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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> OZBARIS DEMIRER v. TURKIYE - 8035/20 (content shared on social media accounts : Second Section Committee) French Text [2024] ECHR 234 (19 March 2024) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2024/234.html Cite as: [2024] ECHR 234 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÖZBARIŞ DEMİRER c. TÜRKİYE
(Requête no 8035/20)
ARRÊT
STRASBOURG
19 mars 2024
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Özbarış Demirer c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Jovan Ilievski, président,
Lorraine Schembri Orland,
Diana Sârcu, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 8035/20) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Devrim Özbarış Demirer (« le requérant »), né en 1974 et résidant à İzmir, représenté par Me N. Değirmenci, avocat à İzmir, a saisi la Cour le 22 janvier 2020 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l'homme au ministère de la Justice de Türkiye, le grief fondé sur l'article 10 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations du Gouvernement,
l'intérêt exprimé par le requérant à poursuivre la requête,
la décision par laquelle la Cour rejette l'opposition du Gouvernement à l'examen de la requête par un comité,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 février 2024,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L'AFFAIRE
1. L'affaire concerne la mutation du requérant, directeur d'une école primaire à l'époque des faits, lequel a été affecté à un poste de professeur d'école sans fonction administrative dans une école primaire d'une autre ville en raison de contenus partagés sur ses comptes sur les réseaux sociaux.
2. Le requérant est professeur d'école. À l'époque des faits, il exerçait la fonction de directeur à l'école primaire de Kabakum dans la province de Dikili à İzmir.
3. Sur approbation de la préfecture d'İzmir en date du 3 août 2016, une enquête disciplinaire fut ouverte contre le requérant par la direction provinciale de l'Éducation nationale d'İzmir en raison des contenus que l'intéressé avait publiés sur ses comptes sur les réseaux sociaux, à savoir son compte Instagram intitulé « eftos_batos » et son compte Facebook dénommé « Devrim Özbarış Demirer », au motif que ces contenus étaient diffamatoires envers le président de la République et le Premier ministre.
4. Certains des contenus litigieux à l'origine de l'enquête disciplinaire, dont certains avaient été au départ créés et publiés par d'autres utilisateurs et repartagés par le requérant, se présentaient comme suit :
- Une caricature montrait, d'une part, le leader du principal parti de l'opposition qui, à l'occasion d'une cérémonie funéraire d'un soldat turc tué, recevait un œuf jeté sur sa tête et, d'autre part, le président de la République qui, penché sur le cercueil du défunt, prononçait de manière décontractée un discours.
- Une photo représentait le fils du Premier ministre autour d'une table de jeux, sous laquelle était inscrit le commentaire suivant : « Le père du fils qui joue avec des millions de dollars dans les casinos dit « Dieu est avec nous ». C'est incohérent à tous points de vue (...) »
- Un commentaire mentionné sur une photo montrait le cadavre d'Adolf Hitler et se lisait comme suit : « Quand Adolf Hitler a [pris le pouvoir à la suite des élections], il a obtenu 50 % des voix. Il a commencé à distribuer du charbon à son peuple. Il a finalement recueilli 90 % des voix. 10 % [de la population] de l'époque était [mécontente] de cet homme [et] disait : « Il conduit le pays au désastre ». Personne n'écoutait. Il [jetait] en prison ceux qui s'opposaient à lui et faisait taire ceux qui parlaient en exerçant des pressions et de la violence. Il trompait [le peuple] avec la promesse « de faire de l'Allemagne une [super puissance] ». Il a [fini par organiser] des massacres. Il a perpétré un génocide. Quand tout le monde a compris, c'était trop tard pour le pays. Il a même entraîné le pays dans une guerre. C'était un dictateur. »
- Une caricature représentait le Premier ministre et le président de la République autour du fauteuil du Premier ministre, ce dernier disait au président : « [Qu'importe] le fauteuil, Monsieur ? Si vous me dites de m'asseoir, je m'assiérai et si vous me dites de me lever, je me lèverai ».
- Un message partagé indiquait que « [la personne] qui avait fait des déclarations à propos du diplôme [universitaire] d'Erdoğan [avait] été trouvée morte ».
- Un message partagé mentionnait qu'« ils prévo[yaient] de faire exploser une bombe et de [massacrer des innocents] afin de faire oublier les [échecs concernant] l'Israël et la Russie. L'organisation de la trahison nationale [était en jeu] ».
