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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ERKIZIA ALMANDOZ v. SPAIN - 5869/17 (Judgment : Freedom of expression-{general} : Third Section) French Text [2021] ECHR 545 (22 June 2021) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/545.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2021:0622JUD000586917, [2021] ECHR 545, CE:ECHR:2021:0622JUD000586917 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ERKIZIA ALMANDOZ c. ESPAGNE
(Requête no 5869/17)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Discours prononcé lors d’un hommage à un membre de l’organisation terroriste ETA n’incitant pas directement ou indirectement à la violence terroriste • Requérant n’ayant pas la qualité d’homme politique • Débat public d’intérêt général • Absence de discours de haine visant à justifier des actes terroristes ou faire éloge du terrorisme • Discours visant à entamer une voie démocratique • Condamnation disproportionnée
STRASBOURG
22 juin 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Erkizia Almandoz c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu la requête (no 5869/17) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant de cet État, M. Tasio Erkizia Almandoz (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 11 janvier 2017,
Notant que le 28 mars 2017 la requête a été communiquée au Gouvernement,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 février 2021 et le 18 mai 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
inTRODUCTION
1. Le requérant a été condamné pour le crime d’apologie du terrorisme, du fait de sa participation, en tant qu’orateur principal, à un événement qui visait à rendre hommage à un ancien membre de l’organisation terroriste ETA. Devant la Cour, il plaide que son discours avait comme seul but la mise en place d’un processus exclusivement démocratique et pacifique visant à l’indépendance du Pays basque. Il voit dans sa condamnation une violation de l’article 10 de la Convention.
2. Le requérant est né en 1943 et réside à Bilbao, Bizkaia. Il a été représenté par Me J. Goirizelaia Ordorika, avocate à Bilbao, et Me Olivier Peter, avocat à Genève.
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
5. Le 21 décembre 2008, le requérant participa en qualité d’orateur principal à un événement autorisé sous le slogan Independenzia eta sozialismoa (« Indépendance et socialisme »), organisé dans le village d’Arrigorriaga (Pays basque) par la famille de José Miguel Beñaran Ordeñana (alias « Argala »). L’événement en question visait à rendre hommage à Argala, un ancien membre de l’organisation terroriste ETA qui avait été assassiné trente ans auparavant par l’organisation terroriste d’extrême droite Batallón Vasco Español (BVE) dans la localité française d’Anglet. Il eut lieu sur une place publique qui portait le nom du défunt, Argalaren Enparantza (« Place Argala »).
6. La manifestation fut annoncée au moyen d’affiches placardées dans les rues contenant une citation attribuée au défunt, qui se lisait dans ces termes :
« La lutte armée ne plaît à personne, la lutte armée est désagréable, est dure, à cause d’elle on est emprisonnés, exilés, torturés ; à cause d’elle on peut mourir, on se voit obligés de tuer, [elle] endurcit la personne, elle lui fait mal, mais la lutte armée est indispensable pour avancer ».
7. L’événement fut célébré sous un chapiteau. À l’intérieur, il y avait un chevalet posé sur une estrade, avec une grande photographie du défunt, ainsi qu’un écran sur lequel furent projetées des photographies de membres cagoulés de l’organisation terroriste ETA et de prisonniers. Il y avait également un pupitre, depuis lequel le requérant fut amené à prononcer un discours.
8. Plusieurs performances furent menées à bien pendant l’hommage. D’abord, des danseurs, ou dantzaris, réalisèrent une ezpatadantza, ou « danse d’épées », symbolisant entre autres le fait de rendre hommage et la commémoration. Au cours de cette danse, ils effectuèrent un salut militaire, devant la photographie d’Argala, avec leurs épées. De même, des danseurs se livrèrent à une ikurrin dantza, ou « danse du drapeau ». Lors de cette dernière, les danseurs s’agenouillèrent face à la scène et baissèrent leurs têtes, tandis que l’un d’entre eux, placé en son centre, brandit le drapeau de la communauté autonome du Pays basque, l’ikurrina. À la fin, ils déposèrent des œillets rouges devant la photographie d’Argala. Des improvisateurs populaires de vers en langue basque (euskera), appelés versolaris, intervinrent également, ainsi que des musiciens jouant d’instruments traditionnels basques tels que la txalaparta.
9. L’événement eut lieu dans un contexte de réflexion de l’organisation indépendantiste ETA visant à mettre un terme au conflit armé. Le discours du requérant fut le moment central de l’événement. D’abord, ce dernier déposa lui aussi un œillet rouge devant la photographie d’Argala, puis il s’exprima devant le public en appelant à « une réflexion afin de choisir le chemin le plus adéquat », soit celui « qui allait faire le plus de mal à l’État », et ce afin de « conduire le peuple vers un nouveau scénario démocratique ». Il finit son discours en criant Gora Euskal Herria askatuta (« Vive Euskal Herria libre »), Gora Euskal Herria euskalduna (« Vive Euskal Herria basque ») et Gora Argala (« Vive Argala »).
10. Le discours tenu par le requérant, dans son intégralité, se lisait dans les termes suivants :
« VIVE LES COMBATTANTS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI !
Ces dernières 30 années, on a atteint, avec beaucoup de souffrance, avec beaucoup d’effort, avec beaucoup de travail, et aussi, avec erreurs, mais avec un dévouement total, on a réussi à conduire les institutions actuelles dans une crise. Maintenant on a un grand pari. Il est nécessaire de faire un pas de plus : on doit passer de la résistance à la construction !
Sans la gauche indépendantiste il n’y a pas d’avenir au Pays basque ! Ils le savent très bien : sans la gauche indépendantiste il n’y a pas d’avenir au Pays basque.
C’est pour ça qu’on a une grande responsabilité. C’est le moment de réfléchir, de continuer de travailler avec confiance. Mais, en même temps, de réfléchir... de réfléchir pour choisir le chemin plus adéquat. Le chemin qui va faire le plus de mal à l’État : le chemin qui conduit ce peuple vers un scénario démocratique.
Nous n’avons point les objectifs d’une ONG. Nos objectifs sont politiques : ramener notre peuple dans un autre scénario démocratique, atteindre la liberté pour ce peuple pour qu’il décide son avenir. Pour y arriver, évidemment, le chemin n’est pas facile. C’est l’heure de réfléchir et d’envisager comment choisir le chemin plus adéquat, ce qui est notre grand pari. Car on est sûr que l’avenir est à nous et qu’on peut le gagner. Ce qui continue d’être invaincu, la réalisation d’un nouveau scénario a toutes les chances de réussir.
En 1978, on n’a pas obtenu une transition démocratique. Eux ont gagné une réforme du Franquisme. Maintenant apparaissent les chances d’une deuxième transition. La première transition a échoué et il y a des possibilités réelles d’une deuxième transition. Pour ce faire, la gauche indépendantiste a beaucoup d’éléments en sa faveur. Le premier : on a raison. On a raison. En Europe il est évident... que la proposition de la gauche indépendantiste est une proposition strictement démocratique, comme on l’a démontré à Loyola, par des moyens démocratiques. C’est tout à fait le grand pari de ce peuple et de la gauche indépendantiste : Mener cette proposition jusqu’à la fin. Pour y arriver, comme le disait Argala, on a besoin du peuple. Le peuple, vous êtes les protagonistes.
