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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SNEGUR v. THE REPUBLIC OF MOLDOVA - 22775/07 (Judgment : Article 6 - Right to a fair trial : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 872 (03 December 2019) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/872.html Cite as: CE:ECHR:2019:1203JUD002277507, ECLI:CE:ECHR:2019:1203JUD002277507, [2019] ECHR 872 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SNEGUR c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 22775/07)
ARRÊT
(Fond)
STRASBOURG
3 décembre 2019
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Snegur c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Egidijus Kūris, président,
Valeriu Griţco,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22775/07) dirigée contre la République de Moldova et dont une ressortissante de cet État, Mme Lidia Snegur (« la requérante »), a saisi la Cour le 24 avril 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me V. Nagacevschi, avocat à Chișinău. Le gouvernement moldave (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 2 septembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. La requérante est née en 1952 et réside à Chișinău.
5. Le 15 septembre 1998, elle conclut un contrat de bail avec la mairie de Chișinău d’un local de 93,6 mètres carrés, afin d’y installer son étude notariale. Le même jour, elle conclut un contrat de sous-location de la moitié du local avec C., une autre notaire. Le 30 octobre 1998, la mairie de Chișinău donna son aval pour la sous-location.
6. Le 19 janvier 2000, la requérante conclut avec l’État un contrat de privatisation de l’intégralité du local en question. Par la suite, elle signa des contrats de bail avec C. qui continua d’occuper la moitié du local.
7. Par une lettre du 18 novembre 2002, la requérante notifia à C. que le bail était expiré et l’invita à quitter les lieux. Le texte de la lettre ne faisait aucune référence au contrat de privatisation.
8. Le 8 août 2003, C. engagea une action civile à l’encontre de la requérante tendant à la reconnaissance du droit de propriété sur la moitié du local. Elle arguait notamment avoir donné son accord à la requérante pour que celle-ci privatisât l’ensemble du local et avoir simultanément conclu avec cette dernière un accord verbal de vente de la moitié du bien litigieux. Elle indiquait également que le contrat de bail qu’elle avait conclu avec la requérante était fictif.
9. Le 16 septembre 2005, C. compléta son action, assigna l’État comme second défendeur et réclama la modification du contrat de privatisation du 19 janvier 2000 en ce qu’elle fût reconnue comme acquéreuse de la moitié du local. Elle demanda également la levée de forclusion. À ce sujet, elle avançait que le délai de prescription devait courir à partir du 18 novembre 2002 (paragraphe 7 ci-dessus).
10. Dans son mémoire en défense, la requérante excipa de la tardiveté de l’action civile de C.
11. Parallèlement à l’action civile, C. déposa en novembre 2005 une demande préalable auprès de la mairie de Chișinău aux fins d’obtenir la modification des décisions adoptées en 1998 relatives au bail et à la sous‑location du local, et d’être reconnue comme locataire principale – au même titre que la requérante – pour ce qui était de la période précédant la privatisation. Le 2 décembre 2005, la mairie de Chișinău repoussa cette demande.
12. Le 12 décembre 2005, C. engagea une procédure devant les juges administratifs afin d’obtenir la modification des décisions citées au paragraphe précédent, ainsi que la modification d’une décision de 1999 de l’autorité étatique ayant autorisé la privatisation.
13. Dans son mémoire en défense, la requérante argua que le recours administratif exercé par C. était également tardif.
14. Le 23 février 2006, la cour d’appel de Chișinău décida de joindre les deux actions – civile et administrative – engagées par C.
15. Dans son arrêt du 5 mai 2006, la cour d’appel de Chișinău décida de relever C. de sa forclusion. Les passages de cet arrêt pertinents en l’espèce se lisent comme suit :
« Après avoir vérifié le bien-fondé de la demande de levée de forclusion (...), la cour constate que [C.] a appris le 18 novembre 2002 qu’il y avait eu atteinte à ses droits, par le biais de la lettre [qui lui avait été envoyée par la requérante (paragraphe 7 ci-dessus)] (...), date à partir de laquelle le délai de prescription a commencé à courir.
