BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?
No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £1, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!
[Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback] | ||
European Court of Human Rights |
||
You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CAMARA v. BELGIUM - 49255/22 (001-225884 : Article 6 - Right to a fair trial : Second Section) French Text [2023] ECHR 596 (18 July 2023) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2023/596.html Cite as: [2023] ECHR 596 |
[New search] [Contents list] [Help]
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CAMARA c. BELGIQUE
(Requête no 49255/22)
ARRÊT
Art 6 (civil) • Accès à un tribunal • Refus des autorités nationales d'exécuter une ordonnance immédiatement exécutoire exigeant que l'État fournisse un hébergement et l'assistance matérielle à un demandeur de protection internationale • Art 6 applicable • Prise en charge du requérant que suite à la mesure provisoire prononcée par la Cour européenne • Situation difficile de l'État défendeur au regard de l'augmentation importante du nombre de demandes de protection internationale et de l'insuffisante capacité d'accueil des demandeurs • Carence systémique des autorités nationales d'exécuter les décisions de justice définitives relatives à leur accueil grevant lourdement les fonctionnements d'une juridiction nationale et de la Cour européenne
Art 46 • Mesures générales • État défendeur tenu de remédier au problème systémique de la capacité des autorités nationales à se conformer à la loi interne sur le droit à l'hébergement des demandeurs d'asile, y compris aux décisions de justice définitives en ordonnant le respect
STRASBOURG
18 juillet 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Camara c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
la requête (no 49255/22) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant guinéen, M. Abdoulaye Camara (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 20 octobre 2022,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 3, 6 § 1, 8 et 13 et de déclarer irrecevable pour le surplus,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
les commentaires reçus de l'Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles que le président de la section avait autorisé à se porter tiers intervenant,
la mesure provisoire indiquée au gouvernement défendeur en vertu de l'article 39 du règlement de la Cour et respectée par le Gouvernement,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 juin 2023,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L'affaire concerne un demandeur de protection internationale sans assistance matérielle ni hébergement à l'époque des faits. À sa demande, le tribunal du travail francophone de Bruxelles enjoignit à l'État belge de lui accorder l'assistance matérielle et de lui fournir un hébergement conformément à ses obligations légales. Le requérant se plaint d'avoir été contraint de vivre à la rue pendant plusieurs mois dans des conditions inhumaines et dégradantes contraires à l'article 3 de la Convention. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, il se plaint de l'inexécution de la décision du tribunal du travail. Sous l'angle de l'article 8 combiné à l'article 13 de la Convention, il fait également valoir que son droit au respect de sa vie privée a été méconnu et qu'il n'a pas bénéficié d'un recours effectif pour s'en plaindre.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 2001, réside à Koekerlberg et a été représenté par Me M. Lys, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.
4. Le requérant arriva le 12 juillet 2022 sur le territoire belge.
5. Le 15 juillet 2022, le requérant se présenta au centre d'arrivée des demandeurs de protection internationale en Belgique (paragraphe 57 ci-dessous) où il introduisit une demande de protection internationale. Il se vit délivrer une attestation qui précisait qu'il devait se rendre à l'Office des étrangers le 2 septembre 2022 (paragraphe 25 ci-dessous).
6. Après l'entretien avec l'Office des étrangers, le dossier du requérant fut transmis au Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (paragraphe 25 ci-dessous) qui l'auditionna le 20 mars 2023.
7. Le requérant est dans l'attente d'une décision sur sa demande.
8. Le 15 juillet 2022, dans la foulée de la présentation de sa demande de protection internationale, le requérant se présenta à l'Agence fédérale pour l'accueil des demandeurs de protection internationale (« Fedasil ») en vue d'obtenir une place dans le réseau d'accueil (paragraphe 29 ci-dessous). Le requérant fut informé qu'il ne pourrait recevoir de place en raison de la saturation du système d'accueil.
9. Le Gouvernement indique que Fedasil remettait aux intéressés lors de l'enregistrement de leur demande, un document informatif rédigé dans plusieurs langues. Ce document, versé au dossier par le Gouvernement, faisait état de la saturation du réseau et de la priorité donnée aux catégories les plus vulnérables. Le requérant n'indique pas avoir reçu un tel document.
10. Le représentant du requérant envoya un courriel à Fedasil le 19 juillet 2022, formulé comme suit :
« Ce refus d'héberger mon client alors même que sa qualité de demandeur de protection internationale est incontestable et que la Belgique ne lui a jamais délivré d'annexe 26quater est totalement illégal, contraire à la loi Accueil du 12 janvier 2007 et aux engagements internationaux de la Belgique. Mon client n'a aucun réseau en Belgique de sorte qu'il est actuellement contraint de vivre à la rue. Inutile de vous indiquer que cette situation lui est insoutenable. La qualité de demandeur de protection internationale de mon client ne faisant aucun doute, je vous prie de bien vouloir lui fixer - dans les plus brefs délais - un rendez-vous afin de lui donner accès au réseau d'accueil, accès auquel il a droit notamment en vertu de l'article 3 de la loi [précitée]. À défaut de réponse de votre part à cet email dans les 24 heures, je me verrai contraint de saisir le tribunal du travail de Bruxelles par la voie d'une requête unilatérale. »
11. D'après le Gouvernement, le requérant fut inscrit sur une liste d'attente par Fedasil. Il fournit, à l'appui de cette information, un extrait d'une liste d'attente sur laquelle sont mentionnés, sans nom, deux ressortissants guinéens nés en 2001 et l'envoi d'un courriel le 19 juillet 2022. Le requérant n'indique pas avoir été informé de son inscription sur une liste d'attente.
12. Le 20 juillet 2022, le requérant saisit la Présidente du tribunal du travail francophone de Bruxelles sur requête unilatérale (paragraphes 37-38 ci-dessous) invoquant le risque imminent d'atteinte grave et irréversible à sa dignité humaine du fait qu'il se trouvait sans solution d'hébergement et dans une situation de dénuement total. Il demandait qu'il soit enjoint à Fedasil de respecter ses obligations découlant de la loi du 12 janvier 2007 sur l'accueil des demandeurs de protection internationale et de certaines autres catégories d'étrangers (« loi Accueil ») (paragraphes 27-31 ci-dessous).
13. Le 22 juillet 2022, la Présidente du tribunal ordonna à Fedasil d'assurer l'hébergement du requérant dans un centre d'accueil, voire dans un hôtel ou tout autre établissement adapté à défaut de place disponible, et de lui fournir l'accueil tel que défini par la loi Accueil, sous peine d'une astreinte de 1 000 euros (« EUR ») due pour chaque nuit que le requérant aura été contraint de passer en dehors du réseau d'accueil ou de tout autre hébergement d'urgence. Le dispositif de l'ordonnance précisait que la décision était exécutoire par provision jusqu'à la fin de la procédure d'asile. L'ordonnance n'était, par ailleurs, pas conditionnée à l'éventuelle introduction d'une procédure au fond. L'ordonnance accordait également l'assistance judiciaire au requérant pour qu'un huissier prête son ministère gratuitement en vue de la signification et de l'exécution de ladite ordonnance.
14. Cette décision de justice fut signifiée à Fedasil par huissier le 29 juillet 2022.
15. Fedasil ne forma pas tierce opposition. Le requérant et le Gouvernement conviennent qu'en vertu du droit belge (paragraphe 41 ci-dessous), l'ordonnance devint définitive le 29 août 2022.
16. Le 12 octobre 2022, le représentant du requérant fit procéder à la signification de l'ordonnance avec commandement de se conformer au titre exécutoire et commandement de payer.
17. Le 20 octobre 2022, le requérant saisit la Cour d'une demande de mesure provisoire sur la base de l'article 39 du règlement de la Cour afin qu'il soit enjoint au Gouvernement belge de lui fournir un hébergement d'urgence et de lui permettre de faire face à ses besoins élémentaires, et ainsi d'exécuter l'ordonnance du tribunal du travail.
18. Le 31 octobre 2022, la Cour indiqua la mesure demandée pour la durée de la procédure devant elle.
19. Le 3 novembre 2022, le requérant fut invité par Fedasil à se présenter au centre d'arrivée des demandeurs de protection internationale afin de se voir désigner une place. Le 4 novembre 2022, le centre de la Croix-Rouge d'Evere fut désigné comme structure d'accueil. Le requérant s'y présenta le même jour. Il a depuis été transféré au Centre d'accueil Samusocial de Koekelberg, où il réside actuellement.
20. Le 25 novembre 2022, le requérant envoya son formulaire de requête à la Cour conformément à l'article 47 du règlement de celle-ci.
21. Durant les 112 jours entre le jour de l'introduction de sa demande de protection internationale le 15 juillet 2022 et l'octroi d'une place en centre d'accueil le 4 novembre 2022, le requérant explique avoir dormi soit sur un matelas de fortune que les associations lui avaient procuré, soit sur des cartons, après que le matelas eut disparu de l'endroit où il l'avait laissé. Il raconte avoir dormi à la gare du Nord et à la gare du Midi ou aux abords lorsque la police ne permettait pas aux sans-abris de rester dans la gare la nuit. Il a également dormi dans des parcs dont il ne connaît pas le nom. Il raconte qu'il essayait toujours de rester auprès d'un groupe pour ne pas être seul. Alors qu'il dormait, il s'est fait voler son sac, contenant des documents en provenance de Guinée qu'il souhaitait utiliser dans le cadre de sa demande de protection internationale.
22. Le requérant indique qu'il a eu accès à une douche en moyenne une fois par semaine, via le Hub humanitaire (paragraphe 75 ci-dessous). En ce qui concerne les toilettes, il dit avoir pu faire usage de temps en temps des toilettes publiques des gares. Il raconte que souvent les agents de sécurité des gares les empêchaient d'y accéder.
23. Le requérant explique avoir pu se nourrir grâce à l'intervention des associations. Il s'agissait le plus souvent de repas délivrés par les associations du Hub humanitaire (paragraphes 64-67 ci-dessous). Il indique avoir pu bénéficier de repas en moyenne une fois par jour mais pas tous les jours. Il raconte que certains jours, la file était trop importante pour obtenir ces repas et qu'il devait se nourrir avec ce qu'il trouvait dans les poubelles. Il indique qu'il n'a jamais pu manger à sa faim.
