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Court of Justice of the European Communities (including Court of First Instance Decisions) |
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You are here: BAILII >> Databases >> Court of Justice of the European Communities (including Court of First Instance Decisions) >> SL (Indemnisation en cas de perte de bagage) (Opinion) French Text [2020] EUECJ C-86/19_O (11 March 2020) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/EUECJ/2020/C8619_O.html Cite as: ECLI:EU:C:2020:195, [2020] EUECJ C-86/19_O, EU:C:2020:195 |
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Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. GIOVANNI PITRUZZELLA
présentées le 11 mars 2020 (1)
Affaire C‑86/19
SL
contre
Vueling Airlines SA
[demande de décision préjudicielle formée par le Juzgado de lo Mercantil (Espagne)]
« Renvoi préjudiciel – Transport aérien international – Convention de Montréal – Responsabilité des transporteurs aériens en matière de bagages – Perte avérée d’un bagage enregistré – Indemnisation – Conditions pour l’octroi de la somme maximale d’indemnisation – Charge de la preuve – Standard de preuve requis – Nature des preuves requises – Autonomie procédurale des États membres – Principes d’équivalence et d’effectivité »
1. Il n’est pas difficile d’imaginer le mécontentement et – surtout – le désagrément causés au passager lorsque la compagnie aérienne avec laquelle il a voyagé lui annonce avoir perdu le bagage qu’il avait enregistré. Pour autant, la perte de son bagage constitue-t-elle la forme nécessairement la plus grave de dommage causé au bagage qui justifierait, dès lors que cette perte est avérée, l’octroi au passager de la somme maximale prévue par la convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international (2) conclue à Montréal le 28 mai 1999 (ci‑après la « convention de Montréal ») à titre d’indemnisation du préjudice subi et, dans un tel cas de figure, le passager doit-il être exonéré de la charge de la preuve ? Tel est, en substance, l’enjeu du présent renvoi préjudiciel.
I. Le cadre juridique
A. La convention de Montréal
2. Aux termes du troisième alinéa du préambule de la convention de Montréal, les États parties « reconnaiss[e]nt l’importance d’assurer la protection des intérêts des consommateurs dans le transport aérien international et la nécessité d’une indemnisation équitable fondée sur le principe de réparation ».
3. Le cinquième alinéa dudit préambule indique que « l’adoption de mesures collectives par les États en vue d’harmoniser davantage et de codifier certaines règles régissant le transport aérien international est le meilleur moyen de réaliser un équilibre équitable des intérêts ».
4. L’article 3, paragraphe 3, de la convention de Montréal prévoit que « [l]e transporteur délivrera au passager une fiche d’identification pour chaque article de bagage enregistré. »
5. Les paragraphes 2 et 3 de l’article 17 de la convention de Montréal sont libellés comme suit :
« 2. Le transporteur est responsable du dommage survenu en cas de destruction, perte ou avarie de bagages enregistrés, par cela seul que le fait qui a causé la destruction, la perte ou l’avarie s’est produit à bord de l’aéronef ou au cours de toute période durant laquelle le transporteur avait la garde des bagages enregistrés. Toutefois, le transporteur n’est pas responsable si et dans la mesure où le dommage résulte de la nature ou du vice propre des bagages. Dans le cas des bagages non enregistrés, notamment des effets personnels, le transporteur est responsable si le dommage résulte de sa faute ou de celle de ses préposés ou mandataires.
3. Si le transporteur admet la perte des bagages enregistrés ou si les bagages enregistrés ne sont pas arrivés à destination dans les vingt et un jours qui suivent la date à laquelle ils auraient dû arriver, le passager est autorisé à faire valoir contre le transporteur les droits qui découlent du contrat de transport. »
6. L’article 22 de la convention de Montréal est intitulé « Limites de responsabilité relatives aux retards, aux bagages et aux marchandises ». Le paragraphe 2 dudit article se lit comme suit :
« Dans le transport de bagages, la responsabilité du transporteur en cas de destruction, perte, avarie ou retard est limitée à la somme de 1 000 droits de tirage spéciaux [(DTS)] par passager, sauf déclaration spéciale d’intérêt à la livraison faite par le passager au moment de la remise des bagages enregistrés au transporteur et moyennant le paiement éventuel d’une somme supplémentaire. Dans ce cas, le transporteur sera tenu de payer jusqu’à concurrence de la somme déclarée, à moins qu’il prouve qu’elle est supérieure à l’intérêt réel du passager à la livraison ».
