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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ALACATAY AND OTHERS v. TURKEY - 14299/05 (Judgment : Article 11 - Freedom of assembly and association : Second Section Committee) French Text [2018] ECHR 876 (23 October 2018) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/876.html Cite as: [2018] ECHR 876 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ALACATAY ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête n o 14299/05)
ARRÊT
STRASBOURG
23 octobre 2018
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Alacatay et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en un comité composée de :
Paul Lemmens,
président,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
juges,
et de Hasan Bakırcı,
greffier adjoint
de section
,
PROCÉDURE
1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (n o 14299/05) dirigée contre la République de Turquie et dont cinq ressortissants de cet État, M mes Seyhan Alacatay (Özdemir), Filiz Yılmaz et Besra Orak et MM. Senai Sayın et İzzet Baran (« les requérants »), ont saisi la Cour le 12 avril 2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). 2. Les requérants ont été représentés par M e A. Bozan, avocat exerçant à Mersin. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent. 3. Les requérants alléguaient en particulier que leur droit à la liberté d'association avait été méconnu en raison de la dissolution de l'association à laquelle ils disaient appartenir. 4. Le 15 février 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Les requérants, M mes Seyhan Alacatay (Özdemir), Besra Orak et Filiz Yılmaz et MM. Senai Sayın et İzzet Baran, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1975, en 1966, en 1972, en 1953 et en 1977 et résidant à Mersin. 6. La requérante Seyhan Alacatay était la présidente de l'association d'entraide pour les familles des détenus et condamnés d'İçel ( İçel Tutuklu ve Hükümlü Aileleri Yardımlaşma Derneği , « l'association ») au moment des faits. Les autres requérants auraient été les membres du conseil d'administration et de la commission de contrôle de cette association. 7. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit. 8. Le 23 septembre 2003, le préfet adjoint de la ville de Mersin envoya au procureur de la République de Mersin (« le procureur ») une note selon laquelle l'association avait mené des activités illégales. Après avoir énuméré certaines irrégularités dans le fonctionnement de celle-ci, cette note indiquait : - que l'association avait accepté, en violation de la loi n o 2908 sur les associations, les demandes d'adhésion d'une personne qui avait été condamnée pour aide et soutien au PKK [1] et d'une autre personne qui avait été poursuivie pénalement pour vol ; - qu'elle avait demandé à la préfecture des autorisations pour organiser des campagnes de signatures contre la peine capitale et pour obtenir une amnistie générale, y compris pour Abdullah Öcalan [2] , ainsi que pour produire des affiches dans le cadre d'un concours de contes et de poèmes au sujet des prisons et des prisonniers ; - que plusieurs plaintes avaient été déposées auprès du parquet contre l'association pour des motifs tels que vol d'électricité, recueil de dons sans autorisation préalable, utilisation de documents appartenant à une association dissoute, présence de publications interdites dans la bibliothèque de l'association, ainsi que pour plusieurs autres activités contraires à la loi n o 2908 ; - que des procédures pénales avaient été engagées à l'encontre de certains dirigeants de l'association pour les discours qu'ils auraient prononcés à différentes dates, ainsi qu'à l'encontre de cinquante et un membres de l'association pour aide et soutien à des organisations illégales ; - que l'un des fondateurs de l'association avait été arrêté pour avoir participé à une manifestation illégale organisée dans le but de soutenir des membres du PKK dans leur grève de la faim et que le président, le vice-�président ainsi que certains membres du conseil d'administration de l'association avaient été arrêtés alors qu'ils participaient à une grève de la faim. 9. Enfin, la note précisait que l'un des fondateurs de l'association avait également fondé une autre association qui avait été dissoute et que cette situation était contraire à la loi n o 2908. 