24. Le requérant dit avoir souffert de l'humidité et du froid car en octobre la situation météorologique s'est dégradée à Bruxelles. Ce mois fut très humide et le thermomètre passait régulièrement sous la barre des 10 degrés la nuit.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
25. La reconnaissance du statut de réfugié ou de personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire est régie par les articles 48 et suivants de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers. La procédure est divisée en deux phases. La présentation et l'enregistrement de la demande se font auprès de l'Office des étrangers. En pratique, la présentation et l'enregistrement s'effectuent dans un lieu désigné par la Secrétaire d'État à l'asile et à la migration comme centre d'arrivée (paragraphe 57 ci-dessous). Quand l'Office des étrangers estime que la Belgique est responsable de l'examen de la demande, il la transmet au Commissariat général aux réfugiés et apatrides qui en examine la recevabilité et le fondement, sous le contrôle a posteriori et de pleine juridiction du Conseil du contentieux des étrangers.
26. L'article 23, 3o de la Constitution belge garantit à « chacun [a] le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine », lequel comprend le droit à un logement décent.
27. L'accueil des demandeurs de protection internationale est régi par la loi Accueil du 12 janvier 2007 qui transpose la Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale.
28. L'article 3 de la loi Accueil prévoit que le demandeur d'asile a droit à un accueil lui permettant de mener une vie conforme à la dignité humaine.
29. L'article 6 de la loi Accueil fait peser sur Fedasil et ses partenaires l'obligation d'apporter l'aide matérielle et ce, dès la présentation de la demande de protection internationale. Cette aide matérielle est due en règle pour la durée de la procédure d'asile.
a) Fedasil
30. Fedasil est une instance d'utilité publique financée presque exclusivement par une dotation fédérale, et placé sous la tutelle du secrétaire d'État à l'Asile et à la Migration.
31. Fedasil est, dans le cadre de la loi Accueil, chargé de désigner une place dans le réseau d'accueil (« lieu obligatoire d'inscription ») aux demandeurs de protection internationale (article 10 de la loi Accueil). Il désigne la structure d'accueil dans laquelle le demandeur de protection internationale est hébergé (articles 11 § 1 et 16 de la loi Accueil).
b) Contenu de l'aide matérielle
32. L'aide matérielle comprend l'hébergement, les repas, l'habillement, l'accompagnement médical, social et psychologique et l'octroi d'une allocation journalière. Elle comprend également l'accès à l'aide juridique, l'accès à des services tels que l'interprétariat et des formations ainsi que l'accès à un programme de retour volontaire (article 2, 6o de la loi Accueil).
33. Les demandeurs de protection internationale sont autorisés à exercer une activité professionnelle après une durée de quatre mois à dater de l'introduction de leurs demandes de protection internationale (article 18, 3o de l'arrêté royal du 2 septembre 2018 portant exécution de la loi du 9 mai 2018 relative à l'occupation de ressortissants étrangers se trouvant dans une situation particulière de séjour).
34. Qu'il réside ou non dans une structure d'accueil, le demandeur de protection internationale peut bénéficier d'un accompagnement médical « pour mener une vie conforme à la dignité humaine » (article 23 à 25 de la loi Accueil).
35. Les demandeurs de protection internationale ont droit à l'aide juridique (articles 508 à 508/23 du code judiciaire). L'aide juridique de deuxième ligne, y compris la représentation, est de la compétence exclusive des avocats.
36. En application de l'article 580, 8o f) du code judiciaire, le tribunal du travail connaît des contestations relatives à l'application de la loi Accueil. L'article 628, 14o du code judiciaire donne compétence au juge du domicile de l'assuré social, de sa dernière résidence ou, à défaut, du lieu de sa dernière occupation en Belgique.
37. Le tribunal du travail peut être saisi de plusieurs manières et notamment par voie de référé ou, en cas d'absolue nécessité, par requête unilatérale (article 584 alinéa 3 du code judiciaire), auquel cas c'est le Président qui est directement saisi.
38. La procédure sur requête unilatérale est régie par les articles 1025 et suivants du code judiciaire. Il s'agit d'une procédure unilatérale, sans défendeur, dans laquelle la juridiction examine le bien-fondé de la demande sur la seule base des éléments fournis par le demandeur.
39. Le Président saisi sur requête unilatérale se prononce au provisoire par une ordonnance motivée. L'ordonnance est exécutoire par provision, nonobstant tout recours et sans caution, à moins que le juge n'en décide autrement.
40. Dans les trois jours de son prononcé, l'ordonnance est notifiée sous pli judiciaire au demandeur.
41. Le tiers préjudicié par l'ordonnance peut contester l'ordonnance par la voie de la tierce-opposition. La tierce-opposition est le moyen mis à la disposition du tiers pour remettre en cause - au terme d'un débat contradictoire - la mesure accordée sur requête unilatérale et pour obtenir éventuellement la rétractation de la décision. La tierce-opposition doit être introduite dans le mois de la signification de l'ordonnance au tiers par citation devant le juge qui a rendu la décision attaquée (article 1034 du code judiciaire).
42. Dans le cadre de la situation en matière d'accueil en cause en l'espèce (paragraphes 50-83 ci-dessous), l'État belge et Fedasil ont été cités en référé, le 18 novembre 2021, par l'Ordre des barreaux francophones et germanophones et neuf associations. Par ordonnance du 19 janvier 2022, la Présidente du tribunal francophone de première instance de Bruxelles a ordonné à Fedasil d'octroyer le bénéfice de l'aide matérielle à tout demandeur de protection internationale, dès la présentation de sa demande, sans condition, ni délai. Cette condamnation était assortie d'une astreinte de 5 000 EUR pour chaque jour où au moins une personne souhaitant introduire sa demande se trouvait sans hébergement. Face à l'inexécution de cette ordonnance, une nouvelle action en référé a été introduite le 9 février 2022 par les mêmes demandeurs en vue de renforcer le caractère contraignant de la précédente ordonnance. La nouvelle ordonnance rendue le 25 mars 2022 a fixé l'astreinte à 10 000 EUR.
43. L'État belge et Fedasil ont fait appel des deux ordonnances. Devant la cour d'appel de Bruxelles, ils ont justifié la situation en faisant état des éléments listés au paragraphe 49 ci-dessous. Par arrêt du 31 octobre 2022, la cour d'appel, statuant en référé, a débouté l'État belge et Fedasil de leur appel en raison de l'inexécution manifeste et délibérée de l'ordonnance du 19 janvier 2022.
44. Entre-temps, le 13 juin 2022, les demandeurs ont lancé une procédure de saisie-exécution mobilière à l'encontre de Fedasil pour non-paiement des astreintes à la suite des ordonnances des 19 janvier et 25 mars 2022. Fedasil y a fait opposition. Par jugement du 30 janvier 2023, le juge des saisies a débouté Fedasil de son opposition. Le juge des saisies a confirmé le montant des astreintes sollicitées mais a ordonné la mainlevée de la saisie-exécution mobilière relative à certains biens jugés insaisissables.
45. Entre-temps - l'ordonnance du 19 janvier 2022 étant conditionnée à l'introduction d'une procédure au fond dans les six mois - le 19 juillet 2022, les mêmes demandeurs ont cité l'État belge et Fedasil au fond devant le tribunal de première instance de Bruxelles et demandé notamment qu'ils soient condamnés à adopter les mesures structurelles qui s'imposent.
46. L'article 1382 du code civil prévoit que tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. Il est possible sur cette base d'introduire une procédure en indemnisation contre l'État. Celui-ci est assujetti aux règles de droit commun de la responsabilité extracontractuelle. Ce recours doit être introduit devant les juridictions de l'ordre judiciaire et suit la procédure civile ordinaire.
47. Le Gouvernement produit trois décisions du tribunal du travail de Liège (division Namur) du 30 mars 2023 condamnant Fedasil à attribuer une place dans le réseau d'accueil à des demandeurs de protection internationale ayant introduit leur demande entre le 9 novembre et le 9 décembre 2022. Ces décisions font en outre droit à la demande des requérants de condamner solidairement Fedasil et l'État belge, sur pied de l'article 1382 du code civil, au paiement de dommages et intérêts équivalent au montant du revenu d'intégration sociale au taux isolé depuis la demande de protection internationale jusqu'à l'attribution d'une place dans le réseau d'accueil et au paiement de 2 500 EUR pour le dommage moral subi ainsi qu'aux frais et dépens. Dans un quatrième jugement du 30 mars 2023, qui est produit par le Gouvernement devant la Cour, ledit tribunal a jugé que la condamnation de Fedasil à un hébergement était devenue sans objet vu que le requérant avait obtenu un hébergement entretemps ; ce même jugement a condamné l'Etat belge et Fedasil à des dommages et intérêts.
48. Le Gouvernement fournit la requête d'appel de l'État belge à l'encontre d'une de ces décisions. Ce dernier conteste la compétence matérielle des juridictions du travail pour statuer sur des dommages et intérêts et estiment que la demande d'indemnisation est, en tout état de cause, mal fondée au motif que l'État belge, étant confronté à un cas de force majeure, n'a pas commis de faute et que le demandeur n'a pas démontré de dommage en lien causal avec la prétendue faute.
49. À l'appui de sa thèse, l'État belge invoque les éléments suivants pour expliquer la saturation du réseau d'accueil :
- l'augmentation de la pression migratoire (paragraphes 51-55 ci-dessous) ;
- la survenue, l'été 2021, d'inondations exceptionnelles qui ont entraîné la mise hors d'usage de 1 000 places du réseau d'accueil ;
- les difficultés logistiques liées à l'ouverture des sites d'accueil et à une pénurie de personnel spécialisé dans l'accueil ;
- l'absence de collaboration des pouvoirs locaux qui ont pris des mesures pour limiter le nombre de personnes pouvant être accueillies dans les centres d'accueil ainsi que pour empêcher l'ouverture de nouveaux centres ;
- la longueur des procédures d'asile et plus particulièrement la suspension en 2021 de l'examen des demandes d'asile introduites par les ressortissants afghans par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (paragraphe 52 ci-dessous).
50. Le contexte dans lequel s'inscrit la présente affaire remonte à septembre 2021 quand Fedasil a annoncé que les capacités des structures d'accueil de son réseau (paragrapahes 58-60 ci-dessous) étaient dépassées par le nombre de demandes de protection internationale (pararaphes 51-56 ci-dessous) et que son réseau d'accueil était saturé avec un taux d'occupation à 96 %.
51. D'après les données officielles du Commissariat général aux Réfugiés et Apatrides, entre 2015 et 2022, le nombre de demandes de protection internationale enregistrées en Belgique par année a varié, toutes demandes confondues, entre 44 760 en 2015 lors de la guerre en Syrie et 16 910 en 2020 lors de la pandémie. Sur les dix dernières années (2012-2022), la moyenne des demandes de protection internationale enregistrées en Belgique s'est élevée à 26
047.