7. Conformément à la procédure prévue à l’article 24 de la convention de Montréal, la limite de responsabilité prévue à l’article 22, paragraphe 2, de ladite convention a été augmentée à 1 131 DTS à compter du 30 décembre 2009.
B. Le droit de l’Union
8. La convention de Montréal a été approuvée au nom de la Communauté européenne par la décision 2001/539/CE du Conseil, du 5 avril 2001, concernant la conclusion par la Communauté européenne de la convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international (convention de Montréal) (3) et est entrée en vigueur, en ce qui concerne l’Union européenne, le 28 juin 2004.
9. À la suite de l’entrée en vigueur de la convention de Montréal dans l’Union, le règlement (CE) no 889/2002 du Parlement européen et du Conseil, du 13 mai 2002 (4), est venu modifier le règlement (CE) no 2027/97 du Conseil, du 9 octobre 1997, relatif à la responsabilité des transporteurs aériens en cas d’accident (5) (ci-après le « règlement no 2027/97 modifié »).
10. L’article 1er du règlement no 2027/97 modifié prévoit désormais que « [l]e présent règlement met en œuvre les dispositions pertinentes de la convention de Montréal relatives au transport aérien de passagers et de leurs bagages, et fixe certaines dispositions supplémentaires. Il étend également l’application de ces dispositions aux transports aériens effectués sur le territoire d’un seul État membre ».
11. L’article 3, paragraphe 1, du règlement no 2027/97 modifié établit que « [l]a responsabilité d’un transporteur aérien communautaire envers les passagers et leurs bagages est régie par toutes les dispositions de la convention de Montréal relatives à cette responsabilité ».
II. Le litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour
12. Le 18 septembre 2017, SL s’est rendue en avion d’Ibiza (Espagne) à Fuerteventura (Espagne) en faisant escale à Barcelone (Espagne). Le vol était assuré par la compagnie Vueling Airlines SA. Cette dernière reconnaît la perte du bagage dûment enregistré par SL. SL a donc introduit un recours tendant à obtenir la somme de 1 131 DTS (environ 1400 euros) pour réparation du préjudice matériel et moral subi consécutivement à la perte de son bagage. Dans sa demande, SL ne fournit aucune indication sur la composition ou le poids du bagage perdu, se borne à invoquer la nécessité d’acquérir des vêtements et des produits de première nécessité et évalue son préjudice à 1 131 DTS sans rapporter la moindre preuve. Si Vueling Airlines admet la perte du bagage, elle n’offre que 250 euros à SL à titre de réparation du préjudice non prouvé subi.
13. Il ressort de la demande de décision préjudicielle qu’existerait une divergence de vues entre les juridictions espagnoles sur le point de savoir si la limite maximale doit être accordée de manière automatique, dès lors que la perte du bagage est avérée, sans considération pour les éventuels moyens de preuve fournis par le passager auquel appartenait ce bagage ou si, au contraire, le montant alloué au passager sera fixé par le juge en fonction des éléments de preuve rapportés par ce passager.
