légaux », et que le métal a été obtenu de façon illicite.

40. Par ailleurs, le Gouvernement assimile la présente cause aux affaires Järvi-Eristys Oy c. Finlande ((déc.), no 41674/98, 15 mai 2005), et Butler c. Royaume-Uni ((déc.) no 41661/98, 27 juin 2002), où la Cour a déclaré manifestement mal fondés les griefs tirés d'une violation de l'article 1 du Protocole no 1. Dans la première affaire, une société finnoise avait acheté du cuivre en Russie auprès d'un vendeur douteux et à un prix largement inférieur aux prix du marché, et avait présenté de faux documents aux douanes. Les douanes finnoises avaient décidé de restituer le métal à l'État russe, qui l'avait réclamé. Dans la deuxième affaire, les juridictions britanniques avaient ordonné la confiscation d'une somme d'argent au requérant, ayant estimé que cet argent était destiné à du trafic de stupéfiants.

41. La société requérante conteste ces arguments. Elle estime que, en vertu du principe de présomption d'innocence, il ne lui incombait pas de prouver qu'elle avait acquis les marchandises en cause de façon licite et que c'était aux autorités de prouver le contraire dans le cadre de l'enquête pénale pour escroquerie. Elle allègue que les autorités internes n'ont pas démontré qu'elle n'était pas propriétaire du métal saisi. Elle ajoute qu'aucune victime de l'escroquerie présumée n'a été identifiée et aucune autre personne n'a revendiqué de droits à l'égard du zinc.

42. La société requérante soutient, en outre, avoir fourni tous les documents nécessaires prouvant selon elle qu'elle avait acquis le métal de façon licite et indique qu'aucun de ces documents n'a été déclaré faux. Elle ajoute qu'elle ne peut être tenue responsable des agissements de ses fournisseurs et prestataires de services.

2. L'appréciation de la Cour

43. La Cour rappelle qu'un requérant ne peut alléguer une violation de l'article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu'il conteste se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « bien » a une portée autonome qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne. Ce qui importe, c'est de rechercher si les circonstances d'une affaire donnée, considérées dans leur ensemble, peuvent passer pour avoir rendu le requérant titulaire d'un intérêt substantiel protégé par l'article 1 du Protocole no 1 (voir, parmi les arrêts récents, Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, §§ 73 et 76, CEDH 2016).

44. La Cour rappelle également que, en vertu du principe de subsidiarité, elle n'a normalement pas pour tâche de se prononcer sur la qualité de propriétaire des biens d'un requérant car l'examen de cette question, impliquant une interprétation des dispositions internes, incombe aux autorités nationales (Järvi-Eristys Oy, décision précitée).

45. Elle observe en l'espèce que, dans sa décision du 24 novembre 2009, le tribunal de district a reconnu la qualité de propriétaire du zinc à la société requérante. Bien que cette décision ait été ultérieurement annulée pour des motifs liés à la répartition des compétences entre les tribunaux et les organes de poursuites, la qualité de propriétaire de l'intéressée n'a pas été remise en question (paragraphes 17 et 21 ci-dessus). Le tribunal de commerce a également reconnu que la société requérante était propriétaire du zinc et la juridiction d'appel n'a pas contesté cette conclusion (paragraphes 25-26 ci-�dessus). C'est seulement la juridiction de cassation qui a, pour la première fois, laissé entendre qu'il pouvait y avoir un doute sur la qualité de propriétaire de la société requérante (paragraphe 27 ci-dessus). Quant aux autorités chargées des poursuites, la Cour relève qu'elles ne sont parvenues à aucune conclusion formelle concernant la propriété du zinc, que ce soit en faveur de la société requérante ou d'un tiers.

46. Dans les circonstances où la question de savoir qui était propriétaire des biens n'a pas été tranchée par les juridictions internes, la Cour doit se livrer à sa propre analyse de la situation (voir aussi, pour une approche similaire, Uniya OOO et Belcourt Trading Company, précité, §§ 297-299, et Novikov c. Russie, no 35989/02, § 38, 18 juin 2009). En l'espèce, elle relève tout d'abord que ni la société requérante ni ses dirigeants n'ont jamais été inculpés d'une quelconque infraction en lien avec ce bien. De surcroît, elle note que, pendant dix ans, personne d'autre que la société requérante n'a revendiqué de droits à l'égard du zinc (voir aussi Uniya OOO et Belcourt Trading Company, précité, § 303, et Novikov, précité, § 35 ; comparer avec Järvi-Eristys Oy, décision précitée). La Cour constate également que la société requérante a fourni, tant aux instances internes qu'à la Cour, plusieurs documents justifiant raisonnablement son droit de propriété. Elle considère que, à la différence des affaires citées par le Gouvernement, où les requérants avaient la possibilité de contester les mesures prises à l'égard de leurs biens dans le cadre de procédures contradictoires devant des juridictions, l'intéressée n'a pas eu, en l'espèce, l'occasion de prouver qu'elle avait légalement acquis le zinc car les juridictions ont finalement décidé que cette question ne pouvait être débattue qu'à la fin de l'enquête pénale.