En même temps, [C.] a introduit sa demande préalable auprès de la mairie de Chișinău au mois de novembre 2005, dans laquelle elle a formulé ses prétentions (...). Le 2 décembre 2005, la mairie de Chișinău [a rejeté cette demande]. Le 12 décembre 2005, [C.] a saisi la cour d’une demande de révocation des actes administratifs.
Cependant, compte tenu du fait que [C.] a demandé la modification du contrat [de privatisation du 19 janvier 2000] (...), dont elle n’a pas eu connaissance avant la réception de la lettre du 18 novembre 2002, la cour estime nécessaire de relever [C.] de sa forclusion, en application de l’article 116 du code de procédure civile. »
Quant au fond, la cour d’appel accueillit intégralement les actions de C. Elle reconnut notamment cette dernière comme propriétaire de 48 mètres carrés du local litigieux.
16. Le 24 novembre 2006, la requérante forma un recours. Elle arguait, entre autres, que la cour d’appel n’était pas fondée d’opérer la levée de forclusion, car, compte tenu des circonstances de l’affaire, C. aurait été au courant, dès janvier 2000, de la privatisation du local.
17. Par une décision définitive du 29 novembre 2006, la Cour suprême de justice confirma l’arrêt de la cour d’appel de Chișinău. Elle se prononça seulement sur les questions relatives au fond de l’affaire.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
18. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code civil, en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :
« Article 267. Le délai général de prescription extinctive
1. Le délai général à l’intérieur duquel la personne peut, par le biais d’une action devant un tribunal, défendre son droit est de 3 ans.
(...).
Article 272. Le début de l’écoulement du délai de prescription extinctive
1. Le délai de prescription extinctive commence à courir à partir de la date à laquelle naît le droit à l’action. Le droit à l’action naît à la date où la personne a appris ou devait apprendre [qu’il y avait eu] atteinte à [son] droit.
(...). »
19. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure civile se lisent comme suit :
« Article 116. La levée de forclusion
1. Les personnes qui, pour des raisons justifiées, n’ont pas observé le délai imparti pour accomplir un acte de procédure peuvent être relevées de leur forclusion par le tribunal.
(...)
3. Les éléments qui prouvent l’impossibilité d’accomplir l’acte sont joints à la demande de levée de forclusion. (...). »
20. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi sur le contentieux administratif en vigueur à l’époque des faits étaient ainsi libellées :
« Article 14. La demande préalable
1. La personne qui s’estime lésée (...) par un acte administratif sollicitera à l’autorité publique émettrice, par le biais d’une demande préalable et dans un délai de 30 jours à partir de la date de la communication de l’acte, la révocation (...) de celui-ci (...). »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante allègue que la levée de forclusion, opérée par les tribunaux nationaux dans son affaire, était infondée et que de ce fait il y a eu atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques. Elle se plaint également de l’absence d’une réponse des tribunaux nationaux quant au respect par la partie adverse du délai de prescription applicable aux recours administratifs. L’article 6 § 1 de la Convention, dans ses passages pertinents, est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
22. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
23. La requérante expose que, en l’espèce, C. avait formulé plusieurs prétentions auxquelles deux types distincts de délais de prescription auraient dû s’appliquer.
Pour les prétentions de modification des actes administratifs, elle soutient que le délai de trente jours, fixé dans la loi sur le contentieux administratif, était applicable. Elle souligne que la cour d’appel ne s’est nullement prononcée sur l’observation par C. de ce délai pour introduire sa demande préalable auprès de la mairie de Chișinău.
