ALKAYA v. TURKEY - 70932/10 (Judgment : Article 3 - Prohibition of torture : Second Section Committee) French Text [2018] ECHR 977 (27 November 2018)


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European Court of Human Rights


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2018/977.html
Cite as: CE:ECHR:2018:1127JUD007093210, ECLI:CE:ECHR:2018:1127JUD007093210, [2018] ECHR 977

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DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE ALKAYA c. TURQUIE

 

(Requête n o 70932/10)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

27 novembre 2018

 

 

 

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l'affaire Alkaya c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

Paul Lemmens, président,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section ,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 novembre 2018,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (n o 70932/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Aligül Alkaya (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 juillet 2010 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par M es F.N. Ertekin et K. Öztürk, avocats exerçant à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 22 mai 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

4. Le Gouvernement s'oppose à l'examen de la requête par un comité. Après avoir examiné l'objection du Gouvernement, la Cour la rejette.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1967. Il est détenu à Tekirdağ.

6. Le 9 avril 2003, le requérant fut arrêté durant une opération policière menée à Istanbul contre une organisation terroriste. La police saisit deux fusils automatiques, sept autres armes à feu et une multitude de munitions dans l'appartement occupé par le requérant et sa compagne.

7. Le rapport médical du même jour indique une égratignure de 3 x 1 cm sur le poignet droit du requérant, une égratignure de 0,3 cm sur le pouce de sa main gauche, et une « lésion ancienne » sur l'intérieur de sa cuisse gauche.

8. Un procès-verbal du 12 avril 2003, indique que le requérant, durant son interrogatoire, a agressé le policier H.I. à coups de poings et a mordu son bras. Un rapport médical indique que les blessures constatées sur ce policier nécessitent un arrêt temporaire de travail de dix jours.

9. Le 13 avril 2003, à la fin de sa garde à vue, le requérant fut conduit à nouveau à l'hôpital. Trois procès-verbaux signés par les policiers et le médecin indique que le requérant a refusé l'examen médical, a agressé les policiers, puis a été maitrisé, et qu'il a été blessé à l'œil et au sourcil droit au cours de ces faits.

10. Le même jour, le juge assesseur près la cour de sûreté de l'État d'Istanbul interrogea le requérant accusé d'homicides, de multiples attaques à la bombe et attaques à main armée, puis ordonna sa mise en détention provisoire.

11. Le 18 avril 2003, le requérant fut examiné par le médecin de l'établissement pénitentiaire de Tekirdağ, lequel constata une croute de 2 cm sur la partie dorsale du poignet droit du requérant et une ecchymose sous son œil droit. Le requérant indiqua au médecin avoir été maltraité tant durant son arrestation que sa garde à vue en étant frappé, injurié, menacé, et placé debout devant l'appareil de climatisation. Il allégua également qu'il lui fut « administré des médicaments ».

12. Le directeur de la prison communiqua au procureur de la République (« le procureur ») les documents ainsi établis.

13. Le 6 mai 2003, le procureur recueillit la déposition du requérant concernant ses allégations. Celui-ci indiqua qu'il s'agissait de coups, de menaces, de privation de sommeil, de l'administration de médicaments, et d'être mis en station debout devant la climatisation.

14. Le 20 février 2004, à l'issue de son enquête, le procureur introduisit un acte d'accusation à l'encontre de cinq policiers pour mauvais traitements.

15. Alors que le requérant se trouvait en détention provisoire dans le cadre de la procédure menée à son encontre pour terrorisme, les autorités judiciaires chargés de l'enquête pénale contre les policiers pour mauvais traitements tentèrent de notifier les actes à l'adresse préalable du requérant ou bien chez ses parents, durant environ deux ans.

16. La déposition du requérant fut finalement recueillie par commission rogatoire le 27 mars 2006 par le tribunal correctionnel de Tekirdağ, ville où le requérant se trouvait en détention. Le requérant indiqua brièvement avoir été frappé, menacé, insulté, et qu'il s'était vu administré des médicaments.

17. Le 26 juillet 2007, considérant la force utilisée à l'égard du requérant comme étant nécessaire et proportionnelle tant lors de son arrestation qu'ultérieurement, la cour d'assises de Fatih acquitta les policiers, interrogés dans l'intervalle au cours des dix audiences tenues. La cour d'assises indiqua dans ses motifs qu'il était établi que le requérant avait agressé les policiers et que ceux-ci ont dû le maîtriser en ayant recours à la force, que les blessures sur le requérant correspondaient à cette lutte et au port de menottes, qu'il n'y avait pas d'incohérences entre les rapports médicaux et le procès-verbal d'arrestation. La cour d'assises conclut qu'aucun élément ne permettait de dire que les policiers avaient eu recours à la force de manière arbitraire et disproportionnel et qu'aucune preuve ne permettait de les condamner.

