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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CINGILLI HOLDING A.S. v. TURKEY ET CINGILLIOGLU v. TURKEY - 31833/06 (Judgment : Struck out of the list : Second Section) French Text [2020] ECHR 81 (28 January 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/81.html
Cite as: [2020] ECHR 81, CE:ECHR:2020:0128JUD003183306, ECLI:CE:ECHR:2020:0128JUD003183306

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRES CINGILLI HOLDİNG A.Ş. c. TURQUIE
ET CINGILLIOĞLU c. TURQUIE

(Requêtes nos 31833/06 et 37583/06)

 

 

 

ARRÊT
(Satisfaction équitable)

 

Art 41 •Satisfaction équitable • Nouvelle voie interne d’indemnisation pour certains chefs de violation • Radiation partielle du rôle, en ce qui concerne les demandes pour préjudices matériel et moral en raison de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 • Octroi de sommes pour le préjudice moral résultant de la violation de l’article 6 § 1 et pour les frais et dépens

 

STRASBOURG

28 janvier 2020

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Cıngıllı Holding A.Ş. c. Turquie et Cıngıllıoğlu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

          Robert Spano, président,
          Işıl Karakaş,
          Julia Laffranque,
          Valeriu Griţco,
          Ivana Jelić,
          Arnfinn Bårdsen,
          Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 décembre 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve deux requêtes jointes (nos 31833/06 et 37538/06), dirigées contre la République de Turquie et dont une société anonyme de droit turc, Cıngıllı Holding A.Ş., et une ressortissante de cet État, Mme Sema Cıngıllıoğlu, née en 1951 (« les requérantes »), ont saisi la Cour les 28 juillet et 13 septembre 2006 respectivement, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

La société requérante a été représentée par Me H. Özcan du barreau d’Istanbul et la seconde requérante, tant par ce dernier que par Me G. Ayan, du même barreau. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

2.  Par un arrêt du 21 juillet 2015 (« l’arrêt au principal »), la Cour a conclu à la violation de l’article 6 de la Convention du fait, pour l’État défendeur, d’avoir méconnu le droit des requérantes à un tribunal, en raison de la non-exécution des jugements concluant à l’illégalité de la cession de leur banque Demirbank, ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1, au motif que la privation litigieuse de propriété avait été illégale (Cıngıllı Holding A.Ş. et Cıngıllıoğlu c. Turquie, nos31833/06 et 37538/06, §§ 44, 45, 51 et 52, 21 juillet 2015).

3.  Dans son arrêt au principal, au vu des éléments disponibles, la Cour a dit que la question de l’application de l’article 41 ne se trouvait pas en état, et l’a réservée en entier. Elle a également invité les parties à lui adresser par écrit, dans les trois mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel elles pourraient aboutir, au sens de l’article 75 § 4 du règlement.

Ce délai est échu sans que les parties ne soient parvenues à un accord, malgré les négociations entamées les 11 février et 3 mars 2016.

4.  À ce stade se trouvait déjà versé au dossier un mémoire ampliatif (« mémoire ampliatif ») que les requérantes avaient fait parvenir, le 12 juin 2012, selon la procédure prévue par l’article 60 § 2 du règlement de la Cour, en s’appuyant sur l’article 41 de la Convention.

5.  Les 10 et 14 mars 2016 respectivement, les requérantes ont envoyé deux mémoires complémentaires (« seconds mémoires »), contenant des demandes reformulées au titre de l’article 41 de la Convention.

6.  Le Gouvernement a contesté l’ensemble de ces prétentions (paragraphes 4 et 5 ci-dessus) quant à leur réalité et modalités de calcul.

7.  Compte tenu des positions diamétralement opposées des parties et afin de disposer d’éléments objectifs sur lesquels fonder sa décision, la Cour, réunie le 25 avril 2017 sur l’initiative de son président (point 5 c) du dispositif de l’arrêt au principal), a estimé opportun de charger un comité d’expertise, composé de trois membres, de procéder à une évaluation pécuniaire des intérêts en jeu en l’espèce. Elle a décidé que la tâche dudit comité consisterait à déterminer si au moment de sa cession Demirbank présentait une réelle valeur et, dans l’affirmatif, de chiffrer le dommage matériel subi par chacune des requérantes.

La Cour a communiqué cette décision aux parties et a invité celles-ci à lui proposer chacun le nom d’un expert, étant entendu que les deux experts ainsi désignés devaient élire un troisième qui ferait office de président du comité.

Les requérantes et le Gouvernement respectivement ont fourni deux noms, mais ces derniers n’ont pu se mettre d’accord pour désigner leur président. Aussi la Cour a-t-elle été conduite à le désigner d’office. À la suite de l’indisponibilité des deux premiers experts choisis par le Gouvernement, celui-ci a été invité une dernière fois à donner le nom d’un troisième.

Une fois le comité constitué, le processus d’expertise a été lancé, en conformité avec les instructions du président de la Chambre. Le greffe en a informé les parties en les invitant à prendre toutes les mesures nécessaires pour que le comité d’expertise puisse mener sa tâche à bien.

8.  Lors dudit processus, les experts ne purent convenir d’une méthode de travail commune. Ainsi, ceux désignés par la partie requérante et la Cour, d’un côté, et celui désigné par le Gouvernement, de l’autre, ont souhaité soumettre deux rapports séparés.

Ces rapports ont été déposés au greffe et les parties ont eu la possibilité de les commenter.

9.  Bien que l’affaire se trouvait ainsi en état d’être jugée, par une lettre du 18 mars 2019, le Gouvernement a informé la Cour de la publication dans le Journal officiel le 8 mars 2019 de l’ordonnance présidentielle no 809, portant élargissement du champ de compétence ratione materiae de la commission d’indemnisation créée par la loi no 6384 aux questions réservées de l’application de l’article 41, telle que celle en cause en l’espèce.

EN DROIT

A.    Considérations liminaires sur l’objet des prétentions des requérantes et la règle ne ultra petita

10.  Aux fins du présent arrêt, la Cour estime d’emblée qu’il convient de bien définir la nature et les modalités de calcul des prétentions qui ressortent du mémoire ampliatif et des seconds mémoires des requérantes.