14. C’est dans ces conditions que le Juzgado de lo Mercantil (Espagne) a décidé de surseoir à statuer et, par décision parvenue au greffe de la Cour le 6 février 2019, de saisir cette dernière de la question préjudicielle suivante :
« Lorsque la perte de la valise est avérée, la compagnie aérienne doit‑elle, dans tous les cas de figure, indemniser le passager à hauteur de la limite maximale d’indemnisation de 1 131 DTS, puisqu’il s’agit du cas le plus grave parmi ceux prévus à l’article 17, paragraphe 2, et à l’article 22, paragraphe 2, de la convention de Montréal, ou s’agit-il d’une limite maximale d’indemnisation qui peut être modérée par le juge, y compris en cas de perte de la valise, en fonction des circonstances dans lesquelles la perte s’est produite, de telle sorte que les 1 131 DTS ne seront accordés que si le passager démontre, par toute voie de droit, que la valeur des objets et des biens personnels qui se trouvaient à l’intérieur du bagage enregistré ainsi que de ceux qu’il a dû acquérir pour les remplacer atteignait cette limite, ou, à défaut de ces éléments, le juge peut-il également prendre en considération d’autres paramètres, comme le nombre de kilos que pesait la valise ou, aux fins d’évaluer le préjudice moral du passager résultant des inconvénients causés par l’égarement de son bagage, le fait que la perte du bagage a eu lieu lors du voyage aller ou retour ? »
15. Des observations écrites ont été déposées par Vueling Airlines, les gouvernements allemand et néerlandais ainsi que par la Commission européenne.
16. Lors de l’audience qui s’est tenue devant la Cour le 15 janvier 2020, SL, Vueling Airlines, le gouvernement allemand et la Commission ont été entendus en leurs plaidoiries.
III. Analyse
17. La question préjudicielle peut être divisée en deux problématiques. La première concerne la question de savoir si la somme de 1 131 DTS indiquée à l’article 22, paragraphe 2, de la convention de Montréal constitue une limite maximale d’indemnisation ou, au contraire, une somme forfaitaire que le juge doit automatiquement octroyer au passager lésé par la perte de son bagage. La seconde concerne la question de la répartition de la charge de la preuve et du standard de preuve que le juge peut exiger du passager lorsque celui‑ci doit établir le préjudice subi consécutivement à la perte de son bagage. Conformément à la demande de la Cour, les présentes conclusions seront ciblées sur cette seconde problématique.
A. Observations liminaires
18. Ces observations liminaires sont de deux ordres. Je rappellerai d’abord que la Cour est compétente pour interpréter la convention de Montréal. Je répondrai ensuite aux arguments développés par Vueling Airlines tendant à faire constater par la Cour le caractère irrecevable de la présente demande de décision préjudicielle.
19. Premièrement, en ce qui concerne la compétence de la Cour, il y a lieu de rappeler que la convention de Montréal a été signée par la Communauté européenne le 9 décembre 1999, puis approuvée au nom de celle‑ci par le Conseil de l’Union européenne le 5 avril 2001. Elle est entrée en vigueur, en ce qui concerne l’Union, le 28 juin 2004. Il ressort d’une jurisprudence bien établie que, depuis cette date, ladite convention fait partie intégrante de l’ordre juridique de l’Union et que, par voie de conséquence, la Cour est compétente pour statuer à titre préjudiciel sur son interprétation (6). La Cour devra être guidée, dans son œuvre interprétative, par les prescriptions de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités, du 23 mai 1969, selon lequel un traité doit être interprété de bonne foi, suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but (7).
20. Deuxièmement, en ce qui concerne la recevabilité de la demande de décision préjudicielle, Vueling Airlines soutient, en substance, que les dispositions dont l’interprétation est sollicitée – à savoir l’article 17, paragraphe 2, et l’article 22, paragraphe 2, de la convention de Montréal – seraient tout à fait claires et que la réponse à la question posée par la juridiction de renvoi trouverait déjà une réponse dans la jurisprudence existante de la Cour. À cet égard, il y a lieu de constater que la supposée existence d’une jurisprudence antérieure n’est pas un motif d’irrecevabilité d’une demande de décision préjudicielle. En tout état de cause, comme je l’ai évoqué précédemment, la question adressée à la Cour soulève deux problématiques distinctes et Vueling Airlines semble occulter le fait que celle relative à la définition du standard de preuve requis constitue une question inédite.
