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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SYRIANOS v. GREECE - 49529/12 (Judgment : Article 8 - Right to respect for private and family life : First Section) French Text [2021] ECHR 792 (07 October 2021) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/792.html Cite as: CE:ECHR:2021:1007JUD004952912, [2021] ECHR 792, ECLI:CE:ECHR:2021:1007JUD004952912 |
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PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE SYRIANOS c. GRÈCE
(Requête no 49529/12)
ARRÊT
Art 8 • Vie privée • Transfert dans un autre établissement pénitentiaire pour avoir refusé de subir des fouilles corporelles pendant la détention provisoire • Absence de motifs pertinents et suffisants • Peine disproportionnée
STRASBOURG
7 octobre 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Syrianos c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Péter Paczolay,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Renata Degener, greffière de section,
Vu la requête (no 49529/12) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet État, M. Rami Syrianos (« le requérant ») a saisi la Cour le 1er août 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 3 et 8 de la Convention,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne les peines disciplinaires imposées au requérant pour avoir refusé de subir des fouilles corporelles dans les prisons de Diavata (Thessalonique) et de Nigrita, où il a séjourné pendant sa détention provisoire.
2. Le requérant est né en 1988 et réside à Larisa. Il a été représenté par Me K. Ladis, avocat au barreau de Thessalonique.
LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE
4. Le 1er février 2011, le requérant fut arrêté et placé en détention provisoire dans la prison d’Ioannina. Il était accusé, entre autres, de vol à main armée en réunion. L’audience de l’affaire pénale le concernant fut fixé au 5 décembre 2011 devant le tribunal correctionnel de Thessalonique.
5. Le casier judiciaire du requérant était jusqu’à ce moment vierge, d’après une copie de son casier judiciaire datée du 21 novembre 2011.
6. Le 11 novembre 2011, le requérant fut transféré dans la prison de Diavata (Thessalonique) afin d’assister à l’audience de l’affaire pénale le concernant, le 5 décembre 2011. Le Gouvernement explique qu’à la suite de ce transfert les autorités pénitentiaires devaient procéder à une fouille corporelle et au contrôle des affaires personnelles du requérant, conformément à l’article 23 § 6 du code pénitentiaire et à l’article 10 § 5 du règlement intérieur concernant le fonctionnement des prisons. Le requérant indique qu’à la suite de son transfert les autorités pénitentiaires de la prison de Diavata lui ordonnèrent d’enlever ses sous-vêtements et de se pencher vers l’avant, pour procéder à une inspection anale. Selon les autorités, la raison de cette inspection était le placement possible par le requérant de stupéfiants dans son rectum.
7. Le requérant indique qu’il refusa de se conformer aux ordres des agents pénitentiaires qui faisaient des remarques insultantes et péjoratives et qu’il justifia son refus en mentionnant que l’inspection était fallacieuse et avait pour but de l’humilier. Il ajoute qu’il donna expressément son consentement pour se soumettre à une fouille par palpation ou pour faire une radiographie mais précisa qu’il n’y avait aucune raison de se déshabiller et de se pencher en avant. Il ajoute également que les autorités pénitentiaires savaient qu’il n’était pas en possession de stupéfiants.
8. Le requérant explique qu’il fut par la suite transféré dans une cellule « d’accueil », destinée à isoler les détenus qui rentraient de congés. Il y resta trois jours. Il ajoute que, pendant les six jours au cours desquels il séjourna à la prison de Diavata, en raison de son isolement, il n’eut de contact même visuel ni avec les autres détenus ni avec le monde extérieur et qu’il n’eut pas de visites.
A. Première procédure disciplinaire
9. Le 14 novembre 2011, le conseil disciplinaire de la prison de Diavata imposa au requérant une peine de dix jours de détention « dans une cellule spéciale » (en isolement) pour désobéissance ainsi que le transfert dans un autre établissement pénitentiaire, en vertu de l’article 68 § 2 du code pénitentiaire, car, le 11 novembre 2011, il avait refusé de se soumettre à une fouille corporelle (décision no 52/14.11.2011).
10. Le 18 novembre 2011, le requérant introduisit un recours contre la décision no 52/14.11.2011 devant la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Thessalonique.
11. Le 5 janvier 2012, le requérant soumit un mémoire devant la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Thessalonique.
12. Le 20 janvier 2012, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Thessalonique rejeta le recours du requérant et confirma la peine disciplinaire infligée (décision no 69/2012).
B. Deuxième procédure disciplinaire
13. Entre-temps, le 17 novembre 2011, le requérant, qui se trouvait toujours en isolement dans la prison de Diavata, fut transféré à la prison de Nigrita (Serres), en application de la sanction disciplinaire imposée par la décision no 52/14.11.2011. Le requérant explique qu’à son arrivée à la prison de Nigrita il refusa de se conformer aux ordres des agents pénitentiaires visant à se soumettre à une inspection anale en se penchant vers l’avant après avoir enlevé ses sous-vêtements. Il ajoute qu’il justifia son refus en mentionnant que l’inspection était fallacieuse et avait pour but de l’humilier, car il n’avait eu de contact avec personne, sauf avec les agents pénitentiaires. Il ajoute également qu’il donna expressément son consentement pour faire une radiographie.
14. Le 18 novembre 2011, après avoir entendu le requérant, le conseil disciplinaire de la prison de Nigrita lui imposa une peine de dix jours de détention « dans une cellule spéciale » (en isolement) pour désobéissance, en vertu de l’article 68 § 2 du code pénitentiaire (décision no 27/18.11.2011). Il ressort du procès-verbal de l’audience que le requérant s’est exprimé comme suit en ce qui concerne la fouille corporelle :
« J’ai refusé de me soumettre uniquement à une partie de la fouille. Je comprends que tout le monde soit soumis à la [fouille]. Je le vois comme quelque chose d’humiliant pour moi. Qu’un autre type de fouille soit trouvé. »
15. Le 21 novembre 2011, le requérant introduisit un recours contre la décision no 27/18.11.2011 devant la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres.
16. Le 16 décembre 2011, le requérant soumit un mémoire devant la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres. Il y présentait une analyse chronologique des événements en cause et exposait en détail les raisons pour lesquelles il avait refusé d’être soumis à une fouille corporelle. En premier lieu, le requérant précisa qu’avant son transfert dans la prison de Nigrita il avait été en isolement pendant plusieurs jours et qu’il n’avait alors eu aucun contact ni avec les autres détenus ni avec le monde extérieur. Dès lors, à supposer même qu’il cachait des stupéfiants dans son anus, son corps les aurait rejetés. Toutefois, à la suite de son transfert à la prison de Nigrita, les agents pénitentiaires lui auraient ordonné de se déshabiller et de se pencher en avant. Le requérant aurait refusé étant donné que selon lui il n’avait eu de contact avec personne, que des mesures spéciales de sécurité lui avaient été imposées, que les seules personnes qui auraient pu alors lui fournir des stupéfiants étaient ses gardiens, ce qui ne pouvait pas être le cas, et enfin que l’obligation de se soumettre à une fouille corporelle aurait eu pour but de l’humilier. Il ajouta qu’il avait uniquement refusé de se déshabiller et de se mettre dans des positions embarrassantes et qu’il avait proposé de subir un contrôle par rayons X, une procédure qui aurait respecté selon lui la dignité humaine. Il se plaignit en outre qu’à la suite de son refus les agents pénitentiaires l’avaient menacé de prendre des sanctions disciplinaires, qu’ils avaient fait des remarques insultantes et péjoratives à son égard et qu’ils avaient souhaité en venir à bout de son insistance sur le respect de sa dignité. Il ajouta que les raisons invoquées par les agents pénitentiaires et le directeur de la prison pour justifier la fouille corporelle étaient le fait qu’il aurait pu dissimuler des stupéfiants dans son anus, non détectables par la machine de contrôle, et que « la procédure relative à la fouille protégeait les détenus de l’introduction d’objets interdits qui pouvaient avoir des effets néfastes sur le bien-être des autres détenus ». Toutefois, quand son représentant avait interrogé les autorités pénitentiaires sur la raison pour laquelle la solution consistant à effectuer une radiographie avait été refusée, celles-ci répondirent que cette mesure était trop couteuse pour l’État, car le requérant aurait dû être transféré à l’hôpital.