1.  Arguments des parties

a)      Dommage matériel

11.  Dans leur mémoire ampliatif, les requérantes alléguaient avoir subi un préjudice matériel qui - à défaut d’une restitution en nature de Demirbank en l’état où elle se trouvait le 6 décembre 2000, date de sa cession - appelait, selon elles, le rétablissement effectif dans leurs droits, par la voie d’une indemnisation intégrale. À cet égard, elles affirmaient s’être alignées sur les principes dégagés de l’arrêt Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie ((satisfaction équitable), no 31524/96, 30 octobre 2003). En l’occurrence, afin de déterminer la valeur qui pourrait être substituée à une restitution en nature - du reste, improbable - de leur banque, elles se fondaient sur les prix du marché boursier, sachant qu’avant sa cession en date du 6 décembre 2000, Demirbank était une société cotée à la bourse d’Istanbul.

Aux dires des requérantes, la veille de sa cession, Demirbank proposait 275 000 000 000 actions, à 760 livres turques (« TRL ») l’unité, et la valeur de marché de leur banque s’élevait donc à environ 307 000 000 dollars américains (« USD »). Si l’on prenait comme base la moyenne des cinq jours ayant précédé la cession, chaque action vaudrait 852 TRL et la valeur de Demirbank atteindrait les 344 500 000 USD. Suivant le même raisonnement, si c’est la valeur moyenne d’une action durant l’année précédente qui était retenue, à savoir, 1 472 TRL/unité, Demirbank vaudrait alors 595 000 000 USD.

12.  Pour ce qui est des pertes liées à la dépréciation monétaire ayant régnée en Turquie pendant la période décembre 2000 - avril 2012, les requérantes expliquaient que plusieurs outils économiques étaient susceptibles de permettre une actualisation. Selon elles, toutefois, les indices des prix à la consommation s’avéraient être l’outil le plus concret et facile à utiliser. L’application de l’indice en vigueur à la date du dépôt de leur mémoire ampliatif sur la valeur de Demirbank donnait, selon les requérantes, le chiffre de 1 744 119 606 livres turques (« TRY [1] »).

La société requérante, détenant 72,55 % des actions, avait donc subi une perte totale équivalant à environ 742 000 000 EUR, en juin 2012.

S’agissant de la seconde requérante qui détenait 0,023 % des actions, la même méthode de calcul donnait 5 123 250 TRY, équivalant à environ 2 200 000 EUR, en juin 2012.

13.  Selon le Gouvernement, qui a marqué son désaccord total avec ces arguments, Demirbank avait dû être liquidée pour la simple raison qu’elle était financièrement incapable de respecter ses engagements et présentait un danger pour le système financier de la Turquie. De fait, avant sa cession, son bilan était négatif et elle n’avait plus aucune valeur économique. Les requérantes n’étaient donc pas en mesure de revendiquer une perte quelconque au titre du préjudice matériel.

À titre subsidiaire, le Gouvernement soutenait qu’en tout état de cause les montants réclamés étaient manifestement excessifs et dépourvus de tout fondement.

14.  Dans leurs seconds mémoires, déposés après le prononcé de l’arrêt au principal (paragraphe 5 ci-dessus), les requérantes ont élargi leurs prétentions initiales, décrites précédemment.

À cette reprise, la société requérante a de nouveau expliqué que la valeur de Demirbank était toujours à calculer sur la base de la valeur moyenne de ses actions durant la période 6 décembre 1999 - 5 décembre 2000, à savoir l’année ayant précédé sa cession. Toutefois, au lieu du prix unitaire de 1 472 TRL proposé auparavant (paragraphe 11 in fine ci-dessus), elle a révisé cette somme à la hausse, comme étant 3 067 TRL (0,0051 EUR). Sans chiffrer le montant de la valeur de marché ainsi révisée de Demirbank, la société requérante a proposé d’actualiser ce montant, cette fois-ci, par l’application d’« intérêts composés », dont le taux serait basé sur celui retenu par les banques étatiques en Turquie, jusqu’au 1er mars 2016.

Sans explications ultérieures, elle disait être parvenue ainsi à la somme de 2 877 342 008 EUR.

15.  Outre cette évaluation opérée par elle-même, la société requérante a également fait valoir deux expertises privées obtenues des cabinets Sorgem et Broekema Hoidrinet Peter & Co, afin de déterminer la valeur de Demirbank au 5 décembre 2000.

Selon la première expertise, cette valeur se situait entre 255 et 354 millions EUR, somme qu’il fallait majorer d’intérêts jusqu’au 1er mars 2016, date de l’expertise. D’après Sorgem, selon la valeur de base retenue, la perte se situait entre 204 et 284 millions EUR sur la base d’intérêts simples, ou entre 775 et 1 079 millions EUR, si l’on appliquait des intérêts composés.

De l’avis de Broekema Hoidrinet Peter & Co, la valeur de Demirbank au 5 décembre 2000 se situait entre 226 et 762 million EUR ou entre 164 et 553 millions EUR, selon la méthode d’évaluation adoptée. Quant à la perte du fait de l’inflation, la somme moyenne calculée sur la base d’intérêts simples donnait 663 millions EUR ; assortie d’intérêts composés, cette somme s’élevait à 943 millions EUR.

16.  S’appuyant sur ces données, la société requérante a finalement réclamé 1 250 000 000 EUR, au titre du dommage matériel.

La seconde requérante, se référant aux mêmes expertises, évaluait son préjudice matériel à 3 910 000 EUR, rappelant qu’elle avait été titulaire de 0,023 % des actions de Demirbank.

17.  Le Gouvernement, dans ses observations du 14 avril 2016, a notamment excipé d’une méconnaissance de la règle ne ultra petita, au motif que les requérantes ne pouvaient réclamer des sommes plus importantes en tentant de faire substituer leurs prétentions formulées dans leurs seconds mémoires à celles qui figuraient dans leur mémoire ampliatif.

b)      Dommage moral

18.  Pour ce qui concerne le dommage moral, toujours dans leur mémoire ampliatif, les requérantes demandaient, conjointement, une réparation de 100 000 EUR.