21. Par ailleurs, je rappelle que les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité bénéficient d’une présomption de pertinence et que le refus de la Cour de statuer sur une demande de décision préjudicielle formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (8). Or, tel n’est pas le cas dans la présente affaire.
22. Pour l’ensemble de ces raisons, l’argument de Vueling Airlines contestant la recevabilité de la présente demande de décision préjudicielle doit être rejeté.
B. Sur le fait de savoir si la limite d’indemnisation de 1 131 DTS constitue un plafond ou un forfait
23. SL soutient que, dans la mesure où la perte de son bagage est avérée et qu’il s’agirait de la forme la plus grave de dommage causé aux bagages, le juge de renvoi serait tenu de lui octroyer de manière automatique la somme de 1 131 DTS qu’il faudrait entendre, au terme d’une lecture combinée de l’article 17, paragraphe 2 et de l’article 22, paragraphe 2, de la convention de Montréal, comme un forfait.
24. Je me bornerai à rappeler ici qu’il ressort du libellé de la convention de Montréal que, si le principe-même de la responsabilité du transporteur aérien en cas de destruction, perte ou avarie de bagages enregistrés ressortit de l’article 17, paragraphe 2, de ladite convention, cette responsabilité s’exerce dans les « limites » (9) fixées par l’article 22, dont le paragraphe 2 prévoit expressément que « la responsabilité du transporteur en cas de destruction, perte, avarie ou retard [dans le transport de bagages] est limitée à [1131] DTS » (10). C’est également cette lecture de la convention de Montréal qu’a faite le législateur de l’Union qui, au considérant 12 du règlement no 889/2002, évoque à son propos « des limites uniformes de responsabilité en cas de perte, détérioration ou destruction des bagages » (11).
25. Par ailleurs, la Cour a déjà jugé que l’objet de l’article 22, paragraphe 2, de la convention de Montréal est de « limiter l’obligation de responsabilité incombant aux transporteurs aériens » (12) et que « [l]a limitation de l’indemnisation en résultant doit s’appliquer “par passager” » (13). Pour la Cour, il s’agit d’une limite claire d’indemnisation (14). Elle a ainsi jugé qu’ « une limitation de l’indemnisation ainsi conçue permet aux passagers d’être indemnisés facilement et rapidement, sans pour autant que soit imposée aux transporteurs aériens une charge de réparation très lourde, difficilement identifiable et calculable, qui serait susceptible de compromettre, voire paralyser, l’activité économique de ceux‑ci » (15). Par ailleurs, la Cour a dit pour droit que « la limite de responsabilité du transporteur aérien pour le préjudice résultant de la perte de bagages prévue audit article est, en l’absence de toute déclaration, une limite absolue qui couvre tant le dommage moral que le dommage matériel » (16).
26. Enfin, la première problématique soulevée par la question préjudicielle adressée à la Cour par la juridiction de renvoi trouve surtout une réponse sans équivoque au point 34 de l’arrêt Espada Sánchez e.a. (17) aux termes duquel la Cour a jugé que, « s’agissant des bagages, la limite prévue constitue, en application de l’article 22, paragraphe 2, de la convention de Montréal, un plafond d’indemnisation, qui ne saurait donc être acquis de plein droit et forfaitairement à tout passager en cas de perte de ses bagages » (18).
C. Sur la charge de la preuve et le standard de preuve requis
27. Dès lors que le principe de fixation par le juge du montant de l’indemnisation est acquis dans la limite de 1 131 DTS, la seconde partie de la question préjudicielle soulève la question de savoir selon quelles modalités le juge doit déterminer le montant de l’indemnisation et quelles preuves il doit exiger du passager à cette fin.
28. Le juge de renvoi fait état d’une controverse entre les juges espagnols. Certains d’entre eux considéreraient que, dès lors que la perte du bagage est avérée, la somme maximale peut être allouée au passager sans que la fourniture de preuves relatives au contenu réel du bagage égaré soit requise. En effet, selon eux, exiger de telles preuves reviendrait à exiger du passager une probatio diabolica. D’autres juges considéreraient, au contraire, que la position du passager ne se distingue pas de celle de n’importe quel demandeur de dommages‑intérêts. Dès lors, la seule perte du bagage ne suffit pas pour que la somme maximale soit allouée et il appartiendrait au passager de prouver la nature et la valeur des objets contenus dans le bagage perdu.