La deuxième force de la gauche indépendantiste sont les militants. Les militants de ce peuple. Ce sont des milliers d’hommes et de femmes. C’est vous qui est notre grand atout. Notre grand atout et notre grande force. Et Madrid le sait et Paris le sait. À cause de ceci, parce qu’ils n’ont pas raison, l’État utilise d’autant plus la force. Ils utilisent le GAL judiciaire, d’une façon honteuse, ils sont même capables de traîner le président basque (lehendakari) devant les tribunaux à cause de dialoguer.
Les franquistes, les néo franquistes sont en train de convertir le dialogue en délit. C’est à dire, le fait de débattre politiquement. Et ceci s’appelle, évidemment, fascisme. C’est la conséquence de cette mauvaise réforme, de cette néo réforme franquiste, qui en ce moment, n’a aucun avenir.
Devant cela, la gauche indépendantiste doit démontrer très clairement qu’elle est capable d’emmener ce peuple jusqu’à la fin. Nous avons la force, nous avons la raison, l’avenir est à nous. On doit agir avec imagination et force ; avec une main le poing bien élevé et l’autre main bien tendue. C’est nécessaire d’unifier les forces. Il y a une masse critique, dans ce peuple il y a suffisamment de population pour arriver à un scénario démocratique.
VIVE LE PAYS BASQUE LIBRE !!
VIVE LE PAYS BASQUE BASCOPHONE !!
VIVE ARGALA !! »
11. Bien que le requérant n’occupât aucun poste politique au moment des faits (il avait été conseiller municipal à Bilbao de 1979 à 1983 et élu député au Parlement de la communauté autonome du Pays basque de 1984 à 1998), il était un homme politique de référence dans le cadre de l’un des courants du mouvement indépendantiste du Pays basque nommé « la gauche abertzale » (Izquierda Abertzale).
12. Par un arrêt du 3 mai 2011, la chambre pénale de l’Audiencia Nacional condamna le requérant pour le crime d’apologie du terrorisme, visé aux articles 578 et 579 § 2 du code pénal, à des peines d’un an d’emprisonnement et de sept ans de suspension du droit d’éligibilité, tout en constatant que l’intéressé n’avait pas de casier judiciaire. Pour se prononcer ainsi, elle considéra, notamment, que le crime reproché avait eu lieu dès lors que le requérant avait plaidé en faveur d’Argala, le terroriste décédé, en justifiant et en excusant ses actes. Elle estima que l’élément concernant la médiatisation de l’événement était aussi présent car il était passé dans les journaux et à la télévision, en prenant en compte aussi que le requérant avait été un dirigeant politique. Elle nota par ailleurs que le discours litigieux s’inscrivait dans un cadre clair de soutien à des actions terroristes spécifiques. L’Audiencia Nacional considéra comme prouvé que l’événement était un hommage rendu à la personnalité d’Argala, tirant cette conclusion des différentes démonstrations de vénération et de respect qui avaient eu lieu, notamment des performances de musique, de poésie et de danse menées en son honneur, ainsi que les circonstances concrètes dans lesquelles elles s’étaient déroulées, telles que le dépôt d’œillets rouges devant la grande photographie d’Argala qui avait été placée sur le chevalet installé sur l’estrade. Pour elle, tous ces éléments attestaient que le seul but de l’événement était d’exalter et de louer la personne d’Argala, exclusivement connu pour son activité terroriste au sein de l’ETA. Selon l’Audiencia Nacional, il était un fait avéré qu’Argala avait été le leader du groupe terroriste et qu’il avait eu une forte influence sur la poursuite de l’activité terroriste après l’instauration de l’État démocratique. D’après elle, cette circonstance était aussi claire compte tenu du contenu de la citation attribuée à Argala qui avait été rapportée dans les affiches annonçant la manifestation. Pour cette juridiction, le requérant avait participé volontairement à l’événement en qualité d’orateur principal. De l’avis de l’Audiencia Nacional, l’intéressé ne s’était pas limité à faire un discours strictement politique en faveur de l’indépendance du Pays basque et du socialisme, ce qui n’aurait pas été juridiquement répréhensible, mais il avait prononcé délibérément son discours de façon ambiguë en appelant à « une réflexion afin de choisir le chemin le plus adéquat », à savoir celui « qui allait faire le plus de mal à l’État » et qui conduirait « le peuple vers un nouveau scénario démocratique », et il avait crié Gora Argala (« Vive Argala ») à la fin de son discours, en faisant l’éloge d’Argala en tant que terroriste. Enfin, l’Audiencia Nacional nota que cet événement avait été largement médiatisé, et donc que le retentissement public exigé pour caractériser l’infraction pénale existait. La peine d’un an d’emprisonnement n’a pas impliqué l’incarcération du requérant, du fait que ce dernier n’avait pas de casier judiciaire, et qu’elle a ainsi fait l’objet d’une suspension.
13. Le requérant se pourvut en cassation. Par un arrêt du 14 mars 2012, le Tribunal suprême rejeta le pourvoi. Ce tribunal jugea que l’événement avait bien été un hommage à Argala, au cours duquel plusieurs signes de vénération et de respect avaient été émis à son sujet. Il releva ce qui suit : le requérant, en tant que protagoniste de l’événement, avait voulu louer la personne d’Argala, qui n’était connu que pour son rôle notable au sein de l’ETA ; certes, l’apologie du terrorisme était un crime qui pouvait rentrer en conflit avec le droit à la liberté d’expression ; ainsi, la tâche du juge consistait à mener un examen au cas par cas et à examiner les phrases concrètes qui avaient été employées, le contexte et la situation dans lesquels celles-ci avaient été prononcées, ainsi que toutes les circonstances de l’espèce, pour conclure à l’existence ou non du délit ; en cas de doute, le principe de favor libertatis devait être pris en compte ; en tout état de cause, le « discours de haine », qui incluait louange ou justification d’actes terroristes, n’était pas couvert par le droit à la liberté d’expression ; en ce sens, il y avait lieu de prendre en compte le sens littéral des paroles, mais aussi l’intention avec laquelle celles-ci avaient été prononcées. Le Tribunal suprême estima que l’Audiencia Nacional avait bien examiné le contexte dans lequel le discours du requérant avait été prononcé, et il releva que c’était non pas le contenu de ce discours en tant que tel qui était incompatible avec le droit à la liberté d’expression, mais l’ensemble des actes menés en l’honneur d’Argala. Il précisa que, en effet, l’événement avait consisté en un hommage réalisé avec la participation principale du requérant, lequel avait même crié à la fin de son intervention Gora Argala (« Vive Argala »), et que cela n’était pas couvert par le droit à la liberté d’expression. Il indiqua enfin que l’événement ne pouvait pas être considéré comme étant strictement d’ordre privé, compte tenu du fait, entre autres, qu’il s’était déroulé dans un lieu public et qu’environ deux cent cinquante personnes avaient pris part à la manifestation publique qui s’en était ensuivie. De même, le Tribunal suprême constata que les faits d’espèce eurent un impact public non négligeable dès lors qu’ils avaient été largement médiatisés.
L’un des magistrats du Tribunal suprême exprima une opinion dissidente. Il nota que si bien l’acte en question fut un hommage à Argala, ni le scénario ni les paroles du requérant exprimaient une quelconque exaltation du terrorisme. Bien au contraire, son discours visait l’importance de poursuivre des voies pacifiques pour atteindre les objectifs politiques de l’indépendantisme basque. À son avis, cette interprétation était la plus adéquate au vu du discours intégral. En tout état de cause, les éléments de la cause ne permettaient pas de conclure à l’intention d’exalter de la part du requérant au-delà de tout doute raisonnable.
