CASE OF CIORCAS v. ROMANIA - 23112/16 (Violation of Article 6 - Right to a fair trial (Article 6 - Criminal proceedings Article 6-1 - Fair hearing)) French Text [2023] ECHR 714 (26 September 2023)


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European Court of Human Rights


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2023/714.html
Cite as: [2023] ECHR 714

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QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE CIORCAŞ c. ROUMANIE

(Requête no 23112/16)

 

 

 

 

 

ARRÊT
 

STRASBOURG

26 septembre 2023

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l'affaire Ciorcaş c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

 Faris Vehabović, président,
 Anja Seibert-Fohr,
 Sebastian Răduleţu, juges,
et de Crina Kaufman, greffière adjointe de section f.f.,

Vu la requête (no 23112/16) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Anamaria Ciorcaş (« la requérante »), née en 1990 et détenue à Odoreu, représentée par Me H. Sălăgean, avocat à Cluj-Napoca, a saisi la Cour le 20 avril 2016 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères,

Vu la décision par laquelle la Cour a rejeté l'opposition du Gouvernement à l'examen de la requête par un comité,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 septembre 2023,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L'AFFAIRE


1.  Le 26 juin 2012, la requérante fut renvoyée en jugement des chefs de proxénétisme et de traite de mineurs. Elle était soupçonnée d'avoir, avec sa mère, son frère et C.F., organisé et facilité la prostitution de D.A., D.S. et H.A., mineures toutes les trois. En particulier, elle aurait ; organisé avec sa mère l'hébergement et le transport de ces personnes, qui était racolées par son frère ; facilité la pratique par elles et par C.F. de la prostitution, et récupéré les profits de cette activité.


2.  Le tribunal départemental de Sălaj (« le tribunal ») fut saisi de l'affaire.


3.  Devant le tribunal, C.F. reconnut les faits et se prévalut des dispositions légales relatives à la procédure simplifiée. Elle fit l'objet d'une condamnation pénale dans le cadre d'un dossier séparé.


4.  Le tribunal procéda aux auditions de la requérante, de sa mère et de son frère, de dix-huit témoins, dont C.F., et de D.A. et D.S. en leur qualité de parties lésées. H.A. ne fut pas entendue, ayant quitté le pays. Figuraient par ailleurs au dossier les transcriptions de conversations téléphoniques légalement interceptées entre la requérante et des membres de sa famille.

5.  Le 3 avril 2015, le tribunal reconnut la requérante coupable de proxénétisme et de traite de mineurs à l'égard de D.A. et D.S. et la condamna à une peine de cinq ans et huit mois de prison. Il jugea en revanche que la traite de mineurs n'était pas démontrée à l'égard de H.A. et acquitta la requérante de ce chef. Concernant ce dernier aspect, s'appuyant notamment sur l'audition de C.F. et les déclarations effectuées devant le parquet par H.A., le tribunal établit que C.F. habitait dans un appartement que lui louait la requérante et la mère de cette dernière, qu'elle s'y prostituait, que C.F. avait convaincu H.A. à venir habiter avec elle et s'y prostituer, que la requérante ne connaissait pas H.A., mais qu'elle savait que H.A habitait avec C.F. dans l'appartement en question. Il constata que seuls C.F. et le frère de la requérante étaient en charge et profitaient de l'activité de prostitution de H.A. Il conclut qu'au vu de ces faits, l'existence de l'intention directe qualifiée par l'objectif de l'exploitation sexuelle de la victime H.A., en tant qu'élément constitutif du crime, n'était pas établie en la personne de la requérante.


6.  La requérante et le parquet interjetèrent appel devant la cour d'appel de Cluj (« la cour d'appel »).

7.  Par un arrêt définitif du 22 octobre 2015, la cour d'appel fit droit à l'appel du parquet et reconnut la requérante coupable de tous les chefs visés dans le réquisitoire, y compris du chef de traite de mineurs concernant H.A. Sur ce dernier point, elle jugea que le tribunal avait à tort acquitté la requérante au motif que cette dernière n'aurait pas eu l'intention d'exploiter sexuellement H.A. en l'hébergeant. Elle souligna que le crime de traite de mineurs comportait des modalités diverses, l'hébergement d'un mineur en vue de son exploitation en étant une ; par conséquent, la réalisation de l'une de ces modalités, l'hébergement du mineur en l'espèce, suffisait à elle seule à établir l'infraction, de sorte que l'effectivité de l'exploitation de la mineure n'avait aucune incidence à cet égard.

