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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> IANCU v. ROMANIA - 20302/11 (Judgment : Article 6 - Right to a fair trial : Fourth Section Committee) French Text [2020] ECHR 37 (14 January 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/37.html
Cite as: CE:ECHR:2020:0114JUD002030211, [2020] ECHR 37, ECLI:CE:ECHR:2020:0114JUD002030211

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QUATRIÈME SECTION

 

 

 

 

 

AFFAIRE IANCU c. ROUMANIE

( Requête n o 20302/11 )

 

 

 

 

ARRÊT
 

 

 

 

STRASBOURG

14 janvier 2020

 

Cet arrêt est définitif . Il peut subir des retouches de fo rme.


En l ' affaire Iancu c. Roumanie ,

La Cour européenne des droits de l ' homme ( quatrième section ), siégeant en un comité composé de   :

Faris Vehabović , président,

Iulia Antoanella Motoc ,

Carlo Ranzoni, juges,

et de Andrea Tamietti , greffier adjoint d e section ,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 décembre 2019 ,

Rend l ' arrêt que voici , adopté à cette date   :

PROCÉDURE

1 .     À l ' origine de l ' affaire se trouve une requête (n o 20302/11) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M.   Dan-Viorel   Iancu   le requérant   »), a saisi la Cour le 16 mars 2011 en vertu de l ' article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l ' homme et des libertés fondamentales («   la Convention   »).

2 .     Le gouvernement roumain («   le Gouvernement   ») a été représenté par ses agents, M me C. Brumar , puis M. V. Mocanu , du ministère des Affaires étrangères.

3 .     Le 24 mai 2018 , la requête a été communiquée au Gouvernement.

4 .     Le Gouvernement s ' oppose à l ' examen de la requête par un comité. Après avoir examiné l ' objection du Gouvernement, la Cour la rejette.

EN FAIT

  1. LES CIRCONSTANCES DE L ' ESPÈCE
5 .     Le requérant est né en 1961 et réside à Constanţa.

6 .     Entre 1996 et 1997, il fut second capitaine sur des navires appartenant à la compagnie nationale maritime Navrom SA Constanţa («   la CNM Navrom   »), qui est une société commerciale à capital d ' État.

7 .     À une date non précisée en 1998, le requérant saisit le tribunal de première instance de Constanţa d ' une action en recouvrement de salaires impayés dirigée contre la CNM Navrom . Par un jugement du 5   octobre   1998, le tribunal accueillit cette action.

8 .     La CNM Navrom interjeta appel et le 23 mars 1999 le tribunal départemental de Constanţa sursit à statuer, une procédure de liquidation judiciaire de la société CNM Navrom ayant été ouverte le 26   novembre   1998. La société P. fut désignée liquidateur judiciaire.

9 .     Le requérant demanda l ' inscription de sa créance salariale au tableau des créances. La société liquidatrice contesta une partie de la créance devant le tribunal de commerce de Constanţa.

10 .     Par un jugement définitif du 20 mars 2000, le tribunal de commerce accueillit la demande du requérant et ordonna l ' inscription au tableau des créances de la créance salariale de l ' intéressé, qui se composait de la somme de 6   740   dollars des États-Unis (USD) et de la somme de 4   974   060   lei roumains (ROL) et représentait ainsi environ 6   250   euros (EUR) au total.

11 .     À la demande du requérant, le 8 février 2011 le tribunal de Constanţa revêtit le jugement du 20 mars 2000 de la formule exécutoire.

12 .     Selon les dernières informations enregistrées dans la base de données électroniques Ecris du tribunal départemental de Constanţa, la dernière audience de la procédure de liquidation judiciaire de la CNM Navrom a eu lieu le 30 septembre 2019. Le requérant se trouve donc dans l ' impossibilité d ' obtenir le paiement du montant octroyé par le jugement définitif du 20 mars 2000 depuis dix-neuf ans et six mois.

  1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

13 .     Le droit et la pratique internes pertinents concernant la liquidation judiciaire en général ainsi que la création et la liquidation de la CNM Navrom en particulier sont décrits dans Moldoveanu c.   Roumanie (n o   13386/02, §§ 19-24, 29 juillet 2008).

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L ' ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION et de l ' article 1 du protocole n o 1 à la Convention
14 .     Le requérant se plaint d ' avoir été dans l ' impossibilité d ' obtenir le paiement de la créance portant sur ses droits salariaux et se dit victime d ' une atteinte à son droit d ' accès à un tribunal ainsi qu ' à son droit au respect de ses biens. Il invoque l ' article 6 § 1 de la Convention et l ' article   1 du Protocole n o 1 à la Convention, ainsi libellés dans leurs parties pertinentes en l ' espèce   :

Article 6 § 1

«   Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)   »

Article 1 du Protocole n o 1

«   Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d ' utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu ' ils jugent nécessaires pour réglementer l ' usage des biens conformément à l ' intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d ' autres contributions ou des amendes.   »

  1. Sur la recevabilité
15 .     Le Gouvernement avance que le requérant a attendu 2011 pour faire apposer la formule exécutoire sur le jugement du 20   mars   2000 (paragraphe   11 ci-dessus) et considère que la requête est donc tardive.