47. La Cour prend note de l'argument du Gouvernement selon lequel le contrat d'achat du zinc était fictif, mais elle estime que le Gouvernement ne peut pas valablement avancer de thèses non débattues devant les instances internes (voir aussi, dans le contexte de l'article 10 de la Convention, Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, §§ 30-31, 25 janvier 2007).

48. La Cour considère ainsi que la société requérante a démontré que le zinc constituait son « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Partant, elle rejette l'exception du Gouvernement tirée de l'incompatibilité ratione materiae de la requête.

49. Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

50. Le Gouvernement considère que, les circonstances de l'acquisition du zinc étant selon lui suspicieuses, la saisie du métal par les autorités était justifiée et sa rétention demeurait nécessaire tout au long de l'enquête, jusqu'à ce qu'une décision finale soit rendue dans l'affaire pénale pour escroquerie, affaire qu'il estime être particulièrement compliquée.

51. Quant à la disparition du zinc et au rejet de la demande d'indemnisation à cet égard, le Gouvernement soutient qu'aucune faute ne peut être imputée aux autorités ayant déposé le métal dans un entrepôt de la société Elektrotsink, et que, de toute façon, la conformité de ce dépôt à la loi doit être examinée dans le cadre de l'enquête pénale pour vol de zinc.

52. La société requérante considère que, indépendamment de la légalité de la saisie initiale du zinc, la rétention des marchandises pendant l'enquête pénale, sans qu'il y ait eu de mesures d'instruction les concernant, a été disproportionnée. Selon elle, l'enquête pénale pour escroquerie s'était enlisée et n'a été reprise qu'après la communication de la présente requête par la Cour, à un moment où l'action publique était déjà prescrite, ce qui aurait obligé les autorités chargées des poursuites à rendre une décision de non-lieu à poursuivre.

53. La société requérante reproche en outre à l'enquêteur d'avoir omis de conclure un contrat de dépôt des preuves matérielles, en violation de l'arrêté du Gouvernement du 20 août 2002, et elle déplore que le CPP ne réglemente pas les conséquences de la perte de preuves matérielles dans les affaires pénales. Elle assimile la présente affaire à l'affaire Novikov (précitée), où la Cour avait constaté la violation de l'article 1 du Protocole no 1 car les autorités n'avaient ni rendu les biens saisis au requérant ni versé de dédommagement.

2. L'appréciation de la Cour

a) Sur l'objet de l'analyse par la Cour

54. La Cour observe que le grief de la société requérante comporte trois branches. Premièrement, l'intéressée se plaint de la saisie de ses biens en 2007. Deuxièmement, elle se plaint de leur rétention continue en tant que preuves matérielles jusqu'à leur disparition. Enfin, elle dénonce le refus des juridictions internes de lui accorder une indemnisation pour la disparition de ses biens.

55. La Cour considère qu'il n'est pas nécessaire de se prononcer sur les deux premières mesures contestées par la société requérante, à savoir la saisie et la rétention des biens en cause, car la situation a radicalement changé avec leur disparition. En effet, elle note que les mesures temporaires de saisie et de rétention se sont transformées en une perte définitive des biens de la société requérante. Les biens disparus, tout en gardant le statut de preuves matérielles, n'étaient plus retenus par les autorités.

56. La Cour relève en outre que, bien que l'action en indemnisation introduite par la société requérante devant les juridictions commerciales concernait la saisie, la rétention et la disparition de ses biens, son but principal était bien d'obtenir une réparation pour la perte du zinc. Aussi analysera-t-elle uniquement la disparition du zinc et les événements subséquents (voir aussi, pour une approche similaire, Uniya OOO et Belcourt Trading Company, précité, §§ 275 et 309, et Novikov, précité, § 44).

b) Sur le respect de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention

57. La Cour rappelle que, lorsque les autorités judiciaires ou de poursuite saisissent des biens, elles doivent prendre les mesures raisonnables nécessaires à leur conservation (Dzugayeva c. Russie, no 44971/04, § 27, 12 février 2013), notamment en dressant un inventaire des biens et de leur état au moment de la saisie. Par ailleurs, la législation interne doit prévoir la possibilité d'entamer une procédure contre l'État afin d'obtenir réparation pour les préjudices résultant d'une conservation défectueuse de ces biens. Encore faut-il que cette procédure soit effective, pour permettre au propriétaire de défendre sa cause (Tendam c. Espagne, no 25720/05, § 51, 13 juillet 2010, et les affaires qui y sont citées).