17. En deuxième lieu, le requérant affirma que la peine disciplinaire qui lui avait été imposée était injuste et pas nécessaire car, vu les circonstances de l’espèce, sa demande visant à ne pas se soumettre à une fouille corporelle était justifiée. Dès lors, il estima que l’ordre des agents pénitentiaires était illégal et abusif et qu’il n’avait aucune obligation de s’y conformer.
18. En troisième lieu, invoquant la jurisprudence de la Cour et notamment les affaires Buldashev c. Russie (no 46793/06, 18 octobre 2011), Wainwright c. Royaume-Uni (no 12350/04, CEDH 2006‑X), Van der Ven c. Pays-Bas (no 50901/99, CEDH 2003‑II), Iwańczuk c. Pologne (no 25196/94, 15 novembre 2001), et Frérot c. France (no 70204/01, 12 juin 2007), le requérant soutint que la fouille corporelle était contraire aux articles 3 et 8 de la Convention.
19. Le 2 janvier 2012, le recours du requérant fut rejeté par la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres (décision no 1/2012).
C. Troisième procédure disciplinaire
20. Entre-temps, le 5 décembre 2011, le requérant fut transféré à Thessalonique pour assister à l’audience de l’affaire pénale le concernant devant le tribunal correctionnel de Thessalonique. Le même jour, il fut transféré à la prison de Nigrita. Il ressort du dossier que ses vêtements furent contrôlés, mais qu’il refusa de se soumettre à une fouille corporelle. Le requérant indiqua qu’il avait été transféré au tribunal correctionnel de Thessalonique à 7 heures du matin, seul dans un véhicule de police et accompagné par « un corps de police puissant ». Dans les locaux du palais de justice de Thessalonique, il fut placé dans une cellule spéciale, à l’écart des autres détenus. Il fut transféré dans la salle d’audience pendant deux minutes uniquement, avant que son affaire soit ajournée. Il ajouta qu’à la suite de son transfert à la prison de Nigrita, le même jour, les agents pénitentiaires lui ordonnèrent d’enlever son pantalon et de se pencher vers l’avant afin de vérifier s’il n’avait pas placé des stupéfiants dans son rectum. Le requérant allégua que ce contrôle avait pour but de l’humilier, car il ne s’était absenté de la prison que durant quatre heures, pendant lesquelles il n’avait été en contact avec personne, sauf avec ses gardiens.
21. Le 6 décembre 2011, le conseil disciplinaire de la prison de Nigrita, après avoir entendu le requérant, lui imposa une peine de dix jours de détention « dans une cellule spéciale » (en isolement) pour désobéissance, en vertu de l’article 68 § 2 du code pénitentiaire (décision no 32/6.12.2011). Il ressort du procès-verbal de l’audience que le requérant s’est exprimé comme suit en ce qui concerne la fouille corporelle :
« Je ne veux pas reconsidérer [ma décision]. Nous en avons déjà discuté. Je ne veux pas répéter les mêmes raisons. »
22. Le 8 décembre 2011, le requérant introduisit un recours contre la décision no 32/6.12.2011 devant la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres. Dans ce recours, présenté de manière stéréotypé, le requérant estimait qu’il avait été injustement puni et qu’il avait été accusé à tort. Il n’a pas introduit de mémoire.
23. Le 30 janvier 2012, la procureure du tribunal de première instance de Serres proposa le rejet du recours du requérant, notamment en raison du fait qu’il n’avait invoqué aucun élément pour soutenir son recours et qu’il n’avait exposé aucun fait pour l’étayer. La procureure considéra qu’en tout état de cause, comme il ressortait du dossier, il ne faisait aucun doute que le requérant avait commis l’infraction disciplinaire en cause, car il avait en effet refusé de se soumettre à une fouille corporelle. Elle ajouta que la peine disciplinaire de dix jours était justifiée en raison de la gravité de l’infraction que le requérant avait commise à deux reprises dans le passé.
24. Le 7 mars 2012, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres entérina la proposition du procureur et rejeta le recours (décision no 42/07.03.2012).
D. Quatrième procédure disciplinaire
25. Entre-temps, le 26 mars 2012, le requérant fut transféré à Thessalonique pour assister à l’audience de l’affaire pénale le concernant. Le même jour, il fut transféré à la prison de Nigrita, où il refusa de se soumettre à une fouille corporelle. Le requérant allègue qu’il fut transféré au tribunal correctionnel de Thessalonique à 7 heures du matin, par un transfert spécial, sans autres détenus dans le véhicule. À la suite de l’ajournement de son affaire devant le tribunal correctionnel de Thessalonique en raison d’une grève des avocats, il fut transféré de nouveau à la prison de Nigrita vers midi. Le requérant ajoute que pendant son absence de la prison de Nigrita, qui a duré cinq heures environ, il ne fut en contact avec personne, hormis avec les gardiens spéciaux et les agents pénitentiaires, qui le surveillaient de très près. À son retour à la prison de Nigrita, il fut prié de se déshabiller et de se pencher vers l’avant. Il refusa de s’exécuter et précisa qu’il pouvait être soumis à une fouille au-dessus de ses vêtements ou à un contrôle radiologique, étant donné que les agents pénitentiaires savaient qu’il ne prenait pas de drogues, qu’il n’avait été en contact avec personne et qu’il s’était absenté pendant cinq heures de la prison, surveillé de près par des gardiens.
26. Le même jour, le conseil de la prison décida de placer le requérant dans la « chambre d’accueil » (θάλαμος υποδοχής) (décision no 46/26.3.2012). Le requérant allègue qu’il n’avait pas pris connaissance de cette décision. Selon lui, il fut placé dans une « cellule d’accueil » (semi-isolement) dans laquelle se trouvait jusqu’à deux codétenus, sans pouvoir être en contact avec les autres détenus. Il n’aurait pas été possible pour lui de se promener dans la cour de la prison et il n’aurait pu sortir de sa cellule que deux fois par jour pendant dix minutes à chaque fois, pour téléphoner à sa famille. Il ajoute qu’il tenta de s’informer du fondement sur la base duquel sa détention avait été ordonnée, mais qu’il ne reçut pas de réponse.