52. En 2021, le nombre de demandes de protection internationale s'est élevé à 25 971, dont 30 % de ressortissants afghans. En août 2021, le traitement des demandes de protection internationale introduites par ces derniers a été suspendu par le Commissariat général aux Réfugiés et Apatrides jusqu'en mars 2022. Cette suspension a eu pour conséquence de rallonger la durée de l'accueil des demandeurs concernés par la suspension.
53. En 2022, le nombre de demandes de protection internationale enregistrées en Belgique était de 36 871, dont 32 141 premières demandes. Par rapport à 2021, ces chiffres - inférieurs de plus de 18 % par rapport à la crise de 2015 - montrent une augmentation de plus de 42 %.
54. Une moyenne de 3 073 demandeurs par mois a été enregistrée en 2022, contre 2 164 en 2021. Au cours des mois de septembre et d'octobre 2022, plus de 4 000 demandeurs ont été enregistrés par mois. Ce chiffre est retombé à environ 2 500 à 3 000 début 2023.
55. En 2022, le Commissariat général aux Réfugiés et Apatrides a pris 20 514 décisions. Cela représente une augmentation de 10,8 % par rapport à 2021. Au 31 décembre 2022, l'arriéré - c'est-à-dire le nombre de dossiers pour lesquels le Commissariat n'avait pas encore pris de décision - s'élevait à 16 415 dossiers. La durée moyenne de l'examen d'une demande d'asile était d'un an en juillet/août 2022. À la suite de mesures spéciales, notamment de recrutement, en vue d'accroître la productivité, le nombre de décisions prises entre septembre et décembre 2022 a augmenté de 25 %.
56. Entre le 10 mars 2022 et le 31 décembre 2022, la Belgique a accueilli 65 000 ressortissants ukrainiens, parmi lesquels 762 ont fait une demande de protection internationale. La quasi-totalité d'entre eux ont bénéficié dès leur arrivée en Belgique de la protection temporaire et se sont vu délivrer des attestations de protection temporaire, donnant droit à un titre de séjour avec permis de travail, à l'aide sociale équivalente au revenu d'intégration sociale à charge des centres publics d'action sociale et à l'assurance maladie-invalidité. Les ressortissants ukrainiens, n'étant pas des demandeurs de protection internationale, n'ont pas bénéficié de l'aide matérielle sous forme de l'hébergement dans le réseau géré au niveau fédéral par Fedasil. Ils ont été pris en charge par les centres publics d'action sociale (assistance sociale) et les régions (logement).
57. Le centre d'arrivée pour demandeurs de protection internationale est situé à Bruxelles et géré directement par Fedasil. Il s'agit d'un point d'arrivée unique où sont enregistrées les demandes de protection internationale par l'Office des étrangers. En temps normal, une fois que la demande protection internationale est enregistrée, le demandeur se présente à Fedasil qui lui désigne une place dans le réseau d'accueil (paragraphe 31 ci-dessus).
58. Le réseau d'accueil est réparti dans 97 centres collectifs dont 35 sont gérés par Fedasil tandis que les autres le sont par des partenaires qui bénéficient de subventions publiques spécifiques (Croix-Rouge, Samusocial, Caritas international, et opérateurs privés).
59. Fedasil et ses partenaires disposaient de 28 180 places au 1er janvier 2021, 29 446 places au 1er janvier 2022 et 33 884 places au 1er janvier 2023. Du 31 août 2021 au 30 janvier 2023, 6 665 places ont été créées. À cette dernière date, le réseau d'accueil atteignait 34 199 places.
60. Le personnel de Fedasil comptait 2 729 collaborateurs au 31 janvier 2023, ce qui représente le double de personnel par rapport au 1er janvier 2019.
61. Fedasil a annoncé le 15 septembre 2021 que son réseau d'accueil était saturé avec un taux d'occupation à 96 % et a limité le nombre de personnes autorisées à entrer dans le centre d'arrivée.
62. Les demandeurs de protection internationale se sont vu remettre, lors de l'enregistrement de leur demande, un document faisant état de la saturation du réseau et de la priorité donnée aux catégories les plus vulnérables, à savoir les mineurs non accompagnés, les familles et les personnes malades. Un exemplaire a été versé par le Gouvernement au dossier.
63. À partir de janvier 2022, un système de liste d'attente a été mis en place par Fedasil pour les hommes seuls jugés non vulnérables. Dans un premier temps, les premiers à sortir de la liste étaient les demandeurs de protection internationale pouvant présenter une ordonnance du tribunal du travail (paragraphe 80 ci-dessous). En juin 2022, Fedasil n'a plus été en mesure d'inviter que les demandeurs de protection internationale qui avaient fait signifier leur ordonnance. À partir de septembre 2022, Fedasil a semblé avoir encore limité la désignation des places, en donnant priorité aux demandeurs ayant introduit une demande de mesure provisoire devant de la Cour (paragraphe 85 ci-dessous). À partir du 31 octobre 2022, il se déduit des observations du requérant que seuls les demandeurs en faveur de qui la Cour avait indiqué une mesure provisoire auraient pu sortir de la liste d'attente. Dans ses observations, le Gouvernement indique qu'en février 2023, le délai d'attente entre l'indication d'une mesure provisoire par la Cour et l'attribution effective d'une place dans le réseau d'accueil est au minimum de trois semaines.
64. Il existe depuis 2018 une structure, le Hub Humanitaire, dont les locaux sont situés à Bruxelles et qui est pilotée par plusieurs associations qui fournissent sur place des services gratuits de première nécessité aux personnes sans abri, à l'exclusion de l'hébergement des hommes. Le consortium d'associations comporte Médecins du Monde, Médecins sans Frontières, la Croix-Rouge de Belgique, SOS Jeunes-Quartier Libre AMO et la Plateforme Citoyenne BelRefugees. Ces associations assurent l'opérationnel dans les locaux du Hub avec leurs bénévoles et dans la limite de leurs moyens.
65. Le bâtiment du Hub humanitaire bénéficie de subsides de la Région de Bruxelles-Capitale et de la Commission communautaire commune de Bruxelles-Capitale pour ses frais de gestion, son fonctionnement et 60 employés.
66. Les services proposés au sein du Hub Humanitaire sont notamment : la distribution de repas, le service d'enregistrement sur liste d'attente pour les hommes qui ont besoin d'un hébergement d'urgence, les consultations médicales, la distribution de vêtements et de produits d'hygiène, et les conseils socio-juridiques.
67. Dès lors que Fedasil n'est plus parvenu à assurer ses missions d'accueil, le Hub humanitaire a été de plus en plus sollicité par les demandeurs de protection internationale. En 2022, 66 % de la population qui s'est présentée au Hub humanitaire se déclarait migrants.
68. Le Hub Humanitaire s'est retrouvé dépassé par l'ampleur de la demande de soutien venant des demandeurs de protection internationale et, en septembre 2022, a été contraint de fermer ses portes plusieurs jours par semaine faute de moyens et de personnel.
69. Le Samusocial apporte une aide d'urgence aux personnes sans abri (hébergement, équipes mobiles d'aide, soins médicaux et accompagnement psychosocial). Il est financé principalement par des fonds publics. Comme le Hub humanitaire, le Samusocial a été sollicité par les demandeurs de protection internationale dès que Fedasil n'est plus parvenu à assurer l'ensemble de ses missions d'accueil.
70. La plateforme Citoyenne Belrefugees, subsidiée par des fonds publics et par des dons privés, coordonne, dans la Belgique entière, les actions citoyennes en vue d'aider les demandeurs de protection internationale (accueil, information, formation et intégration).
71. Les parties à la présente affaire ainsi que l'Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles, tiers intervenant, ont fait une description de la situation en réponse à la question posée par la Cour sur ce point lors de la communication de l'affaire. Ils ont produit, à l'appui, de nombreux articles de presse publiés tout au long de l'année 2022 décrivant les conditions matérielles d'existence des demandeurs de protection internationale privés d'hébergement. Ces informations ont été recoupées avec les descriptions faites et pièces fournies par les requérants, le Gouvernement défendeur, et les associations de terrain dans le cadre des demandes de mesures provisoires (paragraphes 85-92 ci-dessous).
72. La grande majorité des demandeurs de protection internationale à qui Fedasil a refusé l'aide matérielle, principalement des hommes seuls mais aussi à partir d'octobre 2022 des mineurs non accompagnés et des familles, n'ont pas pu trouver de solution d'accueil dans le cadre des dispositifs associatifs précités (paragraphes 64, 69 et 70 ci-dessus). Ils ont donc envahi illégalement l'espace public et établi des camps de fortune à l'aide de tentes, de cartons et de matelas mis à la disposition par les citoyens ou les associations notamment dans des parcs et le long du canal de Bruxelles, dans les gares du Midi et du Nord. À l'arrivée du froid et de l'humidité en octobre, ils ont également squatté dans des immeubles publics désaffectés.
73. La distribution alimentaire à Bruxelles est principalement gérée par la Croix-Rouge de Belgique via le Hub humanitaire (paragraphes 64 et 66 ci-dessus). Les repas sont apportés sur place par les associations et collectifs de citoyens. De janvier à août 2022, 1 000 repas par jour et 1 300 de septembre à décembre 2022 ont été distribués.
74. Des fontaines d'eau potable ont été installées à différents endroits à Bruxelles.
75. Des tickets de douches à 1 EUR sont disponibles au Hub humanitaire (paragraphes 64 et 66 ci-dessus). De juillet à septembre 2022, 850 douches ont ainsi pu être prises, et 600 entre septembre et novembre 2022.
76. Il existe également un dispositif DoucheFLUX offrant aux sans abri des douches (20 douches ouvertes six jours sur sept), un accès à des machines à laver, des activités psychosociales, etc.
77. Aucune information précise n'a été fournie à la Cour sur les dispositifs mis en place pour accéder à des toilettes. Il ressort seulement des témoignages des requérants dans le cadre des mesures provisoires et du requérant en l'espèce, qu'ils tentaient avec plus ou moins de succès d'utiliser les toilettes publiques dans les gares et que dans certains endroits, où des camps de fortune se sont formés, des toilettes publiques ou des urinoirs ont été installés par des associations.
78. Le problème de santé le plus répandu parmi les demandeurs de protection internationale sans solution d'hébergement, outre la diphtérie et la tuberculose, a été une épidémie de gale qui a sévi à partir de l'été 2022.
