Casino, Guichard-Perrachon and Achats Marchandises Casino v Commission (Appeal - Competition - Agreements, decisions and concerted practices - Judgment) French Text [2023] EUECJ C-690/20P (09 March 2023)


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Court of Justice of the European Communities (including Court of First Instance Decisions)


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/EUECJ/2023/C69020P.html
Cite as: [2023] EUECJ C-690/20P, EU:C:2023:171, ECLI:EU:C:2023:171

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ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

9 mars 2023 (*)

« Pourvoi – Concurrence – Ententes – Décision de la Commission européenne ordonnant une inspection – Voies de recours contre le déroulement de l’inspection – Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit à un recours effectif – Règlement (CE) no 1/2003 – Article 19 – Règlement (CE) no 773/2004 – Article 3 – Enregistrement des entretiens effectués par la Commission dans le cadre de ses enquêtes – Point de départ de l’enquête de la Commission »

Dans l’affaire C‑690/20 P,

ayant pour objet un pourvoi au titre de l’article 56 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, introduit le 18 décembre 2020,

Casino, Guichard-Perrachon SA, établie à Saint-Étienne (France),

Achats Marchandises Casino SAS (AMC), établie à Vitry-sur-Seine  (France),

représentées par Mes G. Aubron, Y. Boubacir, O. de Juvigny, I. Simic et A. Sunderland, avocats,

parties requérantes,

les autres parties à la procédure étant :

Commission européenne, représentée par M. P. Berghe, Mme A. Cleenewerck de Crayencour, MM. A. Dawes et I. V. Rogalski, en qualité d’agents,

partie défenderesse en première instance,

Conseil de l’Union européenne, représenté par Mme A.-L. Meyer et M. O. Segnana, en qualité d’agents,

partie intervenante en première instance,

LA COUR (première chambre),

composée de M. A. Arabadjiev, président de chambre, M. L. Bay Larsen, vice-président de la Cour, faisant fonction de juge de la première chambre, MM. P. G. Xuereb (rapporteur), A. Kumin et Mme I. Ziemele, juges,

avocat général : M. G. Pitruzzella,

greffier : Mme V. Giacobbo, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 24 février 2022,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 14 juillet 2022,

rend le présent

Arrêt

1        Par leur pourvoi, Casino, Guichard-Perrachon SA (ci-après « Casino ») et Achats Marchandises Casino SAS (AMC) demandent l’annulation partielle de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 5 octobre 2020, Casino, Guichard-Perrachon et AMC/Commission (T‑249/17, ci‑après l’« arrêt attaqué », EU:T:2020:458), par lequel ce dernier a partiellement rejeté leur recours fondé sur l’article 263 TFUE et tendant à l’annulation de la décision C(2017) 1054 final de la Commission, du 9 février 2017, ordonnant à Casino ainsi qu’à toutes les sociétés directement ou indirectement contrôlées par elle de se soumettre à une inspection conformément à l’article 20, paragraphes 1 et 4, du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil (AT.40466 – Tute 1) (ci-après la « décision litigieuse »).

 Le cadre juridique

 Le règlement (CE) no 1/2003

2        Aux termes du considérant 25 du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101] et [102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1) :

« La détection des infractions aux règles de concurrence devenant de plus en plus difficile, il est nécessaire, pour protéger efficacement la concurrence, de compléter les pouvoirs d’enquête de la Commission [européenne]. La Commission doit notamment pouvoir interroger toute personne susceptible de disposer d’informations utiles et pouvoir enregistrer ses déclarations. En outre, au cours d’une inspection, les agents mandatés par la Commission doivent pouvoir apposer des scellés pendant la durée nécessaire à l’inspection. Les scellés ne doivent normalement pas être apposés pendant plus de soixante-douze heures. Les agents mandatés par la Commission doivent aussi pouvoir demander toutes les informations ayant un lien avec l’objet et le but de l’inspection. »

3        Sous le chapitre V, intitulé « Pouvoirs d’enquête », figure l’article 17 de ce règlement, lui-même intitulé « Enquêtes par secteur économique et par type d’accords », lequel énonce, à son paragraphe 1 :

« Lorsque l’évolution des échanges entre États membres, la rigidité des prix ou d’autres circonstances font présumer que la concurrence peut être restreinte ou faussée à l’intérieur du marché commun, la Commission peut mener son enquête sur un secteur particulier de l’économie ou un type particulier d’accords dans différents secteurs. Dans le cadre de cette enquête, la Commission peut demander aux entreprises ou aux associations d’entreprises concernées les renseignements nécessaires à l’application des articles [101] et [102 TFUE] et effectuer les inspections nécessaires à cette fin. »

4        L’article 19 dudit règlement, intitulé « Pouvoir de recueillir des déclarations », prévoit :

« 1.      Pour l’accomplissement des tâches qui lui sont assignées par le présent règlement, la Commission peut interroger toute personne physique ou morale qui accepte d’être interrogée aux fins de la collecte d’informations relatives à l’objet d’une enquête.

2.      Lorsque l’entretien prévu au paragraphe 1 est réalisé dans les locaux d’une entreprise, la Commission informe l’autorité de concurrence de l’État membre sur le territoire duquel l’entretien a lieu. Les agents de l’autorité de concurrence de l’État membre concerné peuvent, si celle-ci le demande, prêter assistance aux agents et aux autres personnes les accompagnant mandatés par la Commission pour conduire l’entretien. »

5        L’article 20 du même règlement, intitulé « Pouvoirs de la Commission en matière d’inspection », dispose :

« 1.      Pour l’accomplissement des tâches qui lui sont assignées par le présent règlement, la Commission peut procéder à toutes les inspections nécessaires auprès des entreprises et associations d’entreprises.

2.      Les agents et les autres personnes les accompagnant mandatés par la Commission pour procéder à une inspection sont investis des pouvoirs suivants :

a)      accéder à tous les locaux, terrains et moyens de transport des entreprises et associations d’entreprises ;

b)      contrôler les livres ainsi que tout autre document professionnel, quel qu’en soit le support ;

c)      prendre ou obtenir sous quelque forme que ce soit copie ou extrait de ces livres ou documents ;

d)      apposer des scellés sur tous les locaux commerciaux et livres ou documents pendant la durée de l’inspection et dans la mesure où cela est nécessaire aux fins de celle-ci ;

e)      demander à tout représentant ou membre du personnel de l’entreprise ou de l’association d’entreprises des explications sur des faits ou documents en rapport avec l’objet et le but de l’inspection et enregistrer ses réponses.

3.      Les agents et les autres personnes les accompagnant mandatés par la Commission pour procéder à une inspection exercent leurs pouvoirs sur production d’un mandat écrit qui indique l’objet et le but de l’inspection, ainsi que la sanction prévue à l’article 23 au cas où les livres ou autres documents professionnels qui sont requis seraient présentés de manière incomplète et où les réponses aux demandes faites en application du paragraphe 2 du présent article seraient inexactes ou dénaturées. La Commission avise, en temps utile avant l’inspection, l’autorité de concurrence de l’État membre sur le territoire duquel l’inspection doit être effectuée.

4.      Les entreprises et associations d’entreprises sont tenues de se soumettre aux inspections que la Commission a ordonnées par voie de décision. La décision indique l’objet et le but de l’inspection, fixe la date à laquelle elle commence et indique les sanctions prévues aux articles 23 et 24, ainsi que le recours ouvert devant la Cour de justice [de l’Union européenne] contre la décision. La Commission prend ces décisions après avoir entendu l’autorité de concurrence de l’État membre sur le territoire duquel l’inspection doit être effectuée.

5.      Les agents de l’autorité de concurrence de l’État membre sur le territoire duquel l’inspection doit être effectuée ainsi que les agents mandatés ou désignés par celle-ci doivent, à la demande de cette autorité ou de la Commission, prêter activement assistance aux agents et aux autres personnes les accompagnant mandatés par la Commission. Ils disposent à cette fin des pouvoirs définis au paragraphe 2.

6.      Lorsque les agents ou les autres personnes les accompagnant mandatés par la Commission constatent qu’une entreprise s’oppose à une inspection ordonnée en vertu du présent article, l’État membre intéressé leur prête l’assistance nécessaire, en requérant au besoin la force publique ou une autorité disposant d’un pouvoir de contrainte équivalent, pour leur permettre d’exécuter leur mission d’inspection.

7.      Si, en vertu du droit national, l’assistance prévue au paragraphe 6 requiert l’autorisation d’une autorité judiciaire, cette autorisation doit être sollicitée. L’autorisation peut également être demandée à titre préventif.