19.  Or, dans leurs seconds mémoires, la société requérante a demandé 250 000 EUR et la seconde requérante, 1 000 000 EUR.

20.  Le Gouvernement a affirmé que pareilles sommes ne pouvaient pas passer pour justifiées et encore moins pour raisonnables.

c)       Frais et dépens

21.  Dans leur mémoire ampliatif, les requérantes réclamaient conjointement la somme de 50 000 EUR, laquelle n’était pas ventilée ni documentée.

22.  En revanche, dans leurs seconds mémoires, les requérantes ont élargi leurs demandes, de manière à couvrir les frais encourus jusqu’en mars 2016.

Ainsi, la société requérante a demandé le remboursement de 390 862,26 EUR en s’appuyant sur des factures émises par un traducteur et des consultants extérieurs lui ayant fourni des expertises d’évaluation de patrimoine ou juridiques. À cet égard, la société requérante a fait valoir le tableau récapitulatif ci-dessous :


 

Fournisseur de service

Date

Facture no

Montant EUR

Description

Talanton Valuation Services

26.01.16

1400498

50 000

Évaluation de patrimoine

Sorgem Evaluation

30.01.16

FGS 0516010005

31 050

Évaluation de patrimoine

EfranTABOĞLU

02.02.16

A-003557

14 991,24 (48 307,76 TRY à la date de la facture)

Traduction de documents

Broekema Hoidrinet Peter & Co

11.02.16

1400503

75 000

Évaluation de patrimoine

Fort Advocoten N.V.

18.02.16

20160517

4 687,96

Conseil juridique

Sorgem Evaluation

18.02.16

FGS 0516020019

77 625

Évaluation de patrimoine

Broekema Hoidrinet Peter & Co

26.02.16

1400504

25 000

Évaluation de patrimoine

Linklaters LLP

29.02.16

2322071494

25 933,06

Conseil juridique

Sorgem Evaluation

29.02.16

FGS 0516020034

46 575

Évaluation de patrimoine

Linklaters LLP

09.03.16

2322071568

15 000

Conseil juridique

Prof Dr. Jan Wouters

09.03.16

2016/1

25 000

Conseil juridique

Totale

 

 

390 862,26

 

 

23.  La société requérante a en outre réclamé le remboursement de 150 000 EUR qu’elle serait tenue de payer à son avocat, en vertu d’un contrat de représentation signé le 20 juin 2016. D’après ce contrat versé au dossier, la société requérante s’engage à payer à Me Özcan 150 000 EUR, à condition que la Cour lui alloue une satisfaction équitable ou qu’un règlement amiable moyennant le versement d’une somme intervienne entre les parties.

24.  De son côté, la seconde requérante a réclamé 150 000 EUR à ce titre, sans aucune explication.

25.  Le Gouvernement a dénoncé le caractère excessif et saugrenu des prétentions des requérantes, estimant, au demeurant, que celles-ci n’ont nullement démontré en quoi pareils frais auraient pu être nécessaires.

2.    Considérations de la Cour

a)      Dommage matériel

26.  La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Sargsyan c. Azerbaïdjan (satisfaction équitable) [GC], no 40167/06, § 35, 12 décembre 2017). Les États contractants sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un tel arrêt. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir
elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumarescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2000-I, et Guiso Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009).

27.  S’agissant du constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour rappelle qu’en l’espèce l’acte de l’État défendeur tenu pour contraire à la Convention consistait en une série de mesures, comprenant des mainmises illégales en leurs motifs, sinon arbitraires, ayant frappé Demirbank, donc les biens des requérantes (Carbonara et Ventura c. Italie (satisfaction équitable), no 24638/94, § 36, 11 décembre 2003). Le caractère illégitime de cette situation se répercute par la force des choses sur les critères à employer pour déterminer la réparation due par l’État défendeur (Sovtransavto Holding c. Ukraine (satisfaction équitable), no 48553/99, § 55, 2 octobre 2003, Guiso-Gallisay, précité, § 91, et Süzer et Eksen Holding A.Ş. c. Turquie, no 6334/05, § 169, 23 octobre 2012).

Aussi la Cour estime-t-elle que la nature de ladite violation lui permet de partir du principe d’une restitutio in integrum.

28.  À cet égard, il y a lieu de rappeler les principes que la Cour a repris de la jurisprudence de la Cour permanente de justice internationale, notamment de son arrêt du 13 septembre 1928, rendu dans l’affaire relative à l’usine de Chorzów (Recueil des arrêts de la CPJI, série A no 17). Quoiqu’ils concernent spécialement l’expropriation d’entreprises industrielles et commerciales, ces principes restent valables pour le domaine bancaire (voir Süzer et Eksen Holding A.Ş., précité, § 170) et sont les suivants :

« (...) la réparation doit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis. Restitution en nature, ou, si elle n’est pas possible, paiement d’une somme correspondant à la valeur qu’aurait la restitution en nature; allocation, s’il y a lieu, de dommages-intérêts pour les pertes subies et qui ne seraient pas couvertes par la restitution en nature ou le paiement qui en prend la place; tels sont les principes desquels doit s’inspirer la détermination du montant de l’indemnité due à cause d’un fait contraire au droit international. »

29.  Il s’ensuit qu’à défaut d’une restitution en nature de Demirbank, l’indemnisation à fixer en l’espèce doit refléter l’idée d’un effacement total des conséquences de la mesure litigieuse (Belvedere Alberghiera S.r.l., précité, §§ 34-36, 30 octobre 2003, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 250, CEDH 2006-V).

30.  À cet égard, la Cour observe que les requérantes ont présenté deux demandes en réparation de leurs préjudices matériels, entendant sans doute substituer ainsi les secondes aux premières (paragraphes 11, 12 et 14 à 16 ci-dessus).

Sans préjudice à la question de la réalité de tels dommages - du reste, réservée dans l’arrêt au principal - et en tant que pure hypothèse de travail, la Cour estime devoir souligner que les requérantes sont liées par la teneur de leurs réclamations initiales formulées dans leur mémoire ampliatif, en application de l’article 60 § 2 du règlement, et ce, conformément à l’« instruction pratique » y afférente édictée par son président.