14. Le requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel, alléguant la violation de ses droits à la liberté idéologique et à la liberté d’expression, ainsi qu’à la participation politique, prévus aux articles 16 § 1 et 20 § 1 de la Constitution espagnole. En particulier, il allégua que son discours était de nature politique et en mémoire d’une personne décédée, et qu’il n’avait prononcé aucune expression permettant de conclure qu’il élogiait ou justifiait les actes terroristes menés par l’ETA ou ses membres. La phrase Gora Argala qu’il avait criée à la fin de son discours ne supposait aucunement une louange à des actes terroristes ou à Argala dans sa qualité de terroriste, mais un hommage à un ami assassiné par une organisation terroriste d’extrême droite. Le requérant estimait que le retentissement public des faits d’espèce était dû au fait qu’une association de protection des droits des victimes du terrorisme avait déposé une plainte pénale à son encontre, et qu’au préalable, les faits d’espèce n’avaient pas été médiatisés. Les différentes démonstrations de vénération et de respect qui avaient eu lieu lors de l’évènement (notamment des performances de musique, de poésie et de danse) étaient des activités courantes lors des funérailles dans le Pays basque. Le dépôt d’œillets rouges devant la photographie d’Argala ne pouvait être compris que comme un geste d’affection. Enfin, il alléguait que la phrase qu’il avait prononcée en appelant à « une réflexion afin de choisir le chemin le plus adéquat », soit celui « qui allait faire le plus de mal à l’État », isolée et décontextualisée, pouvait être comprise comme un soutien à des actions terroristes. Cependant, il avait bien précisé que ce chemin en question devait être emprunté afin de « conduire le peuple vers un nouveau scénario démocratique ». En effet, de l’ensemble de son discours il en ressortait clairement qu’il prônait la poursuite des objectifs politiques de la gauche abertzale par des moyens démocratiques, et c’est ainsi qu’il avait fait appel à la réflexion et à la responsabilité de la gauche abertzale.
15. Cette haute juridiction le débouta par un arrêt daté du 20 juin 2016, signifié au requérant le 14 juillet suivant. Pour ce faire, elle nota que le discours de l’intéressé pouvait être qualifié de « discours de haine » et qu’il avait eu un impact public non négligeable. De même, elle releva que ce discours avait bel et bien constitué une incitation à la violence utilisée comme moyen d’atteindre des objectifs politiques : en effet, les circonstances en l’espèce avaient créé un terrain fertile pour des agissements terroristes, du fait que l’événement public litigieux avait été préalablement annoncé par des affiches, dans un contexte où l’activité terroriste était encore un problème de société majeur. Le Tribunal constitutionnel procéda à une mise en balance des intérêts divergents en jeu et considéra que le requérant avait dépassé les limites de la liberté d’expression en méconnaissant le droit d’autrui à ne pas être menacé par un discours faisant l’apologie du terrorisme. Il prit notamment en compte la jurisprudence pertinente de la Cour en matière de discours de haine et d’incitation à la violence, citant à cet égard le passage suivant de l’arrêt rendu en l’affaire Féret c. Belgique (no 15615/07, § 73, 16 juillet 2009) : « La Cour estime que l’incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l’appel à tel ou tel acte de violence ou à un autre acte délictueux. (...) ». De même, il mentionna le passage suivant de l’arrêt prononcé en l’affaire Sürek c. Turquie (no 1) ([GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV) : « (...) Enfin, là où les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’Etat ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression ». La juridiction constitutionnelle considéra que le requérant avait dépassé les limites du droit à la liberté d’expression, tel que protégé par l’article 10 de la Convention et l’article 20 de la Constitution espagnole, dès lors que sa conduite constituait un « discours de haine ». Elle releva, en particulier, que les faits s’étaient produits dans un lieu public et qu’ils avaient joui d’un retentissement public. Elle nota aussi que, afin que les comportements d’apologie ou de justification d’actes terroristes puissent être pénalement répréhensibles, ils doivent impliquer une situation de risque pour les personnes ou les droits des tiers ou bien pour le système démocratique dans son ensemble, l’ingérence devenant dans ce cas nécessaire dans une société démocratique. Le Tribunal constitutionnel fit référence à la jurisprudence de la Cour concernant les raisons pouvant justifier des restrictions à la liberté d’expression : cette dernière pouvait notamment faire l’objet de limitations quand le comportement en question constituait un risque pour la sécurité nationale, l’intégrité territoriale ou la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime (Leroy c. France, no 36109/03, § 43, 2 octobre 2008), soit par un soutien moral apporté à une activité au moyen de la glorification de cette activité (Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 65 CEDH 2000‑III, Halis Doğan c. Turquie (no 3), no 4119/02, §§ 35 et 37, 10 octobre 2006, et Hocaoğulları c. Turquie, no 77109/01, § 39, 7 mars 2006), soit par un soutien moral apporté à une idéologie au moyen de louanges adressées à ceux menant l’activité y afférente, par le biais de l’exaltation des auteurs de cette activité (Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 66, CEDH 1999‑VI, et Leroy, précité, § 43). Selon le Tribunal constitutionnel, la Cour avait rendu plusieurs décisions d’irrecevabilité dans des cas où la condamnation pénale découlait de manifestations du discours de haine, dès lors que celles-ci justifiaient le recours à la violence dans le but d’atteindre un objectif politique (Gündüz c. Turquie (déc.), no 59745/00, CEDH 2003‑XI (extraits), Bahçeci et Turan c. Turquie, no 33340/03, 16 juin 2009), et qu’elle avait aussi rendu des arrêts concluant à la non-violation du droit à la liberté d’expression (Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, §§ 57-60, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, Sürek (no 1), précité, Halis Doğan (no 3), précité, Hocaoğulları, précité, et Leroy, précité). En prenant compte de la jurisprudence susmentionnée, le Tribunal constitutionnel jugea que la sanction pénale des actes d’apologie du terrorisme visés à l’article 578 du code pénal espagnol constituait une ingérence légitime dans la liberté d’expression de leurs auteurs, dans la mesure où ces agissements pouvaient être considérés comme une manifestation du « discours de haine » dès lors qu’ils impliquaient, y compris de façon indirecte, une situation de risque pour les personnes, les droits des tiers ou le système de libertés démocratiques. L’un des magistrats du Tribunal constitutionnel exprima une opinion dissidente. À son avis, une violation au droit à la liberté d’expression du requérant s’était produite, dès lors qu’il ne pouvait pas être conclu que le comportement du requérant fût une incitation, même indirecte, à la commission d’actes terroristes. Les éléments qui avaient été pris en compte pour apprécier une incitation à la violence, tels que les affiches annonçant l’événement, n’étaient pas imputables au requérant, et aucune responsabilité avait été dégagée à l’égard des responsables de telles décisions. Concernant son discours, son contenu n’était pas ambigu, car le requérant appelait explicitement à la réalisation des objectifs politiques de l’indépendantisme basque au moyen de voies pacifiques et démocratiques. De ce fait, il s’agissait d’un discours politique qui traitait une question de grand intérêt dans le cadre du débat partisan.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
I. La législation nationale
16. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution espagnole sont ainsi libellées :
Article 20
« 1. Sont reconnus et protégés les droits suivants :
a) le droit d’exprimer et de diffuser librement les pensées, idées et opinions par la parole, par l’écrit ou par tout autre moyen de reproduction ;
(...)