8.      Lorsqu’une autorisation visée au paragraphe 7 est demandée, l’autorité judiciaire nationale contrôle que la décision de la Commission est authentique et que les mesures coercitives envisagées ne sont ni arbitraires ni excessives par rapport à l’objet de l’inspection. Lorsqu’elle contrôle la proportionnalité des mesures coercitives, l’autorité judiciaire nationale peut demander à la Commission, directement ou par l’intermédiaire de l’autorité de concurrence de l’État membre, des explications détaillées, notamment sur les motifs qui incitent la Commission à suspecter une violation des articles [101] et [102 TFUE], ainsi que sur la gravité de la violation suspectée et sur la nature de l’implication de l’entreprise concernée. Cependant, l’autorité judiciaire nationale ne peut ni mettre en cause la nécessité de l’inspection ni exiger la communication des informations figurant dans le dossier de la Commission. Le contrôle de la légalité de la décision de la Commission est réservé à la Cour de justice. »

6        L’article 23 du règlement no 1/2003, intitulé « Amendes », prévoit, à son paragraphe 1 :

« La Commission peut, par voie de décision, infliger aux entreprises et associations d’entreprises des amendes jusqu’à concurrence de 1 % du chiffre d’affaires total réalisé au cours de l’exercice social précédent lorsque, de propos délibéré ou par négligence :

[...]

c)      elles présentent de façon incomplète, lors des inspections effectuées au titre de l’article 20, les livres ou autres documents professionnels requis, ou ne se soumettent pas aux inspections ordonnées par voie de décision prise en application de l’article 20, paragraphe 4 ;

d)      en réponse à une question posée conformément à l’article 20, paragraphe 2, point e),

–        elles fournissent une réponse incorrecte ou dénaturée, ou

–        elles omettent de rectifier dans un délai fixé par la Commission une réponse incorrecte, incomplète ou dénaturée donnée par un membre du personnel, ou

–        elles omettent ou refusent de fournir une réponse complète sur des faits en rapport avec l’objet et le but d’une inspection ordonnée par une décision prise conformément à l’article 20, paragraphe 4 ;

e)      des scellés apposés en application de l’article 20, paragraphe 2, point d), par les agents ou les autres personnes les accompagnant mandatés de la Commission, ont été brisés. »

 Le règlement (CE) no 773/2004

7        L’article 2 du règlement (CE) no 773/2004 de la Commission, du 7 avril 2004, relatif aux procédures mises en œuvre par la Commission en application des articles [101 et 102 TFUE] (JO 2004, L 123, p. 18), intitulé « Ouverture de la procédure », prévoit, à son paragraphe 3 :

« La Commission peut exercer ses pouvoirs d’enquête en application du chapitre V du règlement [no 1/2003] avant d’ouvrir une procédure. »

8        Sous le chapitre III, intitulé « Enquêtes menées par la Commission », figure l’article 3 du règlement no 773/2004, lui-même intitulé « Pouvoir de recueillir des déclarations », lequel dispose :

« 1.      Lorsque la Commission interroge une personne avec son consentement, conformément à l’article 19 du règlement [no 1/2003], elle indique, au début de l’entretien, sur quelle base juridique celui-ci est fondé ainsi que son objectif, et elle en rappelle le caractère volontaire. Elle informe aussi la personne interrogée de son intention d’enregistrer l’entretien.

2.      L’entretien peut être réalisé par tout moyen de communication, y compris par téléphone ou par voie électronique.

3.      La Commission peut enregistrer sous toute forme les déclarations faites par les personnes interrogées. Une copie de tout enregistrement est mise à la disposition de la personne interrogée pour approbation. La Commission fixe, au besoin, un délai dans lequel la personne interrogée peut communiquer toute correction à apporter à la déclaration. »

 Les antécédents du litige et la décision litigieuse

9        Les antécédents du litige ont été résumés aux points 2 à 8 de l’arrêt attaqué comme suit :

« 2.      [Casino], la première requérante[...], est la société mère du groupe Casino, qui exerce ses activités notamment en France, principalement dans le secteur de la distribution alimentaire et non alimentaire. Sa filiale, Achats Marchandises Casino SAS (AMC), anciennement EMC Distribution, la seconde requérante, est une centrale de référencement qui négocie les conditions d’achat auprès des fournisseurs pour les enseignes du groupe Casino en France.

3.      Ayant reçu des informations relatives à des échanges d’informations entre la première requérante et d’autres entreprises ou associations d’entreprises, notamment Intermarché, société qui exerce également ses activités dans le secteur de la distribution alimentaire et non alimentaire, la Commission européenne a adopté [la décision litigieuse].

4.      Le dispositif de la décision [litigieuse] se lit comme suit :

Article premier

Casino [...], ainsi que toutes les sociétés directement ou indirectement contrôlées par elle, sont tenues de se soumettre à une inspection concernant leur éventuelle participation à des pratiques concertées contraires à l’article 101 [TFUE] dans les marchés de l’approvisionnement en biens de consommation courante, dans le marché de vente de services aux fabricants de produits de marque et dans les marchés de vente aux consommateurs de biens de consommation courante. Ces pratiques concertées consistent en :

a)      des échanges d’informations, depuis 2015, entre des entreprises et/ou des associations d’entreprises, notamment [International Casino Dia Corporation (ICDC] [...], et/ou ses membres, notamment Casino et AgeCore et/ou ses membres, notamment Intermarché, concernant les rabais obtenus par eux sur les marchés de l’approvisionnement en biens de consommation courante dans les secteurs des produits alimentaires, produits d’hygiène et produits d’entretien et les prix sur le marché de vente de services aux fabricants de produits de marque dans les secteurs des produits alimentaires, produits d’hygiène et produits d’entretien, dans plusieurs États membres de l’Union européenne, notamment [en] France, et

b)      des échanges d’informations, depuis au moins 2016, entre Casino et Intermarché concernant leurs stratégies commerciales futures, notamment en termes d’assortiment, de développement de magasins, d’e-commerce et de politique promotionnelle sur les marchés de l’approvisionnement en biens de consommation courante et sur les marchés de vente aux consommateurs de biens de consommation courante, en France.

Cette inspection peut avoir lieu dans n’importe quel local de l’entreprise [...]

Casino autorise les fonctionnaires et autres personnes mandatées par la Commission pour procéder à une inspection et les fonctionnaires et autres personnes mandatées par l’autorité de concurrence de l’État membre concerné pour les aider ou nommées par ce dernier à cet effet, à accéder à tous ses locaux et moyens de transport pendant les heures normales de bureau. Elle soumet à inspection les livres ainsi que tout autre document professionnel, quel qu’en soit le support, si les fonctionnaires et autres personnes mandatées en font la demande et leur permet de les examiner sur place et de prendre ou obtenir sous quelque forme que ce soit copie ou extrait de ces livres ou documents. Elle autorise l’apposition de scellés sur tous les locaux commerciaux et livres ou documents pendant la durée de l’inspection et dans la mesure où cela est nécessaire aux fins de celle-ci. Elle donne immédiatement sur place des explications orales sur l’objet et le but de l’inspection si ces fonctionnaires ou personnes en font la demande et autorise tout représentant ou membre du personnel à donner de telles explications. Elle autorise l’enregistrement de ces explications sous quelque forme que ce soit.

Article 2

L’inspection peut débuter le 20 février 2017 ou peu de temps après.

Article 3

Casino ainsi que toutes les sociétés directement ou indirectement contrôlées par elle sont destinataires de la présente décision.

Cette décision est notifiée, juste avant l’inspection, à l’entreprise qui en est destinataire, en vertu de l’article 297, paragraphe 2, [TFUE].”

5.      Ayant été informée de cette inspection par la Commission, l’Autorité de la concurrence française a saisi les juges des libertés et de la détention des tribunaux de grande instance de Créteil (France) et de Paris (France), afin de leur demander l’autorisation de réaliser des opérations de visite et de saisie dans les locaux des requérantes. Par ordonnances du 17 février 2017, ces juges des libertés et de la détention ont autorisé les visites et les saisies sollicitées à titre préventif. Aucune des mesures prises lors de l’inspection n’ayant nécessité l’usage des “pouvoirs de contrainte” au sens de l’article 20, paragraphes 6 à 8, du règlement no 1/2003, ces ordonnances n’ont pas été notifiées aux requérantes.

6.      L’inspection a débuté le 20 février 2017, date à laquelle les inspecteurs de la Commission, accompagnés de représentants de l’Autorité de la concurrence française, se sont présentés au siège parisien du groupe Casino ainsi que dans les locaux de la seconde requérante et ont notifié la décision [litigieuse] aux requérantes.

7.      Dans le cadre de l’inspection, la Commission a procédé notamment à une visite des bureaux, à une collecte de matériel, en particulier informatique (ordinateurs portables, téléphones mobiles, tablettes, périphériques de stockage), à l’audition de plusieurs personnes et à la copie du contenu du matériel collecté.