Quant à la prétention de modification du contrat de privatisation du 19 janvier 2000, la requérante affirme que le délai de prescription applicable était celui de trois ans prévu par le code civil. Cependant, elle argue que la cour d’appel est parvenue, pour ce qui est du respect de ce délai, à une conclusion manifestement erronée. Elle avance qu’il ressortait incontestablement des éléments de l’affaires que C. était au courant, dès le début de l’année 2000, de la privatisation du local litigieux, ce que C. a elle‑même admis dans son acte introductif d’instance. Elle soutient que le motif invoqué par la cour d’appel selon lequel C. n’avait pris connaissance qu’en 2002 du contrat de privatisation est insuffisant, car le délai de prescription devait, selon la requérante, courir à partir du moment où le justiciable a appris ou devait apprendre qu’il y avait eu violation de son droit. Elle fait enfin remarquer qu’il y aurait des contradictions dans la décision de la cour d’appel dans la mesure où celle-ci semble avoir considéré que C. avait observé le délai de trois ans, mais, en même temps, a décidé de relever celle-ci de sa forclusion.
24. Le Gouvernement rétorque que la cour d’appel a donné une réponse explicite au moyen de la requérante tiré de la tardiveté de l’action civile engagée par C., qui aurait été l’action principale, et que, en application de l’adage accessorium sequitur principale (l’accessoire suit le principal), il ne s’imposait pas que celle-ci se prononçât en outre sur l’exception de tardiveté du recours administratif. Il ajoute que la Cour suprême de justice, en rejetant le recours formé par la requérante, a fait siennes les conclusions de la cour d’appel.
25. La Cour renvoie à sa jurisprudence précédente dans laquelle elle a considéré que le respect des critères de recevabilité pour introduire un recours était un aspect important du droit à un procès équitable. Le rôle joué par les délais de prescription est d’une importance majeure lorsqu’il est interprété à la lumière du préambule de la Convention, qui énonce la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États contractants (Dacia S.R.L. c. Moldova, no 3052/04, § 75, 18 mars 2008, et Nichifor c. République de Moldova, no 52205/10, § 28, 20 septembre 2016).
26. L’article 6 veut par ailleurs que les juridictions internes indiquent de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent (voir, parmi beaucoup d’autres, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 185, 6 novembre 2018).
27. La Cour rappelle également que tant l’établissement des faits de la cause que l’interprétation du droit interne relèvent en principe de la seule compétence des juridictions nationales. Dès lors, sauf dans les cas d’un arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour mettre en cause l’interprétation de la législation interne par ces juridictions (voir, parmi beaucoup d’autres, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, §§ 28-29, CEDH 1999-I, et Ādamsons c. Lettonie, no 3669/03, § 118, 24 juin 2008). Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles de nature procédurale telles que les formes et les délais régissant l’introduction d’un recours et le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Platakou c. Grèce, no 38460/97, § 37, CEDH 2001‑I). Enfin, la Cour redit que l’on est en présence d’un cas d’arbitraire évident lorsqu’elle constate que les juridictions nationales ont fait une application manifestement erronée, ou aboutissant à des conclusions arbitraires et/ou à un déni de justice, des dispositions légales en cause (Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 24, 9 avril 2013).
28. Dans la présente affaire, la Cour observe d’emblée que, compte tenu des circonstances de l’espèce, le respect des délais de prescription était une des questions essentielles qui devaient être tranchées par les juges nationaux et que ce point avait une incidence décisive sur l’issue de l’affaire (comparer avec Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, § 30, série A no 303-A).
29. Elle note que, selon la loi, des délais de prescription différents étaient en principe applicables aux recours civil et administratif exercés par C. (paragraphes 18 et 20 ci-dessus).
30. Elle observe ensuite que la cour d’appel de Chișinău a décidé de joindre l’examen des deux recours, mais que ni celle-ci ni, par la suite, la Cour suprême de justice n’ont nullement traité la question du respect du délai de prescription de trente jours applicable au recours administratif. Ce dernier point n’est d’ailleurs pas contesté par les parties. À ce sujet, la Cour ne saurait accueillir l’argument du Gouvernement tiré d’une application en l’espèce de l’adage accessorium sequitur principale (paragraphe 24 ci‑dessus). En effet, elle souligne que le Gouvernement ne cite aucune disposition légale ou jurisprudence interne pour appuyer sa thèse. Dès lors, elle estime que celui-ci n’a pas apporté la preuve que, en droit moldave, cet adage était applicable lorsque, comme dans le cas d’espèce, différents délais de prescription entraient en jeu.