27. Le 28 mars 2012, le conseil disciplinaire de la prison de Nigrita, après avoir entendu le requérant, lui infligea une peine disciplinaire pour désobéissance, qui consistait à le transférer dans un autre établissement pénitentiaire, en vertu de l’article 68 § 2 du code pénitentiaire (décision no 16/28.03.2012). Il ressort du procès-verbal de l’audience que le requérant s’est exprimé comme suit en ce qui concerne la fouille corporelle :
28. « Je n’ai rien à déclarer. Les raisons qui m’ont conduit [à prendre cette décision] sont les mêmes que pour les autres fois. Je considère qu’[il s’agit] d’une atteinte à la dignité de tout détenu et pas seulement de la mienne. Je n’ai pas modifié mon choix [δεν έχω αναιρέσει την επιλογή μου]. »
29. À une date non précisée, le requérant introduisit un recours contre la décision no 16/28.03.2012 devant la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres.
30. Le 30 avril 2012, la procureure du tribunal de première instance de Serres proposa le rejet du recours du requérant. Elle précisa que, devant le conseil disciplinaire, l’intéressé « avait uniquement soutenu qu’il avait refusé de se soumettre à une fouille corporelle, estimant qu’elle portait atteinte à sa personnalité, et qu’il ne s’était pas repenti ». Elle ajouta que le requérant n’avait invoqué aucun élément pour soutenir son recours et qu’il n’avait exposé aucun fait pour l’étayer. Elle indiqua qu’en tout état de cause, comme il ressortait du dossier, il ne faisait aucun doute que le requérant avait commis l’infraction disciplinaire en cause, car il avait en effet refusé de se soumettre à une fouille corporelle. Elle ajouta que la peine disciplinaire visant son transfert dans un autre établissement pénitentiaire était justifiée en raison de la gravité de l’infraction que le requérant avait commise à deux reprises dans le passé.
31. Le 3 mai 2012, le requérant introduisit une demande auprès du directeur de la prison de Nigrita pour obtenir des renseignements sur l’ordre à travers lequel il avait été placé dans une « cellule d’accueil » depuis le 26 mars 2012, sans avoir accès à un lieu de promenade ni aux droits des autres détenus, pour connaître le fondement sur la base duquel cette « peine disciplinaire » lui avait été infligée en vertu du code pénitentiaire. Il demanda à recevoir copie de l’ordre en cause, s’il avait été transcrit. Il qualifia ce traitement de « dégradant et assimilé à de la torture ».
32. Le même jour, le conseil de la prison de Nigrita répondit à la demande du requérant (procès-verbal no 190/3.5.2012). Il précisa que la détention du requérant dans la « chambre d’accueil » avait été considérée nécessaire par la décision no 46/26.3.2012, en application de l’article 24 § 5 du code pénitentiaire, car le requérant avait refusé de se soumettre à une fouille corporelle en vue de constater s’il avait tenté d’introduire des substances interdites dans la prison, et qu’elle ne constituait pas une sanction disciplinaire. Il expliqua qu’il avait pris en considération les effets que ce refus aurait pu avoir sur le bon fonctionnement de la prison, car le comportement du requérant aurait pu « trouver des imitateurs » et alors conduire, d’une part, à la désobéissance des autres détenus, et, d’autre part, à la non-imposition du droit interne concernant les fouilles corporelles, à la possibilité d’introduire des objets interdits dans la prison, tels que des petites armes, ce qui aurait mis en danger la vie des agents pénitentiaires et des autres détenus. Le conseil précisa en outre que le requérant n’avait pas été placé dans une « cellule spéciale » en vertu de l’article 65 § 2 du code pénitentiaire, mais dans une cellule destinée aux nouveaux arrivants, dont les caractéristiques étaient exactement les mêmes que celles des cellules se trouvant dans les ailes de la prison. Le requérant aurait alors joui de tous les droits prévus par la loi. Le conseil affirma en outre que le placement du requérant dans cette chambre était dû à la surpopulation de la prison. Quant aux allégations du requérant selon lesquelles le traitement en cause aurait été dégradant et constitutif de torture, le conseil considéra, d’une part, qu’aucun des droits du requérant n’avait été atteint et, d’autre part, que les autorités pénitentiaires avaient rendu plus facile l’exercice par lui de ses droits et continuaient à le faire. Le conseil de la prison de Nigrita conclut que les actes visant à enfermer le requérant dans la « cellule spéciale » ne constituaient pas des actes qui « s’écartaient de l’application des [règles] prévues par le code pénitentiaire et le règlement intérieur des prisons » et que l’enfermement du requérant était impératif, car il refusait à ce jour la fouille corporelle.
33. Le 8 mai 2012, le requérant commença de s’abstenir à prendre les repas de la prison.
34. Le 11 mai 2012, l’intéressé déposa un mémoire devant la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres contre la décision no 16/28.03.2012.
35. En premier lieu, le requérant y présentait une analyse chronologique des événements en cause et exposait en détail les raisons pour lesquelles il refusait de se soumettre à une fouille corporelle. En particulier, il soutint qu’il était le seul détenu dans le véhicule de transfert, qu’il était accompagné par huit gardes de l’unité spéciale antiterroriste (Ειδική Κατασταλτική Αντιτρομοκρατική Μονάδα-ΕΚΑΜ) qui l’avaient encerclé à tout moment, que dans le bâtiment du tribunal il avait été placé dans un espace spécial et qu’il n’avait eu aucun contact avec personne. Toutefois, à son retour dans la prison de Nigrita, les agents pénitentiaires, qui auraient fait des remarques insultantes et péjoratives à son égard, lui auraient demandé d’enlever ses sous-vêtements pour procéder à une fouille corporelle. Le requérant aurait refusé, estimant que la fouille avait pour but de l’humilier, car les agents pénitentiaires savaient, selon lui, qu’il n’avait aucun lien avec les stupéfiants, qu’il n’avait eu de contact avec personne et qu’il s’était absenté pendant moins de huit heures de la prison, toujours sous « escorte renforcée ». Le requérant ajouta que depuis l’imposition de la peine disciplinaire visant son transfert dans un autre établissement pénitentiaire et pendant une période d’un mois et demi il avait été détenu en isolement sans avoir la possibilité de se promener. Il précisa qu’il n’avait pas refusé tout type de contrôle, mais uniquement la fouille corporelle et qu’il avait proposé de subir un contrôle par rayons X, qui aurait été selon lui respectueux de la dignité humaine. Il reprocha aux agents pénitentiaires de l’avoir menacé, à la suite de son refus, avec des sanctions disciplinaires, d’avoir fait des remarques insultantes et péjoratives à son égard et d’avoir souhaité en venir à bout de son insistance sur le respect de sa dignité. Il ajouta que les raisons invoquées par les agents pénitentiaires et le directeur de la prison pour justifier la fouille corporelle étaient le fait qu’il aurait pu dissimuler des stupéfiants dans son anus, non détectables par la machine de contrôle et que « la procédure relative à la fouille protégeait les détenus de l’introduction d’objets interdits qui pouvaient avoir des effets néfastes sur le bien-être des autres détenus ».
36. En deuxième lieu, le requérant affirma que la peine disciplinaire qui lui avait été imposée était injuste, disproportionnée et pas nécessaire car, vu les circonstances de l’espèce, sa demande visant à ne pas se soumettre à une fouille corporelle était justifiée. Dès lors, l’ordre des agents pénitentiaires aurait été illégal et abusif et le requérant n’aurait eu aucune obligation de s’y conformer.