2. L’exercice de ces droits ne peut être restreint par aucune forme de censure préalable.
(...)
4. Ces libertés trouvent leur limite dans le respect des droits reconnus au présent titre, dans les dispositions des lois d’application et, plus particulièrement, dans le droit à l’honneur, à la vie privée, à l’image et à la protection de la jeunesse et de l’enfance.
(...) »
17. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code pénal étaient ainsi rédigées à l’époque des faits :
Article 41
« La peine d’incapacité absolue entraîne la privation définitive de tous les honneurs, emplois et postes publics du condamné, même électifs. Elle entraîne, en outre, l’incapacité d’obtenir les mêmes ou d’autres honneurs, charges ou emplois publics ou d’être élu pour un poste public, pendant la durée de la peine. »
Article 578
« 1. L’éloge ou la justification, par tout moyen d’expression publique ou de diffusion, des infractions définies aux articles 572 à 577 du présent Code ou des personnes ayant pris part à leur commission, ou l’accomplissement d’actes tendant à discréditer, à mépriser ou à humilier des victimes du terrorisme ou leurs proches, est passible d’une peine d’emprisonnement allant d’un à trois ans et d’une peine d’amende allant de douze à dix-huit mois. Le juge peut également ordonner dans sa décision, pour une durée qu’il fixe, l’imposition d’une ou plusieurs des interdictions prévues à l’article 57 du présent Code. (...) »
Article 579
« (...) 2. Les responsables des délits prévus dans ce Chapitre, sans préjudice des peines qui leur sont applicables sur le fondement des articles précédents, seront aussi passibles d’une peine d’incapacité absolue pour une durée supérieure, comprise entre six et vingt ans, à celle de la peine de privation de liberté imposée, compte tenu, de façon proportionnée, de la gravité du délit, du nombre de délits commis et des circonstances liées au délinquant. (...) ».
II. Le contexte interne
18. Le 3 décembre 2008 l’ETA a fait assassiner un homme d’affaires basque, Ignacio Uría Mendizábal, en raison de la participation de celui-ci à la construction d’une voie ferrée destinée à améliorer la connexion entre le Pays basque et le reste de l’Espagne. Depuis 1995, l’ETA a décidé de commettre des attentats contre des politiciens, des journalistes, des juges et des agents pénitentiaires, entre autres, en faisant usage de violences dans la rue pour atteindre ses objectifs (136 jours de violences urbaines recensées en 1995). En 2005, 956 personnes au total au Pays basque ont eu besoin d’une escorte assurée par l’État et en 2008, on comptait 185 juges, 105 hommes d’affaires et 500 politiciens dans une telle situation. Entre 1990 et 2011, un total de 1 619 personnes au Pays basque ont dû être placées sous escorte par l’État [1]. Par ailleurs, environ 10 000 hommes d’affaires basques ont reçu des lettres d’extorsion de fonds de la part de l’ETA, contenant des menaces de mort en cas de refus de payer [2].
19. Enfin, l’ETA a rompu en 2006 le cessez-le-feu annoncé la même année au moyen d’un attentat commis à l’aéroport de Barajas, Madrid, qui a entraîné la mort de deux personnes et en a blessé vingt autres. Au moment de ces faits, dans le milieu du parti politique Herri Batasuna, qui avait été interdit, il existait un débat interne en cours et une ambiance d’ambigüité. D’une part, ceux qui défendaient la reconstruction du parti politique en s’éloignant de la violence de l’ETA et d’autre part ceux qui étaient en faveur de l’ETA.
Concernant les faits d’espèce, postérieurement à l’évènement litigieux le parquet ouvrit une enquête pénale et l’association Dignidad y Justicia, qui regroupe des victimes du terrorisme de l’ETA, porta plainte contre le requérant.
III. Les textes du Conseil de l’Europe
20. L’annexe à la Recommandation nº R(97)20 du Comité des Ministres aux États membres sur le « discours de haine », adoptée le 30 octobre 1997, définit le champ d’application des principes énoncés par celle-ci comme suit :
« Aux fins de l’application de ces principes, le terme « discours de haine » doit être compris comme couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance, y compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration. »
21. L’article 5 de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme, entrée en vigueur le 1er juin 2007, signée et ratifiée par l’Espagne (entrée en vigueur dans ce pays le 1er juin 2009), se lit comme suit :
Article 5
Provocation publique à commettre une infraction terroriste
« 1. Aux fins de la présente Convention, on entend par « provocation publique à commettre une infraction terroriste » la diffusion ou toute autre forme de mise à disposition du public d’un message, avec l’intention d’inciter à la commission d’une infraction terroriste, lorsqu’un tel comportement, qu’il préconise directement ou non la commission d’infractions terroristes, crée un danger qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises.
2. Chaque Partie adopte les mesures qui s’avèrent nécessaires pour ériger en infraction pénale, conformément à son droit interne, la provocation publique à commettre une infraction terroriste telle que définie au paragraphe 1, lorsqu’elle est commise illégalement et intentionnellement. »
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
22. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression en raison de sa condamnation au pénal pour apologie du terrorisme, alors que, selon lui, son discours avait comme seul but la mise en place d’un processus exclusivement démocratique et pacifique visant à l’indépendance du Pays basque. Il voit dans sa condamnation une violation de l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
23. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
25. Le requérant conteste cette thèse.
26. La Cour estime que la présente requête soulève des questions complexes de droit et de fait qui ne peuvent être tranchées sans un examen au fond. Elle rejette donc l’exception d’irrecevabilité formulée par le Gouvernement.
27. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
28. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation litigieuse constitue une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime, ou, encore, la protection de la réputation ou des droits d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En l’occurrence, le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » (Leroy c. France, no 36109/03, § 43, 2 octobre 2008 ; Stomakhin c. Russie, no 52273/07, § 83, 9 mai 2018 ; Atamanchuk c. Russie, no 4493/11, §§ 40-42, 11 février 2020).
1. Thèses des parties
29. Le requérant soutient qu’il ressort des propos qu’il avait tenus lors de son discours, ainsi que des positions qu’il avait défendues publiquement à plusieurs reprises, qu’il visait non pas à la commission d’actes violents, mais à la poursuite d’objectifs politiques qu’il disait vouloir défendre au moyen d’un processus exclusivement démocratique et pacifique, en l’absence de toute violence. À son avis, bien que l’on puisse considérer que l’atteinte à sa liberté d’expression reposait sur une base légale et visait un but légitime, l’on ne peut pas conclure qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.
30. Le requérant soutient également que ses propos relevaient de l’expression politique en raison du rôle important qu’il dit avoir toujours eu dans le cadre du mouvement indépendantiste basque, ayant siégé pendant dix-neuf ans en tant qu’élu local de la ville de Bilbao et de la communauté autonome du Pays basque. De plus, il indique qu’Argala avait appartenu à l’organisation terroriste ETA au cours de la dictature espagnole et qu’il avait bénéficié d’une loi d’amnistie, n’ayant jamais été condamné ni même poursuivi.
31. Le requérant allègue que l’acte de commémoration organisé en souvenir du décès d’Argala était légal : il précise à ce sujet que cet acte avait été autorisé par les autorités et que celles-ci n’avaient d’ailleurs pas poursuivi les organisateurs. Ainsi, des policiers auraient assisté à l’événement en cause et rédigé un rapport constatant l’absence d’agissements pénalement répréhensibles. En outre, le discours aurait été tenu devant une cinquantaine de personnes, pour la plupart des proches de la victime ayant personnellement connu cette dernière. Selon l’intéressé, il convenait aussi de prendre en compte le fait que les propos litigieux avaient été tenus oralement, sans possibilité de les reformuler, parfaire ou retirer.