- Une publication indiquait ce qui suit : « Le peuple en Bulgarie s'est révolté à cause des factures d'électricité, le gouvernement a démissionné ! Chez nous, nous n'élevons pas la voix même s'il est question d'insérer un transformateur, sans parler de l'augmentation des factures d'électricité ».
- Un message partagé se lisait comme suit :
« Son palais à Ankara [coûte] 5 milliards de livres
Son palais à Istanbul [coûte] 300 millions de livres
Les avions [mis à sa disposition pour régner coûtent] 1,5 milliard de livres
Les voitures [mises à sa disposition pour régner coûtent] 15 millions de livres
Les dépenses du palais [coûtent] 252 millions de livres
Ses dépenses [prises en charge] coûtent 7,1 milliards de livres
Augmentation de 97 % du salaire du président de la République
Augmentation de 1 750 TRY [livres turques] du salaire des députés
Pas d'augmentation de salaire pour les retraités
Pas d'augmentation de salaire pour les fonctionnaires
Pas d'augmentation de salaire pour les travailleurs
Pas d'augmentation du salaire minimum
Ne réveillerons-nous pas ?
Réveille-toi Türkiye »
- Une caricature représentait le président de la République en train de dire à deux personnes ce qui suit : « [Prends] tes pâtes mon frère de l'AKP [Parti de la justice et du développement, parti au pouvoir] ! [Prends] ta maison [construite par] TOKİ [entreprise publique chargée de la construction des logements], mon citoyen syrien ! »
5. Le 2 novembre 2016, la direction provinciale de l'Éducation nationale d'İzmir décida de muter le requérant dans la province de Torbalı à İzmir dans l'école primaire de Dağkızılca, qui se trouvait à environ 170 km de distance de l'école primaire de Kabakum. Le motif figurant sur la décision de mutation se lisait comme suit : « nécessités du service (enquête) ».
6. À une date non précisée, le requérant introduisit un recours en annulation contre la décision de mutation. Il soutenait que cette décision visait à le punir en raison de l'enquête disciplinaire qui avait été ouverte contre lui à propos des contenus qu'il avait partagés. Il ajoutait que sa mutation constituait un harcèlement dans le but de l'esseuler en l'éloignant de son environnement social et professionnel et un abus du pouvoir d'appréciation de l'administration.
7. Le 6 février 2018, le tribunal administratif d'İzmir rejeta le recours du requérant au motif que l'acte attaqué avait été adopté eu égard à l'intérêt public et aux nécessités du service et qu'il était conforme au droit. Il releva que le requérant avait partagé sur ses comptes sur les réseaux sociaux des publications, dont le contenu était négatif, qui visaient et insultaient le président de la République et le Premier ministre. Il estima dès lors que le requérant n'avait plus la possibilité d'assumer de manière saine et efficace ses fonctions de professeur dans l'école dans laquelle il exerçait ses fonctions et que sa révocation en tant que directeur d'école n'était pas illégale, puisque l'intéressé devait prouver par son comportement, dans le service et en dehors de celui-ci, qu'il était digne de la réputation et de la confiance qu'exige sa fonction officielle.
8. À une date non précisée, le requérant interjeta appel du jugement du 6 février 2018. Il soutenait notamment que le tribunal administratif n'avait pas établi par une motivation suffisante les raisons ayant exigé sa mutation compte tenu de l'intérêt public et des nécessités du service.
9. Le 5 décembre 2018, la cour régionale administrative d'İzmir rejeta l'appel formé par le requérant, considérant le jugement du tribunal administratif conforme à la procédure et à la loi.
10. Le 18 janvier 2019, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Le formulaire de son recours individuel comportait un résumé de chacune des étapes de la procédure en annulation qu'il avait intentée contre sa mutation et était accompagné de l'ensemble des décisions pertinentes qui avaient été rendues par les autorités administratives et judiciaires dans le cadre de cette procédure. Invoquant l'article 10 de la Convention et l'article 26 de la Constitution - qui garantit la liberté d'expression -, il soutenait que sa mutation, qui lui avait été infligée à la suite de la publication des contenus en question sur les réseaux sociaux, portait atteinte à son droit à la liberté d'expression. Il arguait que les publications en question, dont le contenu, selon lui, visait à critiquer mais nullement à insulter, constituaient un exercice par lui de sa liberté d'expression.
11. Le 17 décembre 2019, la Cour constitutionnelle déclara le recours individuel du requérant irrecevable pour défaut manifeste de fondement au motif que l'intéressé n'avait pas satisfait à son obligation de présenter des éléments de preuve et de fournir des explications à l'appui des allégations formulées par lui.