8.  Plus précisément, la juridiction d'appel constata que les preuves corroborées versées au dossier démontraient que H.A. avait été logée avec D.A., D.S. et C.F. dans un appartement loué par la requérante et que H.A. y avait pratiqué la prostitution. Le fait que H.A. n'eût partagé ses gains qu'avec le frère de la requérante et avec C.F. était sans incidence sur l'infraction commise par la requérante, puisque cette dernière et sa mère étaient dans cette affaire avec le frère. Selon la cour d'appel, les dépositions des témoins prouvaient que les inculpés avaient agi d'un commun accord selon un plan préétabli et un intérêt commun dans l'exploitation des victimes mineures. La juridiction nota à cet égard que les témoins avaient déclaré que les trois inculpés passaient du temps dans l'appartement afin de surveiller l'activité prostitutionnelle et ne pouvaient pas ignorer que H.A. y était logée. Elle ajouta qu'il apparaissait que lorsque cet appartement s'était révélé trop étroit pour abriter les quatre personnes qui y étaient exploitées, dont H.A., la mère de la requérante avait loué un second appartement dans le même but.

9.  La cour d'appel écarta dès lors comme dénoués de pertinence les motifs avancés par la requérante tendant à démontrer qu'elle n'avait pas obligé les parties lésées à pratiquer la prostitution, que celles-ci avaient un comportement immoral et s'étaient par le passé déjà livrées à de telles activités. Elle condamna l'intéressée à une peine de six ans et huit mois de prison ferme.

APPRÉCIATION DE LA COUR

  1. observations préliminaires


10.  La requérante allègue, dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, que la cour d'appel a omis de l'entendre en personne. La Cour observe toutefois qu'il s'agit là de doléances nouvelles, l'intéressée n'ayant pas présenté ce grief ni les faits s'y rapportant dans le formulaire de requête (FU QUAN, s.r.o. c. République tchèque [GC], no 24827/14, §§ 145-147, 1er juin 2023). Elle note, de plus, que ces doléances ne constituent pas des griefs sur lesquels les parties ont échangé leurs observations.


11.  La Cour estime dès lors qu'il convient de ne pas examiner ce grief (D et autres c. Roumanie, no 75953/16, § 56, 14 janvier 2020 avec les références y citées).

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION


12.  La requérante se plaint que la cour d'appel l'a condamnée sur la base des mêmes preuves que celles sur lesquelles le tribunal s'était appuyé pour l'acquitter des faits relatifs à H.A. Elle invoque à cet égard l'article 6 de la Convention.


13.  Constatant que ce grief n'est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.


14.  Les principes généraux pertinents ont été résumés récemment dans l'arrêt Júlíus Þór Sigurþórsson c. Islande, (no 38797/17, §§ 30-38, 16 juillet 2019). En particulier, la jurisprudence établit une distinction entre les situations, d'une part, dans lesquelles une juridiction d'appel qui a annulé un acquittement, sans entendre elle-même les témoins sur lesquels l'acquittement était fondé, était non seulement compétente pour examiner des points de fait aussi bien que des points de droit, mais procédait en fait à une nouvelle appréciation des faits, et les situations, d'autre part, dans lesquelles la cour d'appel n'était en désaccord avec la juridiction inférieure que sur l'interprétation de la loi et/ou son application aux faits établis, même si elle était également compétente pour connaître des faits. Par exemple, dans l'affaire Bazo González c. Espagne (no 30643/04, § 36, 16 décembre 2008), la Cour a conclu qu'il n'y avait pas eu violation de l'article 6 § 1, au motif que les aspects que la cour d'appel avait été appelée à analyser pour condamner le requérant avaient un caractère essentiellement juridique. Cependant, comme l'a expliqué la Cour dans Suuripää c. Finlande (no 43151/02, § 44, 12 janvier 2010), il faut avoir à l'esprit que « les faits et l'interprétation juridique peuvent être imbriqués à tel point qu'il est difficile de les séparer » (Júlíus Þór Sigurþórsson, précité, §§ 36 et 37).

15.  En l'espèce, la requérante a été condamnée en première instance, entre autres, pour traite de mineurs à l'égard de deux victimes et acquittée du même chef à l'égard d'une troisième personne, H.A. La cour d'appel, saisie des appels du parquet et de l'intéressée, a annulé la décision du tribunal d'acquitter la requérante des faits relatifs à H.A. (paragraphes 7-9 ci-dessus). Dans ces conditions, il y a lieu d'examiner le rôle de la cour d'appel et la nature des questions dont elle avait à connaître.


16.  Le Gouvernement estime que la cour d'appel n'a pas procédé à une réinterprétation des preuves ni n'a donné un autre sens aux déclarations des témoins ou des inculpés, mais s'est penchée sur une question de droit, à savoir, les éléments constitutifs du crime de traite de mineurs, et a opéré une interprétation différente, et correcte d'ailleurs, de celle du tribunal de première instance des dispositions de droit interne pertinentes.