En effet, d’après ces dispositions, tout requérant désireux de déposer une demande de satisfaction équitable doit respecter les conditions de forme et de fond pertinentes, dont celle qui exige que pareilles prétentions soient soumises dans le délai imparti pour la présentation des observations sur le fond, délai qui, en l’espèce, était fixé au 18 mai 2012.

Les demandes formulées avant ou, sauf certaines exceptions, après ce délai ne sauraient prospérer.

31.  La Cour note que les prétentions initiales en question reposent sur trois évaluations alternatives, fondées sur la valeur boursière de Demirbank, en prenant comme date de référence le 5 décembre 2000, à savoir la veille de la cession litigieuse ; ensuite, les requérantes optent pour une actualisation de la valeur ainsi calculée à l’aide des indices des prix à la consommation observés entre cette date et juin 2012.

32.  En l’espèce, les requérantes n’ont jamais demandé que la somme à retenir comme étant celle de Demirbank avant sa cession soit - à titre d’actualisation - assortie d’intérêts moratoires, que ce soit simples ou composés.

33.  Elles n’ont pas non plus fait valoir un quelconque manque à gagner, ce qui, au demeurant, aurait consisté en un poste de créance qui n’a jamais été constaté et liquidé par une décision judiciaire ayant force de chose jugée, alors qu’il pouvait a priori être revendiqué devant les juridictions administratives, en vertu, entre autres, des voies offertes par la loi no 2577 (dans ce sens, voir, Süzer et Eksen Holding A.Ş., précité, § 172).

34.  À toute fin utile, il y a donc lieu de souligner qu’en tout état de cause, la valeur de Demirbank - à supposer qu’elle en avait bien une - devra être appréciée sur la base de sa valeur boursière, avant sa cession au Fonds, étant entendu que c’est bien cette modalité de calcul qui a été revendiquée par les requérantes. Ensuite, s’agissant de l’éventuelle actualisation de cette valeur pour compenser les effets de l’inflation, c’est l’indice pertinent des prix à la consommation qui devra valoir, le cas échéant, comme les requérantes l’ont précisé dans leur mémoire ampliatif.

3.    Dommage moral

35.  À cet égard, il suffit pour la Cour de rappeler que ce qu’elle a dit précédemment sur l’application de la règle ne ultra petita vaut aussi pour les demandes au titre du dommage moral, lesquelles se limitent par conséquent à 100 000 EUR pour les deux requérantes.

4.    Frais et dépens

36.  La Cour, pour des raisons d’ordre pratique, reviendra sur cette question ci-après (paragraphe 55 ci-dessous).

B.    L’applicabilité en l’espèce de l’article 37 § 1 de la Convention

1.    Arguments des parties

a)      Le Gouvernement

37.  Le Gouvernement, se référant aux décisions Turgut et autres c. Turquie ((déc.), no 4860/09, 26 mars 2013) et Demiroğlu et autres c. Turquie ((déc.), no 56125/10, 4 juin 2013), rappelle qu’aux yeux de la Cour, la voie de réparation instaurée par la loi no 6384 est, a priori, accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement pour certaines catégories de griefs, et qu’elle est de ce fait à épuiser.

Le Gouvernement explique que les compétences de la commission d’indemnisation, chargée de mettre en œuvre cette voie de droit, ont récemment été élargies le 8 mars 2019 de façon à couvrir les affaires où la Cour a - comme en l’espèce - constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1, mais a réservé la question de l’application de l’article 41.

À cet égard, il souligne que, si la commission est tenue de se prononcer dans un délai maximal de neuf mois, la durée moyenne serait en pratique de sept mois et cette instance serait habilitée à traiter certains dossiers en priorité, selon leur nature.

38.  En bref, renvoyant aux conclusions de l’arrêt Gümrükçüler et autres c. Turquie ((satisfaction équitable), no 9580/03, §§ 39 à 43, 7 février 2017), le Gouvernement prie la Cour de rayer la présente affaire de son rôle, en application de l’article 37 de la Convention, afin de donner à cette nouvelle voie d’indemnisation interne la possibilité de redresser les préjudices tant matériel que moral découlant des violations constatées dans l’arrêt au principal, précisant que la commission d’indemnisation « pourrait » accorder à ce présent dossier un traitement prioritaire.

b)      La partie requérante

39.  La partie requérante, dans ses observations en réponse du 6 mai 2019, rétorque que la démarche du Gouvernement est dilatoire, en ce qu’elle ne vise qu’à empêcher la Cour de se prononcer sur la question de la satisfaction équitable, laquelle est enfin en état d’être jugée, plus de trois ans et demi après l’arrêt sur le fond.

Selon les requérantes, après l’aboutissement d’un si long et pénible processus d’expertise, perturbé par les agissements du Gouvernement, l’article 37 de la Convention ne devrait pas trouver application dans la présente affaire, pour les motifs qui suivent.

40.  Premièrement, la partie requérante rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne vaut pas dans le domaine de l’article 41 (S.L. et J.L. c. Croatie (satisfaction équitable), no 13712/11, § 18, 6 octobre 2016, Gümrükçüler et autres, précitée, § 29, et Feryadi Şahin c. Turquie (satisfaction équitable - radiation), no 33279/05, § 18, 21 novembre 2017). Reconnaissant que la Cour puisse, dans certains cas, exiger l’épuisement d’une nouvelle voie instaurée après la date d’introduction d’une requête, les requérantes avancent que la présente affaire de relève pas de tels cas : la Cour ayant déjà déclaré la présente requête recevable, il ne serait plus possible d’y appliquer l’article 35 § 1 de la Convention.

41.  Deuxièmement, cette affaire ne relèverait pas non plus du domaine des « affaires simples et répétitives » pour lesquelles la loi no 6384 est censée assurer une réparation. Aussi, toute comparaison avec l’affaire Gümrükçüler et autres, citée par le Gouvernement, serait erronée, d’autant que leur affaire serait loin d’être « répétitive » ou facile à résoudre sur la base d’une jurisprudence bien établie. Par ailleurs, les modalités d’évaluation appliquées dans l’affaire Gümrükçüler et autres pour des biens immeubles expropriés n’auraient aucune commune mesure avec les modalités d’évaluation des pertes liées à la cession d’une banque privée, cotée à la bourse. En fait, la commission d’indemnisation n’aurait aucune qualification technique qui lui permettrait de comprendre et d’évaluer les problèmes de calcul complexes de l’espèce.

