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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BOGNAR v. ROMANIA - 11646/06 (Judgment : Article 6 - Right to a fair trial : Fourth Section Committee) French Text [2021] ECHR 817 (12 October 2021)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/817.html
Cite as: CE:ECHR:2021:1012JUD001164606, ECLI:CE:ECHR:2021:1012JUD001164606, [2021] ECHR 817

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QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE BOGNÁR c. ROUMANIE

(Requête no 11646/06)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

12 octobre 2021

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Bognár c. Roumanie,


La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

          Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
          Iulia Antoanella Motoc,
          Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,


Vu :


la requête (no 11646/06) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Elisabeta Bognár (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 15 mars 2006,


la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),


les observations des parties,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2021,


Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  La requête concerne la durée d’une procédure d’expulsion des occupants d’un immeuble appartenant à la requérante et l’impossibilité pour cette dernière de jouir de son bien pendant cette procédure. Elle soulève des questions sous l’angle des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 à la Convention.

EN FAIT


2.  La requérante est née en 1958 et réside à Arad. Elle a été représentée par Me  A. Doboș, avocate à Arad.


3.  Le Gouvernement a été représenté par ses agents, en dernier lieu Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.


4.  En 2000, G.G., héritière testamentaire du dernier propriétaire d’un immeuble situé à Arad, se vit reconnaître en justice la propriété de l’immeuble en question, qui avait été nationalisé en 1950. Dans le cadre de cette procédure, plusieurs expertises en écritures avaient conclu que le testament invoqué par G.G. pour revendiquer la propriété de l’immeuble était authentique.


5.  G.G. ne put entrer en possession de l’immeuble, dix-neuf appartements étant occupés par des locataires qui avaient conclu en 1999 des contrats de location avec les autorités locales.


6.  En mai 2001, les locataires saisirent le parquet d’une plainte pénale contre G.G. et plusieurs autres personnes, dont l’époux de la requérante, qu’ils accusaient d’avoir falsifié le testament litigieux.


7.  Au décès de G.G. en mars 2002, la requérante hérita d’une quote-part de 5/6 de l’immeuble.


8.  En juin 2002, le parquet près le tribunal départemental d’Arad, fondant sa décision sur les expertises qui avaient conclu que le testament litigieux était authentique, classa la plainte. Le parquet près la cour d’appel de Timisoara, quant à lui, fit droit à la contestation des locataires et ordonna la réouverture de l’enquête. De nouvelles expertises en écritures furent alors réalisées.

1.     Action visant la conclusion des contrats de location ou l’expulsion des locataires de l’immeuble


9.  Par une action qu’elle introduisit le 14 juillet 2003, la requérante demanda au juge de soumettre les locataires à l’obligation de conclure avec elle des contrats de location ou, à défaut, d’ordonner leur expulsion. Par un jugement en date du 19 novembre 2003, le tribunal de première instance d’Arad ordonna l’expulsion des locataires. Les intéressés interjetèrent appel.


10.  Le 7 décembre 2005, en vertu de l’article 244 du code de procédure civile, le tribunal départemental d’Arad décida de sursoir à l’examen de l’appel dans l’attente de l’issue de l’enquête pénale portant sur l’authenticité du testament.


11.  Le 4 février 2009, le parquet rendit un non-lieu concernant la plainte pour faux.


12.  Le tribunal départemental réinscrivit l’affaire au rôle et, par un arrêt qu’il rendit le 18 juin 2009, rejeta l’appel des parties défenderesses. Il nota que les contrats de location conclus en 1999 avec les autorités locales avaient été renouvelés de plein droit pour une durée de cinq ans, c’est-à-dire jusqu’en 2004. Il en conclut que depuis cette date, les anciens locataires occupaient l’immeuble de la requérante sans titre valable.


13.  Par un arrêt définitif en date du 15 octobre 2009, la cour d’appel de Timisoara rejeta le pourvoi que les locataires avaient formé.


14.  Entre janvier et février 2010, un huissier de justice expulsa les occupants de l’immeuble à la demande de la requérante. Cette dernière entra en possession de sa quote-part de l’immeuble.