29. Pour rappel, dans le cadre du litige au principal, SL se borne à invoquer la perte avérée de son bagage sans décrire son contenu, ni produire de pièces justificatives attestant la valeur des biens et objets qu’elle a dû acquérir pour remplacer le contenu perdu, ni préciser le poids de son bagage. Dans ces conditions, Vueling Airlines propose d’indemniser SL à hauteur de 250 euros.
30. En préambule, je concède être plutôt enclin à reconnaître qu’aucun passager raisonnablement diligent ne conservera la preuve d’achat de chaque élément contenu dans son bagage, ni prendra en photo ledit contenu dans l’idée qu’une telle preuve pourrait lui servir en cas de problèmes. Sans être diabolique, la preuve peut être indéniablement difficile à rapporter. En outre, l’indemnisation accordée, même lorsqu’elle atteint la valeur maximale, pourra se révéler insuffisante à offrir au passager une réparation intégrale étant entendu, comme je l’ai rappelé plus haut, que la convention de Montréal prévoit une responsabilité limitée des transporteurs aériens (19). Cela peut être d’autant plus vrai que l’indemnisation est censée « réparer » non seulement le préjudice matériel mais également le préjudice moral subi (20). Force est toutefois de reconnaître que le régime de responsabilité des transporteurs aériens, tel qu’il est défini dans la convention de Montréal, résulte d’un arbitrage opéré par ses rédacteurs devant préserver un « équilibre équitable des intérêts » (21) sur lequel il ne nous appartient pas de revenir. Force est également de reconnaître qu’entre obliger le passager à apporter la preuve pour chacun des éléments contenus dans le bagage perdu et l’attitude de SL qui ne produit aucun commencement de preuve devant le juge de renvoi, un juste milieu doit être trouvé.
31. Pour autant, si la convention de Montréal consacre le principe de la responsabilité des transporteurs aériens notamment dans les cas de perte de bagages, elle ne dit rien sur les conditions dans lesquelles cette responsabilité peut être recherchée ou engagée. Elle ne dit rien non plus sur la question de la preuve à rapporter par le passager.
32. Toutefois, en raison du fait que la convention de Montréal fait partie intégrante du droit de l’Union, d’autant plus qu’elle a été mise en œuvre par le règlement no 2027/97 modifié, les États membres, lorsqu’ils mettent à leur tour en œuvre ses règles, sont tenus de respecter les autres principes du droit de l’Union. Autrement dit, dès lors que ni la convention de Montréal ni le règlement no 2027/97 modifié ne prévoient les conditions précises dans lesquelles la responsabilité des transporteurs aériens peut être engagée en cas de perte de bagages, ces conditions doivent être laissées à l’appréciation des États membres dans le respect de leur autonomie procédurale (22). Il appartient donc à ces États de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les passagers tirent de la convention de Montréal. Ces modalités doivent ne pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne (principe d’équivalence) et ne doivent pas rendre impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (principe d’effectivité) (23). Le respect de ces exigences doit être analysé en tenant compte de la place des règles concernées dans l’ensemble de la procédure, du déroulement de ladite procédure et des particularités de ces règles devant les diverses instances nationales (24).
33. En l’état actuel du droit de l’Union, il n’est, à mon sens, pas possible d’encadrer davantage le régime juridique de la preuve dans les procédures dans lesquelles les passagers cherchent à être indemnisés du préjudice subi consécutivement à la perte de leur bagage. La thèse de SL ne trouve aucun fondement normatif en droit de l’Union et la Cour n’a elle‑même pas considéré que le passager devait être exempté de toute charge en matière de preuve puisqu’elle a déjà jugé – dans une affaire où, certes, elle n’était pas directement interrogée sur cette question – qu’il résultait de l’article 22, paragraphe 2, de la convention de Montréal qu’il appartenait aux passagers concernés, sous le contrôle du juge national, d’établir à suffisance de droit le contenu des bagages égarés (25).