16 .     Le requérant soutient que la présence de cette formule sur le jugement du 20 mars 2000 ne lui aurait pas permis d ' obtenir l ' exécution forcée de ce jugement.

17 .     La Cour ne saurait retenir l ' exception soulevée par le Gouvernement. Elle note que la présence de la formule exécutoire sur le jugement du 20   mars   2000 n ' aurait eu aucune incidence sur son exécution. À cet égard, elle souligne qu ' une société commerciale en liquidation judiciaire ne pouvait pas faire l ' objet d ' une exécution forcée et que le paiement de toute créance devait être sollicité dans le cadre de la procédure de faillite ( Moldoveanu c. Roumanie , n o 13386/02, § 24, 29 juillet 2008). En l ' espèce, elle observe que la créance du requérant a été inscrite au tableau des créances dès 2000 (paragraphe 10 ci-dessus), qu ' elle n ' a pas été payée et que la procédure de liquidation judiciaire de la CNM Navron était, au 30   septembre   2019, encore pendante (paragraphe 12 ci-dessus).

18 .     Par ailleurs, la Cour constate que la requête n ' est pas manifestement mal fondée au sens de l ' article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu ' elle ne se heurte à aucun autre motif d ' irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

  1. Sur le fond
19 .     Le Gouvernement estime que la présente affaire se différencie de l ' affaire Moldoveanu (précitée) et soutient à cet égard que le jugement du 20   mars   2000, dont le requérant réclame l ' exécution, a été rendu dans le cadre de la procédure de liquidation judiciaire de la société CNM Navrom et en vertu des règles gouvernant cette procédure. Il indique que ce jugement n ' obligeait pas la société à honorer la créance salariale du requérant, mais reconnaissait seulement à ce dernier le droit de voir sa créance inscrite au tableau des créances, pour que son règlement se fît dans le cadre et selon les règles de la procédure de faillite, en fonction de la catégorie dont relevait la créance en question et des éventuelles garanties dont elle s ' accompagnait.

20 .     De plus, le Gouvernement estime qu ' en aucun cas le statut d ' entreprise publique ne constituait pour la CNM Navrom une garantie absolue contre tout risque économique et n ' engageait la responsabilité de l ' État pour l ' ensemble des dettes de la société. Il ajoute que pareille hypothèse irait à l ' encontre des règles de la procédure de liquidation judiciaire prévues par la loi. Il avance que, au vu des sommes obtenues grâce à la cession des actifs de la CNM Navrom , la créance du requérant ne pourra a priori pas être honorée.

21 .     Le requérant considère que son affaire est similaire à l ' affaire Moldoveanu , précitée. Il expose qu ' il a introduit la demande de recouvrement de sa créance salariale avant l ' ouverture de la procédure de liquidation judiciaire du débiteur, mais que les juridictions internes ont sursis à statuer dès lors que cette procédure a été ouverte.

22 .     La Cour estime qu ' il convient tout d ' abord d ' examiner l ' argument principal du Gouvernement, qui soutient que la présente affaire se différencie de l ' affaire Moldoveanu , précitée, et que l ' ouverture de la procédure de liquidation judiciaire de la CNM Navrom , qui est intervenue avant que le jugement du 20 mars 2000 n ' établît la créance salariale du requérant (paragraphe 8 ci-dessus), justifiait le retard, et le cas échéant le défaut, de paiement de cette créance.

23 .     Elle constate pour commencer qu ' au regard de la procédure de faillite il n ' existe pas de différence de nature entre les créances établies avant l ' ouverture de cette procédure et celles établies après.

24 .     À cet égard, elle note qu ' en droit interne une créance établie avant l ' ouverture d ' une procédure de liquidation judiciaire n ' est pas privilégiée de ce seul fait. En effet, il n ' existe pas de différence quant aux modalités de recouvrement des créances selon la date à laquelle celles-ci ont été établies. En vertu de la loi n o 64/1995, une fois la procédure de liquidation judiciaire ouverte, le recouvrement des créances, y compris celles établies avant l ' ouverture de ladite procédure, ne peut intervenir que dans le cadre de cette procédure (paragraphes 8 et 13 ci-dessus).

25 .     La Cour estime qu ' elle ne peut donc souscrire à l ' argument consistant à dire que l ' ouverture de la procédure de liquidation judiciaire justifiait per se le retard, voire le défaut, de paiement de la créance du requérant.

26 .     Elle rappelle sa jurisprudence selon laquelle les mêmes principes s ' appliquent lorsque les créances salariales ont été établies après l ' ouverture de la procédure de liquidation judiciaire et dans le cadre de celle-ci ( Liseytseva et Maslov c. Russie , n os 39483/05et 40527/10 , §§   183-192 , 9   octobre   2014, et la jurisprudence qui y est citée). Il ressort de cette jurisprudence que pour savoir si la responsabilité de l ' État est exonérée dans le cas d ' un défaut de paiement de dettes résultant de l ' insolvabilité d ' une personne morale, il convient de déterminer non la date d ' établissement des créances, mais l ' existence d ' une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante de la société en cause vis-à-vis des autorités de l ' État.