8.      Les requérantes ont chacune adressé à la Commission un courrier daté du 24 février 2017, dans lesquels elles ont formulé des réserves quant à la décision [litigieuse] et au déroulement de l’inspection menée sur son fondement. »

 La procédure devant le Tribunal et l’arrêt attaqué

10      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 28 avril 2017, les requérantes ont introduit, en vertu de l’article 263 TFUE, un recours tendant à l’annulation de la décision litigieuse. À l’appui de leur recours, les requérantes ont invoqué, en substance, trois moyens. Le premier était fondé sur une exception d’illégalité de l’article 20 du règlement no 1/2003, le deuxième était tiré de la méconnaissance de l’obligation de motivation et le troisième de la violation du droit à l’inviolabilité du domicile.

11      Dans le cadre de mesures d’organisation de la procédure, le Tribunal a invité la Commission à produire les indices d’infractions présumées dont elle disposait à la date de la décision litigieuse.

12      En réponse à cette invitation, la Commission a notamment produit des comptes rendus d’entretiens tenus en 2016 et en 2017 avec treize fournisseurs des produits de consommation courante concernés qui concluaient régulièrement des accords avec Casino et Intermarché (annexes Q.1 à Q.13 de la réponse de la Commission du 10 janvier 2019) (ci-après les « entretiens avec les fournisseurs »).

13      Par l’arrêt attaqué, le Tribunal, ayant estimé que la Commission ne détenait pas d’indices suffisamment sérieux permettant de suspecter l’existence d’une infraction consistant en des échanges d’informations entre Casino et Intermarché concernant leurs stratégies commerciales futures, a annulé l’article 1er, sous b), de la décision litigieuse et a rejeté le recours pour le surplus.

 Les conclusions des parties

14      Par leur pourvoi, les requérantes demandent à la Cour :

–        d’annuler le point 2 du dispositif de l’arrêt attaqué ;

–        de faire droit à leurs conclusions présentées en première instance et, partant, d’annuler la décision litigieuse, et

–        de condamner la Commission aux dépens afférents au présent pourvoi ainsi qu’à ceux exposés devant le Tribunal.

15      La Commission demande à la Cour :

–        de rejeter le pourvoi et

–        de condamner les requérantes aux dépens.

16      Le Conseil de l’Union européenne demande à la Cour :

–        de rejeter le pourvoi en ce que les requérantes y reprochent au Tribunal d’avoir commis une erreur de droit en jugeant que le droit fondamental à un recours effectif n’imposait pas un recours autonome et immédiat contre le déroulement des inspections et

–        de condamner les requérantes aux dépens du pourvoi.

 Sur le pourvoi

17      À l’appui de leur pourvoi, les requérantes soulèvent quatre moyens. Le premier moyen est tiré d’une erreur de droit en ce que le Tribunal a jugé que les déclarations orales recueillies par la Commission n’avaient pas besoin d’être enregistrées pour servir d’indices justifiant la décision litigieuse. Les deuxième et troisième moyens sont pris d’erreurs de droit en ce que le Tribunal a jugé que le droit fondamental à l’inviolabilité du domicile n’imposait pas que la décision litigieuse limite dans le temps l’exercice des pouvoirs d’inspection de la Commission et limite les personnes ainsi que les locaux susceptibles d’être inspectés. Le quatrième moyen est pris d’une erreur de droit en ce que le Tribunal a jugé que le droit fondamental à un recours effectif n’imposait pas un recours autonome et immédiat contre le déroulement des inspections.

18      Dès lors que le quatrième moyen vise à remettre en cause le fondement juridique de la décision litigieuse, la Cour estime opportun de l’examiner, en premier lieu.

 Sur le quatrième moyen, tiré d’une erreur de droit commise par le Tribunal en jugeant que le droit fondamental à un recours effectif n’imposait pas un recours autonome et immédiat contre le déroulement des inspections

 Argumentation des parties

19      Les requérantes contestent, en particulier, les points 51, 55 et 69 de l’arrêt attaqué.

20      À titre liminaire, les requérantes rappellent que, devant le Tribunal, elles ont fait valoir que la disposition sur laquelle la décision litigieuse était fondée – à savoir l’article 20 du règlement no 1/2003 – violait l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») en ce qu’elle ne permettait pas d’exercer un recours effectif contre les mesures prises dans le cadre d’une inspection. En effet, elles soutiennent que, contrairement aux exigences qui résulteraient notamment des arrêts de la Cour EDH du 21 février 2008, Ravon et autres c. France (CE:ECHR:2008:0221JUD001849703, § 28), du 21 décembre 2010, Compagnie des gaz de pétrole Primagaz c. France (CE:ECHR:2010:1221JUD002961308, § 36 et suivants), ainsi que du 21 décembre 2010, Société Canal Plus et autres c. France (CE:ECHR:2010:1221JUD002940808, § 24 et suivants), aucun recours autonome et immédiat contre ces mesures ne serait prévu par le règlement no 1/2003, qui ne vise, à son article 20, paragraphe 4, qu’un recours contre la décision d’inspection.

21      Par un premier grief, les requérantes soutiennent que, contrairement à ce que le Tribunal a jugé, aux points 51 et 55 de l’arrêt attaqué, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ne prévoit pas que plusieurs voies de recours puissent être appréciées dans leur globalité pour satisfaire aux exigences du recours effectif.

22      Par un second grief, les requérantes soutiennent, à titre subsidiaire, que le Tribunal ne pouvait considérer, sans commettre d’erreur de droit, que l’ensemble des voies de droit qu’il a examiné seraient équivalentes, prises ensemble, à une voie de recours effective, car il n’identifie aucune voie de recours immédiate pour contester la saisie de documents sortant du champ de l’inspection. Afin de pouvoir contester les mesures prises lors du déroulement des inspections, l’entreprise inspectée devrait attendre une décision clôturant la procédure d’application de l’article 101 TFUE pour le faire. Or, une telle voie de recours aurait été jugée insuffisante par la Cour européenne des droits de l’homme dans ses arrêts du 21 décembre 2010, Compagnie des gaz de pétrole Primagaz c. France (CE:ECHR:2010:1221JUD002961308, § 28), ainsi que du 21 décembre 2010, Société Canal Plus et autres c. France (CE:ECHR:2010:1221JUD002940808, § 40).

23      La Commission et le Conseil contestent l’argumentation des requérantes.

 Appréciation de la Cour

24      À titre liminaire, il convient de relever que les points 51, 55 et 69 de l’arrêt attaqué que les requérantes contestent, dans le cadre du quatrième moyen, font partie des motifs par lesquels le Tribunal a rejeté l’exception d’illégalité de l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003, tirée de la violation du droit à un recours effectif en raison de l’absence de recours contre les mesures prises dans le cadre d’une inspection.

25      Plus précisément, aux points 46 à 50 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a tout d’abord rappelé que le droit à un recours effectif était consacré à l’article 47 de la Charte et aux articles 6 et 13 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »). Après avoir rappelé que la CEDH ne constitue pas, tant que l’Union n’y a pas adhéré, un instrument juridique formellement intégré à l’ordre juridique de l’Union, de telle sorte que le contrôle de légalité doit être opéré au regard uniquement des droits fondamentaux garantis par la Charte, il a souligné qu’il résulte tant de l’article 52 de la Charte que des explications relatives à cet article que les dispositions de la CEDH et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relatives à ces dispositions doivent être prises en compte lors de l’interprétation et de l’application des dispositions de la Charte dans une espèce donnée.

26      Il a considéré, à cet égard, que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le respect du droit à un recours effectif doit être examiné, en matière de visites domiciliaires, à la lumière des quatre conditions suivantes, à savoir, premièrement, il doit exister un contrôle juridictionnel effectif, en fait comme en droit, de la régularité de la décision de procéder à de telles visites ou des mesures prises dans le cadre de celles-ci, deuxièmement, le ou les recours disponibles doivent permettre, en cas de constat d’irrégularité, soit de prévenir la survenance de l’opération, soit, dans l’hypothèse où une opération irrégulière aurait déjà eu lieu, de fournir à l’intéressé un redressement approprié, troisièmement, l’accessibilité du recours concerné doit être certaine et, quatrièmement, le contrôle juridictionnel doit intervenir dans un délai raisonnable.

27      Le Tribunal a ensuite relevé, au point 51 de l’arrêt attaqué, qu’il ressortait également de cette jurisprudence que le déroulement d’une opération d’inspection devait pouvoir faire l’objet d’un contrôle juridictionnel effectif et que le contrôle devait être effectif dans les circonstances particulières de l’affaire en cause, ce qui impliquait la prise en compte de l’ensemble des voies de droit à la disposition d’une entreprise faisant l’objet d’une inspection et ainsi une analyse globale de ces voies de droit. Le Tribunal a estimé, aux points 54 et 55 de l’arrêt attaqué, que, la vérification du respect du droit au recours effectif devant reposer sur une analyse globale des voies de droit susceptibles de donner lieu au contrôle des mesures prises dans le cadre d’une inspection, il était indifférent que, prises individuellement, chacune des voies de droit examinées ne remplisse pas les conditions requises pour que soit admise l’existence d’un droit à un recours effectif.