18. Le requérant se pourvut en cassation en indiquant en particulier que le rapport médical établi lors de son entrée dans la prison de Tekirdağ était superficiel, mais que même les blessures constatées par ce rapport étaient suffisantes pour soutenir ses allégations de torture.

19. Le 18 mars 2010, la Cour de cassation constata la prescription des faits et raya du rôle l'affaire.

20. Dans l'intervalle, le 6 juillet 2005, le requérant fut condamné à une amende judiciaire de 150 livres turques pour avoir agressé le policier H.İ.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

21. Le requérant allègue qu'il a été maltraité lors de son arrestation et de sa garde à vue. Ces mauvais traitements consisterait en coups, injures, menaces, station debout devant l'appareil de climatisation, privation de sommeil et l'administration de médicaments. Il se plaint également de l'ineffectivité de l'enquête, au motif que les éléments de preuve n'ont pas été recueillis et que par leurs négligences, les autorités ont causé la prescription des faits. Il invoque l'article 3 de la Convention à ces égards, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

22. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.

23. Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

24. Pour les principes généraux en la matière, la Cour renvoi aux arrêts El-Masri c. l'ex-République yougoslave de Macédoine ([GC], n o 39630/09, §§ 182-185 et 195-198, CEDH 2012), Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], n os 10865/09, 45886/07et 32431/08, §§ 314-326, CEDH 2014 (extraits)), et Bouyid c. Belgique ([GC], n o 23380/09, §§ 81-90 et 114-123, CEDH 2015).

25. En l'espèce, la Cour note que la cour d'assises a acquitté les agents inculpés au motif que la force employée contre le requérant avait été nécessaire et proportionnelle au but de le maîtriser. Or cette décision n'indique pas de manière concrète la nature de l'intervention qui eut lieu, comme par exemple les moyens ou les techniques utilisés par les policiers. Au demeurant, cet acquittement ne tire à aucune conséquence, d'autant plus que la décision en question n'a pas acquis force de la chose jugée.

26. En effet, la Cour observe que la Cour de cassation a décidé de mettre un terme à la procédure pénale pour prescription. Dans ce contexte, la Cour relève que la cour d'assises a tenté durant environ deux ans de notifier les actes juridiques à l'adresse du requérant, ou à celle de ses parents, alors que l'intéressé se trouvait en détention, donc sous le contrôle des autorités publiques. La durée de la procédure devant cette instance a duré environ quatre ans. Puis l'affaire est restée pendante devant la Cour de cassation environ deux ans et huit mois, sans activité apparente jusqu'à la décision finale constatant la prescription.

27. Or la Cour a déjà dit à maintes reprises que lorsqu'un agent des forces de l'ordre est accusé d'actes contraires à l'article 3, la procédure ou la condamnation ne sauraient pas être rendues caduques, par exemple, par le jeu de la prescription, et que l'application de mesures telles que l'amnistie, la grâce ou le sursis à l'exécution de la peine ne pourraient davantage être autorisée ( Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie , n o 7888/03, § 63, 20 décembre 2007, Okkalı c. Turquie , n o 52067/99, §§ 76-�78, CEDH 2006-�XII (extraits), Kopylov c. Russie , n o 3933/04, §§ 127-131, 142 et 148, 29 juillet 2010, Ciğerhun Öner c. Turquie (n o 2) , n o 2858/07, § 93, 23 novembre 2010, Aleksakhin c. Ukraine , n o 31939/06, §§ 60-615, 19 juillet 2012. Pour un contexte similaire à la présente affaire, voir également Mete et autres c. Turquie , n o 294/08, §§ 77-79 et 122-124, 4 octobre 2011).

28. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que les autorités nationales n'ont pas pris toutes les mesures nécessaires pour agir avec une promptitude suffisante et une diligence raisonnable. Ce manquement dans la conduite de l'enquête pénale a eu pour conséquence de mener à la prescription des faits au lieu de faire la lumière sur les allégations de mauvais traitements (voir Mete et autres précité, 123-124).

29. Au vu de ce qui précède, la Cour dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

30. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

31. Le requérant réclame 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu'il estime avoir subi.

32. Il réclame également 4 267 EUR pour les honoraires de son avocat et les frais et dépens devant la Cour. Il présente un contrat d'honoraires de 4 000 EUR, deux factures de paiement partiel d'un équivalent de 869 euros, et des factures d'envois postaux et divers frais de gestion de dossier.

33. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes.

34. Au vu des circonstances dans lesquelles le requérant fut arrêté, la Cour considère que le constat de violation représente une satisfaction équitable suffisante pour réparer le dommage moral éventuellement subi par le requérant.

35. Quant aux frais et dépens, compte tenu des documents dont elle dispose, la Cour accorde 1 500 EUR au requérant.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

 

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention ;

 

3. Dit que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

 

4. Dit

a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement, 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d'impôt, pour frais et dépens ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 novembre 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan Bakırcı Paul Lemmens
Greffier adjoint Président

 


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