31. Au demeurant, la Cour relève que le recours administratif a été introduit par C. plus de six ans après l’adoption des actes administratifs que celle-ci contestait et qu’une réponse spécifique et explicite sur le respect du délai de trente jours précité s’imposait. Cependant, les tribunaux nationaux sont restés en défaut de le faire et il est impossible de savoir s’ils ont simplement négligé le moyen de la requérante tiré de la tardiveté du recours administratif ou bien ont voulu le rejeter et, dans cette dernière hypothèse, pour quelles raisons (comparer avec Lebedinschi c. République de Moldova, no 41971/11, § 35, 16 juin 2015, et Nichifor, précité, § 30).
32. Quant à l’action civile de C., la cour d’appel de Chișinău a considéré que le dies a quo était le 18 novembre 2002 au motif que C. n’avait pas pris connaissance avant cette date du contrat de privatisation du 19 janvier 2000 (paragraphe 15 ci-dessus). Cependant, la Cour met en exergue ce qui suit. Premièrement, C. avait admis elle-même avoir permis à la requérante de privatiser l’intégralité du local litigieux (paragraphe 8 ci-dessus). Deuxièmement, il est évident que, en prenant en location à la requérante la moitié du local (paragraphe 6 ci-dessus), C. ne pouvait ignorer, et cela dès le début (c’est-à-dire dès janvier 2000), le fait que cette dernière était la propriétaire du local, ce qui nécessairement impliquait que celui-ci avait été privatisé. Il ressort donc clairement des éléments du dossier que, bien avant le 18 novembre 2002, C. avait connaissance des principaux aspects du contrat de privatisation, dont notamment l’objet et les parties, qui lui permettaient en principe de savoir qu’il y avait eu atteinte à son droit de propriété allégué.
33. La Cour note que les éléments précités ne sont pas contestés par les parties, qu’ils avaient été portés à la connaissance des tribunaux nationaux et qu’ils étaient, pour le moins, tout à fait pertinents pour appuyer la thèse de la tardiveté de l’action civile de C. Cependant, les juges de la cour d’appel de Chișinău ont tout simplement omis de les examiner. En même temps, leur décision de considérer le dies a quo le 18 novembre 2002 apparait surprenante dans la mesure où la lettre envoyée à cette date (paragraphe 7 ci-dessus) ne faisait aucune référence au contrat de privatisation en tant que tel.
34. De surcroît et comme le fait à juste titre remarquer la requérante, la Cour souligne que, en considérant le 18 novembre 2002 comme dies a quo, il découlerait que C. a observé le délai de prescription de trois ans applicable en l’espèce. Malgré cela, elle observe que la cour d’appel de Chișinău a décidé de relever C. de sa forclusion.
35. À la lumière de ce qui précède, la Cour constate donc une absence de lien entre les faits établis, les dispositions applicables et les conclusions des juges internes quant au respect du délai de prescription applicable à l’action civile. Dès lors, elle estime que l’arrêt de la cour d’appel de Chișinău était entaché d’arbitraire (comparer avec Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 173‑174, 15 novembre 2007, et Anđelković, précité, § 27). À ce titre, elle ajoute que la Cour suprême de justice n’a pas réparé les défauts de l’arrêt rendu par l’instance inférieure.