79. En octobre 2022, l'accès aux consultations médicales s'est organisé au sein du Hub Humanitaire (paragraphes 64 et 66 ci-dessus), notamment grâce à l'intervention de Médecins sans frontière et de Médecins du Monde. Médecins sans frontière a également ouvert un poste médical temporaire afin d'assurer la prise en charge médicale des personnes non hébergées. Ce poste est financé depuis janvier 2023 par les pouvoirs publics.
80. En parallèle des procédures collectives (paragraphes 42-43 ci-dessus), des milliers de demandeurs de protection internationale privés d'accueil, à l'instar du requérant, se sont adressés par requête unilatérale à la Présidente du tribunal du travail francophone de Bruxelles afin qu'il soit enjoint à Fedasil de respecter ses obligations légales à leur égard (paragraphes 37-41 ci-dessus). Plus de 90 % de ces requêtes ont été déclarées fondées.
81. Au 1er mars 2023, Fedasil avait ainsi été condamné à plus de 7 000 reprises à assurer l'hébergement d'autant de demandeurs de protection internationale. Les ordonnances enjoignent Fedasil d'héberger les intéressés dans un centre d'accueil, voire dans un hôtel ou tout autre établissement adapté à défaut de place disponible, et de leur fournir l'accueil, sous peine d'une astreinte pour chaque nuit qu'ils auraient été contraints de passer en dehors du réseau d'accueil ou de tout autre hébergement d'urgence. Fedasil n'a quasiment jamais contesté les ordonnances rendues par le tribunal par la voie de la tierce-opposition. À ce jour, les astreintes n'ont pas été payées.
82. Le 24 mai 2022, le tribunal du travail de Bruxelles a publié un communiqué de presse rappelant qu'en temps normal un tel contentieux se limitait à quelques dizaines de requêtes par an.
83. Le 27 octobre 2022, la chambre des référés du tribunal de travail francophone de Bruxelles a rendu cinq ordonnances condamnant Fedasil. Par arrêt du 28 mars 2023, la cour du travail de Bruxelles a confirmé la condamnation de Fedasil. La cour du travail s'est exprimée notamment en ces termes :
«
1. Fedasil n'a jamais contesté le bien-fondé de la demande qui lui était adressée par l'intimé sur la base de la loi du 12 janvier 2007 sur l'accueil des demandeurs d'asile et de certaines autres catégories d'étrangers. Elle n'a opposé aucune contestation à la demande formulée en référé devant la présidente du tribunal du travail et n'a pas interjeté appel de l'ordonnance lui ordonnant de fournir à l'intimé l'hébergement et l'accueil en vertu de cette loi. Encore dans sa requête d'appel, Fedasil reconnaît le droit de l'intimé à l'aide matérielle.
Fedasil s'est pourtant abstenue d'accorder à l'intimé l'hébergement et l'accueil qu'elle ne conteste pas lui devoir, le contraignant à agir en justice afin de faire condamner Fedasil, sous peine d'astreinte, à le lui accorder effectivement.
Ce faisant, Fedasil a contraint l'intimé à agir en justice alors que la tenue d'un procès n'était manifestement justifiée par aucun motif sérieux ni raisonnable, le droit réclamé en justice n'étant pas contesté.
2. Conformément aux principes déjà exposés, il importe d'examiner si le comportement de Fedasil est manifestement fautif.
Le comportement d'une autorité administrative qui viole une norme de droit qui impose à cette autorité d'agir d'une manière déterminée constitue une faute, sous réserve d'une cause de justification.
En l'espèce, Fedasil a manifestement violé la loi du 12 janvier 2007, qui lui impose d'agir d'une manière déterminée. Elle ne le conteste pas.
Fedasil explique son attitude par l'impossibilité d'offrir un hébergement à tous les demandeurs de protection internationale en raison de la saturation du réseau d'accueil, et ce depuis janvier 2022. Cette saturation serait liée, selon Fedasil, au nombre croissant de demandes de protection internationale et à la longueur des procédures d'asile. Elle fait valoir ses efforts et ceux du gouvernement pour résoudre cette situation.
Tout en affirmant être dans l'impossibilité d'exécuter sa mission légale, Fedasil n'invoque cependant pas la force majeure ni une autre cause de justification.
La violation, par Fedasil, sans cause de justification, d'une norme de droit qui lui impose d'agir d'une manière déterminée constitue une faute.
Pour l'application de l'article 780bis du Code judiciaire, cette faute doit être qualifiée d'abus manifeste en ce qu'elle a forcé de manière téméraire l'intimé à agir en référé devant la présidente du tribunal du travail.
3. La gravité de ce comportement de Fedasil et la proportionnalité de l'amende civile infligée doivent être appréciées en tenant compte de toutes les circonstances de l'espèce.
La qualité d'autorité publique en charge de l'accueil des demandeurs de protection internationale aggrave la faute de Fedasil, qui n'a pas rempli la mission pour laquelle elle a été créée. Certes, cette mission n'est pas aisée et Fedasil est confrontée à certaines difficultés, mais il n'est pas question de force majeure ni d'une autre cause de justification. Dès lors, il ne peut être admis que Fedasil, autorité publique, n'applique pas la loi.
La vulnérabilité particulière de l'intimé, demandeur de protection internationale ayant urgemment besoin de l'hébergement et de l'accueil prévus par la loi, destinés à préserver sa dignité humaine, aggrave la faute de Fedasil consistant à le contraindre à agir en justice dans l'espoir d'obtenir effectivement le respect de ses droits fondamentaux.
Enfin, la circonstance que la demande en justice que l'intimé a été contraint d'introduire contre Fedasil est une parmi les milliers des demandes similaires (actuellement environ 7 000 demandes non contestées depuis janvier 2022) doit être prise en considération, s'agissant d'apprécier la perturbation du fonctionnement du service public de la justice que le législateur a entendu réprimer par l'article 780bis du Code judiciaire. Cette perturbation est très importante au vu du nombre de dossiers et de l'urgence dans laquelle ils doivent être traités, affectant profondément le fonctionnement du tribunal du travail francophone de Bruxelles au préjudice de cette juridiction et, in fine, de l'ensemble de ses justiciables. Cette perturbation gagne à présent la cour du travail de Bruxelles, saisie d'un nombre croissant d'appels, notamment dans la présente cause.
4. En raison de l'abus procédural manifeste commis par Fedasil en ce qu'elle a forcé de manière téméraire l'intimé à agir en justice et compte tenu des circonstances relevées, c'est à juste titre et de manière proportionnée que l'ordonnance attaquée a condamné Fedasil à une amende civile du montant maximal, soit 2 500 EUR.
Cette condamnation est confirmée. »
84. Le 31 octobre 2022, en application de l'article 39 § 1 de son règlement, la Cour a décidé pour la première fois d'enjoindre à l'État belge de fournir à un demandeur de protection internationale - le requérant en l'occurrence (paragraphe 18 ci-dessus) - un hébergement et une aide matérielle pour faire face à ses besoins élémentaires.
85. Pour la période qui a suivi et jusqu'au 30 mai 2023, la Cour a accordé une mesure provisoire à 1 710 requérants ayant obtenu une décision interne définitive du tribunal du travail de Bruxelles, et ce pour la durée de la procédure devant elle. Elle a rejeté les demandes de 263 requérants, majeurs ou mineurs non accompagnés qui n'avaient pas obtenu de décision interne définitive. Le 24 mai 2023, la Cour a levé les mesures provisoires qu'elle avait indiquées dans 1 350 requêtes et rayé ces affaires du rôle.
86. Le 13 décembre 2022, la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe a adressé à la Secrétaire d'État belge à l'Asile et à la Migration une lettre pour exprimer ses préoccupations quant à la situation des personnes qui cherchent une protection internationale en Belgique. Dans cette lettre, la Commissaire faisait valoir que le manque de logements disponibles dans les structures d'accueil et les retards signalés dans l'enregistrement et le traitement des demandes d'asile ont de graves conséquences sur les droits humains des demandeurs de protection internationale, notamment leur droit à la santé et leur accès à un abri et à d'autres besoins fondamentaux. Tout en saluant la décision du Gouvernement d'ouvrir des centres d'accueil supplémentaires et d'augmenter les ressources humaines, la Commissaire observait que ces mesures n'étaient pas suffisantes pour répondre à la complexité et à l'ampleur des besoins existants. Elle demandait donc les mesures que les autorités envisageaient de prendre pour assurer l'hébergement et une assistance matérielle aux demandeurs de protection internationale et pour remédier aux lacunes structurelles du système d'asile en Belgique.
87. Dans sa réponse, le Gouvernement belge a reconnu la défaillance structurelle du réseau d'accueil des demandeurs de protection internationale en Belgique et du retard à mettre en œuvre les décisions du tribunal du travail. Il s'en est justifié du fait de l'arrivée massive des Ukrainiens en 2022 (paragraphe 56 ci-dessus). Il a également énoncé les mesures d'urgence et structurelles qu'il avait prises pour endiguer la situation de saturation du réseau d'accueil (paragraphes 59-60 ci-dessus).
EN DROIT
88. Le requérant se plaint de l'inexécution de l'ordonnance rendue par le tribunal du travail francophone de Bruxelles du 22 juillet 2022 enjoignant sa prise en charge par Fedasil. Il allègue dans son formulaire de requête la violation des articles 6 § 1 et 13 de la Convention.
89. La Cour rappelle que les exigences de l'article 6 § 1, qui impliquent l'ensemble des garanties propres aux procédures judiciaires, sont en principe plus strictes que celles de l'article 13, et sont absorbées par elles (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000-XI). Elle examinera donc ces griefs sous l'angle de l'article 6 § 1 aux termes duquel :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
90. Les parties conviennent que l'article 6 est applicable au litige et s'appuient sur l'arrêt M.K. et autres c. France (nos 34349/18 et 2 autres, §§ 104-118, 8 décembre 2022).
91. La Cour note qu'il existe en Belgique un droit à l'assistance matérielle et à l'hébergement pour les demandeurs de protection internationale (paragraphes 32-37 ci-dessus), et relève que ce droit a été reconnu à l'égard du requérant par le tribunal du travail francophone de Bruxelles dans son ordonnance du 22 juillet 2022 et qu'il n'est pas contesté par le Gouvernement.
92. Dans ces conditions, la Cour en conclut que le requérant bénéficiait d'un droit au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.