10. Le 26 septembre 2003, le procureur introduisit une action en dissolution de l'association devant le tribunal de grande instance de Mersin (« le tribunal »). Il soutenait que plusieurs membres du conseil d'administration de l'association avaient commis des délits réprimés par la loi n o 2908 sur les associations, la loi n o 2860 relative à la collecte d'aides ( yardım toplama kanunu ), la loi n o 2911 relative aux réunions et manifestations publiques et la loi n o 3713 sur la lutte contre le terrorisme. Selon le procureur, ces personnes avaient ainsi mené des activités illégales, étrangères aux buts énoncés dans les statuts de l'association. 11. L'action en dissolution fut notifiée à M. N. Çelik, qui fut invité en tant que président de l'association à participer à l'audience du 11 novembre 2008 devant le tribunal. M. Çelik participa à cette audience, au cours de laquelle il déclara qu'il n'était plus président de l'association, que durant son mandat de président l'association n'avait mené aucune activité contraire à la loi, et qu'il n'avait pas connaissance des activités menées après la fin de son mandat. 12. Par un jugement rendu le jour même, le tribunal prononça la dissolution de l'association. Dans ses attendus, le tribunal estima notamment que :« (...) eu égard aux informations et documents figurant dans le dossier et aux motifs avancés dans les observations du procureur de la République, il est établi que l'association défenderesse n'a pas fait état d'activités conformes à son but et que sous le couvert de l'association des activités illégales ont été menées. Il s'avère donc nécessaire de dissoudre l'association (...) »
13. Le 1 er décembre 2003, la requérante Seyhan Alacatay, agissant en tant que présidente de l'association, se pourvut en cassation. À l'appui de son recours, elle arguait, dans son mémoire, d'un non-respect par le tribunal des règles procédurales : à ses dires, le procès aurait dû être dirigé contre l'association elle-même mais en aucun cas contre son ancien président. Estimant ainsi que l'action n'avait pas été notifiée à la personne habilitée à représenter l'association devant le tribunal, elle alléguait une violation des droits de la défense de l'association en tant que personne morale. 14. Quant au fond, elle soutenait que le tribunal n'avait aucune compétence pour se prononcer sur les infractions réprimées par les lois autres que la loi sur les associations. En outre, elle indiquait que, s'il ressortait du dossier du tribunal que des procédures pénales avaient été engagées à l'encontre de certains des membres de l'association, aucun jugement de condamnation à l'issue de ces procédures ne figurait dans le dossier. Enfin, elle plaidait que l'association ne pouvait pas être tenue pour responsable des activités menées par ses membres à titre personnel. 15. Par un arrêt du 19 février 2004, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué, se ralliant à la motivation qui y était exprimée. 16. Le 4 août 2004, la requérante Seyhan Alacatay, agissant en tant que présidente de l'association, forma un recours en rectification contre cet arrêt. 17. Le 20 octobre 2004, la Cour de cassation rejeta ce recours.II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
18. Le droit interne pertinent en l'espèce relatif aux associations est exposé dans l'arrêt Tunceli Kültür ve Dayanışma Derneği c. Turquie (n o 61353/00, §§ 18-20, 10 octobre 2006). 19. Selon l'article 53 de la loi n o 2908 sur les associations, une association peut être définitivement dissoute s'il est établi : - que ses dirigeants ont commis des infractions ayant des buts politiques ou idéologiques ou que ses dirigeants et ses membres ont participé à de telles infractions ; - que ses dirigeants ont contribué par incitation, contrainte, aide ou facilitation à la commission d'infractions ayant des buts politiques ou idéologiques par les membres de l'association ; - par un jugement définitif que l'association est devenue un foyer d'actes criminels. 