Troisièmement, la loi no 6348, telle qu’amendée par l’ordonnance présidentielle no 809, n’offrirait aucune possibilité concrète et réelle de compensation et le Gouvernement n’aurait d’ailleurs pas été en mesure de démontrer son efficacité, étant entendu que, de surcroît, cette commission, dont les membres sont désignés par le Gouvernement, ne saurait nullement passer pour un organe judiciaire indépendant.

Quatrièmement, la violation du droit à la propriété constatée en l’espèce étant une violation à caractère continu, cela ferait obstacle à l’applicabilité de l’article 37 de la Convention.

Et, enfin, la présente affaire se trouvant à un stade très avancé de la procédure, demander maintenant aux requérantes d’entamer un nouveau recours, serait contraire à leur droit de bénéficier d’une procédure répondant à l’exigence de célérité, d’autant qu’après le dépôt des rapports d’expertise commandés par la Cour, l’affaire est actuellement en état d’être jugée.

42.  Ceci étant dit, les requérantes émettent aussi des doutes sur la raison d’être de l’ordonnance no 809, laquelle semblerait taillée sur mesure, dans le seul but d’entraver le prononcé d’un arrêt sur leurs demandes de satisfaction équitable. Pour les requérantes, la demande du Gouvernement s’apparenterait à une forme de manipulation à laquelle la Cour ne devrait pas céder, au mépris de son propre idéal d’assurer une protection effective des droits de l’homme ou de leur droit à un recours efficace au sens de l’article 13 de la Convention.

2.    Appréciation de la Cour

a)      Quant au dommage matériel

43.  La Cour note l’entrée en vigueur, le 8 mars 2019, de l’ordonnance présidentielle no 809 (paragraphe 9 ci-dessus). Les parties pertinentes de cette ordonnance sont ainsi libellées :

« Article 3 :

(...)

b)  domaines de compétence : les requêtes concernant les droits protégés par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention qui sont pendantes devant la Cour et relevant du champ d’application de l’article 4 de la présente ordonnance.

Article 4 :

(l)  Les domaines (...) suivants ont été inclus dans le champ de compétence de la commission (...) :

a)  examiner et statuer, à condition qu’elle soit saisie dans un délai d’un mois à compter de la date de la notification de l’arrêt final de la Cour européenne des droits de l’homme, sur les demandes de dommages au titre du préjudice matériel et moral présentées dans les requêtes où la Cour européenne des droits de l’homme a constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention mais ne s’est pas prononcée sur les demandes de dommages au titre de l’article 4l de la Convention ou a décidé de réserver [la question de l’application de cet article]. »

La Cour observe que la présente espèce rentre dans la première catégorie d’affaires couvertes par cette législation, à savoir celles dans lesquelles elle a conclu à une violation de l’article 1 du Protocole no 1, sans se prononcer sur les demandes de dommages au titre de l’article 4l de la Convention.

44.  La Cour a déjà examiné cette nouvelle voie de droit dans son arrêt Kaynar et autres c. Turquie (nos 21104/06 et 2 autres, 7 mai 2019) et, après avoir exposé son analyse détaillée du fonctionnement de la commission d’indemnisation en cause en l’espèce, elle a conclu qu’un recours devant celle-ci était susceptible de donner lieu à l’indemnisation par l’administration et qu’il représentait un moyen approprié de redresser la violation constatée au regard de l’article 1 du Protocole no 1 (arrêt précité, §§ 72 à 74 et les références qui y figurent).

Quant à la question de savoir si la présente requête se prête à l’application de l’article 37 de la Convention, la Cour rappelle qu’elle peut effectivement décider de rayer une requête du rôle dans le cadre de cette disposition lorsqu’il est établi qu’une possibilité concrète d’indemniser les requérants existe au niveau national.

45.  Vu le nombre d’objections des parties sur les différents aspects de la présente affaire et la teneur des rapports d’expertise établis à sa demande, la Cour observe qu’il existe non seulement une profonde controverse sur l’existence d’un dommage matériel mais aussi sur la manière dont celui-ci pourrait être évalué, ce qui engendre une certaine difficulté pour se prononcer à la lumière des critères jurisprudentiels en la matière.

46.  Toutefois, nonobstant le stade où se trouve la procédure devant elle et les informations très détaillées dont elle dispose à ce jour, la Cour ne saurait ignorer que le développement législatif dont se prévaut le Gouvernement tend à renforcer le caractère subsidiaire du mécanisme de protection des droits de l’homme instauré par la Convention et facilite a priori pour la Cour et le Comité des Ministres l’accomplissement des tâches que leur confient respectivement les articles 41 et 46 de la Convention (Broniowski c. Pologne (règlement amiable) [GC], no 31443/96, § 36, CEDH 2005IX).

47.  Pour ce qui est de l’ensemble des arguments des requérantes concernant l’efficacité de ce recours ou la mauvaise volonté qui risqueraient d’être sous-jacents à la démarche du Gouvernement, la Cour n’ignore pas que les questions soulevées en l’occurrence sont particulièrement épineuses ni que les montants litigieux sont particulièrement importants, de sorte qu’on ne saurait reprocher aux requérantes de nourrir des doutes sur les perspectives de succès que la nouvelle voie dont il s’agit pourrait leur offrir.

À cet égard cependant, la Cour ne saurait préjuger sur la capacité ou la bonne volonté de la commission d’indemnisation pour statuer sur lesdites questions ni pour fixer une indemnisation, s’il y avait lieu de conclure que cela est justifié.

En tout état de cause, il suffit de rappeler que la Cour reste toujours compétente en vertu de l’article 37 § 2 de la Convention pour réinscrire la présente requête à son rôle, si elle était amenée à croire que les circonstances le justifient, malgré l’exercice par les requérantes dudit recours.