34. Dans la mesure où le dossier ne contient pas de précisions concernant les règles applicables en matière de preuve dans le cadre du litige au principal, il appartiendra à la juridiction de renvoi d’apprécier les règles de procédure nationales à la lumière des principes d’équivalence et – surtout – d’effectivité rappelés plus haut.
35. L’on peut néanmoins déduire du libellé de la question préjudicielle que le juge de renvoi considère que le passager peut démontrer par toute voie de droit le préjudice subi. Sans prétendre à l’exhaustivité, cela pourra donc couvrir à la fois la preuve documentaire (photo, production de tickets de caisse ou de facture, etc.) et testimoniale. Il appartiendra au juge d’apprécier la force probante de l’ensemble des éléments produits devant lui. Il pourra également, si le droit national le lui permet et à condition qu’il soit connu, prendre en considération le poids du bagage (26). De même, en ce qui concerne l’évaluation du préjudice moral, le juge de renvoi semble partir de l’idée que la perte du bagage aurait des conséquences plus lourdes si elle se produit à l’occasion du vol aller plutôt que lors du vol de retour. Certes, il s’agit là d’un élément pouvant être pris en compte. Dans un domaine aussi casuistique, je me garderai toutefois de poser comme vérité absolue que le désagrément est plus important à l’aller qu’au retour. Par exemple, si des biens personnels d’une valeur sentimentale certaine ont été perdus, le préjudice moral qui en découle me semble être de même intensité que cela se soit produit à l’aller ou au retour.
36. Ainsi, les réflexions qui précèdent montrent bien la nature éminemment casuistique des procédures dans lesquelles les passagers cherchent à être indemnisés du préjudice subi consécutivement à la perte de leur bagage et toute la difficulté d’enserrer la règle de la preuve dans un cadre prédéfini, tant les cas de figure peuvent être variés. Il faut donc s’en remettre à l’appréciation du juge national qui est le mieux placé pour appliquer les règles de preuve nationalement définies en s’assurant qu’elles ne rendent pas impossible ou excessivement difficile l’exercice du droit d’être indemnisé tel que consacré à l’article 17, paragraphe 2 et à l’article 22, paragraphe 2, de la convention de Montréal.
37. Il résulte de ce qui précède qu’il appartient au juge national, dans le respect de la limite maximale de 1 131 DTS, de déterminer le montant alloué au passager au titre de l’indemnisation du préjudice matériel et moral subi consécutivement à la perte de son bagage enregistré. S’il appartient au passager d’avancer les moyens de preuve nécessaires à l’établissement de son préjudice, il revient au juge national de s’assurer que les règles nationales s’appliquant en la matière ne rendent pas impossible ou excessivement difficile l’exercice du droit à être indemnisé tel qu’il est consacré à l’article 17, paragraphe 2 et à l’article 22, paragraphe 2, de la convention de Montréal.
IV. Conclusion
38. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit à la question préjudicielle posée par le Juzgado de lo Mercantil (Espagne) :
1) L’article 17, paragraphe 2 et l’article 22, paragraphe 2, de la convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international conclue à Montréal le 28 mai 1999 doivent être interprétés en ce sens que la limite maximale d’indemnisation prévue en cas de destruction, perte ou avarie de bagages enregistrés constitue un plafond d’indemnisation, qui ne saurait donc être acquis de plein droit et forfaitairement à tout passager en cas de perte de ses bagages enregistrés.
2) Il appartient au juge national, dans le respect de la limite maximale de 1 131 DTS, de déterminer le montant alloué au passager au titre de l’indemnisation du préjudice matériel et moral subi consécutivement à la perte de son bagage enregistré. S’il appartient au passager d’avancer les moyens de preuve nécessaires à l’établissement de son préjudice, il revient au juge national de s’assurer que les règles nationales s’appliquant en la matière ne rendent pas impossible ou excessivement difficile l’exercice du droit à être indemnisé tel qu’il est consacré à l’article 17, paragraphe 2 et l’article 22, paragraphe 2, de la convention de Montréal.