58. En l'occurrence, la Cour observe que les juridictions pénales se sont déclarées finalement incompétentes pour examiner le recours de la société requérante concernant le devoir de l'enquêteur de conserver le zinc saisi. En effet, elles ont considéré que cette question ne pouvait pas être réglée avant qu'un tribunal ait statué sur la responsabilité pénale des personnes accusées du vol de ce métal (paragraphes 21-22 ci-dessus). Or cette enquête était toujours en cours en avril 2017, soit près de sept ans et demi après son ouverture et sans aboutir à aucun résultat concret (paragraphes 14-15 ci-�dessus).

59. Elle observe en outre qu'il ressort des dispositions de l'article 82 du CPP interprétées par la Cour constitutionnelle que les preuves matérielles ne doivent pas faire l'objet de rétentions illimitées dans le temps et, dans certains cas, peuvent être restituées à leurs possesseurs légitimes avant la fin de l'enquête pénale (paragraphes 30-31 ci-dessus). Néanmoins, en l'espèce, les juridictions commerciales ont aussi refusé de statuer sur la demande d'indemnisation formulée par la société requérante avant la clôture de l'enquête pénale pour escroquerie, alors que cette dernière s'est enlisée et était toujours pendante dix ans après son ouverture (paragraphes 13, 26-29 ci-dessus).

La Cour estime donc que, nonobstant la disparition du zinc, la société requérante s'est retrouvée pendant plusieurs années dans l'impossibilité d'entamer une procédure contre l'État afin de prouver que les autorités avaient failli à leur obligation de protéger ses biens et de réclamer une indemnisation en raison de leur manquement (voir aussi paragraphe 46 ci-�dessus, in fine).

De l'avis de la Cour, la société requérante a ainsi dû supporter une charge excessive, incompatible avec le respect de l'article 1 du Protocole no 1. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

60. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

1. Les arguments des parties

61. La société requérante réclame 2 322 551 roubles (équivalent à près de 34 000 euros (EUR)) au titre du préjudice matériel qu'elle estime avoir subi, ce qui correspond selon elle au coût de 15,5 tonnes de zinc en 2017. Elle fournit à l'appui de sa demande les prix moyens du zinc, affichés sur le site officiel du service fédéral des statistiques. Le Gouvernement estime que cette somme est excessive et non étayée. Il considère que la société requérante ne pouvait pas prétendre à recevoir une indemnisation correspondant au coût du zinc au motif qu'elle n'aurait pas prouvé aux instances internes être propriétaire du métal et qu'aucun agissement illégal des fonctionnaires de l'État n'aurait été constaté.

62. La société requérante sollicite également 10 000 EUR au titre du dommage moral qu'elle estime avoir subi. Le Gouvernement considère cette somme excessive et incompatible avec la jurisprudence de la Cour.

2. L'appréciation de la Cour

63. En l'espèce, le constat de violation de l'article 1 du Protocole no 1 découle de la perte des biens de la société requérante et de l'impossibilité d'obtenir une réparation à cet égard.

64. La Cour considère que la restitution du zinc à la société requérante aurait été la mesure la plus appropriée en l'espèce, mais qu'elle est en pratique impossible du fait de la disparition des marchandises. Elle estime qu'il y a lieu d'octroyer à la société requérante 34 000 EUR, correspondant à la valeur moyenne actuelle de 15,5 tonnes de zinc.

65. Par ailleurs, la Cour estime que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante quant au dommage moral.

B. Frais et dépens

66. La société requérante n'a pas soumis de demande de remboursement de frais et dépens. Partant, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

67. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

 

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

 

3. Dit que le constat d'une violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la société requérante ;

 

4. Dit

a) que l'État défendeur doit verser à la société requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 34 000 EUR (trente-quatre mille euros) pour dommage matériel, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 mai 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

              Stephen PhillipsHelena Jäderblom
GreffierPrésidente

 


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