20. La loi n o 2860 du 26 juin 1983 relative à la collecte d'aides ( yardım toplama kanunu ) règlemente les modalités de la collecte d'aides et détermine quels personnes et organismes sont habilités à procéder à pareille collecte. 21. Le droit interne pertinent en l'espèce concernant la loi n o 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations est exposé dans l'arrêt Özbent et autres c. Turquie (n os 56395/08et 58241/08, §§ 20-23, 9 juin 2015). 22. Le droit interne pertinent en l'espèce relatif à la loi n o 3713 sur la lutte contre le terrorisme est décrit dans l'arrêt Özalp c. Turquie (n o 53717/07, §§ 15-17, 18 juillet 2017).EN DROIT
I. SUR L'EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
23. Le Gouvernement conteste la qualité de victime des requérants, indiquant que les requêtes introduites en vertu de la Convention ne peuvent être portées devant la Cour que par une personne, une organisation non gouvernementale ou un groupe d'individus se prétendant victime d'une violation d'un droit garanti par la Convention. Il expose que, dans le formulaire de requête, le représentant des requérants a déclaré que ceux-ci avaient exprimé leur appartenance à l'association et que l'une des requérantes était la présidente de l'association. Or aucun document soumis à la Cour ne prouverait cette allégation. Le Gouvernement soutient que les intéressés n'ont pas le statut de victime au motif qu'ils n'ont pas versé au dossier de preuve documentaire établissant qu'ils étaient membres de l'association et que l'une des requérantes était également la présidente de cette dernière et que, par conséquent, ils avaient effectivement été affectés par la violation alléguée. 24. La partie requérante réplique que les documents versés au dossier prouvent que la requérante Seyhan Alacatay était la présidente de l'association et que les recours introduits en l'espèce - pourvoi en cassation et recours en rectification - l'ont été par cette requérante. Elle ne donne aucune précision sur les autres requérants. 25. La Cour rappelle que, pour pouvoir introduire une requête en vertu de l'article 34 de la Convention, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre victime d'une violation des droits reconnus dans la Convention. Pour pouvoir se prétendre victime d'une telle violation, un individu doit avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse. Ainsi, la Convention n'envisage pas la possibilité d'engager une actio popularis aux fins de l'interprétation des droits reconnus dans la Convention ; elle n'autorise pas non plus les particuliers à se plaindre d'une disposition de droit interne simplement parce qu'il leur semble, sans qu'ils en aient directement subi les effets, qu'elle enfreint la Convention ( Burden , précité, § 33, Tănase c. Moldova [GC], n o 7/08, § 104, CEDH 2010, et Aksu c. Turquie [GC], n os 4149/04et 41029/04, § 50, CEDH 2012). 26. Aussi la Cour tient-elle à réaffirmer que l'existence d'une victime personnellement touchée par la violation alléguée d'un droit garanti par la Convention est une condition indispensable à la mise en œuvre du mécanisme de protection de la Convention, même si ce critère ne doit pas s'appliquer de manière rigide et inflexible ( Bitenc c. Slovénie (déc.), n o 32963/02, 18 mars 2008). La question de savoir si un requérant peut ou non se prétendre victime du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure au titre de la Convention ( Bourdov c. Russie , n o 59498/00, § 30, CEDH 2002-�III, et Aksu , précité, § 51). 27. La Cour rappelle ensuite qu'elle interprète le concept de victime de façon autonome, indépendamment des notions internes telles que celles d'intérêt à agir ou de qualité pour agir ( Sanles Sanles c. Espagne (déc.), n o 48335/99, CEDH 2000-XI), même si elle doit prendre en compte le fait que le requérant a été partie à la procédure interne ( Micallef c. Malte [GC], n o 17056/06, § 48, CEDH 2009, et Aksu , précité, § 52). 28. En l'occurrence, aux yeux de la Cour, il convient notamment de tenir compte, dans la détermination de la qualité de victime des requérants, du locus standi de ceux-ci dans la procédure relative à la dissolution de l'association.A. Sur la qualité de victime des requérants Besra Orak, Filiz Yılmaz, Senai Sayın et İzzet Baran