12. L'article 7 de la loi no 657 relative aux fonctionnaires de l'État, entrée en vigueur le 20 juillet 1965, prévoit l'obligation de neutralité et de loyauté des fonctionnaires envers l'État. Les articles 71 et 76 de la même loi précisent les conditions de passage des fonctionnaires d'une classe à une autre et celles de changement de leurs fonctions et de leurs lieux d'affectation. L'article 8/C de la loi no 5442 sur l'administration provinciale porte sur la procédure d'affectation des fonctionnaires provinciaux et l'article 50 du règlement relatif à la nomination et mutation des enseignants du ministère de l'Éducation nationale règlemente les mutations pouvant être effectuées pour les nécessités du service.
APPRÉCIATION DE LA COUR
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
13. Invoquant l'article 10 de la Convention, le requérant se plaint de sa mutation en raison des contenus qu'il avait publiés sur les réseaux sociaux.
14. Le Gouvernement soulève trois exceptions d'irrecevabilité. Il excipe tout d'abord d'un non-épuisement des voies de recours internes. À cet égard, il argue que le recours individuel que le requérant a introduit devant la Cour constitutionnelle a été déclaré irrecevable comme manifestement mal fondé au motif que l'intéressé n'avait pas satisfait à l'obligation de produire des éléments de preuve et de fournir des explications à l'appui des griefs formulés. Il soutient ensuite que, conformément au principe de subsidiarité, il n'y a aucune raison de remettre en cause les conclusions des autorités nationales en l'espèce et que la requête doit être déclarée irrecevable comme manifestement mal fondée. Il estime enfin que la mutation qui a été infligée au requérant n'a eu pour lui aucune répercussion négative sérieuse dans sa vie privée et professionnelle et que l'intéressé ne peut donc passer pour avoir subi un préjudice important en l'espèce.
15. Le requérant ne se prononce pas sur les exceptions d'irrecevabilité.
16. Concernant l'exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour note que la Cour constitutionnelle a déclaré le recours individuel du requérant irrecevable comme non étayé au motif que l'intéressé n'avait pas inclus dans son formulaire de recours des éléments de preuve suffisants à l'appui de ses griefs et qu'il n'avait pas suffisamment développé ses arguments sur lesquels il entendait fonder ses allégations de violation de son droit (paragraphe 11 ci-dessus). Elle observe ensuite que, dans son formulaire de recours individuel, tel qu'il a été soumis à la Cour constitutionnelle, le requérant a invoqué sa liberté d'expression en mentionnant l'article 10 de la Convention et l'article 26 de la Constitution. L'intéressé s'y est explicitement plaint de sa mutation, qui lui a été infligée à la suite de la publication par lui des contenus litigieux sur ses comptes sur les réseaux sociaux, arguant que ces contenus devaient être considérés comme relevant de la liberté d'expression. Il a fourni un exposé complet de la procédure qu'il a intentée à la suite de sa mutation avec un résumé de tous les actes et décisions adoptés dans ce cadre. Il a également présenté une copie de chacun des documents y afférents en annexe de son recours individuel (paragraphe 10 ci-dessus).
17. La Cour considère qu'en soumettant le formulaire de recours individuel susdécrit, le requérant a communiqué tous les éléments factuels pertinents à la Cour constitutionnelle et a formulé des griefs suffisamment argumentés pour permettre à la haute juridiction d'examiner ses allégations de violation du droit à la liberté d'expression (voir, mutatis mutandis, Hanan c. Allemagne [GC], no 4871/16, § 151, 16 février 2021, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 56, 20 janvier 2020, et Pişkin c. Turquie, no 33399/18, § 164, 15 décembre 2020 ; voir aussi, a contrario, mutatis mutandis, Fu Quan, s.r.o. c. République tchèque [GC], no 24827/14, §§ 120-124, 1er juin 2023). Partant, l'exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.
18. Pour ce qui est de l'exception relative à un défaut manifeste de fondement, la Cour estime que les arguments avancés par le Gouvernement à cet égard soulèvent des questions appelant un examen au fond du grief formulé sur le terrain de l'article 10 de la Convention, et non pas un examen de sa recevabilité (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 20, 19 mars 2019, Önal c. Turquie (no 2), no 44982/07, § 22, 2 juillet 2019, Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 26, 23 juillet 2019, et Vedat Şorli c. Turquie, no 42048/19, § 30, 19 octobre 2021).