1 Langue originale : le français.
2 JO 2001, L 194, p. 39.
3 JO 2001, L 194, p. 38.
4 JO 2002, L 140 p. 2.
5 JO 1997, L 285, p. 1.
6 Voir arrêt du 12 avril 2018, Finnair (C‑258/16, EU:C:2018:252, point 20 et jurisprudence citée). Voir également arrêt du 22 novembre 2012, Espada Sánchez e.a. (C‑410/11, EU:C:2012:747, point 20 et jurisprudence citée).
7 Voir arrêt du 12 avril 2018, Finnair (C‑258/16, EU:C:2018:252, point 21 et jurisprudence citée). Voir également arrêt du 22 novembre 2012, Espada Sánchez e.a. (C‑410/11, EU:C:2012:747, points 20 à 22 et jurisprudence citée).
8 Voir, parmi une jurisprudence abondante, arrêt du 31 janvier 2017, Lounani (C‑573/14, EU:C:2017:71, point 56).
9 Voir intitulé de l’article 22 de la convention de Montréal. Mise en italique par mes soins.
10 Mise en italique par mes soins.
11 Mise en italique par mes soins.
12 Arrêt du 6 mai 2010, Walz (C‑63/09, EU:C:2010:251, point 34). Mise en italique par mes soins.
13 Arrêt du 6 mai 2010, Walz (C‑63/09, EU:C:2010:251, point 34). Mise en italique par mes soins.
14 Voir arrêt du 6 mai 2010, Walz (C‑63/09, EU:C:2010:251, point 35).
15 Arrêt du 6 mai 2010, Walz (C‑63/09, EU:C:2010:251, point 36). Mise en italique par mes soins.
16 Arrêt du 6 mai 2010, Walz (C‑63/09, EU:C:2010:251, point 38). Mise en italique ajouté mes soins.
17 Arrêt du 22 novembre 2012 (C‑410/11, EU:C:2012:747).
18 Mise en italique par mes soins.
19 Sauf cas dans lesquels le passager a procédé à une déclaration spéciale d’intérêt à la livraison faite au moment de la remise des bagages enregistrés au transporteur et moyennant le paiement éventuel d’une somme supplémentaire : voir article 22, paragraphe 2, de la convention de Montréal.
20 Voir arrêt du 6 mai 2010, Walz (C‑63/09, EU:C:2010:251, point 39). L’indemnisation prévue par la convention de Montréal n’est que réparatrice, ladite convention excluant explicitement la possibilité d’« obtenir de[s] dommages‑intérêts punitifs ou exemplaires [ou] de[s] dommages‑intérêts à un titre autre que la réparation » (article 29 de la convention de Montréal. Voir également troisième alinéa du préambule de cette convention).
21 Cinquième considérant de la convention de Montréal.
22 Voir, par analogie, arrêt du 12 décembre 2019, Aktiva Finants (C‑433/18, EU:C:2019:1074, point 29 et jurisprudence citée).
23 Voir, par analogie, arrêt du 12 décembre 2019, Aktiva Finants (C‑433/18, EU:C:2019:1074, point 29 et jurisprudence citée).
24 Voir, par analogie, arrêt du 11 septembre 2019, Călin (C‑676/17, EU:C:2019:700, point 31).
25 Voir arrêt du 22 novembre 2012, Espada Sánchez e.a. (C‑410/11, EU:C:2012:747, point 35).
26 Il semble être ressorti des débats lors de l’audience devant la Cour que la compagnie aérienne enregistre le poids individuel des bagages enregistrés. À supposer donc que ce poids soit connu de la compagnie aérienne ou du passager lui‑même, il ne sera toutefois pas nécessairement déterminant, le poids d’un vêtement ne disant finalement rien de son prix.
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