48.  À la lumière de ce qui précède, la Cour ne voit pas de raisons impérieuses de s’écarter de la solution de principe adoptée dans l’arrêt Kaynar et autres (précité, §§ 77 et 78), d’autant qu’elle attache en l’espèce un poids aux dires du Gouvernement, en ce que la commission d’indemnisation pourrait traiter le dossier des requérantes en priorité et qu’elle pourrait rendre sa décision dans un délai de sept mois (paragraphes 37 in fine et 39 ci-dessus).

49.  Dès lors, s’agissant des dommages matériels allégués, elle conclut derechef que le droit national permet dorénavant d’effacer les conséquences de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 constatée en l’espèce et estime dès lors qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur les prétentions formulées par les requérantes à ce titre.

b)      Quant au dommage moral

50.  Il en va de même quant aux dommages moraux résultant de l’atteinte illégale aux droits des requérantes garantis par la disposition précitée. En effet, la Cour observe que, en vertu de l’ordonnance présidentielle no 809 (paragraphe 43 ci-dessus), la commission d’indemnisation est également compétente pour examiner les demandes de réparation pour préjudice moral et statuer sur celles-ci. Il s’ensuit que ses conclusions au regard du préjudice matériel (paragraphes 48 et 49 ci-dessus) valent également pour les prétentions de dommage moral (Kaynar et autres, précité, § 82).

51.  En revanche, la Cour rappelle avoir conclu non seulement à la violation de l’article 1 du Protocole no 1, mais aussi à celle de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la non-exécution des jugements administratifs rendus en l’espèce. Aussi doit-elle se pencher sur la question de la satisfaction équitable relativement à ce second constat, car la demande du Gouvernement (paragraphe 37 et 38 ci-dessus) puise exclusivement dans le champ d’application de l’ordonnance présidentielle no 809 (paragraphe 43 ci-dessus) et celle-ci ne couvre pas la non-exécution des jugements au regard de l’article 6.

52.  À ce sujet, l’on ne saurait écarter de manière générale la possibilité d’octroyer une réparation pour le préjudice moral allégué par les personnes morales, comme la société requérante (Comingersoll c. Portugal [GC], no 35382/97, §§ 32-35, CEDH 2000-IV). Dans la présente affaire, le caractère illégal de la privation de propriété et la persistance de cette situation, a dû causer, dans le chef de la société requérante, de ses administrateurs et associés, dont la seconde requérante, des désagréments considérables, ne serait-ce que sur la conduite des affaires courantes de la société.

Par conséquent, la Cour décide d’allouer 5 000 EUR à chacune des requérantes pour le préjudice moral résultant de la violation de l’article 6 § 1.

c)       Conclusion quant aux préjudices liés à la violation de l’article 1 du Protocole no 1

53.  En bref, en l’absence de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme (article 37 § 1 in fine), la Cour conclut qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la présente affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention, concernant les demandes au titre des dommages matériel et moral, en raison de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (article 37 §§ 1 c) et 1 in fine).

Il y a donc lieu de la rayer du rôle dans le cadre ainsi défini.

d)      Quant aux dépens

54.  Aux termes de l’article 43 § 4 du règlement,

« Lorsqu’une requête a été rayée du rôle, les dépens sont laissés à l’appréciation de la Cour. (...) »

55.  Il ressort de l’économie de l’article 43 § 4 du règlement que, lorsque la Cour décide de l’allocation des dépens, elle doit le faire au regard de toute la procédure qui s’est déroulée devant elle, y compris des stades ultérieurs au prononcé de son arrêt sur le fond (mutatis mutandis, Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, §§ 52 et 57, CEDH 2000‑XI, et Brumarescu, précité, § 28 a)).

À cet égard, elle rappelle que les principes généraux du remboursement des frais en application de l’article 43 § 4 précité sont essentiellement les mêmes que ceux qui régissent cette question sur le terrain de l’article 41 de la Convention ; en d’autres termes, pour être remboursés, les frais doivent se rapporter à la violation ou aux violations alléguées et être d’un montant raisonnable ; de plus, comme le veut l’article 60 § 2 du règlement, toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie (Syssoyeva et autres c. Lettonie (radiation) [GC], no 60654/00, § 133, CEDH 2007‑I).

56.  Dans ce contexte, la Cour observe que tant la première demande conjointe des deux requérantes (paragraphe 21 ci-dessus) que la deuxième demande de la seconde requérante (paragraphe 24 ci-dessus) ne répondent à aucun de ces critères.

Aucune somme au titre des dépens ne saurait donc être allouée dans ce contexte.

57.  En ce qui concerne la deuxième demande de la société requérante, dûment ventilée et documentée, il y a lieu de distinguer la question des honoraires de Me Özcan et les autres frais récapitulés dans le tableau versé au dossier (paragraphe 22 ci-dessus), étant entendu que, selon la jurisprudence constante de la Cour, l’allocation de tels frais au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi beaucoup d’autres, Iatridis, précité, § 54).

58.  La Cour note que la société requérante a conclu avec Me Özcan un accord qui se rapprocherait d’un accord de quota litis, à savoir un accord par lequel elle s’est engagée à verser à ce dernier, en tant qu’honoraires, la somme forfaitaire de 150 000 EUR, à condition que « la Cour lui alloue une indemnité » ou qu’un règlement amiable aboutisse à l’obtention d’une certaine somme.

Les accords de quota litis peuvent attester, s’ils sont juridiquement valables, que l’intéressé est effectivement redevable des sommes réclamées. Pareils accords, qui ne font naître des obligations qu’entre l’avocat et son client, ne sauraient lier la Cour, qui doit - comme déjà dit - évaluer le niveau des frais et dépens à rembourser non seulement par rapport à la réalité des frais allégués, mais aussi par rapport à leur caractère raisonnable ; aussi la Cour doit-elle se fonder sur les autres éléments fournis par la société requérante à l’appui de ses prétentions, à savoir notamment le nombre d’heures de travail qu’a nécessité la présentation de cette affaire, ainsi que le tarif horaire (Iatridis, précité, § 55, et les références qui y sont faites) à l’origine de la somme due.