19. Quant à l'exception tirée de l'absence de préjudice important, la Cour note que la mutation du requérant dans une école se trouvant dans une autre commune sans exercer la fonction de directeur d'école a sans doute pu avoir un impact négatif sur sa vie privée et sur sa carrière professionnelle. Elle rappelle ensuite qu'il y a lieu d'apprécier la gravité d'une violation en tenant compte à la fois de la perception subjective du requérant et de l'enjeu objectif d'une affaire donnée (Eon c. France, no 26118/10, § 34, 14 mars 2013). Elle considère à cet égard que le grief que le requérant fonde sur l'article 10 de la Convention soulève des questions de principe qui revêtent une importance générale, à savoir les limites de la liberté d'expression des fonctionnaires de l'État sur les réseaux sociaux compte tenu de leur obligation de réserve (voir, mutatis mutandis, Panioglu c. Roumanie, no 33794/14, § 75, 8 décembre 2020, et Handzhiyski c. Bulgarie, no 10783/14, § 36, 6 avril 2021, et les références qui y sont citées). Elle ne saurait donc admettre en l'espèce que la mutation infligée au requérant n'a pas fait subir à celui-ci un préjudice important, au sens de l'article 35 § 3 b) de la Convention. Dès lors, il convient de rejeter cette exception.
20. Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
21. Le requérant allègue que sa mutation à raison des partages qu'il avait faits sur les réseaux sociaux constitue une atteinte à son droit à la liberté d'expression.
22. Le Gouvernement considère qu'en l'espèce il n'y a pas eu ingérence dans le droit du requérant à la liberté d'expression. Pour le cas où l'existence d'une ingérence serait admise par la Cour, le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par les articles 71 et 76 de la loi no 657 relative aux fonctionnaires de l'État, l'article 8/C de la loi no 5442 sur l'administration provinciale, et les articles 40 et 50 du règlement relatif à la nomination et mutation des enseignants du ministère de l'Éducation nationale. Il estime que l'ingérence en question poursuivait les buts légitimes que constituent la défense de l'ordre, la préservation de la sûreté publique et la prévention du crime afin d'assurer la continuité des services publics conformément aux exigences du service.
23. Il argue ensuite qu'eu égard aux contenus incriminés partagés par le requérant sur les réseaux sociaux, qui étaient selon lui insultants envers le président de la République et attentatoires à sa personnalité, à l'impact négatif de ces contenus sur les élèves, les parents d'élèves et les collègues de l'intéressé dans l'école dans laquelle il était directeur ainsi que sur la paix sur son lieu de travail, au devoir de réserve des fonctionnaires de l'État et au pouvoir d'appréciation de l'administration en matière de mutation des fonctionnaires selon les besoins du service, l'ingérence litigieuse était proportionnée aux buts légitimes poursuivies et nécessaires dans une société démocratique.
24. La Cour observe qu'en l'espèce une enquête disciplinaire a été ouverte à l'égard du requérant, qui était directeur d'une école primaire à l'époque des faits, en raison des contenus qu'il avait publiés sur les réseaux sociaux (paragraphes 3 et 4 ci-dessus). Elle constate également que la direction provinciale de l'Éducation nationale a décidé de muter le requérant à un poste de professeur d'école sans fonction administrative dans une école primaire situé à environ 170 km de l'école dans laquelle il était directeur, en précisant le motif suivant : « nécessités du service (enquête) » (paragraphe 5 ci-dessus).
25. Elle considère que la mutation qui a été infligée au requérant à la suite de l'enquête disciplinaire engagée à son égard constitue une ingérence dans son droit à la liberté d'expression (Mahi c. Belgique (déc.), no 57462/19, § 21, 7 juillet 2020, et voir aussi, mutatis mutandis, Dedecan et Ok c. Turquie, nos 22685/09 et 39472/09, §§ 28 et 29, 22 septembre 2015).
26. Pareille ingérence est contraire à l'article 10, sauf si elle « est prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de l'article 10 et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour atteindre ces buts. La Cour examinera ces conditions une à une.
27. Elle observe que cette ingérence était prévue par les articles 71 et 76 de la loi no 657, de l'article 8/C de la loi no 5442, et l'article 50 du règlement relatif à la nomination et mutation des enseignants du ministère de l'Éducation nationale (paragraphe 12 ci-dessus). Elle peut admettre en outre que l'ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes de la défense de l'ordre et de la protection de la réputation ou des droits d'autrui (Mahi, décision précitée, § 26).