93. En second lieu, il n'est pas contesté par les parties que ce droit à l'hébergement et à l'assistance matérielle revêt un caractère « civil » au sens autonome conféré par la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, M.K. et autres, précité, §§ 104-118).
94. Enfin, la Cour note que l'ordonnance du 22 juillet 2022 avait pour objet l'octroi d'un hébergement et de l'assistance matérielle et visait donc à trancher le même droit que celui qui aurait pu être en jeu dans une procédure au principal. De plus elle était immédiatement exécutoire. La Cour relève aussi qu'au jour de l'introduction de la requête, la procédure au fond n'avait pas été poursuivie. L'article 6 est donc applicable (voir Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, §§ 83-89, 15 octobre 2009, et RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 65, 29 mars 2011).
95. Constatant que ce grief n'est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
a) Le requérant
96. Le requérant rappelle qu'il a fait valoir son droit à l'accueil devant les juridictions nationales, et que l'ordonnance du tribunal du travail qu'il a obtenue, immédiatement exécutoire, est devenue définitive. Il ne disposait pas d'autre voie de recours dès lors que le problème émane d'une volonté délibérée de l'État belge de ne pas obtempérer aux injonctions du tribunal du travail et de ne pas payer les astreintes. En violation de l'article 6 de la Convention, l'État belge a refusé délibérément de garantir l'exécution sans délai de milliers de décisions de justice toutes obligatoires et exécutoires. Le tribunal du travail de Bruxelles a estimé que Fedasil mettait en péril l'administration de la justice en causant « la déstabilisation d'une juridiction du pouvoir judiciaire » (paragraphe 83 ci-dessus). Dans le cas du requérant, sans jamais contester son droit à la prise en charge, Fedasil aura mis plus de 100 jours pour exécuter l'ordonnance du tribunal du travail. Il ne lui a finalement octroyé une place d'accueil qu'en raison de la mesure provisoire qui lui a été indiquée par la Cour.
97. Le requérant allègue que la circonstance d'une impossibilité matérielle d'exécution a eu pour conséquence pour lui et des milliers d'autres une atteinte à la substance même du droit protégé par l'article 6 § 1 de la Convention. Pour autant, s'il y a bien aujourd'hui un contexte d'urgence humanitaire en Belgique, celui-ci ne résulte pas, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, d'une crise migratoire exceptionnelle. D'une part, elle était prévisible. S'il est vrai que le nombre de demandes de protection internationale en Belgique en 2022 était en hausse par rapport à 2020 et 2021 marquées par la crise sanitaire, cette hausse résultait de l'effet retard de ces années durant lesquelles le franchissement des frontières était quasiment impossible, ainsi que de la suspension de la prise de décisions dans la quasi-totalité des dossiers afghans entre août 2021 et mars 2022, en raison des changements socio-politiques majeurs induits par la prise de pouvoir par les Talibans. D'autre part, la crise actuelle résulte du choix politique délibéré de ne pas utiliser les solutions d'urgence mises sur la table par les associations de terrain depuis des mois.
b) Le Gouvernement
98. Il n'existe, selon le Gouvernement, dans le chef de l'État belge ou de Fedasil, aucune volonté délibérée de ne pas exécuter les décisions de justice. Leur exécution tardive résulte des circonstances de la crise migratoire qui engendrent une impossibilité matérielle de répondre aux décisions malgré les mesures prises. Le Gouvernement fait état à cet égard devant la Cour des mêmes éléments que ceux présentées aux juridictions internes (paragraphe 43 ci-dessus). Ceux-ci expliquent, selon lui, l'évolution de la politique de placement de Fedasil jusqu'à donner aujourd'hui la priorité aux demandeurs qui ont obtenu une mesure provisoire de la Cour (paragraphe 63 ci-dessus).
99. Malgré cela, de nombreuses mesures, budgétaires et logistiques, ont été prises par les pouvoirs publics pour remédier à la situation face à l'urgence mais aussi de façon structurelle (paragraphes 55, et 59-60 ci-dessus). Cette détermination découle, selon les explications du Gouvernement, de l'engagement politique à organiser un réseau d'accueil flexible et suffisant, ainsi que l'énonce l'accord de gouvernement de 2020.
100. Au vu de l'ampleur de la situation, le Gouvernement estime que le retard de trois mois et demi mis à l'exécution de l'ordonnance obtenue par le requérant doit être relativisé et ne saurait être considéré comme emportant violation de l'article 6 de la Convention.
101. Le Gouvernement explique enfin qu'au vu de la multiplication des procédures et des résultats défavorables pour Fedasil, celui-ci a renoncé à former tierce opposition faisant le choix de concentrer ses moyens sur l'extension du réseau et l'engagement de personnel à cette fin.
c) L'Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles, tiers intervenant
102. L'Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles souligne que la non-exécution des décisions de justice par l'État belge est double. Non seulement les demandeurs de protection internationale ne sont pas hébergés dans les délais impartis par les décisions judiciaires mais Fedasil refuse en outre de payer les astreintes auxquelles il est systématiquement condamné. Le non-respect persistant et d'une telle ampleur par l'État belge de décisions de justice constitue une première en Belgique. Selon le tiers-intervenant, cette situation met en péril le principe même de l'État de droit. Il provoque également des questions existentielles pour le monde judiciaire quant à sa fonction, son utilité et son instrumentalisation.
a) Rappel des principes généraux
103. La Cour a souligné à maintes reprises le rôle particulier que le pouvoir judiciaire exerce dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance de chacun pour mener à bien sa mission (Guômundur Andri Àstraôsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 283, 1 décembre 2020, et références citées).
104. La Cour rappelle également sa jurisprudence constante selon laquelle le droit à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention serait illusoire si l'ordre juridique interne d'un État contractant permettait qu'une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d'une partie. L'exécution d'une décision de justice, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l'article 6 de la Convention. À défaut, les garanties de l'article 6 § 1 de la Convention seraient privées de tout effet utile (voir, parmi d'autres, Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 196, CEDH 2006-V, et Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, § 65, CEDH 2009).
105. Cela s'applique, par définition, à la mise en œuvre des décisions judiciaires sur les mesures provisoires qui restent en vigueur jusqu'à ce qu'une décision finale statuant sur l'affaire devant un tribunal ait été rendue (Sharxhi et autres c. Albanie, no 10613/16, §§ 92-96, 11 janvier 2018). Le contraire reviendrait à rendre une décision judiciaire contraignante, bien que transitoire, dépourvue d'objet et de sens (Dolińska-ficek et Ozimek c. Pologne, nos 49868/19 et 57511/19, § 328, 8 novembre 2021).
106. La Cour considère que c'est au premier chef aux autorités de l'État qu'il incombe de garantir l'exécution d'une décision de justice rendue contre celui-ci, et ce dès la date à laquelle cette décision devient obligatoire et exécutoire (Bourdov, précité, § 69). Une personne qui a obtenu un jugement contre l'État n'a normalement pas à ouvrir une procédure distincte pour en obtenir l'exécution forcée (Sharxhi et autres, précité, § 93, Bourdov, précité, § 68, et Nikoloudakis c. Grèce, no 35322/12, § 35, 26 mars 2020). Pareil jugement doit être signifié en bonne et due forme à l'autorité concernée de l'État défendeur, laquelle est alors à même de faire toutes les démarches nécessaires pour s'y conformer ou pour le communiquer à une autre autorité de l'État compétente pour les questions d'exécution des décisions de justice (Bourdov, précité, § 68).
107. Ces affirmations revêtent encore plus d'importance dans le contexte d'un contentieux qui implique l'administration. La Cour rappelle à cet égard que l'administration constitue un élément de l'État de droit et que son intérêt s'identifie donc avec celui d'une bonne administration de la justice. Si l'administration refuse ou omet de s'exécuter, ou encore tarde à le faire, les garanties de l'article 6 dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure perdraient toute raison d'être (Hornsby, précité, § 41).
108. Dans les affaires où le principe de la sécurité juridique est en cause, la Cour insiste sur la nécessité impérieuse de respecter le principe de l'autorité de la chose jugée en ce sens qu'il préserve le caractère définitif des jugements et les droits des parties à la procédure et sert à garantir la stabilité du système juridictionnel et favorise la confiance du public dans la justice (Guômundur Andri Àstraôsson, précité, § 238). Par ailleurs, la Cour réaffirme qu'aux termes de sa jurisprudence constante, une autorité de l'État ne peut prétexter du manque de fonds ou d'autres ressources pour ne pas honorer une dette fondée sur une décision de justice (voir, parmi d'autres, Bourdov, précité, § 35, Prodan c. Moldova, no 49806/99, § 53, CEDH 2004-III (extraits), Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 90, CEDH 2006-V, Tchokontio Happi c. France, no 65829/12, § 50, 9 avril 2015, Casa di Cura Valle Fiorita S.r.l. c. Italie, no 67944/13, § 54, 13 décembre 2018, et M.K. et autres, précité, § 153).
109. Enfin, la Cour considère qu'un délai d'exécution déraisonnablement long d'un jugement obligatoire peut emporter violation de la Convention, le caractère raisonnable du délai devant s'apprécier en tenant compte en particulier de la complexité de la procédure d'exécution, du comportement du requérant et des autorités compétentes ainsi que du montant et de la nature de la somme accordée par le juge. Un retard peut se justifier dans des circonstances particulières mais, en tout état de cause, il ne peut avoir pour conséquence une atteinte à la substance même du droit protégé par l'article 6 § 1 (Bourdov, précité, §§ 66-67).
b) Application en l'espèce
110. En l'espèce, le requérant a saisi la Présidente du tribunal du travail de Bruxelles sur requête unilatérale (paragraphe 12 ci-dessus). Il a obtenu une décision le 22 juillet 2022 condamnant l'État belge à lui octroyer un hébergement et l'assistance matérielle (paragraphe 13 ci-dessus). La Présidente s'est prononcée au provisoire par une ordonnance exécutoire par provision, nonobstant tout recours. Cette décision, signifiée par huissier, le 29 juillet 2022 est devenue définitive le 29 août 2022 (paragraphe 15 ci-dessus). Elle a été exécutée le 4 novembre 2022 quand le requérant s'est vu assigner une place dans un centre d'accueil (paragraphe 19 ci-dessus), suite à l'indication de la Cour, sous l'angle de l'article 39 du règlement de la Cour, au Gouvernement belge de fournir le requérant un hébergement d'urgence et de lui permettre de faire face à ses besoins élémentaires, et ainsi d'exécuter l'ordonnance du tribunal du travail (paragraphes 17-18 ci-dessus).