17.  La Cour note qu'il est vrai que la cour d'appel a justifié la condamnation de la requérante pour traite de mineurs en la personne de H.A. par une interprétation de cette infraction qui reposait uniquement sur la réalisation d'une condition déterminante, à savoir l'hébergement de la mineure H.A. dans le logement en question. La cour d'appel a donc écarté expressément la condition de l'exploitation effective de H.A., en se démarquant ainsi de l'interprétation faite par le tribunal, pour lequel l'élément déterminant dans l'acquittement était l'absence d'intention de la requérante d'exploiter la victime mineure (paragraphes 5 in fine et 7 ci-dessous). Toutefois, il ressort de l'arrêt définitif de la cour d'appel que cette interprétation juridique apparait comme intimement imbriquée dans plusieurs considérations factuelles de l'espèce (Suuripää, précité, § 44). En effet, la juridiction d'appel ne s'est pas contentée de préciser l'interprétation correcte de la règle de droit, mais, lorsqu'elle a appliqué cette règle à l'affaire dont elle était saisie, elle s'est livrée à plusieurs considérations factuelles. Ainsi, elle jugea comme établi que la requérante ne pouvait pas ignorer que H.A. se prostituait dans l'appartement et que l'activité des inculpés, dont la requérante, suivait un plan préétabli et qu'ils avaient un intérêt commun dans l'exploitation des victimes mineures (paragraphe 8 ci-dessus). Or, il s'agit là de questions qui n'avaient pas été établies dans le jugement du 3 avril 2015 (paragraphe 5 ci-dessus). La Cour estime qu'en ce faisant, la cour d'appel a opéré une nouvelle analyse de ces faits (Igual Coll c. Espagne, no 37496/04, § 36, 10 mars 2009 ; voir également Júlíus Þór Sigurþórsson, précité, § 36, avec les références y citées).


18.  Il ressort de l'arrêt définitif de la cour d'appel que les preuves recueillies à différents stades de la procédure et versées au dossier - et principalement les déclarations des témoins - ont contribué de manière déterminante à former la conviction de la juridiction d'appel quant à ces questions factuelles. Or, pour se prononcer sur ce sujet, la cour d'appel n'a pas procédé à une nouvelle audition des témoins et n'a pas examiné d'éléments de preuve nouveaux.


19.  Dans ce contexte, il convient de rappeler que les autorités auxquelles il incombe de décider de la culpabilité ou de l'innocence d'un accusé doivent en principe entendre les témoins en personne et évaluer leur crédibilité. L'évaluation de la crédibilité d'un témoin est une tâche complexe qui ne peut généralement être menée à bien par la simple lecture de déclarations écrites (Dan c. Moldova, no 8999/07, § 33, 5 juillet 2011).


20.  Enfin, quant à l'argument du Gouvernement selon lequel la requérante aurait pu demander à la cour d'appel d'examiner de nouveau les éléments de preuve, la Cour rappelle que la juridiction d'appel était tenue de prendre d'office des mesures positives à cette fin, même si l'intéressée ne l'avait pas expressément demandé (Găitănaru c. Roumanie, no 26082/05, § 34, 26 juin 2012, avec les références y citées).

21.  Dès lors, la Cour estime que, concernant l'infraction de traite de mineurs dans le chef de H.A., le fait pour la cour d'appel de n'avoir pas entendu les témoins ou examiné des preuves nouvelles avant de déclarer la requérante coupable a sensiblement réduit les droits de la défense de celle-ci (voir, mutatis mutandis, Dan, précité, §§ 31-35).


22.  Partant, il y a eu violation de l'article 6 de la Convention.

APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


23.  La requérante demande 3 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu'elle estime avoir subi et 500 euros (EUR) au titre des frais et dépens qu'elle dit avoir engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. Elle fournit à l'appui de sa demande des copies de factures délivrées par son avocat et par un service de logistique.


24.  Le Gouvernement estime que la somme demandée au titre du dommage moral est exorbitante et que les frais et dépens ne sont pas prouvés.


25.  En réponse, la requérante a fourni une copie du contrat qu'elle a conclu avec son avocat


26.  La Cour octroie à la requérante 3 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt.


27.  Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d'allouer à la requérante la somme de 500 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt.


PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable ;
  2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 de la Convention ;
  3. Dit,

a)    que l'État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

  1. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d'impôt, pour dommage moral ;
  2. 500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d'impôt, pour frais et dépens ;

b)    qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 septembre 2023, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 

 Crina Kaufman Faris Vehabović
 Greffière adjointe f.f. Président

 


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