28      Dans ce contexte, le Tribunal a, de plus, indiqué, aux points 57 et 58 de l’arrêt attaqué, que, outre la possibilité d’adresser des demandes au conseiller-auditeur de la Commission, il existait six voies de droit permettant de porter devant le juge de l’Union des contestations relatives à une opération d’inspection, à savoir le recours contre la décision d’inspection, le recours contre la décision de la Commission sanctionnant une obstruction à l’inspection sur le fondement de l’article 23, paragraphe 1, sous c) à e), du règlement no 1/2003, le recours contre tout acte remplissant les conditions jurisprudentielles de l’acte susceptible de recours qu’adopterait la Commission à la suite de la décision d’inspection et dans le cadre du déroulement des opérations d’inspection, tel qu’une décision rejetant une demande de protection de documents au titre de la confidentialité des communications entre avocats et clients, le recours contre la décision clôturant la procédure ouverte au titre de l’article 101 TFUE, l’action en référé et le recours en responsabilité extracontractuelle.

29      Le Tribunal a précisé, aux points 58 à 66 de l’arrêt attaqué, en quoi il considérait que ces voies de droit permettaient de porter devant le juge de l’Union des contestations relatives au déroulement des inspections.

30      Enfin, le Tribunal a jugé, au terme d’une analyse effectuée aux points 67 à 80 de l’arrêt attaqué, que le système de contrôle du déroulement des opérations d’inspection constitué de l’ensemble des voies de droit énumérées au point 28 du présent arrêt pouvait être considéré comme satisfaisant aux quatre conditions découlant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

31      Ainsi, au point 81 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté l’exception d’illégalité de l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003, fondée sur la violation du droit à un recours effectif.

32      S’agissant du premier grief, tiré de ce que le Tribunal a procédé à tort à un examen global des différentes voies de recours afin de vérifier si le droit à un recours effectif contre les mesures prises dans le cadre d’une inspection est assuré, il y a lieu de rappeler que le droit à un recours effectif est consacré à l’article 47 de la Charte.

33      Il importe de rappeler également que l’article 52, paragraphe 3, de la Charte précise que, dans la mesure où cette dernière contient des droits correspondant à ceux garantis par la CEDH, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère cette convention [arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 116].

34      Or, ainsi qu’il ressort des explications afférentes à l’article 47 de la Charte, qui, conformément à l’article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE et à l’article 52, paragraphe 7, de la Charte, doivent être prises en considération pour l’interprétation de celle-ci, les premier et deuxième alinéas de cet article 47 correspondent respectivement à l’article 13 et à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH [arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 117]. Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH constitue une lex specialis par rapport à l’article 13 de cette convention, les exigences du second se trouvant comprises dans celles, plus strictes, du premier (Cour EDH, 15 mars 2022, Grzęda c. Pologne, CE:ECHR:2022:0315JUD004357218, § 352 et jurisprudence citée).

35      La Cour a, en outre, jugé qu’elle devait veiller à ce que l’interprétation qu’elle effectue de l’article 47, premier alinéa, de la Charte assure un niveau de protection qui ne méconnaît pas celui garanti à l’article 13 de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme [voir, en ce sens, arrêt du 26 septembre 2018, Belastingdienst/Toeslagen (Effet suspensif de l’appel), C‑175/17, EU:C:2018:776, point 35]. 

36      Dans ce contexte, il convient de relever qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que la protection offerte par l’article 13 de la CEDH ne va pas jusqu’à exiger une forme particulière de recours (Cour EDH, 20 mars 2008, Boudaïeva et autres c. Russie, CE:ECHR:2008:0320JUD001533902, § 190) et que même si aucun recours offert par le droit interne, pris isolément, ne satisfait par lui-même aux exigences de cet article 13, tel peut être le cas de ces recours, considérés dans leur globalité (Cour EDH, 10 juillet 2020, Mugemangango c. Belgique, CE:ECHR:2020:0710JUD000031015, § 131 et jurisprudence citée).

37      En outre, en cas d’atteinte au droit au respect du domicile, consacré à l’article 8 de la CEDH, un recours est effectif, au sens de l’article 13 de la CEDH, si le requérant a accès à une procédure lui permettant de contester la régularité des perquisitions et des saisies réalisées et d’obtenir un redressement approprié si celles-ci ont été ordonnées ou exécutées de manière illégale (Cour EDH, 19 janvier 2017, Posevini c. Bulgarie, CE:ECHR:2017:0119JUD006363814, § 84).

38      À cet égard, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 6, paragraphe 1, ou à l’article 8 de la CEDH, que, en matière de visites domiciliaires, l’absence de délivrance préalable d’une autorisation d’inspection par un juge, qui aurait pu circonscrire ou contrôler le déroulement de cette inspection, peut être contrebalancée par un contrôle judiciaire ex post facto sur la légalité et la nécessité d’une telle mesure d’instruction à condition que ce contrôle soit efficace dans les circonstances particulières de l’affaire en cause. Cela implique que les personnes concernées puissent obtenir un contrôle juridictionnel effectif, en fait comme en droit, de la mesure litigieuse et de son déroulement. Lorsqu’une opération jugée irrégulière a déjà eu lieu, le ou les recours disponibles doivent permettre de fournir à l’intéressé un redressement approprié (Cour EDH, 2 octobre 2014, Delta Pekárny a.s. c. République tchèque, CE:ECHR:2014:1002JUD000009711, § 86 et § 87 ainsi que jurisprudence citée).

39      Ainsi, dès lors que le contrôle judiciaire a posteriori de l’inspection peut, sous certaines conditions, contrebalancer l’absence de contrôle judiciaire préalable et qu’un redressement approprié doit être fourni par « le ou les recours disponibles », il y a lieu de considérer qu’il convient, en principe, de tenir compte de l’ensemble des recours disponibles afin de déterminer si les exigences de l’article 47 de la Charte sont remplies.

40      Par ailleurs, les requérantes ayant invoqué, par la voie d’une exception, l’illégalité de l’article 20 du règlement no 1/2003, le Tribunal, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 51 de ses conclusions dans l’affaire Les Mousquetaires et ITM Entreprises/Commission (C‑682/20 P, EU:C:2022:578), était tenu pour se prononcer sur cette exception, de procéder à une appréciation globale du système de contrôle juridictionnel des mesures prises dans le cadre des inspections, dépassant les circonstances particulières de l’affaire en cause.

41      Dans ces conditions, il y a lieu de constater que c’est à tort que les requérantes soutiennent que le Tribunal a commis une erreur de droit en procédant à une analyse globale de l’ensemble des voies de droit disponibles pour contester le déroulement des inspections.

42      Partant, le premier grief doit être rejeté.

43      S’agissant du second grief, selon lequel le Tribunal aurait commis une erreur de droit en n’ayant identifié aucune voie de recours immédiate permettant de contester la saisie de documents sortant du champ de l’inspection, il y a lieu de préciser que, ainsi qu’il ressort du point 69 de l’arrêt attaqué, qui est contesté par les requérantes, cette argumentation concerne une situation dans laquelle l’inspection concernée, dans le cadre de laquelle des documents sortant du champ de l’inspection pourraient être saisies, déboucherait non pas sur une décision de constat d’infraction et de sanction, mais sur l’ouverture d’une nouvelle enquête et l’adoption d’une nouvelle décision d’inspection.

44      À cet égard, il convient de relever que, audit point 69, le Tribunal a fait référence aux différentes voies de droit qu’il a examinées aux points 57 à 66 de l’arrêt attaqué. Il a constaté, notamment, au point 59 de cet arrêt que les entreprises inspectées pourraient former un recours en annulation contre une nouvelle décision d’inspection et donc contester la légalité des indices l’ayant fondée comme ayant été irrégulièrement obtenus lors de l’inspection précédente.

45      Par ailleurs, en ce qui concerne les voies de recours immédiates pour contester les mesures prises en application d’une décision d’inspection, il convient de relever que le Tribunal a considéré, à bon droit, en substance, aux points 56 et 57 de l’arrêt attaqué, que ces entreprises ont la possibilité de faire un recours contre tout acte qu’adopterait la Commission à la suite d’une décision d’inspection, y compris lors du déroulement des opérations d’inspection, pour autant que cet acte soit susceptible d’un tel recours au regard des conditions définies par la jurisprudence.

46      Il y a donc lieu de constater que le second grief repose sur une lecture erronée de l’arrêt attaqué, notamment, des points 55 à 69 de cet arrêt et doit donc être rejeté. Dès lors, il y a lieu de rejeter le quatrième moyen dans son ensemble.