111. La Cour constate que le caractère exécutoire de l'ordonnance impliquait son exécution d'office par l'État en vertu du droit interne (paragraphes 13 et 39 ci-dessus).
112. Afin d'évaluer le délai d'exécution de l'ordonnance à l'aune des exigences de l'article 6 rappelées ci-dessus (paragraphe 109 ci-dessus), la Cour doit tenir compte du comportement des autorités compétentes, de la complexité de la procédure d'exécution, et du comportement du requérant.
113. S'agissant premièrement du comportement des autorités belges, la Cour note que Fedasil et l'État belge n'ont pas contesté devant le tribunal du travail l'existence du droit à l'accueil réclamé par le requérant. Postérieurement à l'ordonnance enjoignant la prise en charge du requérant, Fedasil n'a pas formé tierce opposition et n'a pas exécuté cette ordonnance avant l'intervention de la mesure provisoire prononcée par la Cour. Il s'ensuit, comme le soutient le requérant, qu'il s'est retrouvé à devoir agir en justice et ensuite à saisir la Cour en vue d'obtenir la reconnaissance d'un droit qui ne lui a jamais été contesté. De plus, l'exécution n'a pas, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, revêtu de caractère spontané et n'a pu avoir lieu qu'à la suite d'une mesure provisoire prononcée par la Cour (voir, mutatis mutandis, M.K. et autres, précité, § 163).
114. Concernant deuxièmement la complexité de la procédure d'exécution, le Gouvernement fait état d'obstacles logistiques à l'augmentation de la capacité des centres d'accueil et de l'absence de collaboration voire même de la résistance des pouvoirs locaux (paragraphe 98 ci-dessus). Notamment le Gouvernement invoque une saturation du réseau d'accueil géré par Fedasil depuis l'été 2021. Il explique que la capacité d'accueil du réseau s'est trouvée insuffisante pour faire face à l'augmentation du nombre de demandeurs de protection internationale. L'exécution des ordonnances, telles que celle rendue à l'endroit du requérant, étant tributaire des places disponibles dans les centres d'accueil, l'État belge s'est retrouvé dans l'impossibilité matérielle de faire suite auxdites décisions de justice.
115. La Cour ne peut que constater une augmentation importante en ce qui concerne la Belgique du nombre de demandes de protection internationale en 2022. Celui-ci était de 36 871, soit une augmentation de plus de 42 % par rapport à 2021 (paragraphe 53 ci-dessus). À cette pression migratoire, s'ajoute qu'entre le 10 mars 2022 et le 31 décembre 2022, la Belgique a accueilli 65 000 ressortissants ukrainiens (paragraphe 56 ci-dessus).
116. Ces éléments témoignent à suffisance de l'ampleur des défis que l'État belge a été appelé à affronter. Par ailleurs, la Cour ne saurait critiquer le choix des autorités belges d'avoir concentré la capacité d'accueil du réseau sur les personnes les plus vulnérables retardant ainsi l'hébergement des demandeurs de protection internationale présentant le même profil que le requérant. Il s'agissait là d'un choix de priorisation qui a permis à la grande majorité des familles avec enfants, des mineurs non accompagnés et des personnes souffrant de problèmes de santé spécifiques d'être hébergées et prises en charge pour la durée d'examen de leur procédure d'asile. La Cour ne saurait enfin manquer de constater les importants efforts consentis par les autorités belges pour intervenir dans le financement des dispositifs associatifs, créer des places d'hébergement supplémentaires, recruter du personnel et raccourcir les délais de traitement des demandes d'asile (paragraphes 55, 59-60 ci-dessus).
117. La Cour estime cependant nécessaire de rappeler que le droit garanti par l'article 6 § 1 de la Convention doit s'interpréter à la lumière du préambule de la Convention qui énonce la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États parties. Un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, qui veut, entre autres, que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII, et Casa di Cura Valle Fiorita S.r.l., précité, § 54,).
118. À cet égard, la Cour ne peut ignorer que les circonstances de la présente affaire ne sont pas isolées et qu'elles révèlent une carence systémique des autorités belges d'exécuter les décisions de justice définitives relatives à l'accueil des demandeurs de protection internationale (paragraphes 81 et 83 ci-dessus).
119. Même si elle est consciente de la situation difficile à laquelle l'État belge était confronté (paragraphes 114-116 ci-dessus), la Cour ne pourrait juger raisonnable le délai mis en l'espèce par les autorités belges pour exécuter une décision de justice visant à protéger la dignité humaine (voir, mutatis mutandis, M.K. et autres, précité, § 161). Elle ne peut manquer d'ajouter que cette carence systémique a eu pour effet de grever lourdement le fonctionnement d'une juridiction nationale et celui de la Cour elle-même.
120. Concernant troisièmement le comportement du requérant, la Cour ne décèle aucun manque de diligence qui aurait contribué à retarder l'exécution de l'ordonnance du 22 juillet 2022.
121. Eu égard aux éléments qui précèdent, la Cour considère que les autorités belges ont opposé non pas un « simple » retard mais plutôt un refus caractérisé de se conformer aux injonctions du juge interne qui a porté atteinte à la substance même du droit protégé par l'article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, M.K. et autres, précité, § 163).
122. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
123. Le requérant se plaint d'avoir été contraint de vivre à la rue pendant plusieurs mois dans des conditions inhumaines et dégradantes contraires à l'article 3 de la Convention. Il y voit également une atteinte à son droit au respect de sa vie privée tel que protégé par l'article 8 de la Convention.
124. Ces dispositions sont ainsi libellées :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 8
«
1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
125. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes concernant ces griefs et souligne que la situation du requérant est en tous points comparable à celle de l'affaire M.K. et autres c. France précitée.
126. Le requérant disposait de la possibilité d'exercer un recours indemnitaire, en responsabilité de l'État, en raison du dommage qu'il allègue avoir subi en violation de l'article 3 de la Convention pendant la période durant laquelle il n'est pas entré dans le réseau d'accueil. Dans ses observations en réplique, le Gouvernement produit à l'appui de sa thèse trois décisions du tribunal de travail de Liège du 30 mars 2023 (paragraphes 47-49 ci-dessus) qui font droit à la demande des requérants de condamner Fedasil, sur pied de l'article 1382 du code civil, au paiement de dommages et intérêts pour défaut d'hébergement et dommage moral de ce chef. Il fournit également une pièce dont il ressort qu'il a été fait appel d'une de ces décisions au motif notamment que les juridictions civiles ordinaires sont compétentes et non les juridictions du travail, et qu'en tout état de cause les demandes sont mal fondées.
127. Le Gouvernement souligne en outre que le grief tiré de l'article 8 de la Convention n'a pas été invoqué devant les juridictions internes, même en substance.
128. Le requérant soutient qu'il a épuisé la seule voie de recours offerte par le droit belge, d'ordre préventif, qui lui permettait d'obtenir un hébergement et l'assistance matérielle nécessaire pour faire face à ses besoins élémentaires (paragraphe 38 ci-dessus). Ce faisant, il a porté la substance de son grief tiré de l'article 3 de la Convention à la connaissance des juridictions internes et a cherché à obtenir le redressement de sa situation devant elles conformément aux exigences de l'article 35 § 1 de la Convention. Le requérant fait valoir qu'en tout état de cause le succès de la voie de recours indemnitaire est tributaire de la célérité des procédures devant les juridictions belges et que celles-ci sont notoirement d'une longueur excessive. Exiger de lui qu'il épuise cette voie ne tiendrait pas compte du fait que l'État belge n'exécute pas les décisions de justice rendues contre lui dans le contexte de la crise de l'accueil des demandeurs de protection internationale.
129. Selon le requérant, les décisions produites par le Gouvernement sont particulières : il s'agit d'actions introduites devant le tribunal du travail pour obtenir un hébergement, mais dans lesquelles le requérant n'avait pas sollicité que la condamnation soit assortie d'astreintes. Ce cas de figure diffère du cas d'espèce, dans lequel des astreintes avaient été demandées, ordonnées, mais jamais payées. Vu que l'Etat belge n'a jamais payé les astreintes auxquelles il avait été condamné par des milliers de jugements internes, le requérant estime qu'il peut légitimement se demander s'il en irait autrement pour des jugements condamnant l'Etat belge à héberger des demandeurs d'asile, assortissant cette condamnation non pas d'une astreinte, mais de dommages et intérêts équivalents au revenu d'intégration sociale jusqu'à l'octroi d'un hébergement.
130. La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes et que dès lors que la violation continue dénoncée a cessé, un recours effectif ne doit avoir pour vocation que d'obtenir la reconnaissance et la réparation de la violation alléguée, à la supposer établie (M.K. et autres, précité, §§ 166-170, 8 décembre 2022).
131. En l'espèce, la Cour constate que le recours en responsabilité de l'État repose sur une base juridique claire en droit interne (paragraphe 46 ci-dessus). Quant à déterminer s'il était disponible en l'espèce, la Cour relève, avec le requérant, qu'il appartient à Fedasil et donc à l'État de mettre en œuvre le droit à l'hébergement et à l'assistance matérielle reconnue par la loi à tout demandeur de protection internationale. Toute carence fautive des autorités dans l'accomplissement de cette mission est de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Elle note en outre que le Gouvernement a pu démontrer une pratique pertinente en matière de responsabilité extracontractuelle de l'État selon l'article 1382 du code civil, bien qu'il existe apparemment certaines incertitudes quant aux modalités exactes de ce recours en droit belge en ce qui concerne la répartition des compétences entre le tribunal du travail et les juridictions civiles ordinaires (paragraphe 47 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle que les simples doutes quant à l'effectivité d'un recours particulier ne le dispensent pas de l'obligation de l'utiliser (voir, parmi d'autres, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 74, 25 mars 2014).
132. Il s'ensuit que le requérant bénéficiait de la possibilité d'exercer un recours en responsabilité de l'État devant les juridictions belges, afin de demander réparation du préjudice qu'il allègue avoir subi du fait de la période pendant laquelle il s'est retrouvé sans accueil, soit entre le 15 juillet 2022, jour de l'introduction de sa demande de protection internationale et le 4 novembre 2022 lorsqu'il s'est vu désigner une place dans le réseau d'accueil dont la plupart concerne la période suivant l'ordonnance de la Présidente du tribunal du travail de Bruxelles. Dès lors, la Cour estime qu'il aurait dû exercer ce recours, et ce alors même que, eu égard à son caractère purement compensatoire, il ne se serait avéré effectif qu'après l'introduction de la requête devant la Cour (voir en ce sens M.K. et autres, précité, §§ 166-170). À cet égard, la Cour tient à souligner ce qui suit.