2.     Action en réparation du préjudice allégué tenant à la privation de jouissance de l’immeuble


15.  Par une action qu’elle introduisit en 2004, la requérante réclama le versement par les anciens locataires de dommages et intérêts pour occupation abusive de son immeuble.


16.  Le 10 février 2004, le tribunal de première instance d’Arad accéda à la demande des parties défenderesses et décida de sursoir à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure d’expulsion.


17.  Le tribunal précisa que cette décision était temporaire et qu’elle ne portait pas atteinte aux droits de la requérante. Il souligna qu’une fois la décision définitive rendue dans la procédure d’expulsion, les anciens locataires seraient tenus de réparer intégralement le préjudice subi par la requérante.


18.  La requérante n’a pas fourni d’informations quant à l’issue de cette procédure.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT


19.  L’article 244 de l’ancien code de procédure civile, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, énonçait qu’un tribunal saisi d’une action civile devait surseoir à statuer dans le cas où avaient été engagées des poursuites pénales appelant une décision déterminante pour l’issue du litige civil. Le sursis ne pouvait être levé avant le prononcé d’une décision définitive dans l’affaire à l’origine du sursis.


20.  Le nouveau code de procédure civile, tel qu’il s’applique depuis 2013, prévoit que le tribunal peut lever le sursis dès lors que le délai dépasse une année et qu’aucune décision n’a été rendue dans le cadre des poursuites pénales.

EN DROIT

I.         SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION


21.  La requérante se plaint de la durée de la procédure d’expulsion des anciens locataires de son immeuble. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.    Sur la recevabilité


22.  Constatant que ce grief n’est ni manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Thèses des parties


23.  Selon la requérante, la durée de la procédure ne répond pas à l’exigence de « délai raisonnable » telle que prévue par l’article 6 § 1 de la Convention.


24.  Le Gouvernement soutient que l’examen de la demande d’expulsion présentait une certaine complexité, notamment en raison du déroulement en parallèle de l’enquête pénale qui a contraint le juge civil à sursoir à statuer sur l’appel des parties défenderesses.

2.     Appréciation de la Cour


25.  La Cour rappelle que la durée « raisonnable » d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes, ainsi que l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444, § 67, CEDH 1999‑II, et Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).


26.  En l’espèce, la Cour observe que la procédure a commencé le 14 juillet 2003 avec l’introduction de la demande d’expulsion des locataires de l’immeuble (paragraphe 9 ci-dessus) et qu’elle a pris fin en février 2010 avec l’expulsion de ces derniers (paragraphe 14 ci-dessus). La procédure a donc duré six ans et sept mois pour trois degrés de juridiction.


27.  La Cour rappelle ensuite que dans l’arrêt de principe Vlad et autres c. Roumanie (nos 40756/06, 41508/07 et 50806/07, 26 novembre 2013) elle a abouti à un constat de violation au sujet de questions similaires à celles qui font l’objet de la présente affaire.


28.  Après examen de l’ensemble des éléments qui lui ont été soumis, la Cour ne décèle aucun fait ou argument propre à la convaincre de parvenir à une conclusion différente quant à la recevabilité et au bien-fondé du grief en question.


29.  Elle note qu’en vertu de la règle, prévue à l’article 244 du code de procédure civile tel qu’en vigueur à l’époque des faits, voulant que « le pénal tient le civil en état » (paragraphe 19 ci-dessus), le tribunal départemental saisi de l’appel des anciens locataires de l’immeuble était tenu de surseoir à statuer dès lors que l’issue de la procédure pénale portant sur la validité du testament à l’origine du titre de la requérante risquait d’influer sur la procédure civile (paragraphe 10 ci-dessus).


30.  La Cour ne saurait mettre en doute l’utilité d’une telle règle qui vise à ne pas créer de contradiction entre les décisions du juge civil et celles du juge pénal. Néanmoins, elle constate qu’en l’espèce, l’enquête a duré environ huit ans (paragraphes 6, 8 et 11 ci-dessus), au cours desquels les seules mesures d’enquête ordonnées ont consisté à réitérer les expertises en écritures du testament litigieux (paragraphe 8 ci-dessus). La durée de l’enquête, combinée avec l’impossibilité à l’époque des faits de lever le sursis avant le prononcé d’un décision pénale définitive, a retardé de plusieurs années l’examen de la demande d’expulsion.