 Sur le premier moyen, tiré d’une erreur de droit commise par le Tribunal en jugeant que les déclarations orales recueillies par la Commission n’avaient pas besoin d’être enregistrées pour servir d’indices justifiant la décision litigieuse

 Argumentation des parties

47      Par le premier moyen, tiré de la violation de l’article 7 de la Charte, ainsi que de la violation de l’article 19 du règlement no 1/2003 et de l’article 3 du règlement no 773/2004, les requérantes contestent, en particulier, les points 183 à 198 de l’arrêt attaqué.

48      Ce moyen est divisé en deux branches.

49      Par une première branche, les requérantes font valoir que le Tribunal a violé le droit fondamental à l’inviolabilité du domicile, consacré à l’article 7 de la Charte, en jugeant que des comptes rendus de déclarations orales, établies unilatéralement par la Commission, constituaient une preuve valable de l’existence d’indices justifiant une inspection.

50      Elles soulignent que la jurisprudence de la Cour exige, notamment, que saisi d’un recours contre une décision d’inspection, le Tribunal s’assure que celle-ci ne présente pas un caractère arbitraire et vérifie à cet effet qu’elle n’a pas été adoptée en l’absence de toute circonstance de fait susceptible de justifier une inspection. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme exigerait également que le contrôle de la justification d’une visite domiciliaire doit être particulièrement efficace et concret lorsque, comme en l’espèce, l’administration peut décider seule d’une telle mesure. En l’occurrence, le Tribunal aurait renoncé à tout contrôle juridictionnel effectif contre le risque d’intervention arbitraire de la Commission en acceptant que celle-ci puisse se constituer elle-même la preuve des indices à sa disposition.

51      Selon les requérantes, seul l’enregistrement, quelles qu’en soient les modalités, permettrait d’attester la teneur de déclarations orales et la fidélité de leur transcription, et, partant, de présenter les caractéristiques qui en font une preuve sur laquelle le juge est susceptible d’exercer un contrôle, ainsi que cela ressortirait de la jurisprudence du Tribunal.

52      L’obligation d’enregistrement des déclarations orales ne saurait être remise en cause par la distinction, opérée par le Tribunal, entre les indices requis au stade d’une décision d’inspection et les preuves de l’infraction, requises pour l’adoption d’une décision infligeant une sanction. Selon les requérantes, en effet, cette distinction, qui concerne le niveau de preuve requis, est sans incidence sur la forme qu’un élément doit revêtir pour pouvoir être valablement pris en considération, que ce soit en tant qu’indice ou en tant que preuve d’une infraction.

53      En jugeant que la décision d’inspection peut être justifiée sur le seul fondement de comptes rendus de la Commission dont aucun tiers ni enregistrement ne corrobore la teneur, le Tribunal aurait ouvert la possibilité pour la Commission de se constituer elle-même la preuve de ses allégations. Le Tribunal aurait ainsi renoncé à tout contrôle effectif et privé d’effet utile de la jurisprudence qui impose à la Commission de n’interférer dans la sphère d’activité privée qu’après avoir réuni des indices suffisamment sérieux.

54      Par la seconde branche du premier moyen, les requérantes soutiennent que le Tribunal a violé l’article 19 du règlement no 1/2003 et l’article 3 du règlement no 773/2004 en jugeant que la Commission n’était pas tenue d’enregistrer les déclarations orales des fournisseurs.

55      Les requérantes relèvent, à titre liminaire, que la Commission elle‑même n’a jamais contesté être tenue, en application de l’article 19 du règlement no 1/2003 et de l’article 3 du règlement no 773/2004, de procéder à l’enregistrement des déclarations orales en cause. Elle aurait même soutenu, devant la Tribunal, que les comptes rendus qu’elle avait produits devant lui constituaient des enregistrements conformes à ces dispositions. Or, en vertu du principe selon lequel nul ne peut contester ce qu’il a auparavant reconnu, la Commission ne serait pas recevable à venir contester, devant la Cour, l’applicabilité desdites dispositions.

56      Cela étant précisé, les requérantes soutiennent, en premier lieu, que la jurisprudence mentionnée par le Tribunal au point 187 de l’arrêt attaqué, qui porte sur le point de départ à prendre en compte pour apprécier le caractère raisonnable de la durée de la procédure administrative n’apporte aucune indication quant au point de départ d’une enquête, au sens du chapitre V du règlement no 1/2003.

57      En deuxième lieu, les requérantes soutiennent, premièrement, que la recevabilité, au titre des indices justifiant une inspection, d’une dénonciation écrite par une personne ne justifiant pas de l’intérêt légitime requis par l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 1/2003, mentionné par le Tribunal au point 188 de l’arrêt attaqué, ne remet pas en cause leur argumentation. En effet, dès lors qu’une telle dénonciation revêt une forme écrite, sa valeur probante en tant qu’indice n’est pas contestable.

58      Deuxièmement, la communication sur la clémence de 2006 prévoirait que l’obligation d’enregistrement, prévue à l’article 19 du règlement no 1/2003 et à l’article 3 du règlement no 773/2004, s’applique dès les premières déclarations orales recueillies par la Commission. Or, en l’espèce, les déclarations des fournisseurs auraient été recueillies par la Commission au même stade de la procédure qu’une déclaration d’un demandeur de clémence. Il s’agirait, dans les deux cas, des premiers éléments collectés par la Commission sur la base desquels elle peut, notamment décider d’ordonner des inspections. Par conséquent, les déclarations des fournisseurs auraient dû être enregistrées au même titre que le sont les déclarations d’un demandeur de clémence.

59      Troisièmement, le manuel de procédure interne de la Commission en matière d’application des articles 101 et 102 TFUE du 12 mars 2012, sur lequel s’appuie le Tribunal au point 194 de l’arrêt attaqué serait dénué de toute valeur juridique.

60      Quatrièmement, les conclusions de l’avocat général Wahl dans l’affaire Intel Corporation/Commission (C‑413/14 P, EU:C:2016:788) ne viendraient pas à l’appui de l’analyse développée dans l’arrêt attaqué.

61      En troisième lieu, les requérantes font valoir que les considérations figurant aux points 197 et 202 de l’arrêt attaqué relatives à l’effectivité de la mise en œuvre des pouvoirs d’enquête de la Commission sont inopérantes et ne peuvent, en droit, justifier l’analyse effectuée par le Tribunal.

62      À cet égard, les requérantes font notamment valoir que l’établissement d’un procès-verbal enregistrant les déclarations recueillies par la Commission ne dissuaderait pas davantage la dénonciation d’infractions que la rédaction d’un compte rendu établie unilatéralement par la Commission. Les tiers interrogés pourraient, certes, souhaiter conserver l’anonymat. Toutefois, la protection de cet anonymat serait garantie par l’établissement de versions confidentielles. En outre, la Commission serait libre de procéder immédiatement à un enregistrement audio ou audiovisuel.

63      En quatrième lieu, les requérantes soutiennent que les entretiens avec les fournisseurs sont manifestement intervenus dans le cadre d’une enquête.

64      Le caractère « informel » de cette enquête serait dénué de pertinence. En effet, la Cour aurait catégoriquement refusé la possibilité pour la Commission de mener des entretiens « informels » lui permettant d’échapper à ses obligations procédurales imposées par le règlement no 1/2003 et par le règlement no 773/2004 (arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C‑413/14 P, EU:C:2017:632,  point 88).

65      Enfin, les requérantes soulignent que, à défaut d’enregistrement, les déclarations des fournisseurs sont dénuées de valeur probante.

66      Dès lors, les comptes rendus de ces déclarations ne sauraient être qualifiés d’indices suffisamment sérieux.

67      Par conséquent, les requérantes estiment que le Tribunal a commis des erreurs de droit, en considérant que les entretiens menés par la Commission avec des fournisseurs n’étaient pas soumis aux dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 et de l’article 3 du règlement no 773/2004.

68      Par ailleurs, les requérantes soulignent que, si, par extraordinaire, la Cour n’était pas certaine que l’absence, en droit, de valeur probante des comptes rendus internes suffise à entraîner l’annulation totale de la décision litigieuse, elle devrait renvoyer l’affaire au Tribunal afin qu’il réexamine les faits, en faisant abstraction des comptes rendus dénués de valeur probante.

69      La Commission conteste cette argumentation.

70      À titre liminaire, la Commission précise que l’ouverture de l’enquête diffère tant de l’ouverture d’un dossier que de l’ouverture de la procédure, au sens de l’article 2 du règlement no 773/2004. L’ouverture de l’enquête interviendrait dès le premier usage de ses pouvoirs d’enquête et prendrait des mesures impliquant le reproche d’avoir commis une infraction et entraînant des répercussions importantes sur la situation des entités suspectées. L’ouverture du dossier serait un acte interne pris par le greffe de la direction générale de la concurrence de la Commission lorsqu’il attribue un numéro d’affaire, et dont la seule portée serait de sauvegarder des documents. L’ouverture de la procédure correspondrait à la date à laquelle la Commission adopte une décision au titre de l’article 2 du règlement no 773/2004, en vue de prendre une décision en application du chapitre III du règlement no 1/2003.