133. Certes, comme la Cour l'a révélé à nombreuses reprises (voir, parmi autres, O'Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, §§ 110-111, CEDH 2014 (extraits)), si une personne a plusieurs recours internes à sa disposition, elle est en droit d'en choisir un susceptible d'aboutir au redressement de son principal grief. En d'autres termes, lorsqu'une voie de recours a été utilisée, l'usage d'une autre voie dont le but est pratiquement le même n'est pas exigé. Pourtant, en l'espèce, la Cour souligne que la seule question dont a été saisi le tribunal du travail francophone de Bruxelles lorsqu'il a rendu sa décision du 22 juillet 2022 ordonnant à Fedasil d'assurer l'hébergement du requérant dans un centre d'accueil, voire dans un hôtel ou tout autre établissement adapté au manque de places disponibles, était de constater que le requérant - en tant que demandeur de protection internationale et à partir de ce moment-là - avait droit à un hébergement conformément à l'article 6 de la loi Accueil du 12 janvier 2007. À aucun moment, les juridictions internes n'ont évalué, dans le cadre d'une procédure contradictoire, l'ensemble des faits qui caractérisaient la situation dans laquelle le requérant s'est trouvé au cours de la période de trois mois et demi entre son arrivée en Belgique le 15 juillet 2022 et l'offre d'hébergement de Fedasil le 4 novembre 2022 ainsi que le contexte général de la saturation du réseau de Fedasil.
134. Ainsi, si la Cour admettait que toutes les voies de recours internes ont été épuisées en ce qui concerne le grief du requérant tiré de l'article 3 de la Convention dans une situation telle que celle de l'espèce, elle deviendrait de fait la première instance à statuer sur la conformité de la situation vécue par le requérant au regard de l'article 3, ce qui n'est pas compatible avec la raison d'être de la règle de l'épuisement des voies de recours internes ni avec le principe de subsidiarité tel qu'il est exprimé dans le préambule de la Convention.
135. Dans ces conditions, la Cour considère que le grief tiré de l'article 3 de la Convention doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
136. En ce qui concerne le grief du requérant tiré de l'article 8 de la Convention, la Cour constate que le requérant n'a nullement soulevé ce grief dans l'ordre interne et que, par conséquent, il doit également être déclaré irrecevable pour le même motif.
137. Enfin, le requérant se plaint d'une violation de l'article 13 combiné avec l'article 8 de la Convention en raison de l'absence d'un recours effectif pour dénoncer la carence de l'État belge à respecter son obligation positive de garantir le respect de l'intégrité physique et morale du requérant et de l'absence en droit interne d'un recours effectif pour faire cesser cette violation.
138. La Cour rappelle qu'elle a rejeté le grief formulé sous l'angle de l'article 8 par le requérant pour non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 136 ci-dessus). Il s'ensuit que, en l'absence d'un grief défendable sous l'angle de cette disposition (voir, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 288, CEDH 2011), le grief tiré de l'article 13 de la Convention, lié à celui-ci, est manifestement mal fondé et qu'il doit être rejeté, en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
139. La Cour considère que la situation du requérant a évolué depuis le prononcé de la mesure provisoire et que le requérant ne demande pas le maintien de cette mesure.
140. En conséquence, elle décide de lever cette mesure provisoire.
141. L'article 41 de la Convention dispose :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
142. Le requérant réclame 103 000 (euros) EUR correspondant au montant des astreintes auxquelles Fedasil a été condamné à la suite de l'ordonnance du 22 juillet 2022, soit 1 000 EUR par jour de retard jusqu'au 4 novembre 2022, date à laquelle il a été pris en charge.
143. À supposer que cette demande repose sur la violation de l'article 6 § 1 de la Convention, la Cour estime que le constat d'une violation de cette disposition constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante.
144. Par conséquent, la Cour rejette les prétentions que le requérant formule à ce titre.
145. En tout état de cause, la Cour note que la présente affaire n'est qu'une des nombreuses affaires similaires introduites récemment contre la Belgique pour non-exécution des ordonnances du tribunal de travail relatives à l'accueil des demandeurs de protection internationale. Les éléments produits devant la Cour révèlent un problème systémique dans l'État défendeur concernant la capacité des autorités à se conformer à sa propre législation interne sur le droit à l'hébergement des demandeurs d'asile, y compris aux décisions de justice définitives en ordonnant le respect. Même si elle n'ignore pas les difficultés auxquelles les autorités belges ont été confrontées, la Cour estime qu'une telle pratique est incompatible avec le principe de l'État de droit qui sous-tend l'ensemble du système de la Convention. Conformément aux obligations qui lui incombent au titre de l'article 46 de la Convention, il revient à l'État défendeur de prendre les mesures adéquates en vue d'y mettre un terme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 juillet 2023, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé d'opinion partiellement concordante et partiellement dissidente du Juge Krenc à laquelle se rallie le Juge Derenčinović.
A.B.
H.B.
OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE KRENC À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE DERENČINOVIĆ
1. Je partage les constats dressés par le présent arrêt, à l'exception de celui relatif à l'irrecevabilité du grief tiré de l'article 3 de la Convention.
2. Concernant, tout d'abord, la recevabilité du grief portant sur l'article 6 de la Convention, il importe de noter que le présent arrêt confirme, dans le prolongement de l'arrêt M.K. et autres c. France (nos 34349/18 et 2 autres, §§ 104-118, 8 décembre 2022), le détachement du contentieux de l'hébergement des demandeurs d'asile, de celui lié à l'entrée, au séjour et à l'éloignement des étrangers, lequel se voit traditionnellement exclu du champ d'application de l'article 6 § 1 de la Convention (voir Maaouia c. France [GC], no 39652/98, § 40, CEDH 2000-X, confirmé par M.N. et autres c. Belgique (déc.) [GC], no 3599/18, §§ 137-140, 5 mai 2020).
Quant au fond, avec mes collègues, je peine à comprendre que, dans un État de droit, des décisions de justice définitives restent inexécutées par les autorités qui en sont les destinataires.
3. Mon seul point de désaccord porte sur l'irrecevabilité du grief tiré de l'article 3 de la Convention. S'appuyant ici encore sur l'arrêt M.K. précité, la majorité estime que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes s'agissant de ce grief, en ce qu'il aurait dû former un recours en responsabilité civile contre l'État après avoir obtenu l'hébergement.
Cette approche me paraît problématique, à différents égards.
4. Tout d'abord, elle me paraît lourde de conséquences au-delà même du cas d'espèce et du contentieux relatif à l'hébergement des demandeurs d'asile. Elle implique que, lorsqu'une violation continue de la Convention a cessé, le requérant est tenu d'introduire une action compensatoire contre l'État lorsqu'une telle action est théoriquement possible. Ce qui s'avère problématique à mes yeux, c'est que cette obligation s'impose même dans le cas où la violation continue a cessé consécutivement à la saisine de la Cour.
Avec tout mon respect pour mes collègues, je ne puis cacher ma profonde perplexité.
Prenons pour seul exemple le cas d'un dissident politique qui, longtemps privé de sa liberté, persécuté et torturé, saisit la Cour et obtient de sa part une mesure provisoire conduisant à sa libération. Viendrait-on déclarer irrecevable la requête introduite par cet individu devant la Cour (au moment où il était privé de sa liberté) au motif qu'il dispose, après sa libération et postérieurement à la saisine de la Cour, de la possibilité de former une action indemnitaire contre l'État ?
5. En réalité, l'approche de la majorité heurte deux lignes bien établies de notre jurisprudence.
5.1. La première veut que le respect de la règle de l'épuisement des voies de recours internes s'apprécie, en règle, à la date de l'introduction de la requête (voir, parmi beaucoup d'autres, Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001-V (extraits), et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 193, 22 décembre 2020). Ceci découle de la logique subsidiaire présidant à l'office de la Cour.
La Cour a certes pu déroger exceptionnellement à cette ligne bien établie lorsque des recours ont été spécialement mis en place dans l'ordre interne postérieurement à l'introduction de la requête pour répondre au problème en cause dans celle-ci (voir par exemple Turgut et autres c. Turquie (déc.), no4860/09, §§ 54-56, 26 mars 2013 ; Köksal c. Turquie (déc.), no70478/16, §§ 24-30, 6 juin 2017). Un tel cas de figure ne se rencontre pas dans la présente affaire : aucun recours n'a été spécialement mis en place pour résoudre le problème systémique observé en l'espèce.
En l'occurrence, au moment où il a saisi la Cour, le requérant était dans la rue. Il n'est pas contestable que sa situation n'a évolué qu'après l'introduction de sa requête devant la Cour et, singulièrement, après l'indication par celle-ci d'une mesure provisoire en vertu de l'article 39 du Règlement de la Cour. Autrement dit, ce n'est qu'à la suite de la saisine de la Cour, que le requérant a obtenu un hébergement et que la violation alléguée a cessé. Ce point, qui est crucial, me paraît occulté par le présent arrêt.
5.2. Le second principe, tout autant bien ancré dans notre jurisprudence, est que, lorsque le requérant a utilisé un recours susceptible de remédier à son grief, l'usage d'une autre voie, à la supposer adéquate, n'est pas exigé (voir parmi d'autres, Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999-III ; Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03, § 85, 24 janvier 2008 ; Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 177, 25 juin 2019).
En l'occurrence, le requérant a usé d'une voie de recours (la procédure sur requête unilatérale) qu'il pouvait légitimement supposer adéquate pour remédier rapidement et efficacement à son grief. Il n'a pas été soutenu ni a fortiori démontré que le recours indemnitaire eût été plus rapide et plus efficace pour rétablir le requérant dans ses droits au titre de l'article 3 de la Convention.
En toute hypothèse, force est de constater que l'ordonnance rendue par la présidente du tribunal du travail à l'égard du requérant a été signifiée à Fedasil et qu'elle n'a jamais été contestée, en sorte qu'elle est devenue définitive dans l'ordre interne.
6. Au vu de l'ensemble de ces circonstances, exiger du requérant qu'il « retourne », après la saisine de la Cour, devant les juridictions internes pour agir en responsabilité contre l'État, me paraît constituer une entrave excessive et disproportionnée à l'exercice du droit de recours individuel tel que celui-ci est consacré par l'article 34 de la Convention.