37. En troisième lieu, invoquant la jurisprudence de la Cour et notamment les affaires Buldashev c. Russie (no 46793/06, 18 octobre 2011), Wainwright c. Royaume-Uni (no 12350/04, CEDH 2006‑X), Van der Ven c. Pays-Bas (no 50901/99, CEDH 2003‑II), Iwańczuk c. Pologne (no 25196/94, 15 novembre 2001), et Frérot c. France (no 70204/01, 12 juin 2007), le requérant soutint que la fouille corporelle était contraire aux articles 3 et 8 de la Convention.
38. Le 15 mai 2012, le requérant entama une grève de la faim, se plaignant de son placement « en semi-isolement ». Il demanda en outre la mise en œuvre de la peine disciplinaire visant son transfert dans un autre établissement pénitentiaire.
39. Le 16 mai 2012, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres entérina la proposition du procureur et rejeta le recours (décision no 82/2012). Ladite chambre d’accusation considéra que :
« (...) le requérant a admis son acte et a allégué que la fouille corporelle était humiliante pour les détenus et pour lui-même. Toutefois, cette allégation n’est pas convaincante, étant donné qu’il s’agit d’une procédure applicable dans tous les établissements pénitentiaires et a pour but la protection des détenus eux-mêmes, sans porter atteinte à leur dignité sans raison ni à un degré disproportionné avec le but poursuivi. Par ailleurs, dans son recours et dans son mémoire déposé devant [cette] chambre, le requérant n’a soumis aucun élément nouveau concernant l’affaire, qui justifie la non-imposition de la peine disciplinaire en cause. (...) »
40. Le 18 mai 2012, le comité central des transferts du ministère de la justice décida de transférer le requérant à la prison de Larissa.
41. Le 21 mai 2012, le tribunal correctionnel de Thessalonique ajourna l’examen de l’affaire pénale concernant le requérant afin de le transférer à la prison de Larissa. L’intéressé cessa alors sa grève de la faim. Le même jour, il fut transféré dans cette prison. Il allègue qu’à la suite de son arrivée il ne fut pas obligé de se déshabiller afin de se soumettre à une fouille corporelle. Une fouille par palpation eut lieu avec son consentement. Le requérant précise que la même procédure fut suivie le 28 mai 2012, date à laquelle il fut transféré du tribunal correctionnel de Thessalonique, où il assista à l’audience, à la prison de Larissa.
42. Le 30 mai 2012, le tribunal correctionnel de Thessalonique condamna le requérant à huit ans et huit mois de réclusion pour vol à main armée en réunion, séquestration en réunion, port d’armes et usage d’armes en réunion et vol en réunion (arrêt no 1659/2012). Le tribunal acquitta le requérant pour les infractions commises en bande organisée et de possession de stupéfiants pour son propre usage. Il reconnut en outre au requérant des circonstances atténuantes, à savoir qu’avant de commettre les infractions en cause il avait mené une vie honnête.
43. Le même jour, le requérant introduisit un appel contre cette décision. La suite de l’affaire ne ressort pas du dossier.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. Le droit interne pertinent
44. Les dispositions pertinentes du code pénitentiaire (loi no 2776/1999) se lisaient ainsi à l’époque des faits :
Article 23
« (...) 6. Le nouvel arrivant [détenu dans un établissement pénitentiaire] est soumis à une fouille corporelle [σωματική έρευνα] et [à une fouille] de ses objets personnels, menée[s] dans un espace spécial et de manière à ce qu’il ne soit pas porté atteinte à sa dignité. La fouille est effectuée par au moins deux agents du même sexe que celui du détenu. S’il existe des raisons valables justifiant une fouille dans le corps [fouille des cavités corporelles] ou un examen par rayons X, ceux-ci sont effectués uniquement par un médecin, conformément aux règles de la médicine et à la suite d’une ordonnance délivrée par le magistrat compétent. (...) »
Article 24
« (...) 5. À l’issue de la procédure décrite dans les paragraphes ci-dessus, le conseil pénitentiaire décide de placer définitivement ou provisoirement un détenu dans des locaux spécifiques de l’établissement pénitentiaire (...). À cette fin, la situation réelle et juridique du détenu est prise en compte (...) »
Article 66
« (...) 6. Pour les infractions disciplinaires de catégorie A prévues à l’article 68, la représentation par un avocat est permise pendant la procédure disciplinaire. »
Article 68
« 1. Les infractions pouvant entraîner une peine disciplinaire à leur auteur sont uniquement celles décrites dans les dispositions du présent article et se distinguent selon leur gravité en trois catégories. (...)
2. Les infractions disciplinaires de catégorie A sont les suivantes :
a) Désobéissance aux ordres légaux du personnel de l’établissement [pénitentiaire], comme le refus de fournir un service dû ou l’obstruction d’un tiers à fournir un service dû ; (...) »
Article 69
« 1. (...) Pour les infractions disciplinaires concernant les accusations de l’article mentionné ci-dessus, les peines suivantes sont prévues par catégorie :
Catégorie A : restriction d’un à dix jours dans une cellule spéciale de détention ou transfert (dans une autre prison) ou privation pendant un an de la possibilité de participer au travail ou à un programme de formation professionnelle, ou de 16 à 30 points de peine, conformément à l’article suivant. (...) »
Article 71
« (...) 7. Le recours du détenu contre les décisions prises par le conseil disciplinaire est formé devant le tribunal de l’exécution des peines dans un délai exclusif de cinq jours, lequel décide et statue irrévocablement. Dans le cas de restriction, l’introduction du recours ne suspend pas l’exécution de la décision, sauf si le conseil disciplinaire en a décidé autrement. »
45. L’article 10 § 5 du règlement intérieur concernant le fonctionnement des prisons (décision no 58819/7.4.2003 du ministre de la Justice) se lit ainsi :
« À son entrée dans la prison, le détenu est soumis à une fouille corporelle et [à une fouille] de ses objets personnels. Si le détenu en question est soupçonné de posséder des substances ou d’autres objets interdits dans la prison, une fouille dans le corps [fouille des cavités corporelles] ou un examen par rayons X sont autorisés par ordonnance du procureur - chargé de la surveillance - et sont effectués uniquement par un médecin, selon les règles de la médecine. En cas d’urgence, lorsque le détenu y consent, la fouille dans le corps [fouille des cavités corporelles] ou un examen par rayons X sont ordonnés par le directeur [de la prison] ou, en son absence, par le policier en charge de l’affaire [από τον αρχιφύλακα], et le procureur-superviseur est informé sans délai. »
II. Les constats du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) dans son rapport de 2006
46. Dans son rapport publié à la suite de sa visite en Grèce en 2005, le CPT constatait que les femmes détenues à la prison de Korydallos étaient soumises de manière systématique à une fouille corporelle, à chaque fois qu’elles quittaient la prison (par exemple, pour assister à une audience ou aller à l’hôpital) et à leur retour (paragraphe 81 du rapport). Le CPT estimait qu’une telle approche était disproportionnée et pouvait être considérée comme dégradante. Il ajoutait, entre autres, que des examens d’une telle nature devaient être menés exceptionnellement sur la base d’une évaluation des risques et non de manière systématique.