32. Par ailleurs, le requérant expose que son intervention se situait dans le cadre d’un débat d’intérêt public d’une importance capitale au Pays basque, à savoir celui du choix de voies exclusivement démocratiques et pacifiques pour la poursuite des objectifs politiques du mouvement indépendantiste basque. En ce sens, il estime que la marge d’appréciation dont jouissait l’État était particulièrement retreinte. Il indique aussi que, au cours du déroulement de son procès, l’ETA avait annoncé le cessez-le-feu définitif de l’organisation et considère donc que l’on se trouvait face à un contexte d’absence de violence de la part du mouvement indépendantiste.
33. Enfin, le requérant allègue que la sanction prononcée n’était pas du tout proportionnée compte tenu de l’impossibilité lui ayant été faite, en tant qu’homme politique, de mener des activités au niveau institutionnel pendant de nombreuses années.
34. Le Gouvernement indique d’abord que, au moment des faits, en 2008, l’ETA était encore en pleine activité criminelle, ayant commis quelque vingt actes terroristes au cours de cette année. Il expose que la personne honorée, Argala, l’était en sa qualité de leader de l’organisation terroriste ETA et qu’une citation attribuée à ce dernier figurait dans l’affiche de convocation à l’événement, précisant que celle-ci finissait par « la lutte armée est indispensable pour avancer ». Dès lors, selon le Gouvernement, à l’occasion de son discours, le requérant a fait référence au besoin de poursuivre la lutte armée alors que des négociations étaient en cours avec les autorités nationales. Toujours selon lui, en conséquence, l’ETA a suivi la voie prônée par le requérant et, pour cette raison, d’autres attentats ont eu lieu au cours de l’année 2008.
35. Le Gouvernement estime que les paroles du requérant ont soutenu et justifié les activités criminelles menées par l’ETA. À ses yeux, un hommage rendu à une personne ayant été un leader significatif de l’organisation ne pouvait être interprété, par les partisans de l’ETA, que comme un acte de soutien à l’activité terroriste. L’application de la loi pénale contre un tel acte d’apologie du terrorisme s’était avérée être une mesure proportionnée dans le cadre d’une société démocratique.
36. Enfin, le Gouvernement expose que le discours de haine ne peut être excusé du fait du caractère politique des déclarations ou de la personnalité de l’individu qui les prononce. Conclure autrement reviendrait à admettre un comportement complètement irresponsable, telle, en l’espèce, une tentative d’endoctrinement des masses. Le Gouvernement estime aussi que le fait qu’il s’agit d’une discussion d’intérêt public ne peut justifier le caractère d’incitation à la haine lié à des déclarations litigieuses. Il considère que le seul intérêt public qui devrait prévaloir en l’espèce est l’éradication de la violence terroriste. En ce qui concerne le caractère oral des propos en cause, il faudrait aussi prendre en compte la circonstance que le requérant aurait préparé à l’avance ses paroles et aurait donc eu l’opportunité de les méditer.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
37. Les principes généraux à suivre pour déterminer si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour. Ils ont été rappelés à plusieurs reprises (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012, Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013, et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 196, CEDH 2015) et peuvent se résumer comme suit :
i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui sont toutefois d’interprétation restrictive, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un besoin social impérieux. Les Hautes Parties contractantes jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression.
iii. La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais il lui incombe de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir d’appréciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
38. L’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique - dans lequel cette dernière revêt la plus haute importance - ou des questions d’intérêt général. Toutefois, on ne peut affirmer que la liberté d’expression dans le domaine de la critique politique soit pour autant illimitée. La Cour rappelle que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (voir, concernant le discours de haine et l’apologie de la violence, Sürek (no 1), précité, § 62, Gündüz, précité, § 40, et Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne, nos 51168/15 et 51186/15, § 33, 13 mars 2018).
39. Ainsi, pour déterminer si l’ingérence des autorités publiques dans le droit à la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique », la Cour a souligné qu’une peine d’emprisonnement infligée pour une infraction commise dans le cadre du débat politique n’est compatible avec la liberté d’expression que dans des circonstances exceptionnelles et que l’élément essentiel à prendre en considération est le fait que le discours exhorte à l’usage de la violence ou qu’il constitue un discours de haine (voir, parmi beaucoup d’autres, Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999, Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, §§ 50 et 54, CEDH 2011, et Stern Taulats et Roura Capellera, précité, § 34).
40. Dans le but de trancher si un discours de haine a eu lieu, il échet de prendre en compte un certain nombre de facteurs, qui ont été systématisés, entre autres, dans l’affaire Perinçek (précitée, §§ 204-207, avec les références citées) :
i. Le point de savoir si les propos ont été tenus dans un contexte politique ou social tendu. Si tel est le cas, la Cour reconnaît généralement qu’une certaine forme d’ingérence visant de tels propos peut se justifier.
ii. La question de savoir si les propos, correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance. Lorsqu’elle examine cette question, la Cour est particulièrement sensible aux propos catégoriques attaquant ou dénigrant des groupes tout entiers, qu’ils soient ethniques, religieux ou autres.
iii. La Cour tient également compte de la manière dont les propos ont été formulés et de leur capacité - directe ou indirecte - à nuire.
41. Dans le cadre des affaires susmentionnées, c’est la conjonction de ces différents facteurs plutôt que l’un d’eux pris isolément qui a joué un rôle déterminant dans l’issue du litige. La Cour aborde donc ce type d’affaires en tenant éminemment compte du contexte (Perinçek, précitée, § 208).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
42. D’abord, il convient de constater que, même si le requérant est une personne qui jouit d’une certaine importance dans le domaine politique, eu égard à sa longue trajectoire politique au Pays basque quelques années auparavant et à sa position de référence dans le cadre du mouvement indépendantiste basque, au moment des faits il n’agissait pas en sa qualité d’homme politique (voir paragraphe 11 ci-dessus). En effet, l’intéressé ne s’est pas exprimé en qualité d’élu d’un groupe parlementaire ou d’un parti politique, car il n’avait pas un tel statut au moment des faits, et ce depuis des années (voir, a contrario, Otegi Mondragon, précité, § 51, et Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 6, série A no 236).
43. Néanmoins, la Cour estime que les propos du requérant relevaient d’un sujet d’intérêt général, dans le contexte sociétal espagnol, et notamment celui du Pays basque. En effet, la question de l’indépendance du Pays basque a longtemps été récurrente dans la société espagnole, de même que le débat à propos de l’usage ou non de la violence armée dans le but d’atteindre l’indépendance du Pays basque. En ce sens, la question de l’intégrité territoriale de l’Espagne est un sujet sensible qui génère différents points de vue et opinions au sein de la société espagnole, souvent forts et passionnés. Il est question d’un débat qui n’a pas pour habitude de susciter l’indifférence de la société espagnole, bien au contraire. Dès lors, il s’agit bien d’un débat public d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006‑XIII, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 47, Recueil 1998‑VI, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III, VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, §§ 70 et 72, CEDH 2001‑VI, et Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, §§ 88-89, CEDH 2005‑II).