36. Pour résumer, la Cour relève que, en ce qui concerne la question essentielle liée au respect des délais de prescription, soulevée en l’espèce par la requérante, les juges nationaux soit ont omis de se prononcer, soit sont arrivés à des conclusions arbitraires. Il s’ensuit que l’intéressée n’a pas bénéficié d’un procès équitable et qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans son chef.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du Protocole no 1 à LA CONVENTION
37. La requérante dénonce une violation de son droit au respect de ses biens. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui dans ses passages pertinents est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. (...) »
A. Sur la recevabilité
38. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
39. La requérante allègue avoir été privée d’une partie de son immeuble à l’issue d’un procès entaché, selon elle, d’irrégularités. Elle avance que la violation de son droit au respect de ses biens est le corollaire de la violation de son droit à un procès équitable.
40. Le Gouvernement conteste cette thèse.
41. La Cour renvoie aux principes généraux applicables en l’espèce tels que résumés dans les affaires Anheuser-Busch Inc. c. Portugal ([GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007‑I) et Kotov c. Russie ([GC], no 54522/00, §§ 112-114, 3 avril 2012).
42. En l’espèce, la Cour est appelée à vérifier si les décisions des tribunaux moldaves n’étaient pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste, contraires à l’article 1 du Protocole no 1. Dans ce contexte, elle ne peut que faire état des sérieux défauts, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, dont souffrait la procédure litigieuse, défauts qu’elle a exposés dans ses conclusions précédentes (paragraphes 32-35 ci-dessus).
43. La Cour estime que le caractère inéquitable qu’a revêtu la procédure litigieuse, notamment pour ce qui est des conclusions relatives au respect du délai de prescription applicable à l’action civile de C., a un lien direct avec le droit de la requérante au respect de ses biens. Elle rappelle notamment d’avoir jugé ces conclusions arbitraires. Ce constat suffit à la Cour pour considérer que la procédure interne n’a pas offert à la requérante les garanties procédurales nécessaires pour faire valoir son droit de propriété (comparer avec Vulakh et autres c. Russie (no 33468/03, § 49, 10 janvier 2012, et voir, a contrario, Dabić c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine » (déc.), no 59995/00, 23 octobre 2001).
44. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
45. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
46. La requérante réclame 114 715,68 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’elle estime avoir subi. Cette somme représente, selon elle, la valeur du bien dont elle a été privée, à savoir 48 mètres carrés du local litigieux, ainsi que les intérêts moratoires y associés. Elle fournit l’attestation d’une agence immobilière indiquant une fourchette de prix par mètre carré, constatée en novembre 2006, pour les biens situés dans le même secteur que celui de la requérante.
47. Le Gouvernement conteste cette somme.
48. Étant donné les circonstances de l’affaire, la Cour estime que la question de l’application de l’article 41, pour ce qui est du préjudice matériel, n’est pas en état d’être tranchée. Elle décide donc de la réserver et de fixer la procédure ultérieure en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre le Gouvernement et la partie requérante. À cette fin, la Cour accorde aux parties un délai de trois mois à partir de la date du présent arrêt.
B. Dommage moral
49. La requérante demande également 3 000 EUR pour le préjudice moral qu’elle dit avoir subi.
50. Le Gouvernement conteste cette somme.
51. La Cour considère que la requérante a forcément subi un dommage moral en raison des violations constatées ci-dessus. Statuant en équité, elle lui alloue l’intégralité de la somme demandée à ce titre.
C. Frais et dépens
52. Enfin, l’intéressée réclame 1 955 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Elle produit un relevé détaillé des heures de travail prestées par son représentant devant la Cour pour la présente affaire, ainsi que des justificatifs de paiement.
53. Le Gouvernement conteste cette somme.
54. Compte tenu des documents dont elle dispose, de la complexité de l’affaire et de sa jurisprudence, la Cour accorde à la requérante la somme de 1 500 EUR.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état pour le dommage matériel ; en conséquence,
a) la réserve,
b) invite le Gouvernement et la partie requérante à lui adresser par écrit, dans les trois mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir,
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président le soin de la fixer au besoin ;
4. Dit que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
a) 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
b) 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 décembre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Egidijus Kūris
Greffier adjoint Président