III. Les constats du CPT dans son rapport de 2014
47. Dans son rapport publié à la suite de sa visite en Grèce en 2014, le CPT constatait que, dans la prison pour femmes de Korydallos, toutes les détenues venant de l’extérieur étaient soumises à des fouilles pour observer si elles dissimulaient des stupéfiants mais que des fouilles vaginales étaient effectuées uniquement en cas de soupçons raisonnables (paragraphe 144). Toutefois, dans la prison de Diavata, les détenus étaient soumis à des fouilles corporelles à chaque fois qu’ils pénétraient dans la prison, puis étaient placés dans une cellule disciplinaire pendant deux jours ou plus. Des fouilles corporelles étaient effectuées même au retour du service religieux qui avait lieu à l’intérieur de la prison mais à l’extérieur des ailes de l’établissement pénitentiaire. Le CPT considérait que de telles mesures devaient être appliquées uniquement dans des cas exceptionnels, lorsqu’il existait des motifs raisonnables de soupçonner que le détenu avait tenté d’introduire des stupéfiants ou autres produits de contrebande dans l’établissement pénitentiaire.
IV. Le mémoire du médiateur de la République soumis au comité multipartite du Parlement grec concernant les « pratiques d’isolement et de contrôle des détenus nouveaux arrivants, des condamnés ou des prévenus pour violation de la loi relative aux stupéfiants »
48. En 2008, le médiateur de la République reçut deux rapports concernant la pratique des fouilles dont les femmes détenues dans les prisons de Korydallos et de Diavata étaient soumises. Dans un mémoire publié le 18 février 2009, le médiateur de la République informait le comité multipartite du Parlement grec de ses constats sur les pratiques et les méthodes de contrôle constatées, et le cadre juridique interne concernant les procédures relatives au contrôle et la détection de stupéfiants introduits dans les prisons. Le médiateur de la République avait inclus dans son mémoire la jurisprudence de la Cour et les constats établis par le CPT en 2006 (paragraphe 46 ci-dessus).
49. Dans ses constats, il disait comprendre les efforts menés par la direction des prisons pour éviter l’entrée des stupéfiants dans les établissements pénitentiaires, ainsi que la nécessité de mesures spéciales de contrôle prises à l’encontre des détenus nouveaux arrivants ou à la suite de congés, d’une hospitalisation ou d’un transfert pour assister à une audience. Or il ajoutait que si une procédure de contrôle standard et strict était justifiée, la dangerosité de chaque détenu ne pouvait être assumée sans l’existence d’indices particuliers. Selon le médiateur de la République, l’installation de machines de détection des stupéfiants aurait été la solution pour garantir un équilibre entre la prévention efficace de l’entrée des stupéfiants et le respect de la personnalité des détenus.
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DEs ARTICLEs 3 ET 8 DE LA CONVENTION à raison DE L’IMPOSITION DES SANCTIONS
50. Invoquant les articles 3 et 8 de la Convention, le requérant se plaint de l’imposition de sanctions disciplinaires à chaque fois qu’il a refusé de se conformer aux ordres des autorités pénitentiaires visant à se déshabiller et à subir une inspection anale. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause. Elle estime qu’il y a lieu d’examiner les allégations du requérant sous l’angle du seul article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
1. Quant à la première et la deuxième procédure disciplinaire
51. Le Gouvernement excipe du non-respect du délai de six mois en ce qui concerne ces procédures, en soutenant notamment que la requête a été introduite le 1er août 2012, soit plus de six mois après la date de publication de la décision no 69/2012 de la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Thessalonique et de celle no 1/2012 de la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres, soit le 20 janvier 2012 et le 2 janvier 2012 respectivement. Il affirme qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’une situation continue, car le requérant se plaint de l’imposition des peines disciplinaires, qui a eu lieu aux dates précises.
52. Le requérant rétorque que sa requête a été introduite dans le délai des six mois car il s’agit en l’espèce d’une situation continue. Il affirme que, dans les affaires Seleznev c. Russie (no 15591/03, § 26, juin 2008) et Ananyev et autres c. Russie (nos 42525/07 et 60800/08, 10 janvier 2012), qui à son avis présentent des similitudes avec la présente affaire, la Cour avait considéré que la situation des intéressés pouvait s’analyser en une situation continue. Le requérant ajoute que les agents pénitentiaires l’ont soumis à quatre reprises à un traitement dégradant identique et ce pendant une période de cinq mois durant laquelle il n’a jamais été libéré.
53. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie que « dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive ». Cette règle constitue un facteur de sécurité juridique tout en répondant également au besoin de laisser à l’intéressé un délai de réflexion suffisant pour lui permettre d’apprécier l’opportunité de présenter une requête à la Cour et pour en définir le contenu (Iordache c. Roumanie (déc.), no 55092/00, 23 mars 2004). Ainsi, elle marque la limite temporelle du contrôle exercé par la Cour et signale, à la fois aux individus et aux autorités de l’État, la période au-delà de laquelle ce contrôle n’est plus possible (Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000-I, et Kadiķis c. Lettonie (no 2) (déc.), no 62393/00, 25 septembre 2003).
54. La Cour rappelle aussi qu’une violation de la Convention ou de ses Protocoles peut revêtir la forme non seulement d’un acte instantané, mais également d’une situation continue. Le concept de « situation continue » désigne un état de choses résultant d’actions continues accomplies par l’État ou en son nom, dont les requérants sont victimes. Le fait qu’un événement ait des conséquences importantes étalées dans le temps ne signifie pas qu’il est à l’origine d’une « situation continue » (Posti et Rahko c. Finlande, no 27824/95, §§ 39-40, CEDH 2002‑VII, Petkov c. Bulgarie (déc.), nos 77568/01 et 2 autres, 4 décembre 2007, Meltex LTD c. Arménie (déc.), no 37780/02, 27 mai 2008, et Iordache c. Roumanie, no 6817/02, § 49, 14 octobre 2008).
55. En l’occurrence, la Cour constate que si la décision no 69/2012 et celle no 1/2012 ont eu des effets sur la situation personnelle du requérant, par lesquelles sa détention « dans une cellule spéciale » pendant dix jours et/ou son transfert dans un autre établissement pénitentiaire ont été validés, les griefs du requérant ne concernent pas l’ensemble des problèmes auxquels il a dû faire face pendant sa détention, mais se rapportent à des événements spécifiques, à savoir l’imposition des sanctions disciplinaires en cause (voir, a contrario, Seleznev c. Russie, précité, § 36). Dès lors, de l’avis de la Cour, il ne s’agit pas en l’espèce d’une situation continue. La Cour observe ensuite que les décisions en cause ont été publiées le 20 janvier 2012 et le 2 janvier 2012 respectivement, soit plus de six mois avant l’introduction de la requête, le 1er août 2012.
56. Il s’ensuit que la requête, pour autant qu’il concerne les sanctions disciplinaires imposées par la décision no 69/2012 et celle no 1/2012, doit être rejetée pour non-respect du délai de six mois, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
2. Quant à la troisième procédure disciplinaire
57. Le Gouvernement soutient que, dans son recours formé le 8 décembre 2011, le requérant a soumis l’argument selon lequel il considérait qu’il avait été injustement puni et qu’il avait été accusé à tort. Par conséquent, selon le Gouvernement, le requérant n’a pas allégué qu’il avait été forcé de se pencher vers l’avant et d’enlever ses sous-vêtements ou qu’il avait été menacé par des gardiens de subir une sanction disciplinaire ou qu’il avait reçu une autre menace ou que les gardiens avait fait des remarques désobligeantes et humiliantes à son égard.