71      Cela étant rappelé, la Commission fait valoir, en premier lieu, que l’affirmation des requérantes selon laquelle permettre à la Commission d’établir unilatéralement des comptes rendus de déclarations orales empêcherait le Tribunal d’exercer son contrôle juridictionnel sur la proportionnalité et la régularité d’une inspection serait contredite par le contrôle des indices effectué en l’espèce par le Tribunal, qui a conduit à l’annulation partielle de la décision litigieuse. En outre, même lorsqu’un témoignage oral n’a pas fait l’objet d’un enregistrement, le Tribunal disposerait de la possibilité d’auditionner des témoins, conformément à l’article 94 de son règlement de procédure.

72      L’application du formalisme des règlements no 1/2003 et no 773/2004 avant l’ouverture de l’enquête porterait préjudice à la mise en œuvre du droit de la concurrence par la Commission, en l’empêchant, de recueillir et d’utiliser des indices reçus sous forme orale. De plus, cela reviendrait à considérer que les indices ne pourraient jamais revêtir une forme orale, ce qui compromettrait l’efficacité des enquêtes de la Commission en retardant la date de l’inspection.

73      En outre, premièrement, la jurisprudence invoquée par les requérantes serait dépourvue de pertinence, car elle concernerait l’usage de déclarations orales comme preuves et non comme indices.

74      Deuxièmement, en l’absence d’enregistrement, la Cour a considéré, aux points 99 à 101 de l’arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C‑413/14 P, EU:C:2017:632), qu’un compte rendu préparé par la Commission pouvait attester du contenu des discussions qui auraient dues être enregistrées et permettait à la Cour d’exercer un contrôle juridictionnel effectif.

75      Troisièmement, les indices seraient soumis à un degré de formalisme moindre que les preuves. En effet, l’ouverture d’une enquête serait le point de départ de la procédure administrative et correspondrait à la date à laquelle la Commission fait usage pour la première fois de ses pouvoirs d’enquête. Comme le confirmeraient les travaux préparatoires du règlement no 1/2003, l’article 19, paragraphe 1, de ce règlement constituerait une base juridique autorisant l’enregistrement des déclarations orales « dans le cadre d’une enquête » en vue de leur présentation non pas comme de simples indices, mais comme « moyen de preuve ».

76      En deuxième lieu, la Commission soutient qu’elle n’avait pas déjà ouvert une enquête avant l’adoption de la décision litigieuse. En effet, selon la jurisprudence de la Cour, l’ouverture d’une enquête serait le point de départ de la procédure administrative et correspondrait à la date à laquelle la Commission ferait usage, pour la première fois, de ses pouvoirs d’enquête.

77      La Commission ajoute, premièrement, qu’il est dépourvu de pertinence qu’elle ait soutenu, devant le Tribunal, que les comptes rendus des entretiens avec les fournisseurs constituaient des enregistrements au titre de l’article 19 du règlement no 1/2003 et de l’article 3 du règlement no 773/2004, le Tribunal ne s’étant pas prononcé sur cet argument. Deuxièmement, la validité comme indice d’une dénonciation faite dans le cadre d’une plainte qui ne respecterait pas le formalisme de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 773/2004 viendrait à l’appui de l’inapplicabilité en l’espèce de l’obligation d’enregistrement. Cela confirmerait, en effet, qu’un élément matériel peut constituer un indice, même lorsqu’il ne respecte pas certains formalismes.

78      Troisièmement, il serait dépourvu de pertinence que, dans sa communication sur la clémence de 2006, la Commission ait prévu d’enregistrer, au titre de l’article 19 du règlement no 1/2003 et de l’article 3 du règlement no 773/2004, les demandes orales de clémence effectuées avant le premier usage de ses pouvoirs d’enquête.

79      Quatrièmement, la distinction opérée par le Tribunal entre la phase antérieure au premier usage des pouvoirs d’enquête de la Commission et celle postérieure à un tel usage ne serait pas comparable à la distinction entre les entretiens formels et les entretiens informels rejetée par la Cour dans l’arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission (C‑413/14 P, EU:C:2017:632).

80      En troisième lieu, la Commission rappelle que le Tribunal a conclu, bien qu’à titre surabondant uniquement, au point 197 de l’arrêt attaqué, qu’il serait gravement porté atteinte à la détection des pratiques infractionnelles par la Commission et à la mise en œuvre de ses pouvoirs d’enquête si elle devait être tenue d’enregistrer toute déclaration orale avant l’ouverture d’une enquête.

 Appréciation de la Cour

81      Par leur premier moyen, les requérantes reprochent, en substance, au Tribunal d’avoir commis une erreur de droit, au point 186 de l’arrêt attaqué, en considérant que la Commission n’est pas tenue de respecter l’obligation d’enregistrement des entretiens résultant des dispositions combinées de l’article 19 du règlement no 1/2003 et de l’article 3 du règlement no 773/2004 avant d’avoir ouvert formellement une enquête et fait usage des pouvoirs d’enquête qui lui sont conférés en particulier par les articles 18 à 20 du règlement no 1/2003.

82      À cet égard, il convient de rappeler que, conformément à une jurisprudence constante, l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union requiert de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également du contexte dans lequel elle s’inscrit ainsi que des objectifs et de la finalité que poursuit l’acte dont elle fait partie (arrêt du 1er août 2022, HOLD Alapkezelő, C‑352/20, EU:C:2022:606, point 42 et jurisprudence citée).

83      En premier lieu, il ressort du libellé même de l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 que ce dernier a vocation à s’appliquer à tout entretien visant la collecte d’informations relatives à l’objet d’une enquête (arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C‑413/14 P, EU:C:2017:632, point 84).

84      L’article 3 du règlement no 773/2004, qui soumet les entretiens fondés sur l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 au respect de certaines formalités, n’apporte pas de précision concernant le champ d’application de cette dernière disposition.

85      Or, il importe de rappeler que la Cour a jugé que, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 et de l’article 3, paragraphe 3, du règlement no 773/2004, il pèse sur la Commission une obligation d’enregistrer, sous la forme de son choix, tout entretien mené par elle, au titre de l’article 19 du règlement no 1/2003, aux fins de collecter des informations relatives à l’objet d’une enquête de sa part (voir, en ce sens, arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C‑413/14 P, EU:C:2017:632, points 90 et 91).

86      Il convient donc de préciser qu’il y a lieu d’opérer une distinction en fonction de l’objet des entretiens auxquels la Commission procède, seuls ceux visant à collecter des informations relatives à l’objet d’une enquête de la Commission relevant du champ d’application de l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 et, partant, de l’obligation d’enregistrement.

87      Cela étant précisé, aucun élément tiré du libellé de l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 ou de l’article 3 du règlement no 773/2004 ne permet d’inférer que l’application de cette obligation d’enregistrement dépend de la question de savoir si l’entretien mené par la Commission a eu lieu avant l’ouverture formelle d’une enquête, afin de collecter des indices d’une infraction, ou après, afin de collecter des preuves d’une infraction.

88      En effet, ces dispositions ne prévoient nullement que l’application de l’obligation d’enregistrement dépend de la question de savoir si les informations qui en constituent l’objet peuvent être qualifiées d’indices ou de preuves. Au contraire, en raison du caractère générique du terme « informations », figurant à l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003, il convient de considérer que cette disposition s’applique indistinctement à chacune de ces catégories.

89      Certes, les notions d’« indices » et de « preuves » ne sauraient être confondues, un indice ne pouvant, par sa nature et à la différence d’une preuve, suffire à établir un fait donné.

90      Il n’en demeure pas moins que la qualification d’indice ou de preuve dépend non pas d’une étape spécifique de la procédure, mais de la valeur probante des informations concernées, des indices suffisamment sérieux et convergents, réunis en « faisceau », pouvant eux-mêmes prouver une infraction et être utilisés dans la décision finale de la Commission adoptée sur le fondement de l’article 101 TFUE (voir, en ce sens, arrêt du 1er juillet 2010, Knauf Gips/Commission, C‑407/08 P, EU:C:2010:389, point 47).

91      Dès lors, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 141 de ses conclusions dans l’affaire Les Mousquetaires et ITM Entreprises/Commission (C‑682/20 P, EU:C:2022:578), l’obligation d’enregistrement des entretiens ne peut dépendre de la qualification des informations recueillies d’indices ou de preuves, car la valeur probante de ces informations ne peut être appréciée par la Commission qu’à l’issue de ces entretiens, au cours des phases subséquentes de la procédure.