29. S'agissant de la qualité de victime des requérants Besra Orak, Filiz Yılmaz, Senai Sayın et İzzet Baran, la Cour observe que ceux-ci n'ont produit aucune preuve quant à leur qualité de membre de l'association ou de membre du conseil d'administration ou de la commission de contrôle de celle-ci. Dans ses observations en réponse du 18 octobre 2011, leur représentant se contente d'indiquer que la requérante Seyhan Alacatay était la présidente de l'association, sans apporter d'autres éclaircissements sur le statut des autres requérants aux fins de l'appréciation de leur qualité de victime. 30. Par conséquent, étant donné que les requérants Besra Orak, Filiz Yılmaz, Senai Sayın et İzzet Baran n'ont présenté aucune preuve quant à l'existence d'un lien quelconque avec l'association ou quant à leur éventuel statut de dirigeant de l'association et qu'il n'étaient parties à aucune procédure relative à la dissolution de l'association, la Cour considère qu'ils n'ont pas la qualité de « victime » directe ou indirecte au sens de l'article 34 de la Convention. Il s'ensuit que la requête, pour autant qu'elle est introduite par ces requérants, est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l'article 35 § 3 et qu'elle doit être rejetée en application de l'article 35 § 4.B. Sur la qualité de victime de la requérante Seyhan Alacatay, présidente de l'association à l'époque des faits
31. La Cour observe que la requérante Seyhan Alacatay est intervenue dès le stade du pourvoi en cassation en tant que présidente de l'association, au nom de celle-ci. Il est à noter que cette requérante a signé le pourvoi en cassation du 1 er décembre 2003 ainsi que le recours en rectification du 4 août 2004, et que c'est son nom qui apparaît dans l'arrêt de la Cour de cassation du 19 février 2004. Ce fait n'est pas contesté par le Gouvernement. Parmi les documents versés au dossier par ce dernier, l'on peut en compter plusieurs qui sont destinés à ladite requérante. 32. Eu égard à ce qui précède, ainsi qu'à la nécessité d'appliquer de manière flexible les critères déterminant la qualité de victime, la Cour admet que la requérante Seyhan Alacatay, qui a représenté l'association devant les juridictions internes, peut, au regard de l'article 34 de la Convention, passer pour être victime de la dissolution de ladite association ( Aksu c. Turquie [GC], n os 4149/04et 41029/04, § 54, CEDH 2012, et Kosmas et autres c. Grèce , n o 20086/13, § 50, 29 juin 2017). 33. Dès lors, elle rejette l'exception préliminaire du Gouvernement concernant la qualité de victime de cette requérante.II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
34. La requérante Seyhan Alacatay allègue que la dissolution de l'association constitue une ingérence disproportionnée dans son droit garanti par l'article 11 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :« 1. Toute personne a droit (...) à la liberté d'association (...)
2. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui (...) »
A. Sur la recevabilité
35. Constatant que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 a) et qu'il ne se heurte à un autre motif d'irrecevabilité, la Cour le déclare recevable pour autant qu'il concerne la requérante Seyhan Alacatay.B. Sur le fond
36. La requérante Seyhan Alacatay soutient ses allégations. Elle soutient également qu'il n'existe aucune preuve matérielle de la commission par les dirigeants de l'association des infractions reprochées. Par ailleurs, elle indique que, la responsabilité étant individuelle en droit pénal, l'association ne peut pas être tenue pour responsable des agissements de ces derniers. Elle dit que, en tout état de cause, les procédures diligentées contre les dirigeants de l'association se sont soldées par des décisions d'acquittement. Elle ajoute que l'association n'a pour but que d'aider les familles des détenus et condamnés, et de contribuer ainsi au bon fonctionnement de la démocratie.