28. Quant à la nécessité de l'ingérence, elle renvoie aux principes exposés dans sa jurisprudence concernant la liberté d'expression des fonctionnaires de l'État (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 53, série A no 323, Kayasu c. Turquie, nos 64119/00 et 76292/01, § 77, 13 novembre 2008, et Karapetyan et autres c. Arménie, no 59001/08, § 47, 17 novembre 2016), et plus spécialement celle des enseignants (Mahi, décision précitée, § 32, et Gollnisch c. France (déc.), no 48135/08, 7 juin 2011). Elle rappelle qu'en l'espèce, c'est aux juridictions nationales qu'il appartenait de vérifier si les motifs invoqués par l'administration pour justifier la mutation infligée au requérant apparaissaient comme « pertinents et suffisants » dans les circonstances de l'affaire. Elle estime donc que, pour apprécier si la nécessité de la sanction litigieuse a été établie de manière convaincante dans la présente affaire, elle doit essentiellement prêter attention à la motivation retenue par le juge national lorsqu'il a examiné le recours en annulation introduit par l'intéressé contre la décision de mutation (Kula c. Turquie, no 20233/06, § 49, 19 juin 2018).
29. Examinant les décisions rendues en l'espèce par les juridictions internes, la Cour relève d'abord qu'en décidant de muter le requérant, les autorités de l'Éducation nationale ont mentionné le motif suivant : « nécessités du service (enquête) » (paragraphe 5 ci-dessus). Elle note ensuite que le tribunal administratif a débouté le requérant de son recours en annulation contre sa mutation au motif que, eu égard aux contenus litigieux, considérés comme étant insultants à l'égard du président de la République et du Premier ministre, le requérant n'avait plus la possibilité d'exercer de manière saine et efficace sa fonction de directeur et de professeur dans l'école dans laquelle il occupait ses fonctions, puisqu'il devait prouver, y compris en dehors du service, qu'il était digne de la réputation et de la confiance qu'exige sa fonction officielle (paragraphe 7 ci-dessus). La cour régionale administrative a approuvé le jugement du tribunal administratif comme conforme à la procédure et à la loi (paragraphe 9 ci-dessus). La Cour constitutionnelle, quant à elle, n'a pas examiné au fond le recours individuel du requérant (paragraphe 11 ci-dessus).
30. La Cour constate que les juridictions nationales n'ont pas suffisamment expliqué les critères qu'elles avaient pris en compte pour considérer que les contenus litigieux partagés par le requérant lui avaient enlevé la possibilité d'exercer de manière saine et efficace sa fonction de directeur et de professeur dans l'école dans laquelle l'intéressé assumait ses fonctions. En effet, les juridictions nationales n'ont pas cherché à évaluer notamment la capacité de ces contenus à provoquer des conséquences dommageables sur le lieu de travail du requérant, sur les élèves, les parents d'élèves et le personnel d'enseignement, eu égard à la teneur de ces publications, au contexte professionnel et social dans lequel elles s'inscrivaient, et à leur portée et impact potentiels (voir, mutatis mutandis, Melike c. Turquie, no 35786/19, § 53, 15 juin 2021). Dès lors, les motifs retenus en l'espèce pour justifier la mutation du requérant ne peuvent être considérés comme pertinents et suffisants.
31. Il ne ressort donc pas des décisions rendues par les juridictions nationales comment celles-ci ont, d'une part, mené à bien leur tâche consistant à mettre en balance le droit du requérant à la liberté d'expression et les buts légitimes invoqués pour la mutation de l'intéressé dans la présente affaire compte tenu notamment des « devoirs et responsabilités » visés à l'article 10 § 2 de la Convention, qui revêtent une importance particulière quand la liberté d'expression des fonctionnaires se trouve en jeu (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 162, 23 juin 2016) et, d'autre part, rempli leur obligation d'empêcher tout abus de la part de l'administration. Dès lors, en l'absence de motifs pertinents et suffisants fournis par les juridictions nationales pour justifier l'ingérence litigieuse, la Cour estime que celles-ci ne peuvent être considérées comme ayant appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Kula, précité, § 52).
32. Partant, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.
APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
33. Le requérant n'a pas présenté de demande au titre de la satisfaction équitable. En conséquence, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 mars 2024, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Dorothee von Arnim Jovan Ilievski
Greffière adjointe Président