59.  Se trouvant ainsi dans l’obligation de statuer à l’aide des critères et éléments susmentionnés, la Cour présume que la société requérante pourrait être tenue de verser Me Özcan l’intégralité de la somme de 5 000 EUR allouée en l’espèce.

La Cour lui accorde donc cette somme en entier, pour les honoraires de son avocat.

60.  Reste la question de remboursement de la somme totale de 390 862,26 EUR facturée par le traducteur M. Efran Taboğlu, par des cabinets d’avocats et un juriste (Linklaters LLP, Fort Advocoten N.V. et Prof Dr. Jan Wouterset), et, enfin, par des cabinets d’expertise en finances (Talanton Valuation Services, Sorgem Evaluation et Broekema Hoidrinet Peter & Co) (paragraphe 22 ci-dessus).

61.  Quant au premier poste de dépens, compte tenu du grand nombre de documents qui ont été échangés en l’espèce entre la Cour et les parties, celle-ci est convaincue de la nécessité des frais de traduction encourus. Elle juge par ailleurs raisonnable la somme de 48 307,76 TRY, équivalant le 2 février 2016 (date de facturation) à 14 991,24 EUR.

Elle l’accorde donc en entier à la société requérante.

62.  Quant au second poste de dépens, la Cour rappelle avoir déjà jugé que l’emploi de plus d’un avocat peut parfois se justifier par l’importance des questions soulevées par une affaire. Toutefois, elle considère que, même si la question de l’article 41 soulevée dans la présente affaire revêtait une complexité certaine, de par la nature même des problèmes posés, le concours de deux cabinets d’avocats et d’un juriste enseignant européens ne correspondait pas à une nécessité (mutatis mutandis, Iatridis, précité, § 56), d’autant que ces derniers n’ont pas représenté la société requérante dans la procédure devant la Cour (voir, par exemple, Süzer et Eksen Holding A.Ş., précité, §§ 189 et 190 in fine). Selon toute vraisemblance, leur assistance n’at pu être utile que pour Me Özcan, dont la situation a déjà été examinée.

Aussi aucun montant n’est-il à allouer pour ce nouveau poste de dépens.

63.  Quant aux frais d’expertises privées, la Cour rappelle d’abord que l’octroi d’indemnité relève de son pouvoir discrétionnaire et qu’il lui appartient de juger si telle indemnité est nécessaire ou appropriée (Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 52, série A no 330‑B, et Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie (satisfaction équitable), no 31524/96, § 50, 30 octobre 2003).

En l’espèce, elle observe que la rémunération des trois cabinets d’experts constitue des dépenses que la société requérante a elle-même encourue pendant la procédure devant elle, sans doute, pour appuyer ses demandes de satisfaction équitable.

Contrairement aux frais afférents à l’expertise commandée par la Cour même (paragraphe 7 et 8 ci-dessus), il s’agit là de frais liés à la réalisation d’expertises privées qui étaient censées aider la société requérante à développer ses prétentions originelles figurant dans son mémoire ampliatif. Or, les expertises en question se fondent sur des éléments d’évaluation et de calcul étrangers à ceux à l’origine desdites prétentions, de sorte qu’elles ne sauraient dès lors passer pour avoir servi à étayer ces dernières.

64.  La Cour n’est donc pas convaincue que ces frais d’expertises privées aient été engagés en relation étroite avec la question de l’application de l’article 41 dans le cadre tracé par la règle ne ultra petita (paragraphe 34
ci-dessus) et ne saurait alors les qualifier de « nécessaires ».

Aucun montant ne peut alors être accordé à ce titre non plus.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Décide, par six voix contre une, de rayer du rôle l’affaire en sa partie relative à la question de l’article 41 de la Convention, concernant les demandes pour préjudices matériel et moral en raison de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

2.  Dit, à l’unanimité,

a)  que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur :

i.            5 000 EUR (cinq mille euros), à chacune des requérantes, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour le dommage moral résultant de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

ii.          19 991,24 EUR (dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-onze euros, vingt-quatre centimes) à la société requérante, plus tout montant pouvant être dû par elle à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

3.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 janvier 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith                                                                    Robert Spano
        Greffier                                                                               Président

 

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Pavli.

R.S.
S.H.N.


OPINION DISSIDENTE DU JUGE PAVLI

1.  La présente affaire, qui a pour origine la cession de la Demirbank décidée par les autorités turques en 2000, est pendante devant la Cour depuis 2006. En 2015, la Cour a rendu un arrêt au principal dans lequel elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1, tout en réservant la question de l’application de l’article 41.

i. Le principe de subsidiarité et l’exigence de diligence raisonnable

2.  A cours des années suivantes, la Cour et les parties se sont engagées dans un processus long et laborieux consistant à élaborer un dispositif d’évaluation des demandes de satisfaction équitable formulées par les requérantes au titre du dommage matériel. Ce dispositif, largement inspiré du mécanisme de l’arbitrage, a consisté à mettre en place un comité de trois experts, à charge pour chacune des parties de choisir un expert et aux deux experts ainsi désignés d’en élire un troisième pour exercer les fonctions de président du comité. Les experts choisis par les parties n’ayant pu se mettre d’accord pour désigner le président du comité, le président de la section a désigné d’office un spécialiste du droit bancaire turc pour exercer cette fonction. Au cours des travaux du comité, les deux premiers experts choisis par l’État défendeur ont démissionné à intervalles rapprochés, provoquant de nouveaux retards dans la procédure. Mis en minorité lors des délibérations du comité, le troisième expert désigné par l’État défendeur a souhaité présenter un rapport entièrement séparé plutôt qu’une opinion minoritaire classique. Au vu de ce qui précède, il est difficile de contester la thèse des requérantes selon laquelle l’État défendeur paraît se livrer à des manœuvres dilatoires (paragraphe 39 de l’arrêt) au lieu de participer de bonne foi à la procédure de satisfaction équitable imposée par la Cour.