37. Le Gouvernement soutient que les autorités n'ont pas empêché les requérants de fonder une association ou d'en devenir membres, et que les membres de l'association dissoute agissant au nom de celle-ci avaient l'obligation de se comporter d'une manière conforme à la loi et aux règlements de ladite association. Il ajoute que la liberté de réunion et d'association constitue un droit fondamental dans une société démocratique, mais qu'il ne s'agit pas d'un droit absolu ou illimité : dans certaines circonstances, sa limitation pourrait être nécessaire pour le progrès continu d'une société démocratique. 38. Le Gouvernement indique que l'ingérence alléguée était « prévue par la loi », à savoir l'article 53 de la loi n o 2908. Il dit aussi que la Convention autorise l'État à imposer, selon lui comme en l'espèce, des restrictions pour des motifs de protection de l'ordre public et de la sécurité nationale, de prévention du désordre et du crime, de protection de la santé ou de la moralité ou de protection des droits et libertés d'autrui. 39. Il considère que la dissolution de l'association était nécessaire et proportionnée au but légitime poursuivi. 40. Rappelant la jurisprudence de la Cour dans l'affaire Gorzelik et autres c. Pologne [GC] (n o 44158/98, § 106, CEDH 2004-�I), le Gouvernement expose que la Cour a toujours considéré que les États contractants jouissaient d'une certaine marge d'appréciation pour apprécier l'existence et l'étendue d'une telle nécessité, mais que cette marge était soumise à un contrôle européen, englobant à la fois la loi et les décisions qui l'appliquaient, y compris celles rendues par un tribunal indépendant. Il soutient que l'ingérence alléguée en cause était « proportionnée au but légitime poursuivi », eu égard à l'exercice par l'association d'activités illégales.2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
41. Dans les affaires Sidiropoulos et autres c. Grèce (10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998-�IV) et Gorzelik et autres (précité, §§ 88 à 96), la Cour a rappelé le rôle essentiel joué par les associations pour le maintien du pluralisme et de la démocratie et la stricte interprétation qu'il convenait de faire des exceptions visées à l'article 11 de la Convention. Toute ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux » ; le vocable « nécessaire » n'a pas la souplesse de termes tels qu'« utile » ou « opportun ». Il appartient en premier lieu aux autorités nationales d'évaluer s'il existe un « besoin social impérieux » d'imposer une restriction donnée dans l'intérêt général. Si la Convention laisse à ces autorités une certaine marge d'appréciation à cet égard, leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour, portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, y compris celles rendues par des juridictions indépendantes. Lorsqu'elle exerce son contrôle, la Cour n'a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l'angle de l'article 11 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation. Il ne s'ensuit pas qu'elle doive se borner à rechercher si l'État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l'ingérence litigieuse compte tenu de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l'article 11, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], n o 37553/05, § 143, CEDH 2015). 42. Dans l'affaire Vona c. Hongrie (n o 35943/10, §§ 57 et 58, CEDH 2013), la Cour a opéré une distinction entre les partis politiques, dont la dissolution ne peut se trouver justifiée qu'en cas d'atteinte à la société démocratique, et les autres associations, nommées les organisations sociales. S'agissant de la dissolution de ces dernières, la Cour y a vu une mesure qui « doit être justifiée par des motifs pertinents et suffisants, tout comme pour la dissolution d'un parti politique bien que dans le cas d'une association, dont les possibilités d'exercer une influence au plan national sont plus réduites, il est légitime que la justification de restrictions préventives soit moins forte que lorsqu'il s'agit d'un parti politique. Étant donné qu'un parti politique et une association non politique n'ont pas la même importance pour une démocratie, seul le premier mérite que l'on procède à l'examen le plus rigoureux de la nécessité d'une restriction au droit d'association. Cette distinction doit être exercée avec suffisamment de souplesse ».b) Application en l'espèce