44. Toutefois, le fait qu’il s’agit d’une question d’intérêt général n’implique pas que le droit à la liberté d’expression dans ce domaine soit pour autant illimité. Tel qu’il a été rappelé aux paragraphes 37 et 38 ci‑dessus, la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique, pluraliste et pacifique. Dès lors, il convient de déterminer si le discours tenu par le requérant en l’espèce a exhorté à l’usage de la violence ou s’il peut être considéré comme un discours de haine ou éloge ou justification du terrorisme. Dans ce but, la Cour est appelée à trancher la question de savoir si la sanction imposée au requérant peut être qualifiée de proportionnée au but légitime poursuivi, en tenant compte des différents facteurs qui caractérisent le discours de haine ou éloge ou justification du terrorisme et qui ont été rappelés aux paragraphes 40 et 41 ci-dessus. Il y a notamment lieu de prendre en considération le contexte ayant entouré les faits de l’espèce (Perinçek, précité, § 208).
45. En ce qui concerne, d’abord, le premier des critères qui caractérisent le discours de haine, la Cour constate que les propos du requérant ont été tenus dans un contexte politique et social tendu. En effet, la situation que l’Espagne a connue depuis de nombreuses années en matière de terrorisme, ainsi que la prise en considération du Pays basque en tant que « région politiquement sensible » ont été déjà appréciées par la Cour (Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne, nos 25803/04 et 25817/04, § 89, CEDH 2009). Elle observe, en particulier, que les faits décrits aux paragraphes 18 et 19 ci-dessus reflètent bien qu’il s’agissait d’un contexte politique et social tendu.
46. En ce qui concerne, ensuite, le deuxième des critères susmentionnés, il y a lieu d’examiner si les propos litigieux, correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance. La Cour note que l’intéressé a participé, en tant qu’orateur principal, à un événement qui avait pour but de rendre hommage à un membre reconnu de l’organisation terroriste ETA et d’en faire l’éloge. Cependant, la Cour estime que le discours lu dans son ensemble n’incite ni à l’usage de la violence ni à la résistance armée, soit directement ou indirectement (Gerger c. Turquie [GC], précité, § 50, Faruk Temel c. Turquie, no 16853/05, § 62, 1er février 2011). En effet, le requérant exprima de façon explicite qu’il fallait choisir le chemin le plus adéquat pour conduire le peuple vers un scénario démocratique. Bien que certaines expressions employées par le requérant pussent être considérées ambiguës (voir paragraphe 10 ci-dessus), il ne saurait être question de conclure qu’il avait eu l’intention d’inciter à l’usage de la violence tout en justifiant et faisant éloge des violences terroristes. En ce sens, il convient de rappeler que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique (voir paragraphe 38 ci-dessus).
47. La Cour remarque qu’il existe plusieurs ambiguïtés concernant le contexte de l’acte et les raisons fournies par le requérant pour y assister. En effet, bien que ce dernier allègue qu’il s’agissait d’un acte familial, il expose aussi qu’il s’agissait d’un acte politique. Le requérant allègue encore que ce fut un acte privé mais tenu dans un lieu public dans lequel une question d’intérêt public était discutée. Aussi, il expose que les assistants étaient des amis et familiers au nombre de 50, mais en réalité ce furent 250 personnes qui assistèrent finalement. Il convient de prendre en compte aussi que les autorités n’avaient pas été informées de la nature concrète de l’acte qui eut finalement lieu. En revanche, la Cour note en particulier que le requérant n’était ni l’organisateur de l’événement ni le responsable de la projection de photographies de membres cagoulés de l’ETA (voir paragraphes 5 à 7 ci-dessus). Elle estime que la seule participation du requérant à l’acte ne peut pas être considérée, en elle-même, comme contenant un appel à l’usage de la violence ni comme constituant un discours de haine (Nejdet Atalay c. Turquie, no 76224/12, § 20 19 novembre 2019).
48. En ce qui concerne, finalement, le troisième des critères qui caractérisent le discours de haine, à savoir la manière dont les propos ont été formulés et leur capacité - directe ou indirecte - à nuire, la Cour observe que les déclarations du requérant ont été prononcées oralement dans le cadre d’un événement qui rassemblait des sympathisants du mouvement indépendantiste du Pays basque et, notamment, d’Argala. En ce sens, il n’apparaît pas de la manière dont les propos ont été formulés une aptitude particulière à nuire (voir Gerger, précité, § 50, et, a contrario, Féret, précité, § 76 et Vejdeland et autres c. Suède, no 1813/07, § 56, 9 février 2012).
49. Si la motivation des décisions des juridictions internes concernant les limites de la liberté d’expression lorsque les droits d’autrui sont en jeu est suffisante et respectueuse des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011 et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 57, CEDH 2011). Néanmoins, compte tenu de l’ensemble des critères mentionnés par rapport au contexte de l’affaire, la Cour ne saurait suivre l’appréciation des faits pertinents menée par la juridiction interne pour aboutir à la condamnation du requérant. En effet, au vu des circonstances ayant entouré l’événement litigieux, le discours du requérant, ne s’inscrivait pas dans le « discours de haine ». Bien qu’il s’agît d’un discours prononcé dans le cadre d’un acte d’hommage à un membre de l’organisation terroriste ETA, la Cour ne saurait conclure que le requérant visait à justifier des actes terroristes ou faire éloge du terrorisme. Bien au contraire, il en ressort des mots du requérant qu’il prônait une réflexion afin d’entamer une nouvelle voie démocratique. La Cour a bien conscience que, à l’époque des faits d’espèce, les violences terroristes de l’ETA étaient encore une dure réalité (voir paragraphes 18 et 19 ci-dessus). Cependant, ce facteur ne saurait justifier la condamnation du requérant, qui fut tenu responsable de l’ensemble des actes menés dans le cadre de l’hommage à Argala.
50. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Kubaszewski c. Pologne, no 571/04, § 46, 2 février 2010). En particulier, la Cour a déjà considéré à plusieurs reprises qu’une peine de prison infligée dans des cas de diffamation n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal, no 37840/10, § 36, 3 avril 2014). Au vu des conclusions qui précèdent, la condamnation du requérant ne saurait être considérée comme une mesure proportionnée.
51. À la lumière de ce qui a été décrit précédemment et, notamment, que l’existence d’une incitation directe ou indirecte à la violence terroriste n’a pas été avérée et que le discours du requérant semblait plutôt défendre d’entamer une voie démocratique pour atteindre les objectifs politiques de la gauche abertzale, l’ingérence des autorités publiques dans le droit à la liberté d’expression du requérant ne saurait être qualifiée de « nécessaire dans une société démocratique ».
52. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
53. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
A. Dommage
54. Le requérant demande 20 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi, en se référant à l’affaire Otegi Mondragon, précité, §§ 70-72.
55. Le Gouvernement estime qu’aucune somme ne doit être octroyée au requérant dès lors qu’il n’a pas démontré avoir subi un quelconque préjudice par suite de sa condamnation de sept ans de suspension du droit d’éligibilité.
56. La Cour octroie au requérant 6 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
57. Le requérant réclame 3 000,80 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 5 000 EUR au titre de ceux qu’il a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.
58. Le Gouvernement estime que les sommes réclamées par le requérant sont excessives.
59. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession, la Cour estime que la réalité des frais et dépens engagés devant la juridiction interne n’a pas été établie. Dès lors, elle juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 5 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par lui à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
60. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit, par quatre voix contre trois,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
{signature_p_2}
Milan Blaško Paul Lemmens
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Lemmens ;
– opinion dissidente du juge Dedov.
P.L.