92      Par ailleurs, l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 et l’article 3 du règlement no 773/2004 ne prévoient pas non plus que l’application de l’obligation d’enregistrement dépend du stade de la procédure auquel les entretiens sont effectués. Certes, l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 prévoit que les entretiens fondés sur cette disposition sont ceux menés aux fins de la collecte d’informations relatives à l’objet d’une enquête, ce qui suppose qu’une enquête soit en cours. En revanche, il ne ressort pas de cette disposition que ces entretiens doivent avoir lieu après l’ouverture formelle d’une enquête, telle que définie par le Tribunal au point 186 de l’arrêt attaqué, comme étant le moment où la Commission adopte une mesure impliquant le reproche d’avoir commis une infraction.

93      En deuxième lieu, s’agissant du contexte de l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003, il y a lieu de relever, d’une part, que cet article figure au chapitre V de ce règlement, relatif aux pouvoirs d’enquête de la Commission. Or, l’application des dispositions de ce chapitre n’est pas nécessairement subordonnée à l’adoption, par cette institution, d’une mesure impliquant le reproche d’avoir commis une infraction.

94      Ainsi, la Commission peut, conformément à l’article 17 dudit règlement, mener des enquêtes sectorielles, lesquelles ne nécessitent pas, au préalable, l’adoption de mesures de cette nature à l’égard d’entreprises.

95      Il convient, d’autre part, de relever que l’article 2, paragraphe 3, du règlement no 773/2004, en vertu duquel « [l]a Commission peut exercer ses pouvoirs d’enquête en application du chapitre V du règlement [no 1/2003] avant d’ouvrir une procédure » conforte l’interprétation selon laquelle les dispositions relatives aux pouvoirs d’enquête de la Commission énumérés audit chapitre – y compris l’article 19 – peuvent trouver à s’appliquer avant qu’une enquête ait été formellement ouverte, contrairement à ce qui découle du point 193 de l’arrêt attaqué.

96      Il est vrai que, dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts du 15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission (C‑238/99 P, C‑244/99 P, C‑245/99 P, C‑247/99 P, C‑250/99 P à C‑252/99 P et C‑254/99 P, EU:C:2002:582, point 182), ainsi que du 21 septembre 2006, Nederlandse Federatieve Vereniging voor de Groothandel op Elektrotechnisch Gebied/Commission (C‑105/04 P, EU:C:2006:592, point 38), cités au point 187 de l’arrêt attaqué, la Cour a identifié le point de départ de l’enquête préalable diligentée par la Commission, en matière de concurrence, comme étant la date à laquelle cette institution, faisant usage des pouvoirs que lui a conférés le législateur de l’Union, prend des mesures impliquant le reproche d’avoir commis une infraction et entraînant des répercussions importantes sur la situation des entreprises suspectées.

97      Cependant, les affaires à l’origine de ces arrêts concernaient la détermination du point de départ de la procédure administrative aux fins de vérifier le respect, par la Commission, du principe du délai raisonnable. Or, cette vérification nécessite d’examiner si cette institution a agi de manière diligente à partir de la date à laquelle elle a informé de l’existence d’une enquête l’entreprise suspectée d’avoir commis une infraction au droit de la concurrence de l’Union.

98      En revanche, cette date ne saurait être prise en considération afin de déterminer à partir de quand la Commission est tenue de respecter l’obligation d’enregistrement des entretiens résultant des dispositions combinées de l’article 19 du règlement no 1/2003 et de l’article 3 du règlement no 773/2004. En effet, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 150 de ses conclusions dans l’affaire Les Mousquetaires et ITM Entreprises/Commission (C‑682/20 P, EU:C:2022:578), une entreprise peut être visée par les déclarations de tiers recueillies au cours de tels entretiens, sans en avoir connaissance. Dès lors, la prise en considération de ladite date reviendrait à reporter l’application de l’obligation d’enregistrement et des garanties procédurales qui s’y attachent, prévues à ces dispositions au bénéfice des tiers interrogés et de l’entreprise soupçonnée, jusqu’à ce que la Commission adopte une mesure informant cette entreprise de l’existence de soupçons à son égard. En raison de ce report, les entretiens avec les tiers réalisés antérieurement à une telle mesure seraient soustraits du champ d’application de l’obligation d’enregistrement des entretiens et des garanties procédurales qui leurs sont applicables.

99      En troisième et dernier lieu, s’agissant de la finalité du règlement no 1/2003, il ressort du considérant 25 de ce règlement que, la détection des infractions aux règles de concurrence devenant de plus en plus difficile, l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 vise à compléter les pouvoirs d’enquête de la Commission en permettant, notamment, à cette dernière d’interroger toute personne susceptible de disposer d’informations utiles et d’enregistrer ses déclarations (voir, en ce sens, arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C‑413/14 P, EU:C:2017:632, point 85). Or, l’expression « détection des infractions », figurant audit considérant, conforte l’interprétation selon laquelle les entretiens menés par la Commission, à un stade préliminaire, afin de récolter des indices relatifs à l’objet d’une enquête relèvent également de l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003.

100    Par ailleurs, il importe de préciser que, en vertu de l’article 3, paragraphe 3, du règlement no 773/2004, la Commission a la possibilité d’enregistrer les entretiens sous toute forme. La Commission ne saurait donc valablement soutenir que le fait de lui imposer une obligation d’enregistrement l’empêcherait de recueillir et d’utiliser des indices lorsque ceux-ci ne peuvent revêtir qu’une forme orale et compromettrait l’efficacité des enquêtes en retardant la date de l’inspection. De même, la Commission ne saurait soutenir qu’une telle obligation a un effet dissuasif, dès lors qu’elle a la possibilité de protéger l’identité des personnes interrogées.

101    Dans ces conditions, il y a lieu de constater que le Tribunal a commis une erreur de droit en considérant, au point 193 de l’arrêt attaqué, qu’il convenait d’exclure du champ d’application du règlement no 1/2003 les entretiens au cours desquels ont été collectés des indices ayant ensuite servi de fondement à une décision ordonnant l’inspection d’une entreprise, au motif qu’aucune enquête au sens du chapitre V de ce règlement n’était alors ouverte, la Commission n’ayant pas adopté de mesure impliquant, à l’égard de cette entreprise, le reproche d’avoir commis une infraction. Afin de déterminer si ces entretiens relevaient de ce champ d’application, le Tribunal aurait dû examiner si ceux-ci visaient à collecter des informations relatives à l’objet d’une enquête, en tenant compte de leur teneur et de leur contexte.

102    En l’espèce, ainsi qu’il ressort du point 198 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a considéré que les indices issus des entretiens avec les fournisseurs ne sauraient être écartés comme entachés d’une irrégularité formelle au motif du non-respect de l’obligation d’enregistrement prévue à l’article 19 du règlement no 1/2003 et à l’article 3 du règlement no 773/2004, notamment, parce que ces entretiens se sont tenus avant l’ouverture d’une enquête au titre du règlement no 1/2003 et qu’ils n’impliquaient pas, à l’égard des requérantes et a fortiori à l’égard des fournisseurs, un quelconque reproche d’avoir commis une infraction.

103    Or, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 155 de ses conclusions dans l’affaire Les Mousquetaires et ITM Entreprises/Commission (C‑682/20 P, EU:C:2022:578), il suffit d’indiquer, à cet égard, que, lorsque la Commission procède à des entretiens, dont l’objet est défini à l’avance et dont le but est ouvertement celui d’obtenir des informations sur le fonctionnement d’un marché donné et sur le comportement des acteurs de ce marché en vue de détecter d’éventuels comportements infractionnels ou de consolider ses soupçons quant à l’existence de tels comportements, la Commission exerce son pouvoir de recueillir des déclarations au titre de l’article 19 du règlement no 1/2003.

104    Par conséquent, les entretiens avec les fournisseurs relevaient du champ d’application de l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 et la Commission était tenue de procéder à un enregistrement de ces déclarations conformément à l’article 3 du règlement no 773/2004.

105    Il s’ensuit que le Tribunal a commis une erreur de droit, en estimant, au point 198 de l’arrêt attaqué, que l’obligation d’enregistrement, prévue à l’article 19 du règlement no 1/2003 et à l’article 3 du règlement no 773/2004, ne s’appliquait pas aux entretiens avec les fournisseurs et que les indices issus de ces entretiens n’étaient pas entachés d’une irrégularité formelle.

106    Il ressort de tout ce qui précède que le premier moyen est fondé et que, par conséquent, il y a lieu d’accueillir le pourvoi et d’annuler le point 2 du dispositif de l’arrêt attaqué sans qu’il soit besoin de statuer sur les autres moyens du pourvoi. Par suite, il y a également lieu d’annuler le point 3, relatif aux dépens, du dispositif de l’arrêt attaqué.