43. La Cour relève d'emblée que les parties ne contestent pas que la mesure litigieuse s'analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d'association, tel que garanti par l'article 11 de la Convention. C'est également son analyse. 44. La Cour constate ensuite que l'ingérence était « prévue par la loi », à savoir l'article 53 de la loi n o 2908, ce que la requérante Seyhan Alacatay ne conteste pas. 45. Les parties ne contestent pas non plus que l'ingérence tendait à la protection de l'ordre public. La Cour n'aperçoit pas de raison d'adopter un point de vue différent. 46. Il reste donc à examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants. 47. La Cour rappelle d'emblée que la dissolution pure et simple d'une association constitue une mesure extrêmement sévère ( Tunceli Kültür ve Dayanışma Derneği c. Turquie , n o 61353/00, § 32, 10 octobre 2006, Association Rhino et autres c. Suisse , n o 48848/07, § 62, 11 octobre 2011, et Vona , précité, § 58). 48. Elle relève ensuite que, en l'espèce, l'action en dissolution de l'association a été diligentée contre son ancien président par le procureur de la République sur la base d'une note du préfet adjoint de la ville de Mersin selon laquelle l'association avait mené des activités illégales. Le procureur soutenait que plusieurs membres du conseil d'administration de l'association avaient commis des délits réprimés par différentes lois et qu'ils avaient mené des activités illégales, étrangères aux buts énoncés dans les statuts de l'association. La Cour relève aussi que le tribunal a décidé la dissolution de l'association en se basant uniquement sur les informations contenues dans le dossier. 49. Par ailleurs, la Cour note que le tribunal n'a aucunement vérifié si les faits reprochés étaient établis ni si les conditions exigées par la loi étaient remplies. Le tribunal ne s'est pas non plus posé la question de savoir dans quelle mesure la responsabilité de l'association pouvait être engagée en raison des actes qui auraient été commis par ses membres ou ses dirigeants. Force est de constater que la portée du contrôle opéré à cette occasion par le juge a été très limitée (paragraphe 12 ci-dessus). 50. Les juridictions internes n'ayant pas effectué une quelconque mise en balance des différents intérêts en présence, la Cour estime qu'elles ne peuvent pas être considérées comme ayant appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l'article 11 de la Convention ni comme s'étant fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, pour une approche similaire, Öğrü et autres c. Turquie , n os 60087/10et 2 autres, §§ 65-70, 19 décembre 2017). On ne saurait dès lors considérer que la dissolution contestée ait fait l'objet d'un contrôle judiciaire adéquat. En l'absence d'une telle mise en balance par les autorités internes, celles-ci n'ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants, et il n'a dès lors pas été établi que l'ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». 51. Ces éléments suffisent pour conclure, dans les circonstances de l'espèce, à la violation de l'article 11 de la Convention.III. SUR LES AUTRES VIOALTIONS ALLEGUEES
52 . La requérante Seyhan Alacatay se plaint également d'une absence d'équité de la procédure au motif qu'elle n'a pris connaissance de l'introduction de l'action en dissolution qu'après le prononcé du jugement du tribunal de première instance, ce qui l'aurait privée de la possibilité de défendre l'association. Elle soutient en outre que l'association a été dissoute en raison de l'origine kurde de la majorité de ses membres. Elle invoque les articles 6, 13 et 14 de la Convention.
53. La Cour juge, à la lumière de l'ensemble des éléments dont elle dispose, que les faits dénoncés ne révèlent aucune apparence de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention. Il s'ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu'ils doivent être rejetés, au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention.IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
54. Aux termes de l'article 41 de la Convention,« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
55. La requérante Seyhan Alacatay réclame 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu'elle estime avoir subi. 56. Le Gouvernement conteste cette prétention. 57. La Cour estime que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par l'intéressée.B. Frais et dépens
58. La requérante Seyhan Alacatay demande également 3 300 livres turques (TRY) (soit environ 1 335 euros (EUR) à l'époque des faits) pour les honoraires d'avocat et 300 TRY (soit environ 12 EUR à l'époque des faits) pour les frais de traduction. Elle soumet à titre de justificatifs le barème de référence des honoraires d'avocats de l'Union des barreaux de Turquie et un reçu relatif aux frais de traduction. 59. Le Gouvernement conteste ces prétentions. 60. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La demande de la requérante n'étant pas explicitée et n'ayant pas été justifiée, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'allouer de montant à ce titre.PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 11 de la Convention pour autant qu'elle concerne la requérante Seyhan Alacatay, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 11 de la Convention ;
3. Dit que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la requérante Seyhan Alacatay ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 octobre 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan Bakırcı
Paul Lemmens
Greffier adjoint
Président
[1] . Le Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée illégale.
[2] . Le chef du PKK, arrêté le 15 février 1999.