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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> TIVERIOS AND OTHERS v. TURKEY - 38275/06 (Judgment : Article 1 of Protocol No. 1 - Protection of property : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 132 (12 February 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/132.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2019:0212JUD003827506, CE:ECHR:2019:0212JUD003827506, [2019] ECHR 132 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TIVERIOS ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête n o 38275/06)
ARRÊT
STRASBOURG
12 février 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Tiverios et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Paul Lemmens,
président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Ivana Jelić,
juges,
et de Hasan Bakırcı,
greffier adjoint
de section
,
PROCÉDURE
1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (n o 38275/06) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant grec et quatre ressortissants belges (« les requérants »), respectivement M. Petros Tiverios (« le premier requérant »), M. Guy Robert Eustache Victor Van der Straeten, M. Benoît Philippe Van der Straeten, M me Annick Jeanne S. Van der Straeten et M me Sylviane Jeanne G. Van der Straeten, ont saisi la Cour le 7 septembre 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). 2. Les requérants ont été représentés par M e C. Akıncı, avocat exerçant à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent. 3. Le 3 juin 2017, le grief tiré de l'article 1 du Protocole n o 1 à la Convention a été communiqué au Gouvernement et celui relatif à la durée de la procédure a été déclaré irrecevable conformément à l'article 54 § 3 du règlement de la Cour. 4. Le gouvernement grec a exercé son droit d'intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 1 de la Convention et article 44 § 1 b) du règlement).EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Les requérants (paragraphe 1 ci-dessus) sont nés respectivement en 1926, en 1953, en 1957, en 1960 et en 1961.A. La genèse de l'affaire
6. Les de cujus du premier requérant et de M me Sophie Tiverios Van der Straeten - la mère des quatre autres requérants - (« les de cujus »), ressortissants grecs, étaient copropriétaires d'un terrain d'une superficie de 194,29 m 2 (section ( pafta ) n o 83, îlot ( ada ) n o 592, parcelle ( parsel ) n o 16), sis à Sarıyer (Istanbul), sur lequel se trouvait un immeuble. 7. Le 31 décembre 1982, à la suite du décès des de cujus , le tribunal d'instance de Sarıyer confia l'administration du bien litigieux à une curatrice. 8. Les 10 octobre 1988 et 31 mai 1990, le tribunal d'instance d'Istanbul désigna le premier requérant et la mère des autres requérants comme les uniques héritiers des de cujus et leur délivra des certificats d'héritier. 9. Le 24 décembre 1990, le tribunal d'instance de Sarıyer nomma un nouveau curateur en remplacement de la première curatrice. 10. Le 11 juin 2001, la mère des quatre derniers requérants décéda. 11. Le 5 juin 2003, le tribunal d'instance de Beyoğlu désigna les quatre derniers requérants comme les uniques héritiers de leur mère et leur délivra un certificat d'héritier.B. Procédure visant à la levée de la curatelle
12. Entre-temps, le 14 mars 1991, le premier requérant et la mère des quatre derniers requérants avaient demandé au tribunal de grande instance de Sarıyer (« le tribunal ») la levée de la curatelle qui avait été mise en place pour permettre d'administrer le bien appartenant aux de cujus . 13. Le 14 octobre 1997, le tribunal décida de rayer l'affaire du rôle au motif que les parties avaient négligé d'accomplir les diligences procédurales leur incombant. 14. Le 13 janvier 1998, les intéressés saisirent le tribunal d'une nouvelle demande de levée de la curatelle. 15. Le 25 novembre 1999, le tribunal fit droit à la demande des intéressés. 16. Le 6 avril 2000, la Cour de cassation infirma la partie du jugement qui concernait le premier requérant, de nationalité grecque, au motif qu'il n'existait pas d'accord de réciprocité entre la Turquie et la Grèce en matière d'acquisition de biens immeubles par voie de succession. Elle infirma également la partie du jugement qui concernait la mère des quatre derniers requérants, estimant qu'il convenait de déterminer la nationalité de celle-ci. 17. À la suite de l'entrée en vigueur du nouveau code civil (n o 4721) le 1 er janvier 2002, l'affaire fut reprise par le tribunal d'instance de Sarıyer. 18. Le 22 décembre 2004, le tribunal d'instance de Sarıyer rejeta la demande des intéressés au motif qu'ils avaient la nationalité grecque et que la condition de réciprocité entre la Turquie et la Grèce n'était pas remplie. 19. Le 6 octobre 2005, la Cour de cassation confirma ce jugement. Son arrêt fut notifié à l'avocat des intéressés le 7 novembre 2005. 20. Le 20 février 2006, la Cour de cassation rejeta la demande de rectification de l'arrêt introduite par l'avocat des intéressés au motif que, en vertu de l'article 440 de la loi n o 1086 sur la procédure civile, il n'était pas possible d'introduire un recours en rectification contre l'arrêt du 6 octobre 2005. Cet arrêt fut notifié à l'avocat des intéressés le 20 mars 2006.C. Procédure tendant à la désignation du Trésor public comme héritier des de cujus