31.  Rappelant qu’il incombe aux autorités internes d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 142, 29 novembre 2016), la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure civile litigieuse a été excessive et n’a pas répondu à l’exigence de « délai raisonnable ».


32.  Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II.      SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉEs DE LA CONVENTION


33.  La requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de ses biens au motif qu’elle n’a pas pu faire usage de son immeuble pendant la durée de la procédure d’expulsion. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.


34.  Le Gouvernement conteste cette thèse.


35.  La Cour note que la requérante a introduit devant les juridictions internes une action aux fins de voir la responsabilité civile des anciens locataires engagée et d’obtenir réparation au titre de l’occupation sans titre valable de son immeuble (paragraphe 15 ci-dessus), qui avait été constatée par le tribunal départemental d’Arad et la cour d’appel de Timisoara (paragraphes 12 et 13 ci-dessus).


36.  Elle note également que dans la décision de sursoir à statuer qu’il a rendue le 10 février 2004, le tribunal d’Arad a pris soin de préciser que cette décision ne portait pas atteinte aux droits de la requérante et qu’une fois la décision définitive rendue dans la procédure d’expulsion, les anciens locataires seraient tenus de réparer intégralement le préjudice subi par la requérante (paragraphe 17 ci-dessus). Or, la procédure en question a pris fin avec l’expulsion des anciens locataires en 2010 (paragraphe 14 ci-dessus).


37.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la requérante avait à sa disposition une voie de recours effective qui lui permettait d’obtenir la réparation intégrale du préjudice alléguée, et qu’elle l’a utilisée. Cependant, force est de constater qu’elle n’a pas indiqué à la Cour si sa demande d’indemnisation est toujours pendante devant les tribunaux internes ou, si elle ne l’est plus, quelle a été son issue (paragraphe 18 ci-dessus).


38.  Par conséquent, la Cour ne saurait spéculer sur l’issue de cette procédure ; elle considère donc que le grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1 est prématuré.


39.  La requérante se plaint enfin d’une atteinte des autorités locales au principe de non‑discrimination protégé par l’article 14 de la Convention, atteinte fondée selon elle sur l’exercice par son époux d’activités politiques dans la ville d’Arad.


40.  La Cour constate que la requérante n’a fourni aucun indice permettant de déceler une quelconque discrimination.


41.  Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation de ces droits et libertés garantis par la Convention et ses Protocoles.


42.  Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III.   SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


43.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »


 


44.  La requérante demande 154 147 EUR au titre du préjudice matériel qu’elle estime avoir subi. Elle précise que cette somme correspond aux loyers, fixés par les autorités locales pour les dix-neuf appartements concernés (paragraphe 5 ci-dessus), qu’elle aurait dû percevoir pendant la durée de la procédure d’expulsion. Elle réclame en outre 10 000 EUR pour dommage moral, ainsi que la somme de 6 922 EUR au titre des honoraires d’avocat qu’elle a engagés aux fins de la procédure interne et de la procédure menée devant la Cour.


45.  Le Gouvernement considère qu’aucune somme ne saurait être allouée à la requérante pour dommage matériel, sa demande ayant selon lui un caractère spéculatif. Par ailleurs, il estime que les sommes demandées au titre du préjudice moral et pour frais et dépens sont excessives.


46.  La Cour rappelle qu’elle vient de constater que le grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1 est prématuré (paragraphe 38 ci-dessus). Par conséquent, elle rejette la demande de la requérante au titre du dommage matériel. Elle considère en revanche que la requérante a subi un préjudice moral qu’un simple constat de violation ne suffirait pas à réparer. Compte tenu de la nature de la violation constatée et des circonstances en l’espèce, la Cour, statuant en équité, alloue à la requérante 1 100 EUR au titre du dommage moral subi.


47.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais confondus et l’accorde à la requérante.


48.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention recevable, et le surplus de la requête irrecevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3.      Dit,

a)     que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 100 EUR (mille cent euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.      Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 octobre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 Ilse Freiwirth                                                   Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe                                                               Président

 


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