58. La Cour rappelle que la finalité de la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de redresser les violations alléguées contre eux avant qu’elles ne soient soumises à la Cour. Ainsi, le requérant doit avoir utilisé les ressources judiciaires offertes par la législation nationale, pourvu qu’elles se révèlent efficaces et suffisantes (voir, entre autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999-I). Par ailleurs, la règle de l’épuisement des voies de recours internes doit s’appliquer « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif » ; cependant, elle n’exige pas seulement la saisine des juridictions nationales compétentes et l’exercice de recours destinés à combattre une décision déjà rendue, elle comprend aussi l’obligation de soulever devant les autorités nationales appropriées, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite au niveau international (voir, parmi beaucoup d’autres, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 44, CEDH 2006-II). L’article 35 commande en outre l’emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention. Une requête ne satisfaisant pas à ces exigences doit en principe être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (Vučković et autres c. Serbie [GC], no 17153/11, § 72, 25 mars 2014).
59. La Cour note qu’en l’espèce, concernant cette partie de la procédure, il ressort du dossier que le requérant n’a pas formulé devant les juridictions internes le grief qu’il soulève devant elle. En particulier, elle observe que dans son recours formé le 8 décembre 2011 contre la décision no 32/6.12.2011 du conseil disciplinaire de la prison de Nigrita, présenté de manière stéréotypé, le requérant se plaignait qu’il avait été injustement puni et qu’il avait été accusé à tort (paragraphe 22 ci-dessus). Qui plus est, l’intéressé n’avait pas introduit de mémoire, contenant des allégations plus précises. Par ailleurs, devant le conseil disciplinaire il avait soutenu qu’il ne « voulait pas reconsidérer [sa décision] » et qu’il « ne voulait pas répéter les mêmes raisons » (paragraphe 21 ci-dessus).
60. En effet, le requérant n’a ni invoqué les articles 3 ou 8 de la Convention ni formulé des griefs sous l’angle de ces dispositions. Ainsi, il n’a pas rendu attentive la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres des impératifs découlant de l’interdiction de subir des mauvais traitements ni de son droit à la vie privée, et il n’a pas non plus présenté des arguments équivalant à alléguer, même en substance et de façon sous‑jacente, une atteinte à ses droits garantis par les articles 3 et 8 de la Convention. De l’avis de la Cour, rien ne permet de penser que si le requérant avait soumis devant les juridictions internes des arguments à l’appui d’un tel grief, celles-ci ne les auraient pas examinés.
61. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que le requérant n’a pas donné à l’État défendeur la faculté de remédier à la violation alléguée, en utilisant les ressources judiciaires offertes par le droit interne (voir, a contrario, Karapanagiotou et autres c. Grèce, no 1571/08, § 29, 28 octobre 2010).
62. Par conséquent, la requête, pour autant qu’elle concerne les sanctions disciplinaires imposées par la décision no 42/2012, doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
3. Quant à la quatrième procédure disciplinaire
63. Constatant que cette partie du grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
64. Le requérant allègue que les agents pénitentiaires l’ont soumis à quatre reprises à un traitement dégradant. Il affirme que le Gouvernement admet, en premier lieu, l’emploi des fouilles à corps et, en second lieu, que le requérant a été soumis à une telle fouille à chaque fois qu’il rentrait dans un établissement pénitentiaire, malgré le fait qu’il résidait dans un état d’isolement et qu’il était absent pendant uniquement quelques heures, laps de temps durant lequel il était détenu dans un espace spécial sans contact avec personne si ce n’est avec les agents pénitentiaires. Il considère que les allégations formulées par le Gouvernement sont contradictoires, car, d’une part, celui-ci soutient que le requérant n’a jamais été obligé de se pencher en avant ni d’enlever ses sous-vêtements et, d’autre part, il reconnaît que la fouille corporelle impliquait « une inspection visuelle en position verticale » pendant que l’intéressé se déshabillait.
65. Le requérant ajoute que le Gouvernement s’est abstenu de commenter l’absence de proportionnalité et de nécessité dans les actes effectués par les agents pénitentiaires. Il souligne qu’il avait accepté de se soumettre à une fouille par palpation et une fouille de ses vêtements. Il explique que les peines disciplinaires lui ont été imposées non parce qu’il ne s’était pas conformé à tout type de fouille, mais en raison de son refus d’accepter des méthodes injustifiées, disproportionnées et humiliantes, qui constituaient selon lui une violation des articles 3 et 8 de la Convention. Il ajoute que son casier judiciaire était vierge, qu’il n’avait jamais été accusé ou condamné pour des infractions liées aux stupéfiants et qu’en tout état de cause il n’avait pas été soupçonné d’introduire de la drogue à l’intérieur de la prison.
66. Le requérant soutient qu’avant d’effectuer une fouille corporelle il doit exister une raison légitime, par exemple : a) si le détenu a été condamné pour une violation des lois relatives aux stupéfiants ; b) s’il existe des éléments concrets permettant de soupçonner que l’intéressé tente d’introduire des drogues dans la prison ; c) si le détenu a été puni disciplinairement ou condamné dans le passé pour tentative ou autre violation de la loi relative aux stupéfiants, et d) si des traces de stupéfiants ont été retrouvées sur les objets personnels du détenu. Le requérant ajoute que le caractère contraignant de la mesure en question impose de prendre en compte l’ensemble des conditions et de mentionner les facteurs précis qui rendent nécessaire un tel examen, afin que le détenu ne se sente pas insulté sur son honneur et sa dignité. La fouille doit être effectuée de manière à ce qu’elle ne porte pas atteinte à la dignité ni ne puisse être utilisée comme moyen d’humiliation des nouveaux arrivants dans un établissement pénitentiaire. Or le requérant estime que la présence de « 3 à 4 agents pénitentiaires » faisant des remarques insultantes sur les parties intimes et la masculinité des détenus, combiné avec la contrainte de se déshabiller, et sa détention ayant eu lieu dans des conditions de « semi-isolement » démontrent bien qu’un esprit de vengeance contre lui régnait. Le requérant se réfère également au rapport établi par le médiateur de la République (paragraphes 48-49 ci-dessus).
67. Le requérant affirme en outre que l’argument du Gouvernement selon lequel il n’aurait pas invoqué ses griefs devant les juridictions internes est erroné. Il précise à cet égard que, comme il ressort des procès-verbaux des conseils de la prison, il avait expliqué à plusieurs reprises les raisons pour lesquelles il avait refusé de subir des fouilles à corps.
68. Le requérant soutient enfin que la fouille corporelle qui lui a été imposée ne correspondait pas à des besoins de sécurité légitimes, qu’elle était disproportionnée et qu’elle ne pouvait être considérée nécessaire dans une société démocratique. Dès lors, il n’aurait eu aucune obligation de se conformer à l’ordre visant à se soumettre à une telle fouille.
b) Le Gouvernement
69. Le Gouvernement affirme que la fouille corporelle des nouveaux arrivants dans un établissement pénitentiaire est effectuée dans un espace spécial de la prison par deux agents de la division de la sécurité qui sont chargés uniquement de procéder à cette tâche. Seulement le directeur de la prison, le chef de la police (αρχιφύλακας) ou son remplaçant ont accès à l’espace en cause et n’entrent que si celui qui effectue la fouille corporelle le demande. En particulier, cela peut arriver dans des situations exceptionnelles, lorsque par exemple des substances ou autres objets interdits ont été retrouvés. La fouille corporelle est effectuée à titre préventif et de manière à ce qu’elle garantisse la dignité du détenu et prévienne l’introduction dans la prison de substances ou d’objets interdits, qui pourrait mettre en danger la sécurité des personnes ou de la prison en général.