3.  En mars 2019, alors que cette procédure était en cours depuis plus de trois ans, que le comité d’experts avait élaboré un avis (une évaluation) majoritaire adopté par deux de ses membres et que la question de la satisfaction équitable était quasiment en état d’être tranchée par la Cour, l’ordonnance présidentielle no 809 est entrée en vigueur en Turquie (paragraphe 43 de l’arrêt). De ce fait, l’État défendeur a demandé à la Cour de rayer la requête du rôle et de renvoyer la question de l’application de l’article 41 à la commission nationale d’indemnisation, solution retenue dans le présent arrêt.

4.  Il est hors de doute que les questions de satisfaction équitable qui se posent en l’espèce sont extrêmement complexes. Toutefois, les difficultés auxquelles la Cour a été confrontée après mars 2019 ne revêtaient pas un caractère technique dès lors que celle-ci pouvait s’appuyer sur l’analyse financière approfondie réalisée par le comité d’experts. Certes, les conclusions de ce comité n’étaient pas unanimes, mais pareille circonstance n’est pas rare dans le domaine du règlement international des litiges financiers et ne suffit pas à elle seule à remettre en cause la méthode employée par la Cour pour évaluer le dommage matériel. Je n’aperçois aucune raison impérieuse propre à justifier le renvoi devant les instances nationales d’une affaire depuis longtemps en souffrance, et qui se trouvait en état d’être jugée sous l’angle de l’article 41 grâce au temps, aux efforts et aux ressources considérables consacrés par la Cour et les parties. L’argument de la subsidiarité serait ici inopérant, car le principe de subsidiarité suppose que les états défendeurs agissent de bonne foi et avec la diligence requise dans chacun des aspects de la procédure suivie à Strasbourg.

ii. La subsidiarité et l’inexorable écoulement du temps

5.  La solution retenue par l’arrêt me paraît également contestable pour des raisons pratiques et, en fin de compte, du point de vue de l’exigence de respect des droits de l’homme imposée par l’article 37 § 1 de la Convention (et, pourrions-nous aussi ajouter, par l’esprit de l’ensemble du système de la Convention).

6.  La question de la satisfaction équitable a été renvoyée à une commission nationale dont la mission initiale consistait à traiter des demandes mettant en cause la durée excessive de procédures. Depuis mars 2019, la commission en question est également habilitée à allouer des dommages et intérêts dans les affaires où la Cour a conclu à la violation du droit de propriété tout en réservant la question de la satisfaction équitable. Il s’ensuit que ce dispositif a pour effet d’offrir à la Cour une base pour réserver la question de l’article 41 dans la quasi-totalité des affaires mettant en cause une violation du droit de propriété par la Turquie et de l’inciter à procéder ainsi. Toutes les affaires relevant de cette catégorie sont en principe susceptibles de se conclure par une décision de radiation du rôle, quelle que soit la durée depuis laquelle elles sont pendantes devant la Cour.

7.  C’est dans l’arrêt Kaynar et autres c. Turquie, rendu en mai 2019 (paragraphe 44 du présent arrêt), que la Cour a jugé pour la première fois que la voie de recours extraordinaire offerte par la commission d’indemnisation constituait un redressement effectif. À cet égard, il convient de souligner que l’une des principales considérations retenues dans l’affaire Kaynar et dans les affaires similaires subséquentes - où étaient en cause d’anciennes expropriations insuffisamment indemnisées par les autorités turques - tenait aux difficultés de l’opération consistant à déterminer quelle était la valeur de certains terrains ou autres biens immeubles à une époque lointaine et dans une localité précise de la Turquie [2]. Depuis l’arrêt Kaynar, la Cour a rayé du rôle un certain nombre d’affaires similaires en présumant que la saisine de la commission en question constituait en théorie une voie de recours effective. Toutefois, la réalité de cette présomption n’a jamais été vérifiée, car nous n’avons jusqu’à présent jamais été appelés à contrôler les décisions rendues par la commission d’indemnisation et les procédures mises en œuvre par celle-ci dans un cas concret.

8.  Quoiqu’il en soit, le principe central de la jurisprudence Kaynar - selon lequel l’organisme national est le mieux placé pour déterminer la valeur passée de tel ou tel bien immobilier - ne s’applique pas dans les circonstances exceptionnelles de la présente espèce. La commission d’indemnisation n’a pas été conçue pour traiter des demandes d’indemnisation complexes fondées sur la cession illégale d’un établissement financier remontant à une vingtaine d’années. Elle ne possède pas de compétences particulières dans ce domaine, et moins encore d’une expertise aussi éprouvée et fiable que celle du comité d’experts reconnus désignés par la Cour. À vrai dire, comme l’ont signalé les requérantes, la question de savoir comment la commission entend résoudre les difficultés particulières qui se posent en l’espèce reste entière.

9.  Enfin, au cas où la nature ou le montant de la satisfaction équitable obtenue au niveau national ne répondrait pas aux attentes des requérantes, il est possible que celles-ci reviennent à Strasbourg pour demander à la Cour de réinscrire leur requête au rôle et de statuer sur la question de l’application de l’article 41, mais pas de sitôt. En effet, compte tenu des possibilités de recours prévues par le droit interne contre les décisions de la commission – d’abord devant les juridictions administratives, puis, le cas échéant, devant la Cour constitutionnelle – une seconde procédure au niveau interne pourrait prendre plusieurs années. D’ici là, la troisième décennie de la procédure engagée par les requérantes pour que justice leur soit rendue dans leur affaire sera bien entamée. La seconde requérante, qui était âgée de 49 ans au moment de la cession de la Demirbank, sera alors septuagénaire. Il n’est pas exclu qu’un délai aussi long puisse aller à l’encontre de l’intérêt de l’état lui-même, et en définitive des contribuables.

10.  Il est rarement avisé pour une instance judiciaire de tergiverser, et moins encore pour une cour dont la mission consiste à garantir le droit des individus (et des personnes morales qu’ils ont instituées) à un procès équitable « dans un délai raisonnable ».



[1].  Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.

[2].  Cette approche a un effet pervers, car plus le manquement de l’état défendeur à indemniser un requérant se prolonge, plus il est difficile pour la Cour d’apprécier la valeur des biens en cause et plus il est probable que la question de l’indemnisation du requérant soit renvoyée au niveau national.


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