M.B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS
1. Je suis d’accord avec mes collègues de la majorité pour conclure qu’il y a eu en l’espèce une violation de l’article 10 de la Convention.
Mais, alors que mes collègues situent la violation au niveau des seules décisions des juridictions internes, à mon avis elle se situe déjà au niveau de la législation applicable. En outre, je trouve que l’arrêt est quelque peu ambigu quant aux types de propos, en lien avec le terrorisme, qui pourraient justifier une réaction de la part des autorités.
Les principes généraux applicables : l’appel à la violence et le discours de haine
2. L’arrêt rappelle que la liberté d’expression vaut notamment pour les informations ou idées « qui heurtent, choquent ou inquiètent » (paragraphe 37, i, de l’arrêt). Il rappelle également que l’article 10 de la Convention « ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique - dans lequel cette dernière revêt la plus haute importance - ou des questions d’intérêt général » (paragraphe 38 de l’arrêt).
Si des propos se rapportant à des questions d’intérêt public appellent une forte protection, ceux « défendant ou justifiant la violence, la haine, la xénophobie ou d’autres formes d’intolérance » ne sont normalement pas protégés par l’article 10 (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 230, CEDH 2015 (extraits)).
3. Parmi ces propos échappant ainsi au haut degré de protection, il y a tout d’abord les appels à la violence. Dans le cas d’un discours politique prononcé dans le contexte d’une tension existant entre un État central et une région revendiquant son autonomie, il peut s’agir d’une incitation « à la résistance armée ou au soulèvement » (voir Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999). Dans un climat de terrorisme, il peut s’agir d’un appel à commettre un acte terroriste (voir l’article 5 de la Convention pour la prévention du terrorisme, signée le 16 mai 2005, citée au paragraphe 21 de l’arrêt, qui oblige les États parties à ériger en infraction pénale « la provocation publique à commettre une infraction terroriste » ; pour des cas d’application : Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 42, 23 juillet 2019, et Mehdi Tanrıkulu c. Turquie (no 2), no 33374/10, § 64, 19 janvier 2021).
Il peut s’agir d’appels directs ou indirects (voir Perinçek, précité, § 206, Kaboğlu et Oran c. Turquie, nos 1759/08 et 2 autres, § 82, 30 octobre 2018, et Altıntaş c. Turquie, no 50495/08, § 31, 10 mars 2020).
4. Il y a ensuite les discours de haine.
Cette notion couvre « toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance » (Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 40, CEDH 2003‑XI ; voir pour une définition plus détaillée, l’annexe à la Recommandation no R(97)20 du Comité des Ministres du 30 octobre 1997 sur le « discours de haine », citée au paragraphe 20 de l’arrêt). La Cour a cité comme exemple des « propos catégoriques attaquant ou dénigrant des groupes tout entiers, qu’ils soient ethniques, religieux ou autres » (Perinçek, précité, § 206). De tels propos « sont incompatibles avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention et ne relèvent pas du droit à la liberté d’expression qu’elle consacre » (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 149, CEDH 2014 (extraits) ; voir, dans le même sens, Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, CEDH 2004‑XI, et Pavel Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007).
L’incitation à la haine n’implique pas nécessairement un appel explicite à un acte de violence ou à d’autres actes criminels (Féret c. Belgique, no 15615/07, § 73, 16 juillet 2009, Vejdeland et autres c. Suède, no 1813/07, § 55, 9 février 2012, Dmitriyevskiy c. Russie, no 42168/06, § 99, 3 octobre 2017, Ibragim Ibragimov et autres c. Russie, nos 1413/08 et 28621/11, § 94, 28 août 2018, et Atamanchuk c. Russie, no 4493/11, § 52, 11 février 2020).
5. Dans nombre d’affaires, la Cour constate que les propos litigieux, mêmes s’ils peuvent être virulents, ne contiennent aucun appel à l’usage de la violence et ne constituent pas un discours de haine. Dans de tels cas, elle fait observer qu’il s’agit d’un « élément essentiel à prendre en considération » (voir, par exemple, Erdost c. Turquie, no 50747/99, § 47, 8 février 2005, Erdal Taş c. Turquie (no 3), no 17445/02, § 33, 20 septembre 2007, Savgın c. Turquie, no 13304/03, § 45, 2 février 2010, Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası c. Turquie, no 20641/05, § 75, CEDH 2012 (extraits), Önal c. Turquie, nos 41445/04 et 41453/04, § 42, 2 octobre 2012, et Bülent Kaya c. Turquie, no 52056/08, § 41, 22 octobre 2013). Cet élément conduit la Cour à considérer que la marge d’appréciation des autorités nationales à l’égard des propos litigieux est restreinte.
Par ailleurs, dans un cas où un requérant avait été poursuivi et condamné pour « propagande en faveur d’une organisation terroriste », la Cour a conclu à une violation de l’article 10 au motif que les juridictions internes n’avaient pas examiné si les propos litigieux pouvaient être considérés comme renfermant une incitation à la violence ou comme constituant un discours de haine (Özer c. Turquie (no 3), no 69270/12, § 39, 11 février 2020). Le message est clair : le simple fait d’exprimer une opinion positive sur une organisation terroriste ne peut pas justifier une ingérence de la part des autorités dans la liberté d’expression.
La glorification du terrorisme au sens de l’article 578 du code pénal espagnol
6. Cela nous conduit à examiner de plus près l’incrimination de l’éloge, de l’apologie ou de la glorification du terrorisme, délit que prévoit l’article 578 du code pénal espagnol (voir paragraphe 17 de l’arrêt) et pour lequel le requérant a été condamné en l’espèce.
La Cour « accepte que certaines formes d’identification avec une organisation terroriste et surtout la glorification de cette dernière peuvent être considérées comme un soutien du terrorisme et incitation à la violence et la haine. De même, la Cour admet que la dissémination de messages d’éloge de l’auteur d’un attentat (...) [peut] constituer [un acte] d’incitation à la violence terroriste » (Yavuz et Yaylalı c. Turquie, no 12606/11, § 51, 17 décembre 2013, et Güler et Uğur c. Turquie, nos 31706/10 et 33088/10, § 52, 2 décembre 2014 ; mis en italique par le soussigné). Cependant, une restriction de la liberté d’expression basée sur la glorification du terrorisme « sera soumise à un examen le plus scrupuleux de la Cour » (Yavuz et Yaylalı, précité, § 51).
Si l’éloge du terrorisme ne peut pas être considéré, dans les circonstances concrètes de l’affaire, comme une incitation à la violence ou un discours de haine, il ne constitue en principe pas une raison suffisante pour justifier une condamnation de celui qui l’a prononcé (voir, parmi d’autres, Yavuz et Yaylalı, précité, § 52, et Belge c. Turquie, no 50171/09, §§ 33-36, 6 décembre 2016, et les références y citées ; comparer, pour un cas relativement ancien où la glorification d’un acte terroriste, en l’espèce l’attentat contre les Twin Towers de New York, avait été considérée en soi comme une raison pertinente et suffisante pour justifier une sanction imposée à l’auteur du message, alors même que ses intentions n’avaient pas été examinées par les juridictions internes, Leroy c. France, no 36109/03, §§ 41-46, 2 octobre 2008[3]).