7. De mon point de vue, le raisonnement de la majorité est axé sur une prémisse qui est erronée. Par sa requête portée devant la Cour, le requérant visait à dénoncer et à faire cesser une situation qu'il estimait contraire à l'article 3 de la Convention, non à la réparer.
Le présent arrêt procède à une analyse ex post, qui s'opère après l'obtention de l'hébergement par le requérant à la suite de la mesure provisoire, alors qu'il convient de se placer au moment de l'introduction de la requête devant la Cour.
8. À cet égard, le présent arrêt me paraît en contradiction avec de précédents arrêts concernant la Belgique où, s'agissant de conditions de détention, la Cour a estimé que le recours en responsabilité contre l'État fondé sur l'article 1382 du code civil ne constituait pas un recours effectif à épuiser dès lors qu'étant de nature indemnitaire, il s'avère impuissant à améliorer les conditions de vie du requérant.
Je me réfère notamment à l'arrêt Vasilescu c. Belgique (no 64682/12, 25 novembre 2014). Dans cette affaire, le requérant se plaignait de ses conditions de détention. Il avait introduit sa requête devant la Cour le 23 juillet 2012 et fut libéré trois mois plus tard. La Cour rejeta l'exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement en ces termes :
«
75. Ensuite, le Gouvernement fait valoir que le requérant aurait pu introduire une demande en réparation en vertu de l'article 1382 du code civil. Or la Cour relève que ce recours n'aurait pas permis un quelconque changement de cellule ou une amélioration immédiate et concrète des conditions de vie du requérant. Une décision favorable des tribunaux aurait simplement permis au requérant d'obtenir une indemnisation financière pour le préjudice subi du fait d'une faute des autorités pénitentiaires (paragraphes 38-39, ci-dessus). La Cour en conclut que l'action en dommages et intérêts ne remplit pas les conditions exigées pour être considéré comme un recours effectif (Torreggiani et autres, précité, § 50, rappelé au paragraphe 68, ci-dessus). La Cour estime donc que, s'agissant d'une personne détenue au moment de l'introduction de la requête devant la Cour, le recours prévu par l'article 1382 du code civil n'était pas, à lui seul, un recours effectif et ne constituait donc pas un recours à épuiser pour se plaindre des conditions matérielles de détention. » (je souligne).
L'arrêt Clasens c. Belgique peut également être mentionné dans le même sens. Il concerne le cas d'un requérant qui se plaignait de ses conditions matérielles de détention durant une grève des agents pénitentiaires du 25 avril au 2 juin 2016. Dans son arrêt du 28 mai 2019, la Cour a considéré que le requérant n'était pas tenu d'épuiser le recours indemnitaire, alors même que la violation alléguée avait cessé peu de temps après l'introduction de la requête (Clasens c. Belgique, no 26564/16, § 28, 28 mai 2019).
9. À cela s'ajoute que l'effectivité du recours indemnitaire invoqué par le Gouvernement peut être questionnée dans la présente affaire, au vu des éléments produits devant la Cour. La majorité reconnaît elle-même l'existence de « certaines incertitudes » (paragraphe 131 du présent arrêt). Or, il convient de rappeler que la charge de la preuve de l'effectivité incombe au Gouvernement (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 77, 25 mars 2014).
Je me borne à relever que le Gouvernement produit quatre décisions du 30 mars 2023 d'une seule juridiction namuroise (paragraphe 47 du présent arrêt ; comparer avec Bouhamla c. France (déc.), no31798/16, § 28, 25 juin 2019) et que ces quatre décisions ont été rendues plusieurs mois après la saisine par le requérant de la Cour (comparer ici encore avec Bouhamla, décision précitée, § 33). Une d'elles a, du reste, été frappée d'appel par l'État belge (paragraphe 48 du présent arrêt).
Par ailleurs, il n'a pas été établi devant la Cour que ces décisions judiciaires rendues sur le fondement de l'article 1382 du code civil ont été mieux exécutées que les multiples ordonnances rendues sur requête unilatérale auxquelles aucune suite n'a été donnée.
Par conséquent, sur ce point tenant à la démonstration de l'effectivité du recours en responsabilité dans le contentieux de l'espèce, j'estime que la présente affaire se distingue de l'affaire M.K. et autres c. France dans laquelle cette effectivité n'était point discutée.
10. Aussi, je ne puis souscrire au paragraphe 134 du présent arrêt en ce qu'il énonce :
« (...) si la Cour admettait que toutes les voies de recours internes ont été épuisées en ce qui concerne le grief du requérant tiré de l'article 3 de la Convention dans une situation telle que celle de l'espèce, elle deviendrait de fait la première instance à statuer sur la conformité de la situation vécue par le requérant au regard de l'article 3, ce qui n'est pas compatible avec la raison d'être de la règle de l'épuisement des voies de recours internes ni avec le principe de subsidiarité tel qu'il est exprimé dans le préambule de la Convention. »
Force est de constater que la présidente du tribunal du travail francophone de Bruxelles avait déjà connu du grief du requérant qui indiquait expressément, dans sa requête unilatérale, se trouver dans une situation de total dénuement en l'absence d'un hébergement et être confronté à un risque imminent d'atteinte grave à sa dignité humaine. Conformément à la logique subsidiaire qui irrigue la Convention, le requérant a dès lors soumis son grief aux autorités belges qui avaient la possibilité de le redresser avant la saisine de la Cour. Or, l'ordonnance rendue le 22 juillet 2022 qui a été signifiée à Fedasil le 29 juillet 2022, n'a pas été exécutée pendant plus de trois mois, alors même qu'elle n'a jamais été contestée. Le requérant a, de son côté, attendu douze semaines avant de saisir la Cour. Malgré cet important laps de temps, les autorités n'ont pas donné suite à l'injonction du juge interne.
Quant à l'absence d'une procédure contradictoire, relevée incidemment au paragraphe 133 du présent arrêt, elle résulte du choix des autorités de ne pas former un quelconque recours contre l'ordonnance du 22 juillet 2022, tandis que l'usage de cette procédure urgente par le requérant était justifié par le fait que celui-ci vivait dans la rue au mépris des exigences du droit interne.
J'estime par conséquent que le requérant a d'abord revendiqué l'application de la Convention devant les autorités internes, avant de s'adresser à la Cour, comme le veut le principe de subsidiarité. Il a dès lors, à mon estime, épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne son grief tiré de l'article 3.
11. À bien y réfléchir, si l'on suit la logique présidant au raisonnement de la majorité, on peut s'interroger sur la raison pour laquelle le grief tiré de l'article 6 a connu un sort foncièrement différent de celui pris de la violation de l'article 3. En effet, à ma connaissance, aucune juridiction interne n'a été invitée par le requérant à dire si l'inexécution de la décision de justice par l'État belge entre le 29 août 2022 (date du caractère définitif de l'ordonnance rendue par la présidente du tribunal du travail) et le 4 novembre 2022 (date de la réception de l'hébergement par le requérant) a emporté violation de l'article 6 de la Convention. Le requérant n'a pas davantage sollicité devant les juridictions internes une réparation de la violation de l'article 6 durant cette même période (comparer avec Bouhamla, décision précitée, §§ 38-45). Cela n'a cependant pas empêché la Cour de connaître du grief et de conclure à son bien-fondé.
Il est vrai qu'existe une différence entre les deux griefs : le Gouvernement n'a soulevé une exception de non-épuisement des voies de recours internes que pour le seul grief de l'article 3. On ne peut cependant spéculer sur l'approche de la Cour si une exception d'irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours internes avait été soulevée à propos de l'article 6.
12. Par ailleurs, je ne peux m'empêcher d'observer que le présent arrêt conduit à une césure assez nette du contrôle international de la Cour entre la phase provisoire et la phase ordinaire de fond. La Cour a, en l'espèce, indiqué une mesure provisoire au regard de l'article 3 de la Convention (comme elle l'a fait dans plusieurs centaines d'autres affaires). Nonobstant l'indication de cette mesure provisoire, la Cour considère à présent que le grief du requérant tiré de l'article 3 est irrecevable.
Le présent arrêt accentue de la sorte l'autonomisation du contentieux des mesures provisoires par rapport au contentieux au fond. En statuant au provisoire, la Cour a porté remède à la situation du requérant qui revendiquait un hébergement, mais elle laisse, par le présent arrêt, ouverte la question du bien-fondé du grief de l'article 3.
13. La particularité de cette situation tient sans doute à la teneur de la mesure provisoire édictée par la Cour le 31 octobre 2022. En effet, celle-ci n'invitait pas l'État belge à s'abstenir de faire quelque chose (ne pas extrader, ne pas expulser, ...), mais visait, tout au contraire, à offrir une prestation positive au requérant (précisément : fournir un hébergement et une assistance matérielle pour faire face à ses besoins élémentaires, en exécution de la décision prise par la présidente du tribunal du travail le 22 juillet 2022). Immanquablement, lorsqu'une mesure provisoire de ce type est exécutée et que le requérant obtient l'hébergement, l'intérêt pour celui-ci de poursuivre la procédure est sensiblement moindre. En attestent les 1350 requêtes qui ont été rayées du rôle le 24 mai 2023 en raison de l'absence d'une manifestation par ces requérants d'une quelconque volonté de poursuivre la procédure devant la Cour.
Ainsi, il est frappant de constater que l'exécution par les autorités belges de la mesure provisoire a permis au Gouvernement de soulever avec succès l'exception de non-épuisement des voies de recours internes concernant le grief de l'article 3. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, en indiquant une mesure provisoire avant l'examen de la requête, la Cour offre l'opportunité à l'État défendeur d'éviter le débat de fond et, le cas échéant, un constat de violation de l'article 3.
14. À cet égard, je voudrais rappeler que la procédure de mesures provisoires (régie par l'article 39 du Règlement de la Cour) est appelée à demeurer exceptionnelle et que le contentieux de l'accueil des demandeurs de protection internationale ne pourrait être transféré à la Cour. Juridiction internationale, celle-ci n'a ni le pouvoir ni les moyens de gérer un tel contentieux. Ici comme ailleurs, la Cour ne peut se substituer aux autorités nationales compétentes.
15. Enfin, pour terminer, je voudrais préciser qu'on aurait tort de sous-estimer l'ampleur des difficultés posées aux autorités belges par cette saturation du réseau de l'accueil. Il importe, à mes yeux, d'en questionner sérieusement les causes afin d'apporter des solutions adéquates et pérennes, dans le respect de la Convention, comme l'y invite instamment le présent arrêt en son paragraphe 145.