70. Le Gouvernement ajoute que lors d’une fouille corporelle le détenu reste d’abord habillé, ensuite avec son consentement ses vêtements et ses sous-vêtements sont enlevés en vue d’effectuer une fouille approfondie. Il précise que le détenu est informé de la nécessité d’une telle fouille, étant donné que des substances interdites ont déjà été trouvées dans le passé dans les coutures des vêtements ou des sous-vêtements. Le Gouvernement indique qu’une fois le détenu déshabillé, les autorités ne procèdent jamais à une fouille par palpation, mais effectuent uniquement « une inspection visuelle en position verticale », de manière à ce que l’inspection ne produise pas un sentiment de honte chez le détenu. Si un examen des cavités corporelles est estimé nécessaire, il est effectué uniquement par un médecin et à la suite d’une ordonnance délivrée par le magistrat compétent.
71. En l’occurrence, le Gouvernement soutient que toutes les procédures prévues par la loi ont été suivies, que la fouille corporelle a été effectuée en l’absence de tiers, dans un espace spécial et par des agents pénitentiaires qui ont fait preuve de sérieux et de moralité professionnelle et n’ont pas fait de remarques moqueuses ou insultantes. Il ajoute que les agents pénitentiaires chargés des fouilles procèdent à l’examen de plus de dix détenus par jour, ce qui ne leur laisse pas de temps pour accomplir des actes nuisibles qui affecteraient les détenus ou eux-mêmes.
72. Par ailleurs, le Gouvernement affirme que le requérant n’a pas allégué devant les juridictions internes qu’il aurait subi un traitement inhumain ou dégradant tel que décrit dans sa requête. En particulier, lors des audiences devant le conseil disciplinaire de la prison de Nigrita, en date du 6 décembre 2011 et du 28 mars 2012, le requérant n’aurait pas soutenu qu’il avait été obligé d’enlever ses sous-vêtements et de se pencher en avant, ni qu’il avait été menacé par les agents pénitentiaires, ni que ces derniers avaient fait des remarques insultantes à son égard. En effet, selon le Gouvernement, l’intéressé n’a jamais soutenu qu’il avait subi un traitement inhumain et dégradant. Le Gouvernement ajoute que le requérant a été informé de l’infraction disciplinaire pour laquelle il avait été accusé, qu’il a eu la possibilité de présenter sa défense et de mentionner des faits concrets ou toute information qu’il estimait nécessaire, de prendre connaissance de la décision du conseil disciplinaire, de recevoir copie du procès-verbal et de refuser de le signer, s’il estimait qu’il ne reflétait pas les événements en cause.
73. Le Gouvernement soutient en outre que le requérant pouvait demander à être représenté par un avocat et à introduire un recours devant la chambre d’accusation. Il ajoute que la décision de la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres, qui a rejeté les recours du requérant, était suffisamment motivée, étant donné en particulier qu’il ne ressortait pas du dossier que les autorités avaient tenté d’effectuer une fouille qui aurait porté atteinte à la dignité du requérant. Il affirme en outre que si le requérant allègue qu’il a présenté ses arguments dans son recours, ce dernier était un « document juridique rédigé par des avocats ». Selon le Gouvernement, il ressort du dossier de l’affaire que le requérant avait refusé tout type de fouille, malgré le fait qu’il avait été informé de la nécessité d’une telle mesure.
2. Appréciation de la Cour
74. La Cour note d’emblée que la présente affaire ne concerne pas les fouilles corporelles en tant que telles, mais plutôt la peine disciplinaire imposée au requérant pour avoir refusé de se soumettre à une telle fouille. En effet, il ne ressort pas du dossier que le requérant a été obligé de s’y soumettre.
a) Sur l’existence d’une ingérence
75. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la peine disciplinaire imposée au requérant dans le cadre de la quatrième procédure disciplinaire engagée contre lui, à savoir le transfert dans un autre établissement pénitentiaire, s’analyse en une ingérence dans l’exercice par lui de son droit à sa vie privée, tel que garanti par l’article 8 § 1 de la Convention.
b) Sur la justification de l’ingérence
76. La Cour rappelle qu’une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 8. Il y a donc lieu de déterminer si l’ingérence en cause était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (voir, mutatis mutandis, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI).
i. Prévue par la loi
77. Dans la présente affaire, il n’est pas contesté que tant les fouilles corporelles que la peine disciplinaire imposée étaient prévues par la loi, à savoir à l’article 23 du code pénitentiaire et à l’article 10 § 5 du règlement intérieur des prisons et aux articles 68 et 69 du code pénitentiaire respectivement.
ii. But légitime
78. La Cour considère que l’ingérence visait un but légitime, à savoir la prévention des infractions pénales. Il reste à vérifier si l’ingérence en question était « nécessaire dans une société démocratique ».
iii. Nécessaire dans une société démocratique
α) Principes généraux
79. La Cour rappelle que, s’agissant de la fouille corporelle des détenus, elle n’a aucune difficulté à concevoir qu’un individu qui se trouve obligé de se soumettre à un traitement de cette nature se sente de ce seul fait atteint dans son intimité et sa dignité, tout particulièrement lorsque cela implique qu’il se dévêtisse devant autrui, et plus encore lorsqu’il lui faut adopter des postures embarrassantes. Un tel traitement n’est pourtant pas en soi illégitime : des fouilles corporelles, même intégrales, peuvent parfois se révéler nécessaires pour assurer la sécurité dans une prison - y compris celle du détenu lui-même –, défendre l’ordre ou prévenir les infractions pénales (Valašinas c. Lituanie, no 44558/98, § 117, CEDH 2001‑VIII, Iwańczuk c. Pologne, no 25196/94, § 59, 15 novembre 2001, Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 60, CEDH 2003‑II, Lorsé et autres c. Pays-Bas, no 52750/99, § 72, 4 février 2003, et Roth c. Allemagne, nos 6780/18 et 30776/18, § 65, 22 octobre 2020).
80. Il n’en reste pas moins que les fouilles corporelles doivent, en plus d’être « nécessaires » pour parvenir à l’un de ces buts (Ramirez Sanchez France [GC], no 59450/00, § 119, CEDH 2006‑IX), être menées selon des « modalités adéquates » (Valašinas, Iwańczuk, Van der Ven et Lorsé, arrêts précités), de manière à ce que le degré de souffrance ou d’humiliation subi par les détenus ne dépasse pas celui que comporte inévitablement cette forme de traitement légitime. À défaut, elles enfreignent l’article 3 de la Convention.
81. En outre, il va de soi que plus importante est l’intrusion dans l’intimité du détenu fouillé à corps (notamment lorsque ces modalités incluent l’obligation de se dévêtir devant autrui et que l’intéressé doit en plus prendre des postures embarrassantes), plus grande est la vigilance qui s’impose.