7. L’article 578 § 1 du code pénal espagnol dispose que « l’éloge ou la justification (...) des infractions [terroristes] ou des personnes ayant pris part à leur commission, ou l’accomplissement d’actes tendant à discréditer, à mépriser ou à humilier des victimes du terrorisme ou leurs proches, est passible d’une peine d’emprisonnement (...) et d’une amende (...) »
On peut très bien comprendre la souffrance de ceux et celles qui, directement ou indirectement, ont été victime d’attentats terroristes. Le terrorisme ne peut jamais être justifié.
Toutefois, la disposition précitée a une portée trop étendue du point de vue de l’article 10 de la Convention. Elle érige en délit l’éloge ou la justification du terrorisme, sans exiger que l’opinion exprimée puisse être considérée comme une incitation à la violence ou un discours de haine. Or, cette considération est un « élément essentiel » de la justification à donner à une ingérence fondée sur la glorification du terrorisme (voir paragraphe 5 ci-dessus).
La loi espagnole a d’ailleurs fait l’objet de critiques sévères, pour cette raison précise, notamment par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe[4], qui s’est référé à une prise de position antérieure par cinq rapporteurs spéciaux des Nations unies sur la modification des dispositions du code pénal espagnol concernant le terrorisme[5].
J’aurais préféré que la Cour dise explicitement que le problème du caractère disproportionné de l’ingérence trouve sa source dans la loi même. En tous cas, les autorités compétentes de l’État défendeur devront tirer toutes les conséquences de la condamnation que la Cour prononce par le présent arrêt.
Les décisions des juridictions internes
8. Certes, les juridictions internes auraient pu appliquer l’article 578 § 1 du code pénal d’une telle manière qu’en auraient été exclus les propos qui ne contiennent ni un appel à l’usage de la violence ni un discours de haine.
Comme il est expliqué dans l’arrêt, elles n’ont malheureusement pas saisi cette occasion. Au contraire, leurs arrêts retiennent la conception large de la notion de « glorification du terrorisme ». En outre, dans leur appréciation des faits, les juridictions n’ont pas suffisamment tenu compte des termes mêmes du discours du requérant, qui plaidait spécifiquement en faveur d’un « scénario démocratique » pour construire l’avenir du Pays basque, ni du contexte de ce discours, en particulier le caractère commémoratif et paisible de la réunion.
Je me rallie pleinement à la conclusion figurant au paragraphe 51 de l’arrêt. La condamnation du requérant constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’expression qui ne saurait être qualifiée de « nécessaire ». En d’autres mots, cette condamnation se situe en dehors de la marge d’appréciation que la Convention laisse aux États pour juger de la nécessité d’une telle ingérence.
Un mot sur l’emploi de l’expression « justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance »
9. Il y a une dernière chose que je voudrais faire remarquer. Il me semble que la majorité, lorsqu’elle apprécie les décisions rendues par les juridictions nationales, utilise à certains endroits de l’arrêt une terminologie qui est ambiguë et qui pourrait donner lieu à des interprétations non conformes aux exigences de la Convention.
En effet, alors que la Cour, dans sa jurisprudence, parle en général de propos qui constituent des appels à la violence ou des discours de haine (voir paragraphes 3-4 ci-dessus), le présent arrêt y associe à certains endroits des propos qui constituent un « éloge » ou une « justification » du terrorisme (voir les paragraphes 44, 46 et 49 de l’arrêt).[6] Comme j’ai essayé de l’expliquer ci-dessus, le « simple » fait de faire l’éloge du terrorisme ou de justifier des actes de terrorisme, sans que de tels propos puissent être considérés comme des appels à la violence ou des discours de haine, ne suffit pas pour soustraire ces opinions à la protection de l’article 10.
Certes, dans son arrêt de principe rendu dans l’affaire Perinçek, cité au paragraphe 40 du présent arrêt, la Cour a notamment dit que l’un des facteurs à prendre en considération était « le point de savoir si les propos, correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance » (Perinçek, précité, § 206 ; mis en italique par le soussigné). Mais ladite « justification » doit être lue dans son contexte : elle renvoie, à mon avis, à un type particulier de discours de haine, à savoir celui qui cherche à justifier la violence, la haine ou l’intolérance dirigée contre des groupes spécifiques de la population (voir, par exemple, Féret, précité, § 73, Vejdeland et autres, précité, § 55, Dmitriyevskiy, précité, § 99, Ibragim Ibragimov et autres, précité, § 94, et Atamanchuk, précité, § 52). Un tel discours n’était pas celui du requérant, qui se concentrait sur l’avenir du Pays basque sans viser comme adversaire tel ou tel groupe de la population espagnole.
Il vaudrait donc mieux éviter de donner l’impression que la « justification » de la violence (ou de la haine ou de l’intolérance) serait une troisième catégorie de propos pouvant justifier une réaction de la part des autorités, en plus des appels à la violence et des discours de haine.
Conclusion
10. En conclusion, si je souscris pleinement à la conclusion à laquelle est arrivée la majorité, j’estime toutefois que ce qui pose problème en l’espèce, c’est non pas seulement les décisions rendues par les juridictions internes, mais aussi la base légale de la condamnation, à savoir l’article 578 du code pénal.
En outre, j’estime qu’il vaudrait mieux abandonner l’expression ambiguë « justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance », ou à tout le moins ne l’utiliser qu’après en avoir précisé la portée qu’on veut y attribuer.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE DEDOV
Je voudrais brièvement indiquer qu’en ce qui concerne le contexte du moyen d’expression en tant que l’un des critères permettant de déterminer si l’ingérence était nécessaire pour lutter contre la glorification du terrorisme et en tant que méthode permettant d’atteindre des objectifs politiques, il convient d’attirer l’attention sur divers symboles associés à ce moyen (comme le portrait du chef d’une organisation terroriste). Au moment de l’événement, le requérant a prononcé un discours en étant entouré de ces symboles. Il n’est peut-être pas un acteur essentiel qui a organisé et planifié cet événement, mais il a joué un rôle central dans la réalisation de toute l’idée entourant l’événement. C’est pourquoi, à mon avis, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
[1] Informe sobre la injusticia padecida por las personas amenazadas por ETA (1990-2011). José Ramón Intxaurbe, Vitorica Eduardo J. Ruiz Vieytez, Gorka Urrutia Asua. Instituto de Derechos Humanos Pedro Arrupe / Eusko Jaurlaritza Universidad de Deusto 31 de marzo de 2016. Rapport commandé par le gouvernement de la communauté autonome du Pays basque.
[2] Misivas del terror. Análisis ético-político de la extorsión y la violencia de ETA contra el mundo empresarial. Izaskun Saéz de la Fuente Aldama. Marcial Pons, Ediciones de Historia, 2017.
[3] Pour une critique sévère de l’arrêt Leroy, voir notamment M. Scheinin, « Limits to freedom of expression : lessons from counter-terrorism », in T. McGonagle et Y. Donders (dir. de publ.), The United Nations and Freedom of Expression and Information. Critical Perspectives, Cambridge University Press, 2015, (428), 437-438.
[5] “Two legal reform projects undermine the rights of assembly and expression in Spain”, declaration du 23 février 2015 (https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=15597).
[6] La terminologie de la « justification » est également utilisée dans deux autres arrêts récents de la troisième section de la Cour, non encore définitifs et pour cette raison non cités dans le présent arrêt : RID Novaya Gazeta et ZAO Novaya Gazeta c. Russie, no 44561/11, § 91, 11 mai 2021, et Kilin c. Russie, no 10271/12, § 71, 11 mai 2021. Je regrette ne pas encore avoir vu à l’occasion de ces affaires le problème d’interprétation que pourrait soulever cette terminologie.