 Sur le recours devant le Tribunal

107    Conformément à l’article 61, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, la Cour peut, en cas d’annulation de la décision du Tribunal, statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui-ci est en état d’être jugé.

108    Tel est le cas en l’espèce.

109    Il y a donc lieu d’examiner le grief, soulevé par les requérantes devant le Tribunal, dans le cadre de leur moyen relatif à la violation du droit à l’inviolabilité du domicile, tiré, en substance, de ce que les indices issus des entretiens avec les fournisseurs doivent être écartés en raison du non-respect, de la part de la Commission, de l’article 19 du règlement no 1/2003 et de l’article 3 du règlement no 773/2004.

110    À l’appui de ce grief, les requérantes soutiennent que les comptes rendus des entretiens avec les fournisseurs n’étaient pas des enregistrements conformes à ces dispositions, dès lors qu’ils avaient été établis unilatéralement par la Commission et qu’ils ne constituaient pas des enregistrements de l’intégralité de ces entretiens.

111    La Commission rétorque avoir satisfait à son obligation d’enregistrement en ayant rédigé des comptes rendus exhaustifs reflétant fidèlement le contenu des déclarations des fournisseurs et en les versant au dossier, sous un numéro d’identification officiel. Ce type de compte rendu constituerait l’une des formes d’enregistrement à laquelle l’article 3, paragraphe 3, du règlement no 773/2004 permet à la Commission de recourir, au même titre qu’un enregistrement audio ou audiovisuel ou qu’une retranscription verbatim.

112    À cet égard, il convient de relever que l’article 3, paragraphe 3, première phrase, du règlement no 773/2004, qui précise que la Commission « peut enregistrer sous toute forme les déclarations faites par les personnes interrogées », implique que, si la Commission décide, avec le consentement de la personne interrogée, de procéder à un entretien sur le fondement de l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 1/2003, elle est tenue d’enregistrer cet entretien dans son intégralité, sans préjudice du choix laissé à la Commission sur la forme de cet enregistrement (arrêt du 6 septembre 2017, Intel/Commission, C‑413/14 P, EU:C:2017:632, point 90).

113    En outre, il ressort de l’article 3, paragraphe 3, deuxième et troisième phrases, du règlement no 773/2004 que la Commission doit mettre à disposition de la personne interrogée pour approbation une copie de l’enregistrement et qu’elle fixe, au besoin, un délai durant lequel cette personne peut communiquer toute correction à apporter à la déclaration.

114    En l’espèce, la Commission n’a ni allégué ni a fortiori prouvé qu’elle avait mis à la disposition des fournisseurs pour approbation les comptes rendus qu’elle avait rédigés.

115    Or, l’obligation faite à la Commission de mettre à disposition de la personne interrogée pour approbation une copie de l’enregistrement, prévue à l’article 19 du règlement no 1/2003, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 3, du règlement no 773/2004, vise, en particulier, à assurer l’authenticité des déclarations faites par la personne interrogée, en garantissant que ces déclarations doivent effectivement lui être attribuées et que leur contenu reflète fidèlement et dans son intégralité lesdites déclarations et non l’interprétation qui en est faite par la Commission.

116    Dès lors, un indice tiré d’une déclaration recueillie par la Commission, sans que cette exigence, imposée par l’article 19 du règlement no 1/2003, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 3, du règlement no 773/2004, soit respectée, doit être considéré comme étant irrecevable et être, par conséquent, écarté.

117    Ainsi, ces comptes rendus, de nature purement interne, ne sauraient être considérés comme remplissant les exigences de l’article 3, paragraphe 3, du règlement no 773/2004 qui s’applique aux entretiens qui tombent dans le champ d’application de l’article 19 du règlement no 1/2003.

118    Ce constat ne saurait être infirmé par les points 65 à 69 de l’arrêt du 26 septembre 2018, Infineon Technologies/Commission (C‑99/17 P, EU:C:2018:773), invoqué par la Commission lors de l’audience.

119    Certes, la Cour a jugé que le principe qui prévaut en droit de l’Union est celui de la libre appréciation des preuves, dont il découle que le seul critère pertinent pour apprécier la valeur probante des preuves régulièrement produites résiderait dans leur crédibilité et que, par conséquent, la valeur probante d’une preuve devrait être évaluée de manière globale, de telle sorte qu’avancer de simples doutes non étayés quant à l’authenticité d’une preuve ne suffit pas pour compromettre sa crédibilité (arrêt du 26 septembre 2018, Infineon Technologies/Commission, C‑99/17 P, EU:C:2018:773, points 65 à 69).

120    Cependant, dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, la preuve dont l’authenticité était remise en cause était un courriel interne à une entreprise et non l’enregistrement d’une déclaration recueillie par la Commission entachée d’une violation de l’article 19 du règlement no 1/2003, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 3, du règlement no 773/2004.

121    Ainsi, le principe de la libre appréciation des preuves ne peut être invoqué pour échapper aux règles de formes applicables à l’enregistrement des déclarations recueillies par la Commission au titre de l’article 19 du règlement no 1/2003. À cet égard, il convient de relever que le constat d’une irrégularité dans la collecte d’indices, au regard de l’article 19 du règlement no 1/2003, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 3, du règlement no 773/2004, réside dans l’impossibilité pour la Commission d’utiliser ces indices dans la suite de la procédure (voir, par analogie, arrêt du 18 juin 2015, Deutsche Bahn e.a./Commission, C‑583/13 P, EU:C:2015:404, point 45 ainsi que jurisprudence citée).

122    En l’espèce, dès lors que, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 208 de ses conclusions dans l’affaire Les Mousquetaires et ITM Entreprises/Commission (C‑682/20 P, EU:C:2022:578), les informations issues des entretiens avec les fournisseurs constituaient l’essentiel des indices sur lesquels reposent la décision litigieuse et qu’elle est entachée d’une irrégularité formelle au motif du non-respect de l’obligation d’enregistrement prévue à l’article 3 du règlement no 773/2004, il y a lieu de conclure que la Commission ne détenait pas, à la date d’adoption de la décision litigieuse, d’indices suffisamment sérieux qu’elle était en droit d’utiliser et qui justifiaient les présomptions énoncées à l’article 1er, sous a), de cette décision. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu d’annuler ladite décision dans son intégralité.

 Sur les dépens

123    Aux termes de l’article 184, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, lorsque le pourvoi est fondé et que la Cour juge elle-même définitivement le litige, elle statue sur les dépens.

124    L’article 138, paragraphe 1, de ce règlement, applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 184, paragraphe 1, dudit règlement, dispose que toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Les requérantes ayant conclu à la condamnation de la Commission aux dépens et celle-ci ayant succombé, il y a lieu de la condamner à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par les requérantes dans le cadre du présent pourvoi. Par ailleurs, la décision litigieuse étant annulée, la Commission est condamnée à supporter l’entièreté des dépens exposés par les requérantes dans le cadre de la procédure de première instance.

125    En vertu de l’article 184, paragraphe 4, du règlement de procédure de la Cour, lorsqu’elle n’a pas, elle-même formé le pourvoi, une partie intervenante en première instance ne peut être condamnée aux dépens dans la procédure de pourvoi que si elle a participé à la phase écrite ou orale de la procédure devant la Cour. Lorsqu’une telle partie participe à la procédure, la Cour peut décider qu’elle supporte ses propres dépens. Le Conseil, partie intervenante en première instance, ayant participé à la phase écrite et à la phase orale de la procédure devant la Cour, il y a lieu de décider qu’il supportera ses propres dépens afférents tant à la procédure de pourvoi qu’à la procédure de première instance.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) déclare et arrête :

1)      Le point 2 du dispositif de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 5 octobre 2020, Casino, Guichard-Perrachon et AMC/Commission (T249/17, EU:T:2020:458) est annulé.

2)      Le point 3 du dispositif de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 5 octobre 2020, Casino, Guichard-Perrachon et AMC/Commission (T249/17, EU:T:2020:458) , est annulé en tant qu’il a statué sur les dépens.

3)      La décision C(2017) 1054 final de la Commission, du 9 février 2017, ordonnant à Casino ainsi qu’à toutes les sociétés directement ou indirectement contrôlées par elle de se soumettre à une inspection conformément à l’article 20, paragraphes 1 et 4, du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil (AT.40466 – Tute 1), est annulée.

4)      La Commission européenne est condamnée à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par Casino, GuichardPerrachon SA et par Achats Marchandises Casino SAS (AMC), afférents tant à la procédure de première instance qu’à la procédure de pourvoi.

5)      Le Conseil de l’Union européenne supporte ses propres dépens afférents tant à la procédure de première instance qu’à la procédure de pourvoi.

Arabadjiev

Bay Larsen

Xuereb

Kumin

 

Ziemele

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 9 mars 2023

Le greffier

 

Le président de chambre

A. Calot Escobar

 

A. Arabadjiev


*      Langue de procédure : le français.

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