82. Dans l’affaire Frérot c. France (no 70204/01, 12 juin 2007), la Cour a considéré que les fouilles intégrales auxquelles le requérant s’était soumis alors qu’il était détenu à la maison d’arrêt de Fresnes, entre septembre 1994 et décembre 1996, s’analysaient en un traitement dégradant au sens de l’article 3 et qu’il y avait eu une violation au regard de cette disposition. Dans cette affaire, la Cour a pris en compte la fréquence des fouilles subies par l’intéressé (le Gouvernement français avait reconnu au moins onze événements de ce type), le fait que, d’un lieu de détention à un autre, les modalités les plus intrusives dans l’intimité corporelle du requérant avaient été appliquées de manière variable et que l’intéressé avait été confronté à des inspections anales dans un seul des nombreux établissements qu’il avait fréquentés. Qui plus est, il ne ressortait pas que, dans les circonstances particulières dans lesquelles l’affaire s’inscrivait, chacune de ces mesures reposait sur des soupçons concrets et sérieux que le requérant dissimulait dans son anus des « objets ou substances prohibés ». En effet, il y avait dans cet établissement une présomption que tout détenu revenant du parloir dissimulait de tels objets ou substances dans les parties les plus intimes de son corps. Or la Cour a noté que des inspections anales pratiquées dans de telles conditions reposaient comme il se devait sur un « impératif convaincant de sécurité » (Van der Ven, précité, § 62), de défense de l’ordre ou de prévention des infractions pénales.
83. Selon la Cour, le sentiment d’arbitraire, celui d’infériorité et d’angoisse qui y sont souvent associés, et celui d’une profonde atteinte à la dignité, qui résulte indubitablement de l’obligation de se déshabiller devant autrui et de se soumettre à une inspection anale visuelle, en plus des autres mesures intrusives dans l’intimité que comportent les fouilles intégrales, caractérisent un degré d’humiliation dépassant celui - tolérable parce qu’inéluctable - que comporte inévitablement la fouille corporelle des détenus. De surcroît, l’humiliation ressentie par le requérant avait été accentuée par le fait que ses refus de se plier à ces mesures lui avaient valu, à plusieurs reprises, d’être sanctionné par des placements en cellule disciplinaire.
84. Dans l’affaire Milka c. Pologne (no 14322/12, 15 septembre 2015), la Cour a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention. Elle a considéré qu’il n’avait pas été démontré que la peine disciplinaire imposée au requérant pour avoir refusé de se soumettre à une fouille corporelle était justifiée par une demande sociale pressante ou qu’elle était proportionnée aux circonstances de l’affaire. La Cour avait relevé, entre autres, qu’il n’existait pas d’indices permettant de soupçonner que l’intéressé avait dissimulé sur lui des objets interdits, qu’il n’avait pas été considéré comme étant un détenu dangereux et qu’il n’avait pas donné aux autorités pénitentiaires l’impression qu’il allait se comporter de la sorte. La Cour avait également noté la sévérité des peines disciplinaires imposées au requérant et le fait que les juridictions internes n’avaient pas examiné s’il existait des raisons valables justifiant le refus du requérant de se soumettre à une fouille corporelle.
β) Application de ces principes à la présente espèce
85. Dans la présente affaire, la Cour se penchera sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissaient pertinents et suffisants. Elle note d’emblée qu’elle appréciera la proportionnalité de la peine disciplinaire imposée à la lumière de sa jurisprudence concernant la nécessité de la fouille corporelle avec inspection anale. En effet, le refus du requérant de se conformer à l’ordre des agents pénitentiaires visant à se déshabiller et à se soumettre à une telle fouille doit être vue dans le contexte de la nécessité de cette fouille.
86. La Cour note, à cet égard, que la fouille corporelle en cause a été ordonnée par les agents pénitentiaires le 26 mars 2012. À cette date, le requérant a été transféré de la prison de Nigrita au tribunal correctionnel de Thessalonique, afin d’assister à l’audience de l’affaire pénale le concernant. Après l’ajournement de l’affaire, l’intéressé a été transféré à la prison de Nigrita. En effet, selon les allégations du requérant, qui ne sont pas contestées par le Gouvernement, son transfert a eu lieu sans autres détenus dans le véhicule et a duré cinq heures environ, laps de temps pendant lequel il n’a été en contact qu’avec ses gardiens et des agents pénitentiaires. La Cour note à cet égard que les autorités compétentes n’ont mentionné aucune raison justifiant la nécessité de procéder à une fouille dans ces conditions, d’autant plus que, comme il ressort du dossier, le requérant n’avait eu de contact avec personne pendant les heures de son absence.
87. La Cour observe en outre que le requérant n’avait pas été condamné pour des raisons liées au trafic de stupéfiants (voir, mutatis mutandis, Iwańczuk c. Pologne, no 25196/94, § 53, 15 novembre 2001). Qui plus est, il n’avait pas été considéré comme étant dangereux par les autorités pénitentiaires pour une autre raison. En effet, les autorités compétentes n’avaient à leur disposition aucun indice spécifique, ou même vague, permettant de soupçonner que le requérant pouvait transporter des drogues dissimulées dans son anus.
88. La Cour note ensuite que les allégations du requérant, présentées devant les juridictions internes, selon lesquelles pareilles fouilles avaient conduit la Cour à conclure à une violation des articles 3 et 8 de la Convention n’ont pas été examinées par la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Serres. En effet, ladite chambre d’accusation ne s’est pas du tout penchée sur cette question.
89. Quant à la sévérité de la sanction disciplinaire imposée, la Cour observe que le transfert du requérant dans un autre établissement pénitentiaire était une sanction sévère pouvant avoir des conséquences graves pour un détenu résidant déjà depuis longtemps dans un établissement pénitentiaire. En même temps, soit le 26 mars 2012, le même jour où l’intéressé a refusé de se soumettre à la fouille corporelle, il a été placé dans une « chambre d’accueil ». Si cette dernière mesure n’a pas été imposée dans le contexte d’une procédure disciplinaire engagée contre le requérant, il n’en demeure pas moins qu’elle a été imposée à la suite de son refus de se soumettre à une fouille corporelle et qu’elle est étroitement liée à celle-ci.
90. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants pour justifier l’imposition de la peine disciplinaire au requérant, que la peine n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi et que cette condamnation ne répondait pas à un « besoin social impérieux » et n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.
91. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
92. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
A. Dommage
93. Le requérant réclame 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.
94. Le Gouvernement estime que la somme réclamée est excessive et arbitraire et affirme que le constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante.
95. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 2 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
96. Le requérant demande également, sans produire une facture à l’appui, 2 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.
97. Le Gouvernement soutient que la somme réclamée n’est pas raisonnable, que le requérant n’a produit aucun élément établissant le paiement d’un montant quelconque et que, en tout état de cause, la somme allouée ne devrait pas dépasser 500 EUR.
98. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI).
99. En l’occurrence, compte tenu de l’absence de tout justificatif valable de la part du requérant et de sa jurisprudence en la matière, la Cour rejette la demande à ce titre.
C. Intérêts moratoires
100. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare, les griefs concernant la quatrième procédure disciplinaire recevables et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention quant à la quatrième procédure disciplinaire ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 octobre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
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Renata Degener Ksenija Turković
Greffière Présidente