21. Entre-temps, le 23 novembre 1993, le Trésor public avait demandé au tribunal de grande instance de Sarıyer de déclarer les de cujus disparus et de le désigner comme héritier de ceux-ci. 22. Le 7 novembre 2006, le tribunal fit droit à cette demande. Il releva que la demande tendant à la levée de la curatelle mise en place pour permettre d'administrer le bien litigieux, formulée par le premier requérant et la mère des quatre derniers requérants, avait été rejetée et que les conditions de déclaration de disparition et de transfert des biens au Trésor public prévues par l'article 588 du nouveau code civil - et par l'article 530 de l'ancien code civil (n o 743) - (paragraphe 27 ci-dessous) étaient remplies. Il déclara ainsi les de cujus disparus et ordonna le transfert de la propriété du bien litigieux au Trésor public. 23. Le 4 juin 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par les requérants et confirma la décision de première instance. 24. Le 4 février 2008, la Cour de cassation rejeta également leur demande de rectification de l'arrêt. 25. Le 18 juin 2008, le bien litigieux fut inscrit sur le registre foncier au nom du Trésor public.II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
26. Le droit et la pratique internes pertinents en l'espèce, dont l'article 35 de la loi relative au registre foncier, sont décrits, en partie, dans les arrêts Apostolidi et autres c. Turquie (n o 45628/99, §§ 49-56, 27 mars 2007) et Nacaryan et Deryan c. Turquie (n os 19558/02et 27904/02, §§ 17-24, 8 janvier 2008). 27. Par ailleurs, en vertu de l'article 588 du nouveau code civil et de l'article 530 de l'ancien code civil, le juge rend, à la demande du Trésor public, un jugement déclaratif d'absence ( gaiplik ) concernant les personnes dont l'état de vie demeure inconnu et dont les biens sont gérés depuis dix ans par un curateur. Sauf dispositions contraires, lorsqu'aucun ayant droit ne s'est manifesté pendant le délai d'affichage judiciaire préalable à la déclaration d'absence, les biens de la personne déclarée absente sont transférés au Trésor public.EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N o 1 À LA CONVENTION
28. Les requérants allèguent que l'impossibilité pour eux d'hériter du bien litigieux ayant appartenu à leurs de cujus a enfreint l'article 1 du Protocole n o 1 à la Convention, qui se lit ainsi :« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. (...) »
29. Le Gouvernement conteste cette thèse.A. Sur la recevabilité
30. Le Gouvernement excipe du non-respect du délai de six mois prévu à l'article 35 § 1 de la Convention, estimant que c'est l'arrêt de la Cour de cassation du 6 octobre 2005 qui constitue la décision interne définitive. Il considère que la décision de la Cour de cassation du 20 février 2006, qui a rejeté la demande de rectification d'arrêt, ne peut pas être prise en compte pour le calcul du délai de six mois puisque, selon le Gouvernement, il n'était pas possible d'introduire un recours en rectification contre l'arrêt du 6 octobre 2005. Enfin, toujours selon le Gouvernement, les décisions rendues dans le cadre de la procédure tendant à la désignation du Trésor public comme héritier des de cujus ne doivent pas non plus être prises en compte pour le calcul de ce délai, au motif que cette procédure ne concernait pas la levée de la curatelle ni la reconnaissance de la qualité d'héritier des requérants. La requête, introduite le 7 septembre 2006, serait donc tardive. 31. La Cour note que la présente affaire concerne l'impossibilité pour les requérants d'hériter du bien litigieux ayant appartenu à leurs de cujus . À la différence du Gouvernement, elle estime que les décisions rendues dans le cadre de la procédure tendant à la désignation du Trésor public comme héritier des de cujus doivent être prises en compte pour le calcul du délai de six mois puisque le transfert de la propriété du bien au Trésor public a été ordonné à l'issue de cette procédure. La décision interne définitive est donc l'arrêt de la Cour de cassation du 4 février 2008. Partant, la requête, introduite le 7 septembre 2006, n'est pas tardive. 32. Il s'ensuit que l'exception préliminaire du Gouvernement doit être rejetée. 33. Constatant en outre que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.B. Sur le fond
34. Le Gouvernement soutient que les requérants n'avaient, en ce qui concerne le bien de leurs de cujus , ni un bien actuel ni une espérance légitime d'hériter de ce bien. Il argue à cet égard que, en vertu de l'article 35 de la loi relative au registre foncier, les ressortissants non turcs ne pouvaient acquérir par voie de succession la propriété d'un bien immeuble situé en Turquie que, selon lui, lorsque la condition de réciprocité était remplie. Il mentionne à cet égard les restrictions qui existeraient en Grèce s'agissant de l'acquisition de biens immeubles par les Turcs et affirme que la condition de réciprocité n'était pas remplie. Il indique également que le certificat d'héritier ne répertorie pas les biens figurant dans le patrimoine du défunt et qu'il n'est pas revêtu de la force de chose jugée. 35. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement. Ils allèguent en particulier que, sur la base des mêmes certificats d'héritier, les juridictions internes ont ordonné la levée de la curatelle qui avait été mise en place pour permettre d'administrer un autre bien des de cujus . 36. Le gouvernement grec soutient que les requérants étaient titulaires d'un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole n o 1 ou au moins d'une « espérance légitime ». Selon le gouvernement grec, l'ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens n'était pas prévue par la législation nationale ni par les principes généraux du droit international. 37. La Cour rappelle avoir déjà conclu, dans des affaires soulevant une question semblable à celle du cas d'espèce, à la violation de l'article 1 du Protocole n o 1 au motif que l'application de l'article 35 de la loi relative au registre foncier ne pouvait passer pour suffisamment prévisible pour les requérants ( Apostolidi et autres c. Turquie , n o 45628/99, §§ 71-78, 27 mars 2007, Nacaryan et Deryan c. Turquie , n os 19558/02et 27904/02, §§ 45-60, 8 janvier 2008, Fokas c. Turquie , n o 31206/02, §§ 42-45, 29 septembre 2009, et Yianopulu c. Turquie , n o 12030/03, §§ 40-50, 14 janvier 2014). 38. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l'espèce. En effet, elle estime que les requérants, dont le lien de filiation avec les de cujus est établi avec certitude (paragraphes 8 et 11 ci-dessus), pouvaient légitimement penser qu'ils avaient satisfait à toutes les exigences requises pour l'héritage du bien litigieux. Les intéressés avaient dès lors une « espérance légitime », au sens de la jurisprudence de la Cour, de voir reconnaître leur droit de propriété ( Nacaryan et Deryan , précité, § 56, Fokas , précité, § 34, et Yianopulu , précité, § 47). 39. L'application, en l'espèce, de l'article 35 de la loi relative au registre foncier ne pouvant passer pour suffisamment prévisible pour les requérants, la Cour estime que l'ingérence litigieuse est incompatible avec le principe de légalité et qu'elle est donc contraire à l'article 1 du Protocole n o 1 ( Apostolidi et autres , précité, § 78, Nacaryan et Deryan , précité, § 60, Fokas , précité, § 44, et Yianopulu , précité, § 50). 40. Partant, il y a eu violation de cette disposition.II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
41. Sur la base des mêmes faits, les requérants allèguent une violation des articles 6 et 14 de la Convention. 42. Eu égard au raisonnement développé par elle sur le terrain de l'article 1 du Protocole n o 1, la Cour juge qu'il n'est pas nécessaire qu'elle examine ces griefs séparément ( Apostolidi et autres , précité, §§ 79-82).III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
43. Aux termes de l'article 41 de la Convention,« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
44. Les requérants réclament 1 million d'euros (EUR) pour préjudice matériel. À l'appui de leur demande, ils présentent un rapport établi par une experte-comptable le 2 janvier 2018, selon lequel la valeur à cette date du bien litigieux était de 485 725 livres turques (TRY), soit 107 837 EUR environ selon le taux de change alors en vigueur. Sur ce point, ils ajoutent qu'ils ont également été privés du revenu locatif du bien litigieux pendant vingt-sept ans. Ils réclament en outre 200 000 EUR pour préjudice moral. Ils demandent enfin, sans en préciser le montant, une somme équitable et raisonnable pour les frais et dépens et les honoraires de leur avocat. 45. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il soutient en particulier que la somme réclamée pour préjudice matériel n'est pas en rapport avec la valeur du bien en cause ni avec l'estimation figurant dans l'expertise présentée par les requérants. 46. S'agissant du préjudice matériel, la Cour décide que l'État défendeur devra verser aux requérants une somme calculée sur la base de la valeur actuelle du bien en cause ( Apostolidi et autres c. Turquie (satisfaction équitable), n o 45628/99, § 14, 24 juin 2008). Pour ce faire, il y a lieu de prendre en considération l'expertise présentée par les requérants. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime appropriée la somme de 107 837 EUR et l'accorde conjointement aux requérants pour dommage matériel. 47. Quant au dommage moral, elle alloue conjointement aux intéressés la somme de 5 000 EUR ( ibid. , § 17). 48. Quant à la demande présentée au titre des frais et dépens, la Cour la rejette eu égard à l'absence de documents pertinents.PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 1 du Protocole n o 1 à la Convention ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n o 1 à la Convention ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner les griefs tirés des articles 6 et 14 de la Convention ;
4. Dit
a) que l'État défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 107 837 EUR (cent sept mille huit cent trente-sept euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme par les requérants, pour dommage matériel,
ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme par les requérants, pour dommage moral ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 février 2019, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan Bakırcı
Paul Lemmens
Greffier adjoint
Président