27 .     En l ' espèce, il n ' est pas contesté que la CNM Navrom est une entreprise publique (paragraphe 6 ci-dessus). Quant au lien unissant cette dernière aux autorités, la Cour rappelle qu ' elle a déjà tranché cette question dans l ' affaire Moldoveanu (précitée, § 34)   :

«   Tout en notant que la CNM Navrom était une personne morale distincte, la Cour estime, au vu de ce qui précède, que le Gouvernement n ' a pas démontré que celle-ci jouissait d ' une indépendance institutionnelle et opérationnelle suffisante vis-à-vis des autorités pour que l ' État puisse être exonéré de sa responsabilité au regard de la Convention pour ses actions et omissions (...)   »

28 .     La Cour estime que la conclusion ci-dessus demeure valable en l ' espèce et que l ' État est responsable pour le défaut de paiement de la créance du requérant.

29 .     Elle rappelle qu ' à supposer que le déroulement d ' une procédure de liquidation judiciaire puisse justifier un certain retard dans le paiement d ' une créance, les autorités ne sauraient prétexter du manque de ressources pour ne pas honorer une dette fondée sur une décision de justice. Partant, le fait qu ' une procédure de liquidation judiciaire soit en cours à l ' égard d ' une société relevant de la responsabilité de l ' État ne saurait, aux termes de la Convention, justifier le défaut de paiement d ' une créance découlant d ' un arrêt définitif ( Moldoveanu , précité, § 35, et la jurisprudence qui y est citée).

30 .     En l ' espèce, la Cour constate qu ' à la date des dernières informations (30 septembre 2019 - paragraphe 12 ci-dessus), le requérant se trouvait dans l ' impossibilité d ' obtenir le paiement du montant octroyé par le jugement définitif du 20 mars 2000 depuis dix-neuf ans et six mois. Elle estime que les arguments du Gouvernement ne sauraient constituer une justification valable à cet égard (voir, mutatis mutandis , Moldoveanu , précité, § 35).

31 .     Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu ' il y a eu en l ' espèce violation de l ' article 6 § 1 de la Convention et de l ' article 1 du Protocole n o 1 à la Convention.

  1. SUR L ' APPLICATION DE L ' ARTICLE   41 DE LA CONVENTION
32 .     Aux termes de l ' article 41 de la Convention,

«   Si la Cour déclare qu ' il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d ' effacer qu ' imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s ' il y a lieu, une satisfaction équitable.   »

  1. Dommage
33 .     Le requérant réclame, pour préjudice matériel, le paiement de la créance salariale établie par le jugement du 20 mars 2000 (environ 6   250   euros (EUR) - paragraphe 10 ci-dessus). Il demande également 32   808   dollars des États-Unis (USD) à titre d ' intérêts de retard. Par ailleurs, sans mentionner de montant exact, il sollicite la réparation du préjudice moral qu ' il dit avoir subi à raison du défaut de paiement de sa créance salariale.

34 .     Le Gouvernement estime que la Cour ne devrait octroyer au requérant que la somme établie par le jugement du 20 mars 2000.

35 .     La Cour estime que le requérant a subi un préjudice matériel du fait de la privation du montant représenté par la créance salariale qui a été établie par le jugement du 20 mars 2000 (voir, mutatis mutandis , Moldoveanu , précité, § 43). Compte tenu des éléments dont elle dispose, elle lui octroie pour dommage matériel l ' équivalent de la somme allouée par ce jugement, à savoir 6   250 EUR.

36 .     Par ailleurs, la Cour estime que l ' intéressé a subi un préjudice moral du fait de la frustration provoquée par le défaut de paiement de sa créance salariale pendant plusieurs années. Elle considère en outre que ce préjudice n ' est pas suffisamment compensé par le constat de violation (voir, mutatis mutandis , Moldoveanu , précité, § 44). Eu égard à l ' ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour alloue au requérant 3   000 EUR pour préjudice moral.

  1. Frais et dépens
37 .     Le requérant demande également 2   000 EUR pour les frais et dépens qu ' il dit avoir engagés pour venir à Strasbourg en vue d ' une éventuelle audience devant la Cour.

38 .     Le Gouvernement indique que le requérant n ' a fourni aucun justificatif pour les frais et dépens réclamés et considère que la demande doit être rejetée.

39 .     Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.

  1. Intérêts moratoires
40 .     La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d ' intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L ' UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable   ;
  2. Dit qu ' il y a eu violation de l ' article 6 § 1 de la Convention et de l ' article 1 du Protocole n o 1 à la Convention   ;
  3. Dit

a)     que l ' État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l ' État défendeur au taux applicable à la date du règlement   :

  1. 6   250 EUR (six mille deux cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d ' impôt sur cette somme, pour dommage matériel   ;
  2. 3   000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d ' impôt sur cette somme, pour préjudice moral   ;

b)     qu ' à compter de l ' expiration dudit délai et jusqu ' au versement, ces montants seront à majorer d ' un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage   ;

  1. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 janvier 2020 , en application de l ' article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea Tamietti Faris Vehabović
Greffier adjoint Président

 


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